L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut/09

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L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 772-795).
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L'ACADEMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FONDATION DE L'INSTITUT

IX.[1]
L’ACADÉMIE DEPUIS LES COMMENCEMENS DE LA TROISIÈME REPUBLIQUE.

Lorsque, après les désastres de la guerre entreprise au mois de juillet 1870, le gouvernement impérial eut été renversé et la république proclamée au commencement de septembre, Paris, menacé d’un siège, se préparait à le subir avec une résignation courageuse qui ne devait pas, d’ailleurs, se démentir pendant toute la durée de l’épreuve. L’Institut de France, pour sa part, loin de songer alors à interrompre ou à ralentir ses travaux, tint à honneur, dès les premiers jours, de les associer aux efforts tentés pour la défense de la cause nationale, prouvant ainsi une fois de plus que le dévoûment à la science ou à l’art peut être, et est en effet, une des formes du patriotisme.

Le 18 septembre 1870, c’est-à-dire quelques heures après celle où nos murs venaient d’être complètement investis, les cinq Académies dont l’Institut se compose se réunissaient en assemblée générale pour s’occuper, au milieu de toutes les douleurs de la patrie, des intérêts qu’elles ont la mission spéciale de surveiller ou de soutenir. Au lendemain du bombardement de Strasbourg, et à la veille peut-être du bombardement de Paris, c’était certes un spectacle ayant sa grandeur que celui de cette assemblée dont les membres, envisageant d’avance les événemens, ne consentaient à y compromettre que leurs personnes. Représentans de tous les travaux de la paix, ils acceptaient, en face de la guerre, l’éventualité des périls pour eux-mêmes, mais ils repoussaient avec l’ardeur d’un patriotisme indigné les menaces dirigées contre les monumens de l’art français, de nos conquêtes scientifiques, de notre histoire. Que dis-je ? En s’efforçant de préserver ces richesses nationales, ils entendaient aussi défendre la propriété de tous les peuples, et, — pour emprunter les termes mêmes de la protestation votée ce jour-là par les cent trente et un membres présens, — mettre sous la sauvegarde du droit des gens « les chefs-d’œuvre de tout genre, produits de tous les temps et de toutes les contrées que Paris renferme dans ses musées, ses bibliothèques, ses palais, ses églises. » Et les signataires de la protestation ajoutaient : « Nous répugnons à imputer aux armées de l’Allemagne… la pensée de soumettre les monumens dont la capitale de la France est remplie aux chances d’un bombardement destructeur. Si néanmoins cette pensée a été conçue, si elle doit se réaliser, nous, membres de l’Institut de France, au nom des lettres, des sciences et des arts,.. nous la signalons à la justice de l’histoire, nous la livrons par avance à la réprobation vengeresse de la postérité. »

La présidence de l’Institut appartenait, pour l’année 1870, au président de l’Académie des Beaux-Arts. C’était donc le nom de celui-ci qui figurait le premier au bas de la pièce dont nous venons de parler et dont la rédaction, décidée en principe sur la proposition de deux membres de l’Académie française, M. Dufaure et M. Legouvé, avait été confiée, séance tenante, à un membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, M. Ravaisson. D’ailleurs, sous l’empire d’un pressentiment qu’autorisait trop bien le souvenir de ce qui venait de se passer en Alsace, et que, à Paris même, l’événement allait bientôt justifier, l’Institut ne se contentait pas de tenir ce langage et d’accuser ainsi les projets probables des ennemis qui nous entouraient. Deux commissions, choisies dans son sein et composées en grande partie de membres de l’Académie des Beaux-Arts, étaient chargées de contrôler les mesures prises par les conservateurs des musées et des bibliothèques pour préserver du danger, pour lui disputer, tout au moins, les collections inappréciables contenues dans ces grands établissemens. Rien ne fut omis de ce qui pouvait, en cas de malheur, présenter quelque chance de sauvetage ; aucune précaution ne fut négligée pour garantir, autant que possible, l’intérieur de chaque corps de bâtiment ; mais au prix de quelles concessions pénibles, de quels sacrifices à la nécessité ! Ceux que leur devoir appelait alors dans ces lieux consacrés à l’étude et que l’étude avait désertés, dans ces salles de nos bibliothèques où tant de trésors de l’intelligence demeuraient entassés à côté des appareils ou des approvisionnemens contre l’incendie, ceux-là savent ce qu’un tel désordre avait de tristement éloquent, et ce qu’étaient, dans leurs caractères matériels, ces vacances auxquelles l’attente du péril condamnait hommes et choses. Si, en quittant ces salles sans vie et sans lumière, aux fenêtres blindées, aux murs dégarnis ; si au sortir de ces établissemens scientifiques, réduits chacun à n’être plus qu’un champ préparé pour le combat ou un sépulcre, on pénétrait dans les galeries de nos musées, le spectacle n’était pas moins funèbre, ni le sentiment de douleur qu’on éprouvait moins poignant. Même inertie, même silence de mort, même contraste entre la destination ordinaire des lieux et les mesures prises en vue des scènes terribles dont ils pouvaient, d’un instant à l’autre, devenir le théâtre. Là, toutefois, la lumière tombant des voûtes vitrées se répandait encore, mais une lumière plus lugubre peut-être, plus navrante encore que la nuit, parce que ses rayons inutiles n’éclairaient plus que des parois nues, des espaces vides. Les chefs-d’œuvre appartenant à tous les siècles et à toutes les écoles avaient disparu de ces galeries du Louvre, de ce grand salon qu’ils illustraient depuis si longtemps. Partout l’aspect de la désolation ; partout, jusque dans la splendeur permanente des décorations architectoniques, jusque dans le luxe de ces entablemens et de ces voussures destinés naguère à surmonter les merveilles de l’art, et qui, ne couronnant plus maintenant que le néant, semblaient par le contraste ajouter un surcroît de misère à l’aspect de ces murs dépouillés.

Et pourtant, quelles que fussent les douleurs et les anxiétés de cette époque, tous les maux ne devaient pas se borner à ceux que l’on prévoyait alors. Lorsque les délégués de l’Institut, de concert avec le ministre de l’instruction publique, M. Jules Simon, et avec les fonctionnaires des divers établissemens, travaillaient à mettre nos plus précieuses richesses à l’abri des obus incendiaires de l’ennemi, pouvaient-ils deviner qu’après avoir échappé à ce péril elles courraient bientôt d’autres risques plus effroyables encore, que nombre d’entre elles même deviendraient la proie d’autres feux, cette fois allumés sur place, et par des mains qui ne seraient plus celles de l’étranger ? On ne sait que trop par quels actes d’atroce démence les derniers jours du mois de mai 1871 furent signalés à Paris. Tandis que, à la prison de la Roquette et ailleurs, des bandes de forcenés sacrifiaient des victimes humaines à leurs haines aveugles, d’autres entreprenaient de lancer la mort jusque sur les choses. Ils remplaçaient le fusil par la torche, l’arme qui tue en face par la mine sournoise et le pétrole, et, le moment venu, ils livraient à la destruction qu’ils avaient préparée les monumens coupables à leurs yeux de perpétuer les souvenirs de notre histoire, de consacrer l’art de nos pères ou les mérites des artistes contemporains. Parmi ceux-ci, combien démembres de l’Académie des Beaux-Arts dont les œuvres les plus importantes disparurent dans cette tempête de feu déchaînée d’un bout à l’autre de la ville ! M. Le Sueur et M. Baltard qui avaient, le premier construit l’ensemble, le second complété plusieurs parties de l’Hôtel de Ville, — M. Lehmann, M. Léon Cogniet, M. Cabanel, qui en avaient orné de peintures les galeries ou les salles, à côté de celles où se trouvaient les plafonds d’Ingres et de Delacroix, — M. Duc, l’architecte du nouveau Palais de Justice, presque entièrement détruit à l’intérieur, — M. Lefuel, qui voyait se réduire en cendres, avec les trésors renfermés dans la bibliothèque du Louvre, les murs de cette bibliothèque élevés et décorés par lui, comme ceux des magnifiques appartemens que les flammes dévoraient à la même heure aux Tuileries ; — d’autres académiciens encore, peintres, sculpteurs ou architectes, expiaient, par la suppression absolue de leurs travaux, leurs offenses à cet évangile du néant dont on prétendait installer le règne.

