L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut/06

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L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 874-891).
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L'ACADEMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FONDATION DE L'INSTITUT

VI.[1]
L’ACADÉMIE DEPUIS L’AVÈNEMENT DE CHARLES X JUSQU’AUX PREMIERS JOURS DU RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE.

Au moment où le comte d’Artois devenu le roi Charles, X succédait à son frère, le nombre des membres de l’Académie des Beaux-Arts élus antérieurement à l’époque de la Restauration se trouvait déjà réduit à treize ; et, parmi ces treize représentans des premiers temps de la compagnie, quatre seulement, — Regnault, Taunay, Houdon et Gossec, — appartenaient à l’Institut depuis 1795. Ainsi, pendant les dix années du règne de Louis XVIII (mai 1814, septembre 1824), vingt-sept académiciens, sans compter un secrétaire perpétuel et dix académiciens libres, avaient été choisis par leurs confrères ou nommés par ordonnance royale. En d’autres termes, au bout d’un quart de siècle, plus de la moitié de l’Académie se trouvait déjà renouvelée, et des artistes, relativement jeunes, occupaient maintenant les places réservées d’abord aux vétérans de l’art. Gros, Guérin, Gérard, le sculpteur Dupaty, Boïeldieu, d’autres encore étaient entrés à l’Académie lorsqu’ils avaient à peine atteint ou dépassé l’âge de quarante ans. Dès le commencement du règne de Charles X, Horace Vernet, David d’Angers, Pradier, se voyaient appelés, encore plus jeunes, à faire partie d’un corps qui venait déjà de s’attacher Ingres (juin 1825) par un acte d’autant plus hardi d’indépendance et de justice que, dans le public, les mérites du nouvel académicien étaient alors moins généralement reconnus.

Jusqu’à cette époque en effet, Ingres, raillé par les uns à la suite des expositions où ses œuvres avaient figuré, traité par les autres avec une indifférence que l’administration des Beaux-Arts semblait elle-même partager, — Ingres n’était guère apprécié à sa valeur que par un petit nombre d’hommes assez clairvoyans pour discerner ce qu’il y avait d’originalité saine dans la prétendue bizarrerie de son talent, de science robuste et de sincérité dans sa manière, qualifiée à tout hasard par les critiques du temps de « chinoise » ou de « gothique. » Le beau tableau, le Vœu de Louis XIII, exposé au Salon de 1624, avait, il est vrai, eu raison jusqu’à un certain point des distractions accoutumées de la foule et même trouvé grâce auprès des détracteurs habituels du peintre de l’Œdipe et de l’Odalisque. Toutefois, malgré ce succès relatif, Ingres n’en demeurait pas moins en dehors du groupe des artistes auxquels l’opinion attribuait une importance principale ; à peine commençait-il à n’être plus relégué dans la classe ides rêveurs ou des impuissans. En appelant à elle un peintre si peu populaire, si résolument contraire au faux classicisme jusqu’alors en honneur, l’Académie des Beaux-Arts prenait donc une initiative qu’allaient bientôt justifier de reste l’Apothéose d’Homère et le Martyre de saint Symphorien, mais qui, dans les circonstances présentes, avait tout l’à-propos d’une leçon donnée à l’esprit de routine et presque le caractère d’un coup d’état.

Par un contraste étrange au premier aspect, et qui pourrait paraître un impardonnable déni de justice si l’insuffisance des informations fournies aux juges ne l’expliquait tout naturellement, un peu avant le jour où l’Académie accueillait Ingres avec cet empressement, elle avait sans hésitation refusé de s’adjoindre un des plus grands, sinon le plus grand parmi les artistes du siècle, un maître aujourd’hui glorieux entre tous. Il s’agissait alors de pourvoir dans la section de musique au remplacement d’un correspondant étranger. La commission chargée, suivant l’usage, de dresser une liste de candidats, avait inscrit les noms de trois compositeurs italiens : Fioravanti, l’auteur de plusieurs spirituels ouvrages, parmi lesquels l’opéra-bouffe, le Cantatrice villane, représenté à Paris avant la fin de l’empire ; un autre compositeur dramatique, Portogallo, enfin un savant contre-pointiste, le père Mattei, de qui Rossini s’honorait d’avoir reçu les leçons. À ces trois noms, un académicien qui avait apparemment voyagé en Allemagne ou plutôt en Autriche, proposa d’ajouter celui de « monsieur Beethoven. » L’Académie agréa la proposition de confiance ; mais, l’heure du scrutin une fois venue, le père Mattei n’en fut pas moins élu presque tout d’une voix. Certes, la préférence accordée à celui-ci a de quoi nous faire sourire, maintenant que les incomparables productions de son compétiteur nous sont devenues familières ; personne pourtant n’aurait le droit de s’en scandaliser. A l’époque où ce semblant d’iniquité était commis, aucun des chefs-d’œuvre du Michel-Ange de la musique n’était connu en France ; il fallait encore que plusieurs années s’écoulassent avant qu’ils nous fussent révélés par la Société des concerts du Conservatoire. Si au lieu d’être exécutées pour la première fois à Paris au mois de mars 1828, c’est-à-dire un an après la mort du maître, les Symphonies de Beethoven eussent, de son vivant, trouvé chez nous la publicité que recevaient à la même époque les opéras de Rossini, nul doute que l’Académie n’eût été unanime pour ouvrir ses rangs à l’homme de génie qui les avait écrites, comme, dans un tout autre ordre d’art, elle s’était hâtée de consacrer par ses suffrages la gloire de l’auteur du Barbier de Séville. On serait donc bien mal venu à s’indigner, à s’étonner même de la froideur que rencontra la candidature de Beethoven à l’heure où elle se produisit. Ce qui, quelques mois plus tard, eût été de la part de l’Académie un aveuglement sans excuse n’était alors qu’une méprise tout involontaire, la simple conséquence de l’impossibilité pour elle d’apprécier des titres qui n’apparaissaient qu’à distance, et, en quelque sorte, hors de portée.

