L’Accroissement de la population française/02

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L’Accroissement de la population française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 587-616).
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L'ACCROISSEMENT
DE LA
POPULATION FRANCAISE


I

On nous permettra de rappeler la conclusion qui terminait notre première étude[1]. Si l’accroissement de la France est moindre que celui des autres nations, ce n’est pas parce que l’émigration est trop forte, ou la mortalité excessive, ou les mariages en trop petit nombre. C’est uniquement parce qu’il y a moins de naissances en France que dans les autres pays de l’Europe.

Tel est le fait brutal, incontestable, incontesté, qui se dégage des chiffres authentiques. Mais il ne suffit pas d’indiquer un fait : il faut chercher dans quelles conditions il se produit.

C’est pourquoi nous nous trouvons, dès l’abord, amenés à étudier les questions suivantes. La natalité de la France est-elle la même dans les villes et les campagnes ? Est-elle la même dans les divers départemens, ou plutôt car les départemens n’ont qu’une unité factice), dans les diverses provinces de la France ?

Prenons les chiffres d’une période de cinquante ans, c’est-à-dire faisons la somme des décès pendant cinquante ans et des naissances pendant cinquante ans, pour chaque département, et voyons s’il y a finalement un excédent des décès ou des naissances. Il est certain que, pendant cette période d’un demi-siècle, de 1826 à 1876, la population de la France aurait dû s’accroître énormément, aussi bien pour chaque département que pour l’ensemble de la France. Cependant, il est des départemens qui, au lieu de croître en population, ont diminué, ainsi que l’indique le tableau suivant :

EXCEDENT DES DÉCÈS SUR LES NAISSANCES PENDANT LA PERIODE DE 1826 A 1876.
Eure 56,899
Calvados 49,042
Lot-et-Garonne 35,099
Var 26,407
Seine-et-Oise 12,131
Gers 10,181
Orne 7,197
Tarn-et-Garonne 6,266

Ces chiffres n’expriment pas la différence de la population pour chaque département, entre l’année 1826 et l’année 1876, mais seulement la différence qu’il aurait dû y avoir entre ces deux années, si chaque département avait crû ou décru uniquement par ses décès ou ses naissances, sans émigration et sans immigration. On peut donc considérer que ces chiffres ne représentent pas l’augmentation finale ou la diminution de population pour chaque département, mais l’état de leur natalité comparée à leur mortalité.

En outre, quelques conditions particulières doivent être mentionnées. En effet, il faut éliminer le département de Seine-et-Oise, dont les décès sont évidemment disproportionnés avec la population. L’explication en est très simple. Beaucoup d’enfans nouveau-nés, légitimes, et surtout illégitimes, nés à Paris, sont envoyés en nourrice aux environs de la capitale, précisément dans les nombreuses localités du département de Seine-et-Oise où l’industrie des nourrices est en vigueur. Ces malheureux enfans abandonnés de fait par leurs parens, confiés à des mercenaires, souvent criminels, toujours négligens, meurent en grand nombre. Cette mortalité extrême tend à accroître la mortalité du département de Seine-et-Oise et à diminuer celle de la Seine. Il faudrait donc, pour avoir un résultat comparable à celui des autres départemens, réunir en un même groupe les deux départemens de Seine et de Seine-et-Oise. Or, si l’on fait la somme des naissances et des décès pour ces deux départemens réunis, on trouvera, au lieu d’un excédent des décès, un excédent des naissances qui a été, pour la période de 1826 à 1876, de 189,807.

Ainsi, après qu’on a éliminé le département de Seine-et-Oise dont la mortalité extrême est factice et due au voisinage de Paris, il reste en France, de 1826 à 1876, sept départemens qui ont eu plus de décès que de naissances. Ces sept départemens peuvent se diviser en trois groupes, d’après leur situation géographique. Il y a le groupe normand, puis le groupe languedocien, puis enfin un groupe formé par un seul département, celui du Var.

Examinons d’abord le groupe normand. Aussi bien c’est celui dans lequel l’excédent des décès sur les naissances est le plus considérable. Des cinq départemens de la Normandie, l’un est surtout industriel et commercial, c’est la Seine-Inférieure, avec ses deux grandes villes, Rouen et le Havre. La population de celui-là a augmenté dans d’assez notables proportions. Mais les quatre autres départemens de la Normandie, plus exclusivement agricoles, se dépeuplent rapidement. Leur population, qui était de 1,968,206 en 1826, n’était plus, en 1881, que de 1,698,737, ce qui est une perte de 269,469 eu cinquante-cinq ans ; perte considérable, due sans doute à l’émigration vers la capitale de la France et un peu vers Rouen et le Havre, mais due surtout à la très faible proportion des naissances, qui depuis cinquante ans sont toujours inférieures en nombre aux décès.

Cet état va s’aggravant chaque jour. Ainsi, en 1878 comme en 1879, comme en 1880, l’excédent des décès sur les naissances a été très considérable dans l’Eure, l’Orne, le Calvados et même la Manche.

Malheureusement, autour de ce noyau géographique constitué par les quatre départemens normands, viennent aujourd’hui se grouper d’autres départemens limitrophes qui semblent peu à peu envahis par le même mal. Ainsi, en 1878, il y a eu un notable excédent des décès dans les départemens voisins de la Normandie, la Sarthe, l’Eure-et-Loir, le Maine-et-Loire.