Cependant, à l’embrasement des édifices publics sur les deux rives de la Seine s’ajoutait l’incendie des propriétés particulières, et, de ce côté encore, la rage de la destruction condamnait l’art et les artistes à plus d’un deuil cruel. Une maison surtout, située rue de Lille, presque en face du palais de la Cour des comptes et incendiée en même temps que ce palais, laissait, en disparaissant, des regrets d’autant plus amers à ceux qui en avaient autrefois franchi le seuil, qu’il s’y mêlait le sentiment d’un véritable malheur public : maison chère à l’Académie des Beaux-Arts, dont elle semblait être la succursale, tant les membres de la compagnie s’y rencontraient habituellement, maison bien connue aussi des jeunes artistes, qui trouvaient sous ce toit deux fois généreux, à côté des plus hautes leçons du passé, les conseils et l’appui les plus profitables, la plus efficace protection dans le présent.

C’était là, comme jadis dans la demeure où s’étaient succédé les deux Mariette, que le fils d’un artiste érudit, érudit et artiste lui-même, M. Gatteaux, membre de l’Académie depuis 1845, s’appliquait incessamment à maintenir l’ordre ou à introduire de nouvelles richesses dans la vaste collection d’objets d’art que son père lui avait transmise ; c’était là que le plus ancien et le plus fidèle ami d’Ingres avait recueilli d’année en année, pour les conserver à la France, ces belles études, ces dessins admirables dans lesquels le peintre d’Homère et de Saint Symphorien traduisait les émotions de sa pensée en face de la nature avec la puissante sincérité d’un maître, et d’un maître en pareil cas à la hauteur des plus grands ; que, en regard de précieux tableaux italiens ou flamands du XVe siècle, figuraient des tableaux peints par Sébastien del Piombo, par Andréa del Sarto, par Poussin, et la seule sculpture connue de la main de ce noble artiste ; que de beaux bronzes antiques et des émaux de la Renaissance, de nombreux dessins dus aux principaux peintres ou sculpteurs des diverses écoles, des recueils d’estampes dont plusieurs auraient pu soutenir la comparaison même avec ceux de la Bibliothèque nationale, — qu’en un mot tous les genres d’enseignement se présentaient sous toutes les formes.

Que reste-t-il aujourd’hui de tant de richesses auxquelles la libéralité du possesseur avait d’avance assigné leurs places dans les galeries de nos bibliothèques publiques et de nos musées ? De ces mille monumens de l’art que le Louvre, l’École des Beaux-Arts, la Bibliothèque nationale, devaient tenir un jour d’une main si irrévocablement décidée au bienfait qu’elle avait apposé déjà sur chaque objet le timbre de l’établissement auquel il était destiné, le peu qui subsiste ne sert guère qu’à nous rappeler ce qui a péri et à nous faire mesurer l’étendue de la perte. Une merveilleuse peinture de Memling, aujourd’hui au musée du Louvre, le Mariage mystique de sainte Catherine, a pu être sauvée, il est vrai, parce que le graveur chargé de la reproduire l’avait chez lui au moment où le feu s’emparait pour l’anéantir du toit qui l’abritait depuis si longtemps ; quelques tableaux plus ou moins avariés, quelques estampes ou dessins, ont pu être arrachés aux flammes ou retrouvés sous les décombres pour aller, après la mort de M. Gatteaux[2], couvrir, à l’Ecole des Beaux-Arts, les murs d’une petite salle : qu’est-ce, toutefois, que la réunion de ces rares épaves au prix de tout ce qui a été englouti ? La plus belle collection particulière qui existât à Paris, comme la plus variée dans ses élémens, n’est plus qu’un souvenir ; mais ce souvenir ne saurait s’effacer. En se confondant avec la reconnaissance due aux plus généreuses intentions, les regrets n’en seront que plus durables, et les Collections Gatteaux survivront dans la mémoire publique à leur ruine, comme le nom de l’homme bienfaisant qui les avait formées gardera ses droits au respect des artistes, des amis de l’art et du pays.

Quelles qu’eussent été pendant le siège et pendant la Commune les préoccupations ou les angoisses auxquelles les événemens de chaque jour condamnaient les habitans de Paris, quelque suspension forcée qu’eût amenée cette période néfaste dans les travaux et dans les affaires, l’Académie des Beaux-Arts n’en avait pas moins voulu jusqu’au bout continuer de vivre, ou plutôt de paraître vivre de sa vie accoutumée. Depuis le moment où la ville avait été investie par les armées allemandes jusqu’à celui où l’armée française l’eut délivrée de la tyrannie qu’elle subissait à l’intérieur, pas une fois les membres de l’Académie présens à Paris ne manquèrent de se réunir à l’Institut pour y tenir leurs séances hebdomadaires : tristes séances, d’ailleurs, que, faute d’occupations déterminées et de questions à l’ordre du jour, on remplissait tant bien que mal ; mais ces réunions, si stériles, en réalité, qu’elles fussent, avaient au moins cet avantage de procurer à chacun de ceux qui y avaient assisté une sorte de satisfaction de conscience, l’illusion d’un devoir accompli, alors même que ce devoir se réduisait à un simple acte de présence, protestation implicite contre les désordres ou les criminelles folies du dehors.

Cependant, les neuf mois écoulés entre la fin du second empire et celle de la Commune n’avaient pas été pour l’Académie une époque toute d’épreuves et de souffrances patriotiques. La mort, en frappant deux de ses membres, Duban et Auber, était venue ajouter des deuils de famille aux douleurs qu’elle partageait avec la nation. Retenu loin de Paris, au moment du siège, par une maladie qu’allait de plus en plus aggraver la succession de nos revers, Duban avait suivi avec une anxiété fiévreuse, avec désespoir bientôt, les progrès de l’ennemi sur notre sol : « Je suis à bout de résignation, écrivait-il à l’un de ses amis dès les premiers jours de l’invasion. » Qu’eût-il ressenti quelques mois plus tard en face des ruines faites dans Paris par les incendiaires ? Un aussi désolant spectacle lui fut du moins épargné, et lorsqu’il succombait à Bordeaux, le 8 octobre 1870, il pouvait croire encore que les ennemis venus de l’autre côté du Rhin étaient les seuls dont nous eussions à subir les vengeances.

Auber, lui, vécut assez pour être jusqu’au bout témoin de nos malheurs et pour les partager sous toutes leurs formes. Il avait voulu, alors que tant d’autres s’en éloignaient à moins bon droit, demeurer renfermé dans les murs de ce Paris auquel l’attachaient la célébrité même qu’il y avait conquise et ce qu’il appelait « une dette d’honneur et de reconnaissance. » Et, cependant, son grand âge, le soin de sa santé aussi profondément que subitement atteinte, le chômage du Conservatoire de musique, dont il n’était plus guère par la force des choses que le directeur nominal, tout lui permettait, lui commandait presque d’aller, avant l’investissement de Paris, chercher ailleurs, à défaut du repos de l’esprit, la sécurité matérielle. Auber resta donc là où il avait pendant tant d’années travaillé et reçu la récompense de son travail, là où les souvenirs des temps heureux l’obligeaient à ses propres yeux autant que les adversités présentes et où, disait-il noblement, il ne « reconnaissait qu’à la mort le droit de faire sa place vide. » Il y resta avec un courage sans faste, avec une tristesse sans murmure, retrouvant même parfois, quand il venait à l’Académie rejoindre ses confrères, quelque chose de son amabilité ordinaire et des grâces de son étincelant esprit. Mais quand aux jours du siège, et à des souffrances que rendait du moins supportables le sentiment d’un devoir patriotique à remplir, succédèrent les souffrances sans compensation et les jours désespérans de la Commune, la patience chez Auber fit place à un invincible dégoût. Lui qui avait tant aimé la vie, lui qui, quelques années auparavant, répondait à un ami se plaignant et le plaignant lui-même de vieillir : — « Que voulez-vous ? Je m’accommode, quant à moi, de la vieillesse, parce que c’est jusqu’à présent le seul moyen que j’aie trouvé pour vivre longtemps, » — il en était venu maintenant à maudire cette longévité qu’il avait souhaitée, et, se reprochant comme une faute ses quatre-vingt-neuf ans, il laissait tomber ces paroles découragées : « Il ne faut d’exagération en rien ; j’ai trop vécu ! »