Quant aux membres de l’Académie, qui, au commencement du règne de Charles X, personnifiaient avec le plus d’éclat les progrès de l’art français accomplis dans le cours des années précédentes, ils confirmaient chacun la réputation acquise par l’importance de leurs nouveaux ouvrages et faisaient ainsi justice, comme leurs successeurs continuent de le faire aujourd’hui, de ces plaisanteries traditionnelles sur l’engourdissement fatal où tombe quiconque s’assied dans le fauteuil académique[2]. Gros venait d’achever ses vastes peintures de la Coupole de sainte Geneviève, et Gérard, son portrait en pied de Charles X, revêtu de ses habits royaux ; Cherubini avait écrit pour les solennités du sacre, à Reims, cette célèbre Messe classée, comme sa Messe de Requiem pour l’anniversaire de la mort de Louis XVI, parmi les chefs-d’œuvre de la musique religieuse ; Boïeldieu faisait représenter sa Dame blanche, un chef-d’œuvre aussi dans son genre. Avant de partir pour Rome où il allait succéder à Guérin dans les fonctions de directeur de l’Académie de France, Horace Vernet justifiait sa nomination à ce poste d’honneur par l’exécution de son brillant tableau, la Bataille de Fontenoy, qui devait remplacer, au plafond d’un des salons des Tuileries, la Bataille d’Austerlitz de Gérard. Enfin, depuis les architectes chargés d’approprier les salles du premier étage du Louvre à leur double destination de siège du Conseil d’État et de musée pour les collections d’antiquités récemment acquises par le roi[3], jusqu’aux peintres et aux sculpteurs auxquels on avait confié le soin de compléter la décoration intérieure ou extérieure du palais, d’autres membres de l’Académie des Beaux-Arts travaillaient activement à soutenir, en même temps que leur renommée personnelle, la gloire collective du corps auquel ils appartenaient.

Cependant, en regard de ces représentans officiels d’un art beaucoup moins uniforme déjà dans ses manifestations, beaucoup moins « académique » au sens fâcheux du mot, qu’il ne l’avait été sous l’influence de David, certains artistes, les uns fort près encore de leurs débuts, les autres, avant même d’avoir publiquement fait leurs preuves, commençaient à afficher d’étranges prétentions au rôle de réformateurs ; à prendre tout au moins vis-à-vis de la foule des engagemens assez téméraires, et, vis-à-vis de l’Académie, des attitudes d’opprimés passablement ridicules. Il va sans dire qu’en relevant ici les premiers symptômes du mouvement-qui, sous l’étiquette romantique, allait bientôt éclater avec la turbulence que l’on sait, nous n’avons garde de confondre dans la même réprobation les jactances des révolutionnaires de rencontre et les hardiesses légitimes de quelques talens hautement inspirés. Ceux-ci d’ailleurs n’avaient pas attendu pour se produire que les docteurs de la foi nouvelle eussent publié leurs manifestes et proclamé, comme un droit à conquérir, la liberté de l’art et de l’esprit modernes. Géricault avait exposé son Radeau de la Méduse en 1819, Delacroix son Dante au Salon de 1822 et, au Salon suivant (1824), son Massacre de Scio. C’était donc en réalité après coup que l’on s’avisait de déployer le drapeau de l’indépendance et d’entrer bruyamment en guerre. En tout cas, c’était bien à tort que l’on s’en prenait à l’Académie des résistances que l’on pouvait rencontrer et des étroites doctrines ou s’entêtaient, en dehors d’elle, quelques disciples d’une tradition surannée.

Lequel des membres de la compagnie s’était montré hostile aux tentatives faites, avant la fin du règne de Louis XVIII, pour renouveler les conditions et pour vivifier les procédés de la peinture française ? Plusieurs d’entre eux, au contraire, n’avaient-ils pas ouvertement reconnu l’opportunité de l’entreprise et les mérites de ceux qui s’y dévouaient ? « Un peintre nous est né, » s’était écrié Gérard en face du tableau de Géricault, et Gros, en signalant à ses confrères certaines parties du Massacre de Scio, — notamment la figure nue de jeune fille attachée au cheval qui se cabre, — n’avait pas hésité à qualifier de « Rubens châtié, » l’auteur de ces remarquables morceaux de peinture. Bien plus : ce même Gros, dans ses propres ouvrages, — comme à sa manière, Prud’hon, dans les siens, — n’avait-il pas, longtemps avant les novateurs de l’heure présente, cherché et réussi, au milieu des servilités de l’école de David, à faire la part, et une large part, à la libre expression du sentiment personnel, à réhabiliter dans la pointure la verve de l’exécution, l’animation du coloris, la franchise ou la poésie de l’effet ? Certes, les Pestiférés de Jaffa et la Bataille d’Aboukir, le Champ de bataille d’Eylau et l’esquisse du Combat de Nazareth, n’ont rien de commun avec les toiles où la plupart des peintres d’histoire contemporains se contentaient de grouper, suivant la formule, un certain nombre de statues coloriées. Par un sentiment de naïve vénération pour son maître, Gros pouvait bien, de la meilleure foi du monde, déclarer qu’il n’aspirait à être que « le reflet » de celui-ci et, de son côté, David pouvait, avec une bonne foi égale, mais avec un singulier aveuglement, ne tenir qu’assez peu de compte des aptitudes particulières de son ancien élève et du genre de mérite dont il avait fait preuve[4] : toujours est-il que consciemment ou non, Gros avait donné des exemples d’émancipation dont Géricault et Delacroix s’étaient sans doute autorisés pour agir conformément à leurs propres instincts et dans la mesure de leurs forces.

Les survenans à leur tour trouvaient donc le terrain bien préparé. Il leur suffisait, pour avoir raison des erreurs ou des préjugés qui pouvaient subsister encore, de les combattre par des témoignages positifs de leurs talens personnels, sans recourir aux programmes ambitieux, encore moins au dénigrement systématique des travaux antérieurs. En un mot, tout se réduisait au fond à une question de rénovation par des exemples pratiques. Une levée en masse d’artistes consultans pour ainsi dire, de théoriciens improvisés et de discoureurs par incapacité de produire, ne pouvait aboutir qu’à une agitation stérile. Tel fut en effet le résultat le plus clair du mouvement que les doctrinaires du romantisme s’efforçaient d’opérer dans notre école, il y a environ soixante ans.