Oui, dans cette belle région du nord-ouest de la France, si riche, si prospère, si admirablement disposée au développement agricole, la population décroît, et chaque année nous révèle ce fait douloureux d’une diminution plus grande de la natalité. Sur ces terres fécondes, par un étrange contraste, sévit la stérilité, naturelle ou voulue, des habitans[2].

En examinant une carte de France, on voit qu’il est trois autres départemens où la natalité est faible et inférieure à la mortalité, qui constituent un autre noyau d’infécondité. Le Lot-et-Garonne, le Gers et le Tarn-et-Garonne forment un groupe naturel qu’on peut appeler le Haut-Languedoc, groupe tout aussi naturel que le groupe-normand » Or, dans le haut Languedoc comme en Normandie, l’infécondité va en s’aggravant chaque jour, puisqu’en 1878, dans ces trois départemens, il y a eu excédent des décès sur les naissances. Là aussi il semble que l’infécondité, comme un mal contagieux, se propage dans les départemens limitrophes, car en 1878 on a pu constater un excédent des décès dans la Haute-Garonne et la Gironde, départemens qui n’appartiennent pas au Haut-Languedoc, mais qui en sont voisins.

Ce qui montre bien que ces chiffres statistiques répondent à des phénomènes constans, réels et réguliers dans toutes leurs manifestations, justiciables, par conséquent, d’une appréciation rigoureusement scientifique, c’est que les départemens qui ont eu, de 1826 à 1876, une natalité inférieure à la mortalité sont encore ceux qui, chaque année, perdent le plus d’habitans par l’excédent des décès. Malheureusement tout n’est pas dit quand on a parlé de la Normandie, du Haut-Languedoc et du Var. Plusieurs départemens, qui, autrefois, avaient un excédent des naissances, présentent maintenant un excédent des décès. L’infécondité de la France, si notable déjà dans les premières années de ce siècle, s’est accrue énormément. En 1878, quatorze départemens, qui n’appartiennent ni au groupe normand ni au groupe languedocien, ont présenté un excédent des décès. En Champagne, en Provence, en Bourgogne, les naissances diminuent progressivement, et il y a une tendance marquée à ce que les décès, comme dans la Normandie et le Languedoc, dépassent de plus en plus le nombre des naissances.

Et les chiffres ainsi obtenus ne sont pas accidentels, car, depuis cinq ans, ce sont encore les mêmes départemens qui ont donné un excédent des décès. Nous ne parlons pas des départemens de la Normandie ou du Languedoc. Ceux-là perdent chaque année depuis un demi-siècle, et l’excédent des décès, toujours considérable, augmente régulièrement. C’est un phénomène social, aussi constant, aussi assuré que les faits les plus rigoureux de la physique et de la chimie.

Nous verrons plus tard ce qu’il faut penser de la cause de cette infécondité. Il nous suffira de constater ces trois faits : que la natalité de la France a été en décroissant depuis le commencement de ce siècle pour la France tout entière comme pour chaque département sans exception ; que l’excédent des décès sur les naissances est marqué surtout dans la Normandie et dans le Haut-Languedoc ; que d’autres départemens de la Provence, de la Champagne, de la Bourgogne, lesquels, il y a cinquante ans, fournissaient un excédent des naissances, fournissent maintenant un excédent des décès. Pour nous consoler un peu de ce sombre tableau, envisageons les départemens où se constate un excédent des naissances. Il en est un qui, à ce point de vue, se trouve extrêmement favorisé : c’est le département du Nord, un des plus riches, et, à coup sûr, le plus fécond de la France.

De 1826 à 1876 il y a eu dans ce département, un excédent des naissances sur les décès de 450, 905. Si les quatre-vingt-sept autres départemens avaient présenté un semblable accroissement, la population de la France aurait doublé en cinquante ans.

Voici les chiffres indiquant les excédens des naissances sur les décès ; d’une part en cinquante ans, d’autre part en 1878, Nous n’inscrivons ici que les départemens ayant présenté un excédent de plus de 2,500 en 1878 :


Départemens De 1826 à 1876 En 1878
Nord 450,905 17,118
Seine 201,938 6,333
Pas-de-Calais 192,711 6,842
Loire 183,772 3,302
Finistère 166,536 6,102
Côtes-du-Nord 153,249 4,300
Saône-et-Loire 151,599 3,968
Loire-Inférieure 133,848 3,195
Aveyron 114,402 2,627
Allier 107,663 3,450
Morbihan 99,277 4,800
Ille-et- Vilaine 81,983 3,222
Landes 80,850 3,244
Haute-Vienne 72,162 3,275
Corrèze 71,156 2,783
Dordogne 68,883 2,526

Il faut de ce tableau éliminer le département de la Seine, car l’excédent de la natalité est factice. Il vient de province quantité d’individus âgés de dix-huit à quarante ans dont la mortalité est faible, et qui sont précisément d’âge à se marier et à avoir des enfans. Beaucoup de provinciaux viennent d’avoir des enfans à Paris et leurs enfans vont mourir en province. Ainsi la position élevée du département de la Seine, au point de vue de la natalité, dans la hiérarchie des divers départemens de la France, est tout à fait factice, et il convient de l’éliminer de la liste des départemens qui présentent un excédent des naissances. Il reste donc en premier lieu les deux départemens de l’Artois et de la Flandre, le Nord et le Pas-de-Calais, qui ont une supériorité incontestée, au point de vue de la fécondité, sur toutes les autres parties de la France.