Auber était mort le 12 mai 1871, par conséquent à une époque où l’aventure démagogique commencée au 18 mars n’avait pas encore pris fin. Peu s’en fallut que ceux dont elle avait fait les maîtres de la ville n’usassent de leurs derniers jours de pouvoir pour associer à leur sinistre triomphe la mémoire de l’illustre artiste, et pour la profaner par leurs hommages. Se souvenant ou ayant appris qu’Auber, dans un de ses ouvrages, avait autrefois célébré Masaniello, ils prétendaient s’emparer de son cercueil et le promener comme un trophée par les rues, à l’ombre du drapeau rouge. Grâce au pieux dévoûment d’un ami, d’un membre de l’Académie des Beaux-Arts, M. Ambroise Thomas, la dépouille mortelle d’Auber put être soustraite à ces injurieux honneurs. Secrètement déposée dans un caveau de l’église de la Madeleine, elle y resta cachée jusqu’au jour où il fut devenu possible de l’entourer des prières chrétiennes et de la conduire au lieu de sa sépulture avec le cortège des représentans légitimes du deuil et du respect publics.

Quelques mois plus tard, lorsque le gouvernement dont M. Thiers était le chef eut rétabli à Paris l’ordre matériel et le fonctionnement régulier de tout ce qui avait été suspendu ou brisé pendant le siège et au temps de la Commune, les cinq classes de l’Institut se réunissaient en séance publique pour renouer la tradition que les événemens de la guerre avaient interrompue vers la fin du second empire, mais pour la renouer dans d’autres conditions et à une autre date que par le passé. Sous le règne de Napoléon Ier, comme sous les règnes suivans, le jour de la séance publique annuelle des cinq Académies avait été celui où se célébrait la fête du souverain. En 1871, il fut décidé que cette séance aurait lieu dorénavant le jour anniversaire de la fondation de l’Institut, et, le 25 octobre de la même année, la mesure qui devait rester réglementaire reçut pour la première fois son application. Outre ce changement de date, la solennité du reste avait cela de particulier qu’elle rassemblait sous la coupole du palais Mazarin, à titre de membres de l’Académie française, les principaux personnages appelés alors au gouvernement du pays : le président de la république, M. Thiers, et quatre de ses ministres, MM. Dufaure, de Rémusat, Jules Favre et Jules Simon, sans compter un certain nombre d’hommes politiques appartenant aux diverses Académies, y compris même l’Académie des Beaux-Arts, dont le secrétaire perpétuel, M. Beulé, venait d’être élu député.

Jusqu’à ce moment, le seul membre de la compagnie qui, depuis la chute du gouvernement impérial, eût rempli des fonctions publiques se rattachant à la politique, était un académicien libre, M. Charles Blanc, nommé directeur des Beaux-Arts presque au lendemain du 4 septembre, par conséquent à une époque et dans des circonstances où le titre qu’on lui conférait ne pouvait imposer une responsabilité fort lourde, ni même des occupations fort suivies. Aussi, tant qu’avaient duré le siège et la Commune, ce directeur à peu près in partibus s’était-il contenté d’attendre, pour agir, des jours plus favorables ; mais lorsque ces jours furent venus, son premier soin fut de travailler à obtenir de qui de droit la réintégration de l’Académie dans les fonctions que le décret de 1863 lui avait si imprudemment retirées. Le ministre de l’instruction publique et des beaux-arts était alors M. Jules Simon. Facilement convaincu de la nécessité d’une pareille mesure, il écrivit, dès le mois d’août 1871, à l’Académie pour l’informer que « le moment lui semblait arrivé de faire cesser l’état de choses » établi par le décret impérial, — après examen toutefois par la compagnie elle-même « des modifications qui pourraient être apportées à ce décret et des dispositions qu’il y aurait lieu soit de maintenir, soit de supprimer. »

Au premier aspect, rien de plus simple. L’Académie avait été injustement dépossédée : la seule chose à faire n’était-elle pas de lui restituer tout uniment ce qu’on lui avait pris ? Tel était l’avis de plusieurs académiciens, mais d’autres, en plus grand nombre, estimaient que, sans préjudice pour l’autorité qui devait lui appartenir en fait comme en principe, sans concession périlleuse pour sa dignité, l’Académie pouvait, tout en revendiquant le droit de juger les concours aux prix de Rome, modifier quelque peu dans les formes l’exercice de ce droit et s’adjoindre, au moins pour les opérations préparatoires, quelques artistes choisis par elle en dehors de la compagnie.

L’idée d’ailleurs n’était pas absolument nouvelle. Dès l’année 1831, elle avait été émise par le peintre Guérin et proposée par lui à l’examen de ses confrères comme un surcroît de garantie pour les intérêts des concurrens et comme un moyen de plus de prouver au public l’impartialité des juges. Reprise, à près d’un demi-siècle d’intervalle, par la commission chargée de préparer la réponse au ministre, la motion de Guérin, à quelques variantes près dans les détails, réunit à l’Académie la majorité des suffrages. Il fut décidé qu’à l’avenir chaque section s’adjoindrait, pour le jugement des concours aux prix de Rome, un nombre d’artistes égal à la moitié du nombre des membres dont elle se compose : sauf, pour ces juges supplémentaires, à ne participer qu’à l’accomplissement de la tâche préalable assignée à la section, — autrement dit à ne pouvoir voter que dans le sein de celle-ci, et non avec l’ensemble des académiciens au moment du scrutin définitif. L’innovation, admise en 1871 et sanctionnée maintenant par une pratique de plusieurs années, ne changeait donc en réalité les procédés de jugement antérieurs que dans une proportion assez restreinte pour ne pas compromettre le pouvoir supérieur de l’Académie. Aujourd’hui, comme par le passé, c’est elle qui décide souverainement du choix des lauréats et qui les envoie à Rome. Seulement, avant de se prononcer, elle recueille et elle apprécie les opinions d’un certain nombre d’artistes dignes de sa confiance et qui d’ailleurs, par cela même qu’ils sont étrangers à la compagnie, ne peuvent, aux yeux de personne, être soupçonnés d’en partager les sentimens préconçus ou d’en continuer fatalement les habitudes.