Lorsqu’on pèse aujourd’hui de sang-froid les promesses faites alors et les prétendus progrès célébrés par les sectateurs ou les avocats du. romantisme, lorsqu’on rapproche du langage tenu par les journaux du parti les œuvres qui devraient le justifier, il est difficile de ne pas être frappé de l’insuffisance de celles-ci, eu égard : à la, signification esthétique qu’on leur attribuait et à la portée des intentions qu’elles étaient censées traduire. Qui sait même ? sauf Delacroix, qui d’ailleurs déclina toujours soigneusement le rôle de chef d’école qu’on prétendait lui imposer et la responsabilité attachée à ce titre[5], — sauf encore Eugène Devéria, quoique son tableau, la Naissance d’Henri IV, ait du premier coup épuisé sa veine et donné une fois pour toutes la mesure de son talent assez superficiel, — enfin, sauf Ary Scheffer, quelque contraires à sa première manière qu’aient été les efforts tentés par lui dans la seconde moitié de sa vie, — peut-être n’est-il pas un seul des représentans les plus prônés jadis du dogme et de la peinture romantiques dont la grande majorité d’entre nous n’ait aujourd’hui oublié jusqu’au nom.

Quoi qu’il en soit, à mesure que se multipliaient les entreprises de la nouvelle école en face des essais de résistance et des protestations de l’ancienne, les sentimens divers qu’elles provoquaient se manifestaient avec une vivacité croissante. Engagée dans le domaine littéraire avec autant d’ardeur pour le moins que dans le domaine de l’art, la lutte en se généralisant ne tarda pas, — nous avons eu déjà l’occasion de le rappeler ailleurs, — à dégénérer en aventure ; à n’être plus qu’une mêlée confuse, ou plutôt un vain tumulte de paroles : si bien que les qualifications mêmes dont on s’était servi d’abord pour définir deux ordres de doctrines n’avaient déjà plus d’autre objet que d’étiqueter les inclinations, réfléchies ou non, de certains esprits et les affections ou les aversions personnelles de certains hommes.

On sait quelle est la puissance des mots dans notre pays et avec quelle facilité la foule se dispense d’en scruter le sens pour s’accommoder naïvement de ce que les intéressés leur font dire. Dans un autre champ que celui de l’art, les exemples ne manqueraient pas de concessions ou d’abus de cette sorte, et l’on pourrait citer tel terme courant du vocabulaire philosophique ou politique dont l’emploi, à force d’interprétations arbitraires, est devenu aujourd’hui bon à toutes fins. A l’époque où elles étaient le plus usitées, les épithètes de « classique » et de « romantique » avaient, suivant les besoins de chaque cause, une semblable élasticité. Si, pour se donner raison à peu de frais, bon nombre d’adversaires du classicisme faisaient purement et simplement de ce mot le synonyme de l’esprit de routine, combien de classiques, sans y regarder de plus près, ne voulaient voir dans le romantisme que l’extravagance érigée en système, et dans les affiliés à la nouvelle secte que des paresseux ou des fous ! Il arrivait même parfois que les questions se trouvaient plus simplifiées encore et les solutions plus radicales : témoin certaine comédie, le Classique et le Romantique, représentée un peu avant 1830 sur la scène de l’Odéon. Dans cette pièce dont la moralité, si peu convaincante qu’elle lût, avait au moins le mérite de se formuler sans équivoque, le classique, c’était l’honnête homme ; le romantique, c’était le fripon. Et comme ces procédés de justice distributive étaient pratiques avec un égal empressement dans les deux partis, comme de chaque côté on se croyait à peu près tout permis contre l’ennemi dont il s’agissait de se défaire, les spectateurs de la querelle ne savaient trop à qui imputer de préférence les excès qui la signalaient de jour en jour.

Sans avoir peut-être les mêmes incertitudes, l’académie des Beaux-Arts éprouvait les mêmes dégoûts en face des violences auxquelles on ne craignait pas de recourir et des injurieuses attaques qui parfois s’étendaient jusqu’à elle. Naturellement, dans ce conflit d’ambitions effrénées et de tentatives rétrogrades, elle s’était abstenue de toute intervention directe ; de là son impopularité à peu près égale dans les deux camps, sauf cette différence toutefois que les classiques lui reprochaient d’abandonner, en se désintéressant de leur cause, la défense des hautes traditions, tandis que les accusations du parti adverse portaient sur son opposition systématique aux aspirations les plus légitimes de l’esprit moderne, à la moindre velléité d’innovation et de progrès.

À la vérité, le progrès, tel que l’entendaient les artistes et les critiques de la nouvelle école, n’était pas de nature à séduire facilement des hommes convaincus que, en matière d’art, la fantaisie ne saurait dispenser de l’étude et de l’expérience technique, et, que la volonté de remettre en honneur telle époque oubliée de l’histoire ou tel ordre de sentimens particulier n’affranchit nullement du respect de certaines lois immuables. Pour opérer utilement une réforme, il ne suffisait pas à leurs yeux de remplacer tant bien que mal sur la toile les dieux de l’Olympe par des personnages empruntés aux fabliaux ou aux chroniques, les Grecs et les Romains par les seigneurs ou les truands du moyen âge : encore fallait-il que, sous l’imprévu des apparences, se retrouvât ce qui constitue le fond nécessaire de l’art et que, sous prétexte de renouveler le style pittoresque, on n’en arrivât pas à sacrifier délibérément la grammaire. Mais, cela n’est pas moins certain, ces mêmes hommes, d’origines d’ailleurs et de talens si divers, ces membres d’une compagnie qui, en dehors de tout système préconçu, venait d’admettre dans son sein Ingres et Rossini, Horace Vernet et David d’Angers, ne pouvaient, sans démentir les doctrines libérales du corps et leur propre passé, faire cause commune avec les apôtres de l’immobilité à outrance. Aussi les professions de foi opposées par ceux-ci aux défis de leurs adversaires ne trouvaient-elles pas plus d’écho dans l’Académie que les prédications tapageuses <des romantiques. Quatremère de Quincy lui-même, en qui semblait se personnifier l’esprit de dogmatisme et de réglementation esthétique, ne faisait-il pas une juste part aux influences relatives de la théorie et de la pratique, lorsqu’il écrivait à la première page de son livre sur l’Imitation dans les beaux-arts : « Je pense que les beaux ouvrages doivent plutôt donner naissance aux théories que les théories aux beaux ouvrages ? » Le tort des classiques, comme celui des romantiques, dans le combat qu’ils soutenaient les uns contre les autres, était de renverser les deux termes de la proposition et de subordonner l’action des talens à l’autorité préalable des conventions et des préceptes.