La province qui vient après la Flandre, c’est la Bretagne, dont les cinq départemens présentent tous un excédent très notable des naissances. Cet excédent pour les cinq départemens bretons a été, en 1878, de 21,629 ; et de 1826 à 1876 de 634,893.

Les autres départemens où la natalité est forte sont les départemens du centre : Allier, Loire, Aveyron, Corrèze, Haute-Vienne ; mais il serait difficile de les grouper systématiquement en un noyau géographique précis.

En résumant toutes ces données, nous pouvons conclure en disant que la natalité de la France est faible partout ; qu’elle diminue constamment pour toute la France ; qu’elle reste assez élevée dans la Flandre, dans la Bretagne, dans le Centre, alors qu’elle est extrêmement faible dans la Normandie et dans le Languedoc.


II

Il convient maintenant d’étudier quelle part dans cette diminution graduelle des naissances revient aux villes, et quelle part aux campagnes.

Un fait extrêmement important, bien mis en lumière par toutes les statistiques, c’est que depuis 1801 toutes les grandes villes de France, sans aucune exception, ont vu leur population s’accroître. Pour Paris, notamment, de 1801 à 1881, la population a quadruplé, croissant de 546,856 à 2,210,000. Les autres villes ont augmenté dans des proportions moindres, mais encore considérables, comme l’indiquent les chiffres qui suivent :


1801 1876
Lyon 109,500 342,815
Marseille 111,130 318,868
Bordeaux 90, 992 215,140
Lille 54,756 162,775
Toulouse 50, 171 131,642
Saint Etienne 16,259 126,019
Le Havre 16,000 92,068
Roubaix, au-dessous de 10,000 83,661

Parmi les villes ayant actuellement plus de 20,000 âmes, aucune n’avait en 1801 une population supérieure à la population actuelle.

Si nous faisons la somme de la population des quatre-vingt-deux villes ayant actuellement plus de 20,000 habitans, et si nous comparons la population de ces villes en 1876 à leur population en 1801, nous trouverons qu’elle était :


En 1801 de 2,290,000
En 1876 de 6,236,733

Ainsi la population des grandes villes a triplé en soixante-quinze ans.

Reste donc la population, soit des petites villes, soit des campagnes. Pour suivre la méthode employée dans la statistique annuelle de la France, nous conviendrons d’appeler population urbaine la population totale des communes comprenant plus de 2,000 habitans agglomérés.

Nous pouvons faire ainsi trois classes parmi les populations françaises : il y a les villes ayant plus de 20,000 habitans ; puis les villes ou bourgs ayant moins de 20,000 habitans et plus de 2,000 habitans, et enfin les communes qui ont moins de 2,000 habitans.

On peut ainsi établir le tableau suivant :


En 1831 En 1876
Villes de plus de 20,000 habitans 2,857,860 6,236,733
Villes ayant moins de 20,000 habitans et plus de 2,000 habitans 3,834,163 5,723,091
Populations rurales 25,877,200 24,945,064

Si nous supposons que la population était de 100 en 1831, elle est respectivement en 1876 :


Grandes villes 219
Petites villes 149
Campagnes 96

La population rurale va donc en diminuant, tandis que la population des villes augmente, celle des grandes villes plus encore que celle des petites villes. Si, depuis 1831, la campagne avait augmenté de population autant que les grandes villes, il y aurait en France actuellement plus de soixante-quinze millions d’habitans.

Sur l’ensemble des départemens français, pour les deux tiers d’entre eux, la population rurale a diminué. Au contraire, il n’en est que deux qui aient vu diminuer leur population urbaine, et encore cette diminution est-elle insignifiante : le Tarn-et-Garonne a perdu 783 habitans, les Basses-Alpes, 316. C’est à ce chiffre minime que se borne la diminution de la population urbaine pour tous les départemens de France.

En revanche, beaucoup de départemens ont perdu des habitans des campagnes. Ce sont encore les départemens de la Normandie et du Haut-Languedoc qui présentent les plus forts amoindrissemens.

Le dernier recensement donne un éclatant exemple de cette émigration des campagnes vers les villes et en particulier vers Paris. De 1876 à 1881, la population totale de la France s’est accrue de 389,673. Or, si l’on retranche de ce chiffre le chiffre des habitans qu’a gagnés le département de la Seine, il se trouve que la France entière, moins Paris, n’a gagné en cinq ans que 52,649 habitans. Ce chiffre est moindre que l’augmentation des deux départemens des Bouches-du-Rhône et du Rhône (56,783). Il en résulte que, sans les trois grandes villes de France, Paris, Lyon et Marseille, la France aurait vu, depuis cinq ans, sa population diminuer. De fait, il y a eu une émigration incessante des campagnes vers les grands centres : il s’est fait un dépeuplement des campagnes, et la statistique de 1881 nous en donne la démonstration irréfutable.