Dans le Rapport par lequel l’Académie faisait valoir auprès du ministre la convenance du mode de procédure que nous venons d’indiquer, elle n’avait eu garde de discuter des questions, encore moins de réclamer des privilèges en dehors de ses strictes fonctions et de sa compétence légale. Si elle ne faisait que poursuivre le recouvrement de son bien en revendiquant la direction et le jugement des concours, et, par suite, la tutelle des pensionnaires de la villa Médicis, elle s’abstenait, — et elle avait raison de s’abstenir, — en ce qui concernait l’École des Beaux-Arts, de toute immixtion dans les mesures à prendre. A l’époque où avait paru le décret impérial qui, en même temps qu’il dépossédait l’Académie, réorganisait l’enseignement à l’École, Ingres, Flandrin, d’autres encore, avaient pu protester ajuste titre contre le nouveau régime auquel on entendait soumettre ce grand établissement, parce qu’ils agissaient en cela non comme académiciens, mais comme professeurs. L’Académie, en tant que corps, n’aurait pas eu qualité pour combattre avec eux la réforme annoncée, et maintenant que cette réforme était accomplie, il ne lui appartenait pas davantage d’en condamner publiquement les résultats. Aussi dans son rapport au ministre, l’Académie prenait-elle soin de fixer les limites où elle entendait, et où elle avait entendu toujours, se renfermer. « Jamais, disait-elle, la quatrième classe de l’Institut n’a contesté le droit du gouvernement de régler, sans autre contrôle que celui de l’opinion publique, une école qui lui appartient. Elle ne prétend à aucune ingérence dans l’administration de cette école, pas plus que l’Académie des inscriptions ne prétend diriger l’École normale, ou l’Académie des Sciences, l’École polytechnique. »

Le décret rendu par le président de la république le 13 novembre 1871[3] achevait de consacrer cette distinction entre la mission spéciale de l’Académie et les conditions qui régissent l’École des Beaux-Arts. Il ne modifiait en rien l’organisation de celle-ci, mais il donnait pleine satisfaction aux vœux de la compagnie pour tout ce qui concernait le règlement et le jugement des concours, aussi bien que le patronage à exercer sur les pensionnaires de l’Académie de France, à Rome. Sauf le grand-prix de paysage historique, qui demeurait supprimé, et le maintien de la disposition par laquelle la durée du séjour des pensionnaires en Italie avait été réduite de cinq années à quatre, tout était rétabli de ce que l’on avait institué autrefois. En un mot, après une interruption de huit années, l’Académie des Beaux-Arts rentrait définitivement, il faut l’espérer, dans la possession de sa juste autorité et de ses privilèges fondamentaux. Naturellement, celui des membres de l’Académie qui, en 1863 et en 1864, avait pris une part principale à la campagne menée contre les « spoliateurs » d’alors, le secrétaire perpétuel, M. Beulé, ne s’était pas montré moins actif dès que ses confrères et lui avaient vu jour à une réparation. Il avait, aussi utilement que personne, coopéré à la préparation de ces mesures conservatrices, et, lorsqu’elles eurent été officiellement prises, il s’était efforcé, avec l’ardeur qu’il apportait en toutes choses, d’en étendre les conséquences et d’en appliquer, pour sa part, les principes aux questions politiques du moment.

Contrairement, d’ailleurs, à la marche suivie jadis par deux de ses prédécesseurs dans les fonctions de secrétaire perpétuel, Lebreton et Quatremère de Quincy, qui, l’un et l’autre, avaient été mêlés aux affaires publiques avant de se dévouer exclusivement aux affaires de l’art, M. Beulé n’était entré dans la carrière politique qu’après avoir fait avec éclat ses preuves et conquis tous ses titres dans celle de l’érudition. Il appartenait depuis dix ans à l’Académie des inscriptions et depuis huit ans à l’Académie des Beaux-Arts, lorsque les électeurs du département de Maine-et-Loire le choisirent, en 1871, pour les représentera l’assemblée nationale. Vingt-six mois plus tard, il devenait ministre de l’intérieur, sans se croire pour cela, même momentanément, dégagé des obligations que lui imposait sa situation académique. C’était avec autant de simplicité que de bonne grâce que, échappé de l’hôtel du ministère, il venait, chaque semaine, reprendre, au jour et à l’heure accoutumés, sa place de secrétaire perpétuel. Aussi quand, au bout de quelque temps, il dut quitter le pouvoir, préféra-t-il sans hésitation aux brillantes compensations qui lui étaient offertes la calme possession, au milieu de ses confrères, du siège qu’il semblait devoir occuper encore pendant de longues années. Quelques semaines, pourtant, allaient s’écouler à peine jusqu’au jour où M. Beulé n’existerait plus : le 3 avril 1874, on le trouvait inanimé dans son lit.

La mort si imprévue de M. Beulé avait pour l’Académie ce double effet de la priver d’un vaillant défenseur dans les circonstances difficiles et, dans ses occupations ordinaires, d’un collaborateur particulièrement utile, si nécessaire même à tous égards et si unanimement apprécié que, quoique un des plus jeunes parmi ses confrères, il semblait, aux yeux de ceux-ci, être, comme on l’a dit, « l’aîné de la famille[4]. » Nul, effectivement, mieux que lui ne méritait qu’on le tînt pour tel là où il s’agissait pour la compagnie d’une question délicate à résoudre, d’une ligne de conduite à adopter ; nul non plus, pour tout ce qui se rattachait à l’histoire ou aux monumens de l’art antique, n’était mieux en mesure de fournir des indications générales ou des renseignemens précis sur les points de détail. Les études auxquelles M. Beulé avait consacré sa jeunesse, les entreprises archéologiques qu’il avait conduites en Grèce et ailleurs, avec la hardiesse sagace et avec le succès que l’on sait, ses écrits, ses leçons dans la chaire d’archéologie, à la Bibliothèque nationale, — tout expliquait, tout justifiait de reste le crédit dont il jouissait auprès des membres de l’Académie. Quand la mort vint brusquement briser les liens qui les unissaient à ce conseiller si plein de ressources, à ce savant doublé d’un homme d’affaires si clairvoyant et si actif, comment, avec l’amertume de leurs regrets actuels, n’auraient-ils pas senti les conséquences que pouvait avoir une telle perte et l’incertitude de l’avenir qu’elle ouvrait pour l’Académie ?

Dix-sept années seulement se sont écoulées depuis lors. Les faits qui les ont marquées sont encore trop près de nous pour qu’il semble possible de les apprécier avec la même liberté et le même désintéressement que les faits appartenant à des époques antérieures. Il convient donc de réduire à peu près cette dernière partie de notre travail à la simple énumération des changemens survenus dans le personnel de l’Académie et à l’indication de quelques-unes des donations qui ont le plus accru les ressources dont elle dispose pour encourager les jeunes talens ou pour récompenser les talens éprouvés.

Depuis le jour où le successeur de M. Beulé entrait en fonctions (23 mai 1874) jusqu’au jour où nous sommes, l’Académie des Beaux-Arts s’est presque complètement renouvelée, puisque des quarante académiciens titulaires et des dix académiciens libres qui la composent, douze seulement ont été élus avant l’année 1874.

Le nom de M. Barye et celui de M. Henri Labrouste figurent au commencement de cette longue liste nécrologique successivement formée pendant dix-sept ans. Morts tous deux le même jour, presque à la même heure, le célèbre sculpteur et l’architecte de la Bibliothèque Sainte-Geneviève et de la Bibliothèque nationale avaient eu de leur vivant des difficultés et des préventions à peu près pareilles à vaincre avant de trouver dans les suffrages de l’Académie la consécration définitive de leurs talens ; mais pour Barye particulièrement, les épreuves avaient été rudes, surtout dans la période de l’apprentissage. Né à Paris, le 24 septembre 1796, celui qui devait devenir un des plus éminens artistes de notre époque ne fut d’abord qu’un modeste artisan. Il était entré tout enfant chez un graveur sur acier chargé de la fabrication des matrices pour les objets de costume ou d’équipement militaire. Après avoir, pendant plusieurs années, travaillé à pourvoir nos soldats de plaques de ceinturon et de boutons d’habit, Barye, appelé à son tour à porter l’uniforme, servit, jusqu’à la fin du premier empire, dans un bataillon du génie. Après quoi, il revint à son métier de ciseleur et l’exerça pour vivre tant que durèrent les études entreprises par lui dans l’atelier de Bosio, et, un peu plus tard, dans celui de Gros. Enfin, à la suite de quelques succès dans les concours pour les prix de Rome, concours où il avait obtenu, en 1818, une mention honorable comme graveur en médailles, et, en 1819, un second grand-prix comme sculpteur, Barye se trouva autorisé à prendre confiance dans son double talent d’orfèvre et de statuaire. Il travailla, tantôt au profit des industriels qui l’employaient, tantôt pour son compte personnel, à l’exécution de modèles destinés à la bijouterie ou à l’ameublement, en même temps qu’il s’essayait dans des ouvrages de sculpture proprement dite, dont quelques-uns, exposés au Salon de 1827, valurent à son nom un commencement de notoriété. Ce ne fut toutefois qu’après l’exposition de 1831, après la sensation produite par l’apparition du beau groupe représentant un Tigre dévorant un Crocodile, que ce nom, déjà connu des sculpteurs et des peintres, occupa décidément l’attention du public. On sait comment, pendant les quarante années qui suivirent, Barye justifia l’opinion que de bons juges avaient d’abord conçue de lui, et par quels énergiques travaux dans l’ordre de la grande sculpture, par quels délicats témoignages de science et d’habileté dans ce qu’on pourrait appeler la sculpture de genre, il a multiplié ses titres à l’estime et à l’admiration de tous.