Entre les belligérans, au surplus, tout ne se bornait pas, il faut le redire, à ces attaques ou à ces résistances sur le terrain de la spéculation pure. De la guerre aux idées, on en était venu assez vite aux outrages envers les personnes. Même avant les scandales de la première représentation d’Hernani, où les admirateurs par anticipation accueillaient avec des quolibets injurieux l’entrée de ceux qu’ils soupçonnaient d’apporter des dispositions hostiles, les insultes par la voie de la presse aux corps académiques, à l’Académie française en particulier, étaient entrées dans les procédés quotidiens de discussion. Un article de journal dont Sainte-Beuve était l’autour, et qu’on a bien fait de ne pas réimprimer dans ses œuvres, dénonçait à l’indignation publique « cette poignée d’hommes médiocres et usés,.. obéissant à un triste esprit de rancune littéraire ou philosophique, » et tout prêts, lors de la prochaine élection, « à laisser encore une fois le génie sur le seuil, pour s’attacher à quelque candidat bénin et banal qui fait des visites depuis quinze ans. » Ces violences de langage et ces accusations passionnées jusqu’à la calomnie qui rappellent les moyens employés, une quarantaine d’années auparavant, pour battre en brèche les anciennes académies, ces appels à la révolte contre les représentans légitimes de l’aristocratie dans les lettres et dans les arts, — tout cela, sans doute, était excessif et au fond très blâmable ; mais, au moins en ce qui concerne les assauts livrés alors à la grande « citadelle littéraire, » les assiégeans ne trouvaient-ils pas un prétexte, et, à la rigueur, une excuse, dans quelques-uns des procédés de défense dont les assiégés avaient fait choix, — dans certaine démarche, par exemple, tentée au commencement de l’année 1829 et à laquelle plusieurs membres de l’Académie française n’avaient pas craint de s’associer ?

Jusqu’alors les plus ardens champions de la cause classique s’étaient contentés d’opposer à l’invasion des « barbares » leur intrépidité personnelle et de répondre aux entreprises de la nouvelle école, tantôt par des vers satiriques, comme ceux qui sortaient de la plume naïvement irritée de M. Viennet, tantôt par des brochures plus ou moins didactiques, comme celles qu’avaient publiées coup sûr coup M. Jay et quelques autres croyans invétérés à la toute-puissance de la tradition. Un moment vint pourtant où de telles armes parurent insuffisantes aux combattants qui les avaient maniées, puisque, pour mettre fin à la lutte, ils crurent devoir recourir au roi lui-même et le conjurer formellement d’intervenir. Par une pétition au bas de laquelle figuraient les noms de MM. Arnault, Etienne, de Jouy, tous trois membres de l’Académie française, et les noms, — y compris bien entendu celui de M. Viennet, — de quatre autres écrivains appartenant à la même religion littéraire, Charles X était mis en demeure d’user de son autorité souveraine pour « écarter la tempête dramatique dont la scène française se voyait de plus en plus menacée ; » pour « repousser les incursions anglaises ou allemandes au-delà de cette scène, illustrée depuis deux siècles par les chefs-d’œuvre du génie national ; » en d’autres termes, pour en interdire l’accès à quiconque, dans notre pays, ne se montrerait pas observateur fidèle des lois en vigueur ou des usages établis, au temps de Racine comme au temps de Voltaire, et même au temps des plus pâles continuateurs de celui-ci.

En demandant au roi de restaurer par ordonnance le culte de la tragédie traditionnelle et de sévir contre les auteurs dramatiques coupables de manquement à la règle des trois unités, les signataires de cette étrange requête ne se donnaient pas seulement un ridicule ; ils commettaient une assez vilaine action, puisqu’ils en appelaient du droit à l’exercice arbitraire de la force, et, de plus, ils se heurtaient à une impossibilité. Que serait-il anivé, en effet, si leur appel eût été entendu et si, d’un autre côté, l’opinion eût résisté ? Aurait-on envoyé la garde royale contre les spectateurs applaudissant au Théâtre-Français le drame d’Alexandre Dumas, Henri III et sa Cour[6], et quelques mois plus tard, l’Hernani de Victor Hugo ?

Beaucoup mieux inspiré. que ceux qui s’adressaient à lui, Charles X comprit qu’il n’avait pas plus le pouvoir de briser le romantisme d’un coup de son sceptre que le devoir de se déclarer le patron officiel de la doctrine contraire. Aux doléances des pétitionnaires sur les périls que courait la dignité de notre théâtre, comme aux exhortations par lesquelles ils le pressaient de la sauvegarder, il répondit avec autant de bon goût que de bon sens : « Que voulez-vous que j’y fasse, messieurs ? Je n’ai, comme chacun de vous, que ma place au parterre. » Il n’y avait donc plus pour les réclamans et pour ceux qu’ils représentaient qu’à continuer la guerre à leurs propres risques, faute de ces lettres de cachet au moyen desquelles ils avaient rêvé de se débarrasser commodément de l’ennemi.

D’ailleurs, le « vandalisme romantique » ne tendait pas seulement à envahir le théâtre ; ses ravages, — et même c’était par là qu’ils avaient commencé, — ne désolaient pas moins douloureusement, aux yeux des classiques, le champ de la poésie proprement dite. Aussi la nécessité semblait-elle urgente de porter de ce côté des efforts tout spéciaux de résistance, c’est-à-dire des efforts tentés par ceux que, en raison de leurs antécédens, on jugeait, ou qui se jugeaient eux-mêmes, les plus autorisés pour cela. Si les succès passés de Germanicus, de Sylla, et de quelques autres tragédies taillées sur le vieux patron consacré, avaient paru à MM. Arnault et de Jouy les qualifier suffisamment pour le rôle qu’ils s’étaient attribué de vengeurs de la saine littérature dramatique, n’était-il pas tout naturel qu’un autre académicien, poète lyrique du même temps et de la même école, M. Baour-Lormian, se crût de la meilleure foi du monde dans l’obligation de prendre à partie le poète des Odes et Ballades et des Orientales, et de le condamner, lui et les siens, au nom d’Erato et de Calliope, comme d’autres intraitables nourrissons des Muses condamnaient, au nom de Thalie et de Melpomène, les modernes réformateurs de la comédie et du drame ? La satire en vers publiée sous ce titre : le Canon d’alarme, n’était pas, il est vrai, de nature à servir fort utilement la cause chère à l’auteur et à ses amis, ni à jeter beaucoup d’effroi dans le camp des séditieux : toujours est-il que ce petit écrit, si suranné dans le fond et dans les formes qu’il puisse nous paraître aujourd’hui, montre aussi bien que les pamphlets romantiques, à quel degré d’intolérance, on dirait presque de fureur, on était arrivé de part et d’autre, et, — pour parler la langue des coreligionnaires de M. Baour-Lormian, — quelle Némésis littéraire agitait jusqu’aux esprits naguère les plus calmes et, d’habitude, les plus inoffensifs.