Ainsi la statistique nous prouve que la population rurale est portée fatalement à émigrer vers les grandes villes et à abandonner les travaux agricoles.

Il est à peine besoin d’insister sur l’importance de ce fait au point de vue de l’accroissement de la population française dans son ensemble. Les habitans des villes ont moins d’enfans que les habitans des campagnes. Dans presque toutes les grandes villes de France, il s’établit un équilibre entre les décès et les naissances tel que les naissances ne l’emportent presque pas sur les décès, et cependant, dans les villes, les conditions sont extrêmement favorables pour qu’il existe une forte natalité. A Paris, par exemple, alors que la population d’adultes est si considérable, alors que les enfans nouveau-nés sont envoyés dans les départemens voisins pour y mourir, hélas ! en si grand nombre ; à Paris, dis-je, l’excédent des naissances est un peu inférieur, par rapport à la population, à ce qu’il est dans la France entière, et cependant les conditions sont telles qu’il faudrait, pour établir l’égalité entre la fécondité de Paris et celle du reste de la ’France, que Paris eût un excédent de naissances au moins trois fois plus grand.

La situation est la même pour les autres grandes villes de France, qui toutes, sauf quelques centres industriels, Lille, Reims, Amiens, présentent un très faible excédent des naissances. Cependant leur population comprend plus d’adultes et plus d’individus mariés, d’une part ; d’autre part, moins d’enfans que dans les campagnes. La natalité devrait donc y être très forte, et la mortalité très faible.

Voilà donc ce qu’il faut constater, et pour le plus grand dommage de la fécondité française : les populations rurales, celles qui sont le plus fécondes, émigrent vers les villes et deviennent par là même infécondes ; la population totale de la France s’accroît lentement, tandis que la population rurale, non-seulement ne s’accroît pas, mais diminue, et cette diminution devient chaque année de plus en plus marquée[3].


III

Ce serait, à la vérité, un travail bien stérile que d’avoir indiqué le mal sans en rechercher l’origine. Nous devons donc essayer de déterminer la cause ou les causes qui font que la fécondité est moindre en France que dans les autres pays.

Éliminons d’abord quelques-uns des argumens qu’on a invoqués jusqu’ici. D’abord la vigueur physique de la race française ne paraît pas pouvoir être incriminée. Assurément les guerres terribles du commencement de ce siècle ont épuisé la nation. La gloire que Napoléon Ier nous a conquise a été chèrement et trop chèrement achetée. Un million de jeunes gens, les plus vigoureux et les plus vaillans des Français, ont péri par le fait des grandes guerres, en Espagne, en Russie, en Allemagne, en Italie, et ç’a été certes au détriment des générations qui ont suivi. Mais, à tout prendre, il y a eu chez les autres peuples de l’Europe, à ces époques néfastes, des hécatombes semblables. D’ailleurs, si la mort de tous ces jeunes soldats était la raison d’être de notre dégénérescence, la France devrait être actuellement en voie de réparation, et non d’infécondité croissante, et on ne s’expliquerait pas la diminution progressive de la natalité. Rien ne prouve l’appauvrissement de la race. Ni la force physique, ni la taille, ni la puissance intellectuelle, n’ont diminué en France d’une manière sensible. Pourquoi veut-on que l’aptitude à avoir des enfans se soit amoindrie ? De fait, la fécondité est moindre ; mais tout semble démontrer que cette diminution ne tient pas à l’impuissance physique des individus.

L’alcoolisme ne saurait non plus être invoqué. Il y a plusieurs nations en Europe, l’Irlande, par exemple, et la Russie, où l’alcoolisme est bien plus développé que chez nous, et cependant ces peuples sont très prolifiques. Dans les départemens du Midi les moins féconds, comme le Lot-et-Garonne et le Var, il y a peu d’alcooliques. En revanche, l’alcoolisme est très fréquent en Bretagne, en Normandie, en Flandre, c’est-à-dire dans les provinces où nous avons constaté le minimum et le maximum de la natalité.

Non, il ne faut pas se faire illusion, ni chercher à se tromper soi-même. Ce que tout le monde pense tout bas, il faut oser le dire tout haut. Si la fécondité des mariages a tant diminué, ce n’est pas une stérilité naturelle qui en est la cause, c’est une stérilité voulue. Les époux prévoyans limitent le nombre de leurs enfans. Ils ne veulent pas s’exposer aux difficultés, aux soucis, aux dépenses qui résultent d’une nombreuse famille. Bourgeois, paysans, ouvriers de la ville ou de la campagne, tous les Français, plus ou moins, sont résolus à cette coupable et absurde prévoyance. « À quoi bon, disent les pauvres, mettre au jour huit enfans qui seront tous les huit misérables ? À la rigueur, il nous serait possible d’élever deux ou trois enfans, mais notre pauvreté nous interdit le droit et le moyen d’avoir une famille plus nombreuse. » Quant aux riches, moins excusables encore, ils tiennent un langage analogue, estimant que le degré de richesse dont ils sont pourvus est indispensable à leurs enfans, et que ceux-ci seraient trop malheureux s’il fallait diviser en cinq ou six parts l’héritage paternel. Tout compte fait, riches ou pauvres, ils veulent avoir peu d’enfans, et ils ont peu d’enfans. Ce n’est ni le hasard, ni l’impuissance, ni l’infécondité de la race qu’il faut mettre en cause. Le petit nombre des naissances est le résultat d’une volonté bien arrêtée. C’est par calcul que les parens français procréent si peu d’enfans.