L’une et l’autre lui sont maintenant irrévocablement acquises ; mais pendant combien de temps ne lui ont-elles pas été marchandées par ceux qui affectaient de confondre la sincère originalité de ce talent avec les audaces de parti-pris en usage chez les peintres ultra-romantiques de la même époque, aussi bien que par ceux qui, « au nom du grand art, » refusaient à ce « sculpteur d’animaux » le pouvoir et presque le droit de traiter des sujets d’un autre ordre ! L’Académie, en ouvrant ses rangs à Barye, le vengeait, autant qu’elle en avait le pouvoir, de ces erreurs ou de ces injustices, comme, — toute proportion gardée, — elle ne faisait, en accueillant M. Labrouste, qu’absoudre un prétendu révolutionnaire à outrance des torts que certaines gens lui imputaient. Peut-être le mouvement accompli dans une partie de notre école d’architecture sous l’influence de M. Labrouste n’a-t-il pas toujours eu le caractère d’un progrès ; peut-être celui-là même qui le déterminait a-t-il dans ses propres œuvres poussé parfois un peu loin le goût des combinaisons inexorablement logiques et la crainte du superflu en matière de décoration ; mais, chez cet artiste profondément convaincu, chez ce croyant s’il en fut à sa religion esthétique, l’Académie avait reconnu, outre un fonds de science solide, une singulière force de volonté, et, tandis que les partis au dehors se passionnaient pour ou contre lui, elle s’était contentée à son égard de se montrer simplement juste.

La mort d’un autre membre de la section d’architecture, et, lui aussi, l’un des plus éminens, M. Duc, suivit de près celle de M. Labrouste. Un peu plus tard, c’était M. Lefuel qui disparaissait à son tour, puis M. Lesueur, l’architecte de l’Hôtel de Ville incendié en 1871 ; enfin, parmi cinq autres membres également enlevés à l’Académie, un des derniers par la date de l’élection, M. André, succombait avant d’avoir eu le temps d’achever ce Muséum d’histoire naturelle à la construction duquel il avait employé près de vingt ans déjà.

A quoi bon, d’ailleurs, poursuivre la nomenclature de deuils encore présens pour la plupart à toutes les mémoires ? Qui ne sait, par exemple, que notre école de peinture a perdu naguère plusieurs de ceux qui l’honoraient le plus, MM. Lehmann, Baudry, Cabanel, Robert-Fleury, et, plus récemment encore, M. Meissonier ; que l’Académie a dû également remplacer, entre autres membres de la section de sculpture, M. Dumont et M. Perraud ; dans la section de composition musicale, MM. Félicien David, Reber et Léo Delibes ; enfin, dans la classe des académiciens libres, le plus brillant des historiens contemporains de l’art, M. Charles Blanc, et l’un des plus savans, M. Albert Lenoir ? Il serait aussi superflu, sans doute, de rappeler ici le nom du baron Taylor, mort en 1879, et dont la vie tour à tour consacrée à la peinture, aux lettres, aux voyages, à l’archéologie, à bien d’autres occupations encore, avait fini par le dévoûment, — et un dévoûment aussi fécond qu’infatigable, — à une tâche unique, sans précédent dans notre pays.

A aucune époque, on le sait, les amateurs d’élite ou les patrons de tous les rangs n’ont fait défaut en France pour les travaux ou les encouragemens à fournir aux artistes. Même sans remonter au-delà du siècle où nous sommes, la liste serait longue de ceux qui, de leur vivant, ont utilement secondé les progrès de notre école ou dont les libéralités posthumes ont enrichi nos collections publiques ; mais quelque appui qu’ils prêtassent à la cause qu’ils avaient embrassée, ces hommes, en réalité, ne la soutenaient que dans un ordre d’idées purement esthétique. Aucun d’eux ne s’était avisé de s’occuper des artistes au point de vue de leurs intérêts matériels, et de prendre la direction de leurs affaires en même temps que le soin de leur réputation ; aucun n’avait songé à leur enseigner, à leur imposer au besoin, les moyens de se préparer la sécurité pour leurs vieux jours ou de se préserver, en cas d’accident subit, du sort misérable d’un Malfilâtre ou d’un Lantara.

M. Taylor a le premier eu cette pensée, et il l’a mise en pratique avec un sentiment aussi exact des conditions de dignité individuelle à sauvegarder pour ses cliens que des nécessités générales auxquelles il s’agissait de satisfaire. Ce sera l’honneur, le grand honneur de son nom, de rester attaché à une fondation qui n’est pas seulement une institution de bienfaisance, mais qui est aussi, au meilleur sens du mot, une œuvre d’émancipation, puisque, moyennant une rétribution annuelle minime, elle fait jusqu’à un certain point de chacun des coopérateurs l’artisan de sa propre destinée.

La préoccupation de M. Taylor avait été d’assurer des ressources aux artistes condamnés par l’âge ou par les fatigues à l’impossibilité de travailler. Plus récemment, c’était afin de pourvoir aux mêmes besoins et de secourir les mêmes infortunes que les généreux fondateurs de la maison de retraite qui porte leur nom, les frères Galignani, réservaient dans cet établissement dix places gratuites à des artistes au moins sexagénaires, à leurs veuves ou à leurs filles, et qu’ils chargeaient l’Académie de désigner ces pensionnaires, au fur et à mesure des vacances qui viendraient à se produire. C’était, au contraire, aux incertitudes de la situation faite à de jeunes artistes, après des débuts relativement brillans, qu’une femme, bien généreusement inspirée elle aussi, Mme la comtesse de Caen, s’était proposé de remédier par un testament porté à la connaissance de l’Académie des Beaux-Arts, au mois d’avril 1870.

Le legs magnifique que, suivant le vœu de la testatrice, l’Académie devait appliquer au service de pensions, d’une durée de trois années chacune, aux anciens lauréats des grands prix de Rome, à partir de l’époque où ils auraient quitté la villa Médicis, avait pour objet de les exonérer d’avance des soucis inhérens à leur réinstallation à Paris et aux risques d’une vie sans appui prévu succédant brusquement à la vie si facile, si sûrement abritée dont ils venaient de jouir à Rome. Mme la comtesse de Caen avait institué l’Académie sa légataire universelle ; mais les difficultés de plus d’un genre qu’entraînait l’exécution des volontés exprimées dans son testament, l’état embarrassé des affaires que la compagnie devait régler avant d’entrer en possession des biens qui lui étaient attribués, — tout exigeait des démarches et une dépense de temps telles qu’il ne fallut pas moins de six années pour mener les choses à bonne fin. Au commencement de 1877 seulement, la somme de 33,000 francs annuellement destinée aux anciens pensionnaires, peintres, sculpteurs et architectes, put être pour la première fois répartie entre les ayans-droit[5]. Chacun d’eux depuis lors a joui régulièrement du bénéfice de la fondation de Caen ; en sorte que, pendant les trois années qui suivent celle où ils ont quitté Rome, les anciens pensionnaires, grâce aux dispositions si libéralement prises en leur faveur, se trouvent affranchis de cette obligation à laquelle leurs devanciers n’avaient que bien rarement pu se soustraire, de chercher des moyens immédiats d’existence dans des travaux de rencontre et non dans des travaux de leur choix. Les peintres d’histoire, au lendemain de leur retour de Rome, n’ont plus à craindre un sort pareil à celui de Léon Cogniet qui, une fois à Paris, en était d’abord réduit pour vivre à crayonner, en attendant mieux, des lithographies pour les marchands. Les sculpteurs peuvent, dès le commencement de leur séjour ici, travailler à des œuvres qu’ils signeront de leurs noms, au lieu de se voir, comme cela arrivait trop souvent autrefois, dans la nécessité d’accepter pour un temps le rôle de simples auxiliaires d’autrui. Enfin, les architectes eux-mêmes trouvent dans les ressources que la fondation leur fournit les moyens de confirmer par de nouveaux ouvrages dessinés les preuves de talent antérieurement données et, pour ainsi parler, d’achever en paix le stage au terme duquel ils quitteront leurs cabinets de travail pour les chantiers.