Nous sommes loin maintenant de ces controverses enfiévrées et de ces luttes : si loin même, que la plupart d’entre nous en ont à peu près perdu le souvenir ou n’en gardent plus qu’un souvenir désintéressé. Chacun sans doute honore comme il convient les noms et les talens qui ont mérité de survivre à l’époque troublée dont nous venons d’essayer en quelques mots de résumer l’histoire ; mais qui serait tenté aujourd’hui de reprendre à son compte les prétentions ambitieuses, si bien démenties par l’événement, ou les doctrines rétrogrades de cette époque ? Qui songerait à en épouser après coup les querelles ? Depuis que le classicisme, tel qu’on le définissait il y a soixante ans, est devenu pour tout le monde un non-sens, et que, d’un autre côté, les promesses et les spéculations du romantisme ont abouti à la faillite, le mieux est de s’en tenir aux faits accomplis, de laisser là les questions épuisées et les passions mortes, pour apprécier, sans acception de parti, les œuvres mêmes et les mérites qui peuvent s’y rencontrer.

Or, à ne considérer ici que les productions de la peinture et de la sculpture, celles que nous ont léguées les années comprises entre le commencement et la fin du règne de Charles X ne sauraient en général exiger un bien long examen, ni rendre les choix fort difficiles. Si, parmi les ouvrages exécutés à une date un peu antérieure par de jeunes artistes plus ou moins dociles à la tradition classique, plusieurs gardent une très sérieuse valeur, — l’Amour et Psyché de Picot par exemple, le Martyre de sainte Juliette et le Martyre de saint Hippolyte de Heim, certains tableaux ou portraits de Léon Cogniet et de Drolling, certaines statues de Ramey et de Cortot[7], — pourrait-on, en revanche, trouver rien de plus que des témoignages d’engourdissement et d’impuissance dans les travaux où s’obstinent, aux approches de l’année 1830, quelques disciples vieillis de David, débiles imitateurs de sa manière ? Et quant aux œuvres de ces faux prophètes qui, pour régénérer l’art français, croyaient suffisant d’enchérir sur les audaces et, le plus souvent, sur les défauts de Delacroix, n’accusent-elles pas, aux yeux de quiconque les examine impartialement aujourd’hui, des intentions aussi vaines au fond, des infirmités de jugement et d’imagination aussi radicales que celles dont les œuvres des classiques les plus indigens portent l’empreinte ? La différence ne consiste en réalité que dans les formes, ici conventionnelles et mornes jusqu’à l’effacement absolu de la vie, là violentes ou incorrectes jusqu’à l’impertinence.

Il ne sera pas superflu d’ailleurs de faire remarquer que le talent de Delacroix lui-même, si personnel et si vivace qu’il fût, ne semble avoir subi qu’à son propre préjudice l’influence du milieu qui l’environnait alors. Les ouvrages du peintre qui avaient justement attiré sur son nom l’attention publique, — Dante et Virgile, le Massacre de Scio, — appartiennent à une époque antérieure à celle où se forma la secte romantique ; tandis que ses œuvres les plus défectueuses, — la Mort de Sardanapale, Justinien dictant ses Pandectes, Marino Faliero, la suite des compositions lithographiées sur le Faust de Goethe, etc., — ont. été produites entre les années 1825 et 1830, c’est-à-dire dans, la période de temps où le parti révolutionnaire payait le plus ouvertement d’audace pour s’emparer de l’opinion. Les œuvres au contraire qui constituent les meilleurs titres de Delacroix et qui devaient un jour lui ouvrir les portes de l’Académie, — les peintures du Salon du roi, à la chambre des députés, et de la Galerie d’Apollon au Louvre, l’Entrée des croisés a Constantinople, Médée, d’autres encore, moins importantes par les dimensions, mais certainement aussi remarquables, la Noce juive par exemple et le Naufrage de don Juan, — n’ont été conçues et exécutées qu’après l’apaisement des querelles et le licenciement des troupes enrôlées pour les soutenir.

On peut donc sans exagération affirmer que le mouvement romantique, impuissant à rien fonder, a eu cet unique avantage de déblayer le terrain au profit d’artistes capables de l’occuper et de s’y maintenir à égale distance des deux partis qui venaient de s’y livrer bataille. Contrairement à ce qui s’était passé dans le domaine politique vers la fin du siècle dernier, ce furent les montagnards de l’art, pour ainsi dire, qui cédèrent la place et procurèrent le succès à des girondins comme Paul Delaroche et Decamps, ou comme ces jeunes paysagistes dont le talent sincère, affranchi une fois pour toutes du joug de la vieille école et des conventions, a revivifié un genre de peinture qui devait, de nos jours encore, fournir à l’art français une part de ses meilleurs titres.

Quant aux attaques dirigées contre l’Académie des Beaux-Arts au nom de ses prétendues victimes, quant à ces accusations de despotisme à l’égard des talens incompris, des génies indépendans. dont elle prenait à tâche, disait-on, d’entraver l’essor, — tout cela ne réussit guère à compromettre auprès du public la bonne renommée de la compagnie. Ce ne fut qu’un peu plus tard, à l’occasion des Salons successivement ouverts après 1830, que l’opinion ; s’émut ou parut s’émouvoir de certaines exclusions, parfois regrettables en effet, prononcées par l’Académie constituée alors en jury. Jusqu’à cette époque, personne, excepté les meneurs ou les complices de la sédition, ne fit mine de suspecter l’impartialité d’un corps dont un passé déjà long avait d’ailleurs hautement révélé les coutumes et justifié de plus en plus les privilèges. Enfin, — on ne saurait trop le répéter, — les choix faits par l’Académie avant ou pendant les luîtes engagées au dehors entre les partis n’étaient-ils pas la meilleure réponse à ceux qui lui reprochaient ses doctrines et ses pratiques intolérantes ? S’il fallait aux noms que nous avons cités plus haut en ajouter d’autres d’une signification aussi peu équivoque, nous nous contenterions de rappeler que, en même temps qu’elle donnait pour successeur à Rondelet un architecte de la vieille école, Jacques Molinos[8], l’Académie remplaçait dans la section de composition musicale Gossec par Auber, c’est-à-dire par un artiste fort loin assurément de se montrer hostile à l’esprit d’innovation et aux franchises de l’imagination personnelle.