Il nous paraît évident qu’on ne peut attribuer d’autre cause à la diminution de la natalité française. Mais tout n’est pas dit quand on a parlé de cette stérilité intentionnelle. En effet, cette immense masse d’hommes qui constitue une nation ne se conduit pas d’après une opinion convenue à l’avance. Les mœurs, quand elles sont aussi générales, reconnaissent des causes générales, et les hommes, dans leurs actes, obéissent sans le savoir à des lois qu’ils ne connaissent pas. Ce sont ces lois mêmes qu’il nous importe de connaître. Nous sommes en présence d’un fait incontestable : la diminution de la natalité, diminution qui n’est ni accidentelle, ni nécessaire. Il est certain que l’infécondité de la France est voulue, mais il s’agit de savoir pourquoi la France veut être inféconde, et quelles conditions sociales ont déterminé cette volonté. Pourquoi actuellement, plus qu’autrefois, en France, plus que dans les autres pays, les époux limitent-ils le nombre de leurs enfans ? Pourquoi la résolution d’avoir une famille très restreinte a-t-elle passé universellement dans les mœurs françaises ?

Quoiqu’il n’y ait pas chez nous de castes bien délimitées, on peut cependant établir à la rigueur trois classes assez distinctes : les bourgeois, les ouvriers et les paysans. Pour les bourgeois, commerçans, industriels, employés, domestiques, petits ou grands rentiers qui habitent les villes, la fécondité est toujours très faible. Il semble même que ce soit un mal nécessaire. En effet, quoique ce phénomène soit plus caractérisé en France que partout ailleurs, dans cette classe la fécondité est toujours médiocre. En toutes les grandes villes de l’Europe, surtout celles où il n’est pas de population ouvrière, on trouve presque toujours un excédent des décès sur les naissances. Les villes ne grandissent que parce que les vides sont incessamment remplis par les habitans des campagnes, qui désertent les travaux agricoles pour chercher dans les grands centres une plus facile existence.

Ce sont les classes bourgeoises les plus élevées dans la hiérarchie sociale qui ont le moins d’enfans. Que l’on prenne, par exemple, la liste des membres de l’Institut de France, ou celle des sénateurs, ou celle des députés, ou celle des généraux de l’armée, ou celle des professeurs, et l’on verra combien est faible le nombre total de leurs enfans. Plusieurs d’entre eux sont célibataires. Quelques-uns, quoique mariés, sont sans enfans. La plupart ont un, deux, trois enfans au maximum. Bien rarement ce chiffre est dépassé, et ce n’est que tout à fait exceptionnellement que l’on compte dans ces familles d’élite une postérité de six ou sept enfans. Cependant en France, quoique la natalité soit très faible, suffisant à peine à maintenir l’existence de la nationalité française, la moyenne des enfans par mariage est de trois. C’est un minimum tout à fait nécessaire pour que la race ne disparaisse pas. Si la natalité générale de la France était égale à celle de l’élite des classes bourgeoises, au bout de deux cents ans il n’y aurait plus un seul Français.

Que voyons-nous, en effet, autour de nous ? C’est que les familles bourgeoises, grandes ou petites, disparaissent, et sont remplacées par des familles de bourgeois nouveaux. Que quelques-uns de mes lecteurs fassent autour d’eux, dans leur famille ou les familles amies, une sorte d’enquête ; et ils constateront que, depuis quatre ou cinq générations, la famille, loin de s’accroître malgré l’introduction incessante d’élémens étrangers, tend à diminuer ou à rester stationnais. En tous cas, la moyenne des enfer. s par mariage sera, je crois malheureusement pouvoir l’affirmer, inférieure à trois, alors que ce chiffre est déjà extrêmement faible, et représente le minimum compatible avec l’existence d’un peuple. Aussi le nom porté par telle ou telle famille bourgeoise disparaît-il rapidement. On a déjà remarqué, pour les Parisiens, qu’il n’existe pas de famille exclusivement parisienne qui remonte à plus de trois ou quatre générations. Il en était déjà ainsi au commencement du dernier siècle ; mais cette infécondité va en s’aggravant chaque jour.

Quelques écrivains ont supposé que cette infécondité des hommes adonnés aux travaux de l’esprit, et possédant une culture intellectuelle supérieure, était la conséquence de leur état social. On a même essayé d’établir une sorte d’antagonisme entre la puissance intellectuelle et la puissance physique. Plus l’intelligence de l’homme se développe, a-t-on dit, moins il est apte à avoir des enfans. Tout se passe comme si la culture de l’esprit anéantissait l’aptitude prolifique. Les hommes de génie, de talent, de mérite, sont inféconds ou peu féconds. Ceux-là seuls peuvent donner naissance à une postérité nombreuse, qui travaillent dans les champs ou dans les ateliers, exerçant leurs muscles et leurs forces physiques, sans épuiser leur vigueur dans les travaux intellectuels.