D’ailleurs, soit dit en passant, des cinq classes d’artistes entre lesquelles, en dehors de la fondation de Caen, l’Académie est chargée de répartir les produits de diverses fondations particulières, celle des architectes est en réalité mieux pourvue qu’aucune autre. Le nombre des prix ou des encouragemens qui lui sont destinés ne s’élève pas aujourd’hui à moins de dix, tandis que neuf seulement doivent être décernés à des peintres, six à des sculpteurs, cinq à des compositeurs de musique et trois à des graveurs en taille-douce ou en médailles. Il serait inutile sans doute d’entrer ici dans le détail des conditions que comportent ces diverses fondations, dues pour la plupart à des artistes ou à des membres de leurs familles. Il en est une toutefois dont l’origine toute particulière mérite au moins d’être indiquée : c’est celle qui depuis l’année 1877 permet à chacun des vingt-cinq concurrens aux grands prix de pointure et de sculpture de recevoir des mains de l’Académie, au moment même de son entrée en loge, sa part dans le produit annuel d’une somme dont le chiffre s’élève à près de deux cent mille francs.

Quel était donc l’homme auquel l’Académie des Beaux-Arts et les jeunes artistes se trouvent redevables d’un pareil bienfait ? Quelle avait été sa situation dans le monde, quel rang y avait-il tenu ? Le plus souvent, — nous le disions tout à l’heure, — les donateurs dont l’Académie a la mission de dispenser les largesses ont été ou des artistes célèbres comme Rossini et d’autres membres de la compagnie, ou bien des amis des arts qui, par leur position sociale et par leur fortune personnelle, semblaient prédestinés au rôle qu’ils ont si noblement rempli. Il n’en était pas ainsi, tant s’en faut, de ce nouveau bienfaiteur. Dubosc, — tel est le modeste nom que perpétuera la fondation dont il s’agit, — n’avait de commun avec ses devanciers que la générosité du cœur et l’intelligence des besoins auxquels il pouvait être opportun de pourvoir. Par l’humilité même de ses origines, de ses occupations, par les conditions de toute sa vie, il forme une exception, et certes une exception touchante, dans l’ensemble de ceux qui ont associé l’Académie à leur munificence.

Quelle force de volonté, en effet, quelle persévérance extraordinaire dans l’effort, quel industrieux esprit d’économie n’a-t-il pas fallu à cet homme qui, sans autre profession que celle de modèle pour les peintres et pour les sculpteurs, sans autres ressources que son maigre salaire quotidien, est arrivé, à force de privations, d’épargnes faites sou à sou depuis l’enfance, à se mettre en mesure de doter les artistes à leurs débuts et de rendre ainsi aux successeurs de ceux qui l’avaient employé tout ce qu’il avait réussi à amasser pendant plus d’un demi-siècle ! À quoi bon d’ailleurs insister ? Quelques mots extraits du testament de ce véritable homme de cœur suffiront pour qu’on apprécie à sa valeur ce qu’il a voulu, ce qu’il a fait. « Ayant, dit-il, commencé à poser en 1804 à l’âge de sept ans et ayant continué à servir de modèle jusqu’à l’âge de soixante-deux ans, j’ai passé ma vie auprès des artistes. Je veux qu’après mon décès la petite fortune que j’ai gagnée avec eux soit consacrée à une fondation qui leur soit utile. » Son vœu a été rempli. Les jeunes peintres et les jeunes sculpteurs qui, chaque année, en profitent ont le devoir de se souvenir des obligations qu’il leur impose, et, comme les membres de l’Académie, d’associer dans leur reconnaissance le nom de Dubosc à des noms tout autrement éclatans sans nul doute, mais qui, par le rapprochement même, font d’autant mieux ressortir la signification intime et la secrète dignité de celui-là.

À toutes les donations spéciales faites à l’Académie des Beaux-Arts, principalement dans le cours des vingt dernières années, plusieurs sont venues s’ajouter dont elle n’est appelée à bénéficier que de loin en loin, — soit au même titre que chacune des autres classes de l’Institut et, comme chacune de celles-ci, à la condition de soumettre les décisions isolément prises à l’examen et au vote des cinq Académies réunies, — soit, dans certains cas, sans l’obligation pour elle d’obtenir cette sanction du jugement préalable qu’elle aura rendu. Nous avons eu l’occasion déjà de mentionner le décret par lequel Napoléon III établissait en 1860 un prix biennal de vingt mille francs qu’il chargeait l’Institut d’attribuer « à l’œuvre ou à la découverte la plus propre à honorer le pays qui se sera produite, pendant les dix dernières années, dans l’ordre particulier des travaux que représente chacune des cinq Académies de l’Institut de France. » Le prix annuel de dix mille francs que, en 1873, Mme Jean Reynaud fondait en mémoire de son mari a un caractère et une destination analogues ; sauf cette différence toutefois que le droit de le décerner revient à chacune des cinq Académies « tous les cinq ans » et que c’est aussi dans une période de cinq ans, au lieu de dix, qu’aura dû être produit « le travail jugé le plus méritant » par l’Académie compétente[6]. Enfin, d’autres prix, tels que le prix Maillé-La Tour-Landry et le prix Monbinne, sont alternativement décernés par l’Académie française et par l’Académie des Beaux-Arts, sans compter les prix annuels fondés en faveur de celle-ci par des bienfaiteurs qui, comme M. Bordin et M. Lambert, instituaient en même temps des prix équivalens dans une ou plusieurs autres classes de l’Institut.

La nomenclature des libéralités dont l’Académie des Beaux-Arts a été l’objet jusqu’à ce jour, tant dans la mesure de ses attributions spéciales et de son action propre que pour la part qui lui revient dans la disposition des biens communs à l’Institut tout entier, cette série de fondations diversement importantes se clôt par une donation d’une magnificence incomparable. Il suffira d’en rappeler les termes pour caractériser la grandeur des sentimens qui l’ont inspirée et des intentions qu’elle réalise.

Dans un testament olographe en date du 3 juin 1884, M. le duc d’Aumale s’exprimait ainsi : « Voulant conserver à la France le domaine de Chantilly dans son intégrité, avec ses bois, ses pelouses, ses eaux, ses édifices et ce qu’ils contiennent, trophées, tableaux, livres, archives, objets d’art, tout cet ensemble qui forme comme un monument complet et varié de l’art français dans toutes ses branches et de l’histoire de ma patrie à des époques de gloire, j’ai résolu d’en confier le dépôt à un corps illustre qui m’a fait l’honneur de m’appeler dans ses rangs à un double titre[7], et qui, sans se soustraire aux transformations inévitables des sociétés, échappe à l’esprit de faction, comme aux secousses trop brusques, conservant son indépendance au milieu des fluctuations politiques. »