Gossec, né en 1733, était âgé de quatre-vingt-seize ans lorsqu’il mourut en 1829. Il avait donc eu cette singulière fortune d’assister dans sa jeunesse à la renaissance de la musique en France sous l’influence de Rameau, peut-être d’approcher le maître lui-même, et, dans les dernières années de sa vie, d’être témoin des succès de Rossini, devenu à l’Académie son confrère. Membre de l’Institut dès la fondation de ce grand corps, Gossec était depuis longtemps le doyen de la section de composition musicale, et, depuis la mort de Houdon (15 juillet 1828), le doyen de l’Académie tout entière. C’était maintenant au peintre Regnault que revenait ce titre, mais pour quelques mois seulement, puisque avant la fin de cette même année 1829, Regnault succombait à son tour, bientôt suivi dans la tombe par Taunay, le dernier survivant jusqu’alors des membres nommés en 1795.

Le titre que Regnault avait dû, à sa longévité académique n’était pas au reste le seul qui le distinguât de ses confrères. Avant de parvenir au décanat, il avait été créé baron par le roi Charles X, continuateur en cela d’une tradition fondée au temps de son prédécesseur. Jusqu’au règne de Louis XVIII, en effet, — sauf Vien, nommé comte de l’empire à l’âge de quatre-vingt-douze ans, et encore parce qu’on entendait sans doute honorer en lui le sénateur plutôt que le peintre ; sauf, à la rigueur, Denon, créé baron à l’époque où il était appelé aux fonctions de directeur des musées impériaux, — aucun artiste, même parmi les plus célèbres, même parmi les membres les plus éminens de l’Académie des Beaux-Arts, n’était devenu l’objet d’une décision analogue à celles qui avaient anobli des savans comme Monge, Berthollet, Lagrange et Laplace, par exemple[9].

Napoléon avait bien consenti à faire de quelques peintres ou sculpteurs des chevaliers de la Légion d’honneur, et, par une exception unique d’ailleurs dans tout le cours de son règne, à élever successivement David aux grades d’officier et de commandeur du même ordre[10] ; mais, à tort ou à raison, il n’avait pas voulu que les récompenses décernées par lui aux artistes pussent jamais dépasser la mesure de ces distinctions toutes viagères, et qu’un titre transmissible consacrât dans l’avenir le souvenir de leurs talens, comme le titre qu’il conférait à d’autres devait perpétuer la mémoire de grands services militaires ou même de services rendus dans l’ordre purement administratif. N’y avait-il pas là en réalité une inconséquence, une sorte de démenti pratique à la pensée qu’avait eue Napoléon lui-même en instituant la Légion d’honneur, et en créant un peu plus tard, à côté de l’ancienne noblesse, cette noblesse impériale dans les rangs de laquelle les représentans de tous les genres de mérite devaient également entrer ?

Quoi qu’il en soit, le gouvernement de la restauration n’avait pas jugé à propos de maintenir, à l’égard des membres de l’Académie des Beaux-Arts, ce principe d’inaptitude légale à recueillir pour leur propre compte ce qu’il avait paru juste d’attribuer à d’autres membres de l’Institut. Dès l’année 1819, Louis XVIII accordait à Gérard, outre le brevet de « premier peintre du roi » qu’il lui avait antérieurement donné, le titre de baron. Cinq ans plus tard, Gros recevait le même titre (1824)[11], et, dans le cours des cinq années suivantes, Charles X le conférait successivement à cinq autres académiciens, dont deux peintres, — Guérin et Regnault ; deux sculpteurs, Lemot et Bosio ; un graveur en taille-douce, Boucher-Desnoyers. D’où vient, toutefois, qu’aucun architecte, aucun compositeur de musique n’ait été, à cette époque, traité avec la même faveur ? que Percier, par exemple, que Cherubini ou Boïeldieu se soient vus exceptés d’une mesure destinée apparemment à récompenser les plus dignes ? Cela semble d’autant moins explicable que le crédit de ces trois maîtres était plus grand auprès du public et que les fonctions remplies par deux d’entre eux avaient presque le caractère de charges de cour[12]. Peu importe, au surplus. Peut-être auraient-ils eu leur tour, si la révolution de 1830 n’était venue abolir, en matière d’anoblissement comme sur bien d’autres points, les traditions de l’ancienne royauté. En tout cas, à défaut d’un titre nobiliaire, propre surtout à faire honneur à l’équité du gouvernement qui l’eût conféré, les trois maîtres dont il s’agit ont amplement laissé de quoi recommander leur mémoire, et parce qu’elle n’aura pas été, comme d’autres, officiellement sanctionnée par une ordonnance royale, leur renommée n’en sera pour cela ni moins solide, ni moins durable.

Il n’y a donc pas lieu, à ce qu’il semble, de regretter beaucoup que l’usage d’anoblir quelques-uns des membres de l’Académie des Beaux-Arts ne se soit pas maintenu après la fin du règne de Charles X ; mais on serait mieux fondé à tenir pour fâcheux l’abandon d’un autre mode d’encouragement pour les artistes que le gouvernement de la restauration avait adopté. Nous voulons parler de la suppression de l’ordre de Saint-Michel, qui présentait cet avantage sur l’ordre de la Légion d’honneur de ne comporter qu’un nombre fixe de dignitaires, et par là de rendre les actes de pure faveur au moins difficiles, le régime de la prodigalité des récompenses, tel qu’on le verrait installé plus tard, absolument impossible. A l’origine, il est vrai, les conditions avaient été tout autres. Non-seulement, dans la pensée de Louis XI, qui l’avait institué en 1469, l’ordre de Saint-Michel devait rester un ordre militaire, mais le nombre de ceux à qui le roi se réservait le droit de le conférer ne pouvait excéder trente-six. Les choses changèrent complètement sous les règnes suivans. Le nombre des chevaliers de Saint-Michel étant devenu illimité, l’ordre, à force d’avoir été prodigué, finit par tomber dans un tel discrédit que Louis XIV, préoccupé des moyens de le relever, jugea nécessaire de restreindre pour l’avenir à cent le chiffre des nominations ; avec la faculté, toutefois, pour le roi de choisir les éligibles non plus exclusivement, comme l’avait voulu Louis XI, dans les rangs de l’armée, mais parmi les magistrats, les gens de cour ou les fonctionnaires de l’État, quels qu’ils fussent.