Peut-être y a-t-il un certain degré de vérité dans cette hypothèse ; peut-être la stérilité des classes supérieures n’est-elle qu’à demi intentionnelle. La question est difficile à décider, et nous n’avons ni la prétention ni l’intention de le faire. Au demeurant, au point de vue de l’ensemble de la population française, cela importe ! assez peu ; car les classes supérieures forment dans la masse de la nation un si petit groupe que l’influence de leur fécondité sur le chiffre total des naissances est à peu près nul.

Pour la petite bourgeoisie, dont l’infécondité est presque aussi grande, on ne peut guère invoquer d’autre cause que l’intention bien arrêtée de limiter le nombre des enfans. C’est par économie, par prudence, pour épargner, à eux-mêmes et à leurs descendans, les soucis et les fatigues d’une vie trop laborieuse qu’ils ont une postérité si restreinte.

Chez les ouvriers des villes, il y a parfois de nombreuses familles ; encore le sont-elles beaucoup moins en France qu’ailleurs, en Saxe, par exemple, en Angleterre. La natalité est cependant moins considérable que dans les campagnes, et elle est compensée par une mortalité excessive. En outre, la proportion des enfans légitimes aux enfans naturels est considérable. Malheureusement, ce ne sont guère que des inductions, et nous ne possédons pas de chiffres précis qui nous indiquent la moyenne du nombre des enfans dans les ménages d’ouvriers. Si l’on pouvait en juger par quelques exemples isolés, ou par les mœurs générales, nous dirions que parmi les ouvriers ce sont précisément les moins pauvres qui ont les familles les moins nombreuses.

A la vérité, ce qui importe avant tout, c’est la natalité des paysans. Sur les 37 millions de Français, il y a 25 millions de paysans, c’est-à-dire près des trois quarts. De là l’influence prépondérante de la fécondité des populations rurales sur la fécondité totale de la France. Dans les villes, — nous l’avons déjà dit et nous le répéterons encore, — la natalité est toujours faible, si on la rapporte au nombre des adultes ou mariables[4]. Par conséquent, si la natalité de la France diminue dans des proportions si inquiétantes, c’est surtout parce que les ménages de paysans ne sont plus aussi féconds qu’autrefois.

Ainsi, peu à peu, par des éliminations successives, nous arrivons comme dernière conclusion à celle-ci : La population de la France s’accroît très lentement, parce que les paysans abandonnent les campagnes, et parce que ceux qui restent ne veulent pas avoir de nombreuses familles.

Et pourquoi ? Parce que c’est une lourde charge d’avoir à nourrir 5, 6, 7 ou 8 enfans. Parce que le paysan, dégagé de toute considération sentimentale, est avant tout soucieux de s’épargner la misère et les excès de travail ; de se donner quelque bien-être, à lui-même et aux enfans qu’il a déjà, sans se préoccuper de ceux qu’il peut avoir ; parce qu’une nombreuse famille, pour un petit propriétaire ou un ouvrier de la campagne, c’est presque la misère ; parce que le morceau de terre, qui suffit à grand’peine à la vie de quatre personnes, ne suffirait pas à la vie de huit personnes ; parce qu’il serait cruel de ne rien laisser à ses enfans, et que, s’il fallait pourvoir à l’existence d’une nombreuse famille, il faudrait vendre la chaumière ou le terrain acquis au prix de tant d’efforts, travailler à la terre d’autrui, au lieu de labourer son propre champ.

Les économistes et les statisticiens ont cherché s’il n’existe pas un rapport quelconque entre la fécondité de tel ou tel département et l’état de division plus ou moins grand de la propriété. On a cru trouver, mais par malheur les calculs sont bien hypothétiques, que plus la propriété foncière est divisée, moins la fécondité est grande. A vrai dire, les données d’après lesquelles on peut apprécier le plus ou moins de division de la propriété sont trop incertaines pour qu’on en tire une conclusion de quelque valeur.

De même, si l’on classe les quatre-vingt-cinq départemens[5] d’après les impôts d’habitation, ce qui donne, dans une certaine mesure, l’indication de leur richesse plus ou moins grande, on voit qu’il n’y a pas de relation formelle entre leur richesse et leur fécondité. Les départemens riches (le Nord, par exemple) ont tantôt une très forte natalité, tantôt une natalité très faible (Calvados). Les départemens les plus pauvres (Hautes-Alpes, Basses-Alpes) ont une natalité faible. Bref, il n’est pas possible d’établir une relation entre la richesse d’un département, et sa fécondité ou son infécondité.

Quelques écrivains ont pensé que, si la population française est ainsi amenée à se limiter, c’est à cause de la densité trop grande de la population. Le sol français, disent-ils, ne peut nourrir beaucoup plus d’hommes que ceux qui vivent actuellement en France : il se fait alors entre l’homme et le sol une adaptation instinctive et fatale et l’équilibre tend à s’établir entre la productivité de la terre et le nombre des hommes qu’elle peut nourrir. Mais cette opinion ne peut guère être soutenue. En effet, les départemens les plus féconds : le Nord, le Pas-de-Calais, les Côtes-du-Nord, le Finistère, sont précisément ceux où la population rurale est le plus dense, tandis que dans d’autres départemens, peu prolifiques, comme l’Orne, le Lot-et-Garonne, le Gers et le Var, la population est très clair-semée. Si en Russie et aux États-Unis la densité de la population est moins grande qu’en France ; dans d’autres pays, comme l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, la population est beaucoup plus dense que chez nous.