Deux ans plus tard, en 1886, le projet ainsi formé en secret par le prince se convertissait en un acte public, en une donation immédiate et irrévocable, sous réserve seulement d’usufruit pour le donateur. Bientôt un décret du président de la république, ratifiant l’acceptation provisoire faite par les cinq Académies, autorisait l’Institut de France « à accepter définitivement la nue-propriété du domaine de Chantilly et des livres, collections et objets d’art de tout genre rassemblés dans le château. » Ce sera donc à l’expiration de l’usufruit que la fondation instituée par M. le duc d’Aumale aura ses effets pratiques, « si avantageux, comme on l’a très bien dit[8], non-seulement pour l’Institut, mais aussi et surtout pour la France, car l’Institut n’a que l’honneur d’être l’organe de la généreuse pensée du donateur. Il n’est qu’un dépositaire chargé de faire jouir le public des admirables collections que renferme le château de Chantilly, de distribuer des pensions aux hommes de lettres, aux savans, aux artistes et de décerner des prix aux jeunes gens qui se vouent à la carrière des lettres, des sciences et des arts. » Et c’est aux applaudissemens unanimes des cinq Académies réunies en séance plénière que celui qui leur avait adressé ces paroles ajoutait : » L’Institut de France est aussi fier qu’il est reconnaissant d’avoir été choisi pour remplir cette mission et pour devenir ainsi le ministre d’une libéralité digne du pays auquel elle est offerte, digne du prince donateur et de sa famille, digne du corps illustre qui en aura reçu le dépôt. »

Nous avons achevé de résumer dans ses traits principaux l’histoire de l’Académie des Beaux-Arts depuis le jour où elle a commencé de faire partie de l’Institut de France et d’y vivre, tout en gardant son existence propre, de la vie commune aux représentans attitrés des lettres, des sciences et des arts. L’Institut, quelles qu’aient été dans les détails les modifications apportées à son organisation primitive, n’a pas au fond changé de caractère. Si au nom qu’il porte des épithètes officielles différentes ont pu, huit fois en moins d’un siècle, être successivement attachées ; s’il s’est appelé tour à tour, à mesure que les événemens politiques en décidaient, « national » de 1795 à 1807, « impérial » à trois reprises, « royal » au temps de la Restauration et sous la monarchie de juillet, pour reprendre enfin, avant comme après le second empire, la dénomination qu’il avait reçue à l’origine, il n’en a pas moins, sous ces diverses étiquettes, continué de remplir imperturbablement sa mission et de se recruter avec une indépendance digne de tous les respects.

L’Académie des Beaux-Arts particulièrement est restée de tout temps insensible ou réfractaire aux influences politiques du dehors, aussi bien qu’aux manœuvres plus ou moins habiles employées dans les salons ou dans la presse par certains prétendus représentans de l’opinion. Aussi les critiques dont l’Académie a été l’objet n’ont-elles à aucune époque porté sur ce point. On ne s’est jamais avisé, — et l’on a eu grand’raison de n’en rien faire, — d’accuser ses complaisances pour le pouvoir ; en revanche, on ne s’est pas fait faute de reproches à son adresse au sujet de ceux qu’elle jugeait bon de s’adjoindre et de ceux dont elle ne voulait pas. L’esprit de camaraderie, d’une part, de l’autre une résistance intraitable aux entreprises tentées en dehors de ses propres habitudes, aux talens formés ailleurs que dans le champ exploité par elle ou par ses adhérens, — voilà le thème passablement banal, singulièrement erroné au fond, sur lequel les détracteurs de l’Académie n’ont pas cessé de vocaliser.

Il suffirait pourtant de parcourir la liste des membres qui l’ont composée ou qui la composent pour reconnaître que l’uniformité des talens n’a jamais été pour la compagnie une condition érigée en principe. Elle a au contraire toujours tenu plus de compte de la valeur personnelle des hommes auxquels elle ouvrait ses rangs que de la similitude matérielle des travaux accomplis par eux. Dira-t-on que les noms de quelques artistes, — en bien petit nombre d’ailleurs, — qui, dans le cours du XIXe siècle, ont puissamment contribué à honorer notre école nationale ne figurent pas sur cette liste ? Il est vrai, mais cela prouve-t-il qu’ils en aient été systématiquement écartés ? N’est-ce pas, en réalité, que le temps ouïes occasions ont manqué pour qu’ils y fussent inscrits ? Si le peintre du Radeau de la Méduse, par exemple, mort à trente ans en 1824, avait vécu quelques années de plus, nul doute qu’une des places devenues vacantes ne lui eût été attribuée ; si, au lieu de succomber presque au lendemain du jour où le Pré aux Clercs venait d’être représenté pour la première fois, Hérold avait eu le temps de recueillir les fruits d’un succès si bien préparé d’ailleurs par celui de ses précédens ouvrages, se serait-il vu préférer, le cas échéant, un des compositeurs auxquels sa mort laissa le champ libre ? Léopold Robert enfin n’a eu d’autre titre académique que le titre de correspondant ; mais, fixé à l’étranger, il ne pouvait devenir membre d’un corps où, aux termes des statuts, on n’a le droit d’entrer qu’à la condition de résider à Paris.

Il serait facile d’expliquer par des raisons analogues l’exclusion à laquelle certains autres artistes éminens semblent avoir été volontairement condamnés. De tous ces absens de l’Académie, le seul peut-être dont on ne puisse justifier l’éloignement est le sculpteur Rude. Sans doute, il aurait mérité d’être accueilli avec plus d’empressement qu’aucun de ses compétiteurs ; sans doute, il est très regrettable que dans ses trois candidatures successives il n’ait pu triompher du mauvais vouloir que lui opposaient certains membres de l’Académie, plusieurs membres de la section de sculpture en particulier[9]. Néanmoins, si regrettable qu’elle soit, l’exception ici ne saurait infirmer la règle et fournir un argument général contre la clairvoyance habituelle et les coutumes impartiales de l’Académie.

Est-on mieux autorisé à se plaindre, comme on le fait assez souvent, de la répartition exclusive des places dont elle dispose entre les représentans d’un certain ordre d’art, et, par conséquent, de l’infranchissable barrière élevée devant d’autres artistes très distingués pourtant dans leurs genres et quelquefois plus connus du public ? En réalité, il n’y a pas là sujet de s’étonner, encore moins matière à reproches. En raison de sa constitution même, de sa fonction bien définie, du nombre très limité de ses membres, l’Académie n’a pas à consacrer par ses suffrages les talens des dessinateurs de croquis ou de vignettes, des sculpteurs de figurines ou des compositeurs d’opérettes, si habiles d’ailleurs, si justement populaires qu’ils puissent être. Conformément à la loi organique de l’Institut, elle n’admet et ne peut admettre que des hommes voués à la pratique de l’art dans ce qu’il a de plus sérieux et de plus élevé ; elle a ce devoir essentiel de proportionner à la supériorité commune des mérites l’appréciation des titres individuels et de respecter strictement dans ses choix les conditions que lui imposent son passé même et le caractère de ses attributions. Rien de plus faux assurément que son prétendu parti-pris de n’approuver que des œuvres invariablement taillées sur le même patron ; en revanche, rien de plus vrai ni de plus sensé en fait que sa volonté persistante de ne pas transiger avec les infractions à certaines lois esthétiques immuables et, tout en acceptant la diversité des manières, de ne pas céder sur les principes. De là, ses préférences pour les talens d’un ordre et d’un caractère propres à en maintenir l’autorité ; de là l’éviction forcée des talens seulement agréables. Ceux-ci pouvaient être opportunément accueillis dans l’ancienne Académie royale de peinture et de sculpture, dont les membres n’étaient pas en nombre fixe, et qui d’ailleurs avait été fondée en vue de donner droit de cité en quelque sorte aux artistes de tous les genres, aux habiles à tous les degrés : ils seraient aujourd’hui déplacés à l’Institut. S’ils eussent vécu au XVIIIe siècle, Charlet par exemple, Raffet, Gavarni, se seraient vus très légitimement appelés à siéger dans une assemblée dont, pour ne citer que ceux-là, — Cochin et Moreau faisaient partie : se les figure-t-on à l’Académie des Beaux-Arts parmi les membres de la section de peinture, c’est-à-dire assimilés par le fait même de leur élection aux maîtres qui personnifient l’art contemporain dans sa signification la plus haute et qui le pratiquent le plus sévèrement ?