Aboli en 1789, l’ordre de Saint-Michel fut rétabli d’abord dans les mêmes conditions en 1815, puis, par une ordonnance royale en date du 16 novembre 1816, réformé sans modification, il est vrai, quant au nombre des membres, mais avec cette destination1 expresse de récompenser « les hommes qui se seraient particulièrement distingués dans les lettres, les sciences et les arts. » Pour ne citer que des artistes appartenant à l’Institut parmi ceux dont les noms figuraient sur les premières listes de promotion, Gérard, Regnault, Gros, Guérin, Bosio, Cherubini, Lesueur avaient été, sous le règne de Louis XVIII, créés chevaliers de Saint-Michel, en même temps que plusieurs de leurs confrères de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Inscriptions[13]. Charles X, à son tour, en accordant, dès le commencement de son règne, cette haute distinction au sculpteur Cartellier, au peintre Carle Vernet[14], et un peu plus tard à l’architecte Fontaine, Charles X tenait à honneur de respecter, dans sa lettre comme dans son esprit, une institution d’autant plus profitable à la dignité de l’art et des artistes que, en raison même du chiffre fixé pour les nominations, elle était plus sûrement détendue contre l’invasion des talens médiocres.

Lorsque la révolution de Juillet eut brisé le trône de Charles X et, du même coup, détruit jusqu’aux institutions les plus inoffensives ou, comme celle dont nous venons de parler, les plus foncièrement libérales de l’ancienne monarchie, on pouvait craindre que les Académies elles-mêmes ne fussent au moins ébranlées par des attaques directes, conséquence toute naturelle, en apparence, des assauts livrés, et livrés victorieusement, ailleurs. Il n’y eut cependant rien de bien dangereux, ni même de bien sérieux, dans les sentimens d’hostilité témoignés alors et dans les entreprises tentées contre elles. En ce qui concerne l’Académie des Beaux-Arts, tout à peu près se borna à des articles de journaux où l’on ne faisait guère que reprendre, en les paraphrasant, les prétendus griefs formulés, quelques années auparavant, par les romantiques ; à des caricatures d’un caractère assez peu blessant au fond et d’un comique déjà passablement usé, sur la caducité intellectuelle et physique des membres de la compagnie ; enfin, dans les ateliers, à quelques criailleries sans beaucoup d’écho au dehors, en tout cas sans influence sur le nouveau gouvernement. Celui-ci, d’ailleurs, en raison de son origine même, avait, — on le comprend de reste, — trop de difficultés politiques à vaincre, trop de périls extérieurs ou intérieurs à conjurer pour être en mesure, dès les premiers jours, d’écouter fort attentivement les plaintes de quelques mécontens réclamant des réformes dans l’organisation actuelle et dans le mode d’enseignement des beaux-arts, ou les argumens que les hommes d’un avis contraire auraient voulu faire valoir à leur tour. Aussi laissa-t-il de ce côté les choses suivre leur cours accoutumé. On avait bien pu, pour donner d’abord une certaine satisfaction aux aspirations, sinon aux exigences de l’esprit démocratique, supprimer, outre l’ordre de Saint-Michel, quelques fonctions officielles dont le gouvernement précédent avait revêtu des artistes, — celles, par exemple, de premier peintre, de premier sculpteur et de premier graveur du roi[15]. On avait bien pu, pour la forme, réunir quelques commissions chargées d’examiner de plus ou moins près des questions de détail ; mais aucune question de fond n’avait été mise à l’ordre du jour, aucun projet relatif aux attributions de l’Académie des Beaux-Arts, à l’organisation de l’Académie de France à Rome ou à celle de l’École des Beaux-Arts à Paris, n’avait été discuté, ni même produit. En un mot, on n’avait rien abordé encore de ce qui pouvait, dans la théorie ou dans la pratique, sauvegarder ou compromettre les intérêts essentiels de l’art, français ; on s’était contenté d’en soutenir tant bien que mal la vie présente, en ajournant à des temps plus calmes Tétrade des moyens propres à en assurer le renouvellement ou les progrès.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet, du 15 août, du 1er et du 15 septembre 1889.
  2. L’usage a consacré ce mot ; mais, soit dit en passant, sans qu’il se trouve justifié en fait. Les prétendus fauteuils réservés aux membres des diverses classes de l’Institut sont, en réalité, de simples chaises, renouvelées de celles dont s’étaient contentés à l’origine les membres de l’Académie fondée par Richelieu. Vers la fin du règne de Louis XIV, il est vrai, en 1713, l’Académie française, qui tenait alors ses séances au Louvre, reçut du roi le don de « quarante fauteuils, » soit, tout uniment, comme l’écrivait un contemporain, pour « les plus grands aises » de la compagnie, soit, comme le rapporte d’Alembert, pour consacrer matériellement l’égalité entre les académiciens et condamner ainsi les prétentions de certains prélats qui s’étaient crus en droit de réclamer des sièges où ils pussent trôner à part et au-dessus de leurs confrères. Toujours est-il que, de nos jours, les « fauteuils du palais Mazarin » ne sont plus qu’une forme de langage, un pur symbole de la dignité académique.
  3. Installé en 1827 au Louvre, qu’il devait quitter peu après la révolution de juillet, le Conseil d’État occupait, dans l’aile dont le pavillon de l’Horloge forme le centre, la partie comprise entre ce pavillon et. l’aile en retour, parallèle à la rue de Rivoli : plus, la moitié de cette seconde aile jusqu’à la salle consacrée, depuis le second empire, à l’exposition des pastels. En d’autres termes, les locaux attribués au Conseil d’État étaient ceux-là mêmes où sont réunis aujourd’hui les dessins des maîtres de toutes les écoles. Quant aux salles composant l’ensemble de ce qui s’appelait à l’origine le « Musée Charles X, » c’est-à-dire celles qui se succèdent, dans l’aile du midi, depuis le salon dit « des sept cheminées » jusqu’au palier du grand escalier à l’angle de la colonnade, elles ont changé de nom, sans pour cela changer de destination.