La vérité, il faut oser la voir et la dire, c’est qu’en France, dans les villes comme dans les campagnes, il y a un excès de richesse et un défaut de moralité. Il ne s’agit pas ici de cette prudente moralité qui reconnaît pour barrière les articles du code civil ou du code pénal, mais de cette haute moralité qui fait que l’intérêt particulier est sacrifié à l’intérêt général. L’aisance, le luxe, la richesse, s’infiltrant peu à peu dans toutes les régions, même les plus pauvres, de notre beau pays de France, ont joué le rôle d’un dissolvant. Le goût pour le noble métier des armes a disparu. Il n’est plus d’autre souci que de bien vivre avec un maximum de luxe et un minimum de travail. Voilà pourquoi on redoute les nombreuses familles, qui exigent plus de travail et moins de luxe. Une postérité nombreuse est une calamité contre laquelle on sait trop bien se prémunir. Jadis il n’y avait que les bourgeois des villes capables de mettre en pratique ces règles de conduite ; mais le mal a progressé. Il s’est répandu, avec la richesse, dans les campagnes, en sorte que maintenant les paysans font comme les bourgeois. Ils croient s’enrichir à n’avoir que peu d’enfans. L’exemple est venu de la Normandie, et, peu à peu, comme un fléau plus destructif que la peste ou le choléra, le mal va gagnant les plus belles provinces de la France : le Languedoc, la Provence, la Champagne, la Bourgogne. Chaque année on constate une infécondité plus grande : chaque statistique confirme une aggravation. Aussi croyons-nous nécessaire de le dire ici tout haut, afin que chaque Français aimant son pays le sache et le redise : l’avenir de la France est compromis si l’on n’apporte un prompt remède à cette maladie morale.


IV

C’est ici que nous prions le lecteur de nous prêter à la fois indulgence et attention. Indulgence, car nous’ oserons proposer des réformes profondes qui paraîtront exagérées à quelques esprits timides ; attention, car le point principal de cette étude n’est pas tant de prouver un fait déjà démontré et commenté par beaucoup d’excellens écrivains que de chercher les moyens d’y remédier.

Examinons d’abord un des côtés du problème. L’accroissement de la population ne dépend pas seulement des naissances, mais aussi des décès. Il est évident que la diminution de la mortalité fait croître le chiffre de la population, aussi bien que l’augmentation de la natalité. Or, en France, avons-nous dit, cette mortalité est peu considérable ; mais il dépend de nous de la faire moins considérable encore. En effet, parmi les décès que chaque jour amène en si grand nombre, certaines causes de mort ne peuvent être évitées. Les maladies, les accidens, la vieillesse, sont des maux auxquels bien souvent nul ne peut apporter de remède, et qui, fatalement, entraînent la mort.

Mais il est des morts qu’on peut empêcher et qu’une organisation sociale meilleure saurait certainement combattre : ce sont les décès des petits enfans âgés de moins d’un an.

Que voyons-nous, en effet ? C’est que, par suite des vices de nos institutions sociales, les morts des nouveau-nés sont beaucoup plus nombreuses qu’elles ne devraient l’être. Si nous prenons la statistique des décès d’une année, de l’année 1878 par exemple, nous trouvons que, sur 839,176 décès, il y en a 159,105 qui portent sur les enfans âgés de moins d’un an, c’est-à-dire plus du cinquième du nombre total. Ce chiffre énorme n’est certainement pas dû à une fatalité physiologique, car un enfant nouveau-né, placé dans des conditions d’existence normales, possède une résistance vitale extraordinaire. Pour vivre et pour grandir, il suffit qu’il soit bien nourri. Or, pour beaucoup de nouveau-nés, la nourriture est insuffisante ou mauvaise. Le lait maternel leur fait défaut. Ils sont élevés au biberon, avec du lait de vache plus ou moins altéré, en quantité trop grande ou trop faible. Ou bien encore, soit par ignorance, soit par insouciance, on ajoute au lait, qui devait être leur seule nourriture, des alimens solides, qui sont, pour un enfant, une alimentation exécrable. Le fait est que beaucoup d’enfans meurent de faim. Sur cent décès d’enfans nouveau-nés, il y en a au moins quarante dont la cause est un défaut d’alimentation[6].

Il en résulte que, sur les 160,000 décès annuels des enfans au-dessous d’un an, il en est environ 60,000 qui pourraient être empêchés par une alimentation meilleure. Admettons même, pour ne rien exagérer, que les ressources de l’hygiène ne puissent sauver que la moitié de ces malheureux, ce serait toujours un gain annuel de 30,000 individus.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer par quels moyens il sera possible de combattre la mortalité extrême des nouveau-nés. C’est un des points les plus importans, sinon le plus important, de l’hygiène-publique, et qu’on ne saurait traiter à la légère. Bornons-nous à dire qu’il est honteux pour un peuple civilisé de laisser mourir de faim de pauvres êtres qu’il faudrait si peu d’aide pour faire vivre. Un jour viendra peut-être où l’on s’étonnera de notre indifférence en présence d’une telle misère[7].