Quant aux dédains qu’ont affectés ou qu’affectent encore pour la dignité académique quelques esprits un peu plus démocratiques que de raison, — quant à ce libéralisme de principe ou d’occasion qui se traduit par des sarcasmes contre une institution entachée d’aristocratie suivant les uns, simplement surannée aux yeux des autres, — tout cela, peut-être, ne laisserait pas assez souvent de s’expliquer par la situation personnelle des agresseurs, se sentant eux-mêmes dans l’impossibilité d’entrer en possession des privilèges qu’ils condamnent. N’est-il pas, au surplus, arrivé plus d’une fois que des artistes, hostiles à l’Académie à l’époque où ils n’avaient pas encore mérité d’y trouver place, aient éprouvé pour elle de tout autres sentimens à mesure que les progrès de leur talent et de leur réputation semblaient les rapprocher des membres de cette compagnie d’élite ? Ils sont devenus les confrères de ceux-ci quand leurs titres justifiaient leur ambition, et l’on pourrait citer, même parmi les académiciens actuels, tel ancien ennemi ou, si l’on veut, tel converti qui s’est vu accueilli sans rancune, parce que l’heure était venue de se souvenir avant tout de ses mérites. En tout cas, il ne semble pas que les attaques plus ou moins désintéressées dont l’Académie des Beaux-Arts, comme l’Académie française, d’ailleurs, a été ou est encore l’objet, aient, jusqu’à présent, fort sérieusement entamé son prestige. Le nombre et l’émulation des candidats que suscite toute vacance nouvelle permettent, au contraire, de penser qu’on est, sur ce point, bien loin encore de la désillusion ou même de la froideur. Quoi de plus explicable, après tout ? L’honneur d’appartenir à une compagnie composée des représentans les plus éminens de l’art français, et de ne lui appartenir qu’en vertu de son autorité propre et de ses libres suffrages, un tel honneur est de trop haut prix pour ne pas être recherché par ceux-là mêmes que le succès a le plus favorisés ailleurs : ils ne se regardent avec raison comme absolument consacrés, que lorsqu’ils ont acquis le droit d’ajouter à leurs noms le titre de membres de l’Institut.

En résumé, l’Académie des Beaux-Arts n’est pas seulement, à l’époque où nous sommes, un des derniers et des plus respectables débris de nos vieilles institutions. Elle n’a pas pour office unique de former une sorte de musée où se collectionnent, à mesure qu’ils ont fait leurs preuves, les principaux talens contemporains. Depuis qu’elle est devenue une des classes de l’Institut de France, c’est-à-dire depuis près d’un siècle, l’Académie des Beaux-Arts a reçu et elle a rempli la mission de participer aux actes de ce grand corps ; de concourir, dans certains cas, aux jugemens qu’il prononce ou aux décisions qu’il lui appartient de prendre ; en un mot, d’intervenir dans les travaux communs, comme dans les assemblées périodiques, au même titre que les autres classes et, sans préjudice de ses attributions particulières, avec les mêmes droits. Quant à ceux qu’elle exerce isolément, ils ont une application pratique aussi bien qu’un caractère honorifique. Sans doute, ces droits sont loin d’être aussi étendus qu’on le suppose, avec plus ou moins de bonne foi. Bien de moins fondé, par exemple, — nous l’avons déjà fait remarquer, — que les plaintes auxquelles donne lieu, de la part de certaines gens, la prétendue influence, — plusieurs disent l’autorité despotique, — de l’Académie sur les affaires intérieures de l’École des Beaux-Arts, puisque, en réalité, les deux institutions sont complètement indépendantes l’une de l’autre ; mais si l’Académie, aux termes des lois qui la régissent, doit rester et reste, en effet, étrangère à la direction des études poursuivies à l’Ecole, elle n’en a pas moins la très importante tâche d’en contrôler chaque année les résultats dans les concours ouverts pour les grands-prix de Borne, et, par le choix des œuvres qu’elle couronne, de conseiller à la fois les jeunes artistes et le goût public. En outre, les autres prix qu’elle est chargée de décerner, le jugement des concours sur des questions d’esthétique ou d’histoire de l’art annuellement proposées par elle, — les rapports qu’elle adresse au ministre compétent, pour lui signaler les mérites d’un ouvrage ou les avantages d’une découverte ; — enfin, et surtout, les rapports sur les « envois » de Rome, dont l’ensemble constituerait à la fois l’histoire des mouvemens accomplis dans notre école depuis un siècle, et l’histoire des commencemens de la plupart des maîtres qui l’ont le plus honorée, — tout cela certes prouve suffisamment que l’inertie reprochée à l’Académie n’est qu’un mot et que ce prétendu asile d’apparat offert à quelques illustres invalides est en réalité pour l’art national un foyer de vie et d’action.

Parmi les œuvres produites en France dans le cours des vingt dernières années, les plus remarquables, à de bien rares exceptions près, sont dues à des artistes membres de l’Institut ; aussi, est-ce de l’Académie et des exemples qu’elle donne, que peut venir la résistance la plus efficace aux sophismes de ceux qui, sous prétexte de réforme, ne reculent devant aucune bravade et prennent à tâche d’étaler leur impuissance même comme un témoignage de leur originalité. Les choses, dans le domaine de l’art comme ailleurs, semblent, à la fin de ce siècle, se précipiter avec une singulière violence : l’Académie est une digue capable de refouler le torrent, ou, tout au moins, d’en limiter les ravages au territoire momentanément envahi. Que de fois déjà, en face d’autres périls ou sous le coup d’autres menaces, n’a-t-elle pas réussi à se défendre, et à défendre victorieusement avec elle l’honneur de notre art national !

Les souvenirs attachés au passé de la quatrième classe de l’Institut et le spectacle de sa vitalité présente sont donc de nature à nous rassurer sur l’avenir. Composée comme elle l’est aujourd’hui, l’Académie des Beaux-Arts ne se montre pas certes près de faillir à ses devoirs et de démentir en quoi que ce soit les traditions qui l’obligent ou l’esprit de sage progrès dont elle a été de tout temps animée.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet, du 15 août, du 1er et du 15 septembre 1889, du 15 avril et du 15 mai 1890, et du 1er avril 1891.
  2. M. Gatteaux, qui avait supporté avec une force d’âme admirable le désastre dont il était victime, mourut le 6 février 1881, à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
  3. On remarquera que, soit hasard, soit coïncidence voulue, le jour où M. Thiers signait ce décret de restitution se trouvait être précisément le jour anniversaire de celui où le décret impérial avait dépossédé l’Académie.
  4. Allocution de M. Lefuel aux funérailles de M. Beulé.
  5. Conformément aux volontés de Mme la comtesse de Caen, les peintres et les sculpteurs reçoivent chacun pendant trois ans une pension de 4,000 francs, les architectes une pension de 3,000 francs.
  6. Le prix Jean Reynaud, dont l’Académie des Beaux-Arts n’a eu jusqu’à présent à disposer que deux fois, a été décerné par elle, en 1882, à M. Daumet, architecte du château de Chantilly, et, en 1887, à M. Paladilhe, auteur de la partition de l’opéra : Patrie.
  7. M. le duc d’Aumale avait été élu membre de l’Académie française en 1871 et membre libre de l’Académie des Beaux-Arts en 1880. Une troisième élection l’a appelé en 1889 à faire partie de l’Académie des Sciences morales et politiques, comme membre de la section d’histoire générale et philosophique.
  8. Rapport fait à l’assemblée générale de l’Institut dans la séance du 27 octobre 1886 par M. Léon Aucoc, membre de l’Institut, secrétaire de la commission centrale administrative.
  9. Par un singulier revirement de la fortune, c’est dans la Salle Rude, au musée du Louvre, que se trouvent placées aujourd’hui les œuvres de ceux-là mêmes qui jadis avaient le plus obstinément refusé leurs suffrages au maître. Ils n’avaient pas voulu le traiter en égal : ils en sont réduits maintenant à lui faire cortège en quelque sorte dans le lieu qui lui est officiellement consacré.