  4. Gros avait, depuis plusieurs années déjà, produit tous les ouvrages qui honorent le plus son nom lorsque, dans une lettre qu’il lui écrivait en 1820 de Bruxelles, David lui reprochait « de n’avoir pas fait encore ce qu’on appelle un tableau d’histoire » et de s’en être tenu « à des sujets futiles, à des tableaux de circonstance… Vous convient-il d’attendre toujours ? ajoutait-il. Vite, vite, mon bon ami, feuilletez votre Plutarque… et produisez du grand pour vous mettre à votre juste place. » Malheureusement, pour le peintre des Pestiférés de Jaffa et d’autres scènes « futiles » de cette espèce, les exhortations de David n’eurent d’autre résultat que d’énerver, en le détournant de sa voie, le beau talent qu’elles prétendaient stimuler. Loin d’ajouter à la gloire de Gros, les tableaux peints par lui sur des thèmes empruntés à l’antiquité courraient le risque aujourd’hui de la. compromettre, s’il était possible, en face de ces ouvrages plus ou moins faibles, d’oublier les chefs-d’œuvre sortis antérieurement de la même main.
  5. Entre autres témoignages du dédain intime qu’inspiraient à Delacroix les entreprises de ses soi-disant sectateurs, il suffira de citer ces lignes écrites par lui sur un cahier de notes : « Les romantiques modernes sont restés fanfarons avec la prétention de revenir à plus de naturel. En littérature, ils sont descendus jusqu’à la trivialité, et ils n’ont pas cessé d’être ampoulés. » Voyez Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres (par son ami M. Piron) ; Paris, 1865, p. 411.
  6. Henri III fut représenté, pour la première fois, le 13 février 1829, quelques jours après celui où les signataires de la pétition avaient été reçus aux Tuileries.
  7. Ces ouvrages avaient successivement paru aux Salons de 1819, de 1822 et de 1824.
  8. Molinos avait, en collaboration avec Legrand, construit la remarquable coupole, renouvelée des exemples de Philibert Delorme, qui s’élevait au-dessus des murs de la Halle au Blé.
  9. Monge avait reçu, en 1804, le titre de comte de Peluse. Berthollet, Lagrange. Laplace, Bougainville, Chaptal, plusieurs autres membres encore de la première classe de l’institut, avaient été créés « comtes de l’empire » en 1808 et en 1809.
  10. Quelques biographes de David ont prétendu que l’empereur lui avait conféré, pendant les Cent-Jours, le titre de baron et que cette nomination fut annulée par le gouvernement de la Restauration. M. Jules David, petit-fils du peintre, et, par conséquent, mieux placé que personne pour être renseigné à ce sujet, déclare que « rien dans ses recherches n’est venu confirmer cette double assertion. » (Voyez le Peintre Louis David, p. 516.)
  11. A l’occasion des peintures récemment achevées de la coupole de Sainte-Geneviève. Quatremère de Quincy rapporte le fait en ces termes dans sa Notice sur Gros, lue à l’Académie en 1836 : « Le roi (Charles X) voulut voir de près le travail et il consentit à monter à une hauteur de près de trois cents pieds. Après s’être fait expliquer par l’artiste l’ensemble de l’ouvrage et avoir parcouru les détails de la composition : « Monsieur le baron, lui dit-il en le quittant, recevez mes félicitations et mes remercîmens. » Et Quatremère de Quincy ajoute : « Peu de titres de noblesse ont été en ce genre acquis par plus de mérite et conférés avec plus de grâce. »
  12. Chérubini, qui, d’ailleurs, était depuis 1821 directeur du Conservatoire, avait été, dès l’année 1816, nommé surintendant de la musique du roi. Quant à Percier, il avait, comme son collaborateur Fontaine, conservé sous le gouvernement de la restauration ses anciennes fonctions d’architecte du palais du Louvre et du palais des Tuileries.
  13. Aux termes des statuts primitifs, les insignes de l’ordre de Saint-Michel consistaient, comme ceux de l’ordre du Saint-Esprit, dans un collier porté par-dessus l’habit à la cour ou aux cérémonies publiques. Sous le gouvernement de la restauration, et même avant la révolution, on avait substitué à ce collier un grand cordon noir, passé en sautoir sur le gilet, et que les chevaliers ne devaient jamais quitter. La plupart d’entre eux pourtant s’affranchissaient de cette obligation en remplaçant, dans l’habitude de la vie, ce grand cordon par un simple ruban noir attaché à la boutonnière ; mais d’autres se montraient plus scrupuleux, et l’on pourrait citer un peintre célèbre qui avait poussé la conscience jusqu’à se faire fabriquer un cordon en métal, pour ne pas se séparer de ses insignes réglementaires, même quand il prendrait un bain.
  14. Dans cette séance royale de la distribution des récompenses, à la suite du Salon de 1824, dont le charmant tableau de Heim, aujourd’hui au musée du Louvre, a si bien consacré le souvenir.
  15. Encore la suppression de ces charges de cour s’opéra-t-elle d’elle-même en quelque sorte, je veux dire par l’abandon spontané des titulaires. C’est ce que prouve, au moins quant à Gérard, la lettre suivante adressée par lui, presque au lendemain de la révolution de 1830, à l’un des administrateurs provisoires de la maison du roi : « Je n’ai pas cru, écrivait-il avec autant de dignité dans les sentimens que de modération dans les termes, devoir signer l’état d’émargement de l’administration du Muséum, qui m’a été présenté aujourd’hui. Le titre de premier peintre du roi, dont Louis XVIII avait bien voulu m’honorer et le traitement qu’il y avait attaché ne me semblent guère en harmonie avec le nouvel ordre de choses. Je n’ai aucune idée du parti qui sera pris à cet égard ; mais j’éprouverais un certain embarras à toucher les honoraires d’une place qui, n’ayant nulle sorte d’attributions, est, plus que toute autre, passible des réformes qui peuvent être projetées. »