Que de discussions oiseuses dans le parlement, dans la presse, où la vanité, la passion, l’intérêt, jouent le seul rôle, alors qu’on ne fait aucun effort pour remédier à cette mortalité cruelle des petits enfans !

D’autres causes de mort pourraient aussi être combattues, non tant par la médecine que par l’hygiène. Il est permis d’espérer que l’hygiène publique parviendra quelque jour, sinon à supprimer les maladies infectieuses, au moins à diminuer leur extension[8].

Nous croyons, pour notre part, que toutes les maladies qui se propagent par la contagion pourront être, sinon anéanties, au moins énormément diminuées. Ce qu’on a fait pour la peste et pour la variole, dont on a efficacement combattu la propagation, on pourra le faire, et on le fera pour le choléra, la fièvre typhoïde, la diphtérie et les autres maladies analogues.

Ainsi les efforts des hygiénistes et des législateurs pourront diminuer la mortalité de la France. Déjà, depuis cinquante ans, cette mortalité a diminué dans des proportions remarquables, mais ce n’est que peu de chose quand on pense à tout ce qui reste à faire. Diminuer l’alcoolisme par l’augmentation des droits sur les alcools, empêcher la propagation des maladies infectieuses par toutes les mesures prophylactiques dont la science dispose, par l’isolement des malades, par la désinfection des logemens, par la purification des eaux d’égout, et surtout préserver les nouveau-nés contre la faim par une surveillance vigoureuse, et par l’institution d’établissemens de bienfaisance dont le type est encore à créer : tels sont les moyens qu’il faudra mettre en usage, et dont le succès sera certain, pour rendre la mortalité plus faible encore qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Il est une autre réforme, et d’une plus grande importance encore, qui aurait sur la mortalité, comme sur la natalité, une influence puissante. Les grandes guerres sont un fléau plus meurtrier que la peste et le choléra. Pour les nations prolifiques et fécondes comme la Russie et l’Allemagne, les vides peuvent se combler, et les morts des jeunes gens, vigoureux et braves, que la folie des puissans de la terre sacrifie sur les champs de bataille, ces morts sont, à l’extrême rigueur, compensées par l’énorme excédent annuel des naissances sur les décès. Mais, en France, alors que cet excédent est si faible, chaque guerre amène des pertes qui ne se réparent pas.

Si nous envisageons à ce point de vue les trois grandes guerres entreprises par la France sous le gouvernement de Napoléon III, nous trouvons les chiffres suivans pendant les années qui ont été signalées par ces guerres :


Excédent des naissances sur les décès Excédent des décès sur les naissances.
Guerre de Crimée (1854) « 69,318
Id. (1855 « 35,606
Guerre d’Italie (1859) 38,563 «
Guerre d’Allemagne (1870) « 103,394
Id. (1871) « 444,594

Donc, pour ces cinq années de guerre, il y a eu finalement un excédent de décès sur les naissances de 614,341. Soit un excédent annuel de 122,668.

Or, si l’on prend l’excédent annuel moyen des naissances sur les décès pendant les vingt-sept années autres que les années de guerre (de 1850 à 1878), on trouve qu’il y en a eu en moyenne, 130,589 naissances annuelles excédant les décès.

On peut maintenant calculer sans peine ce que les cinq années guerrières (1854, 1855, 1859, 1870 et 1871) nous ont fait perdre d’hommes. C’est d’abord 614,341 par excédent des décès sur les naissances. Mais il faut ajouter à ce chiffre l’excédent normal des naissances sur les décès pendant cinq ans, c’est-à-dire le nombre d’individus qui seraient nés s’il n’y avait pas eu de guerre, soit : 652,935. C’est donc une perte totale de 1,267,276 individus ; perte qui est due uniquement et exclusivement à la guerre[9].

Et encore nous n’envisageons pas les conséquences lointaines qu’entraînent les guerres. Tous ces jeunes soldats, que les maladies, plus encore que le feu de l’ennemi, ont fait tomber avant l’heure, auraient sans doute, s’ils étaient rentrés dans leurs foyers, pu contracter des unions fécondes. Aussi leur mort a-t-elle privé la nation de ses générateurs les plus efficaces. Les grandes guerres du commencement du siècle qui ont pesé surtout sur la France ont certainement épuisé la nation, et nous nous ressentons encore à l’heure présente de ces tueries du temps passé.

Pour un peuple, une guerre est donc un fléau dont les ravages s’exercent, non-seulement pendant qu’elle dure, mais encore longtemps après. La France ne produit pas assez d’enfans pour se donner le luxe de ces massacres. Il faut que, par la paix, lentement, progressivement, elle répare les pertes que de longues et sanglantes guerres lui ont faites depuis plusieurs siècles.

Mais ce sont là des réformes difficiles ou impossibles, et il vaut peut-être mieux s’occuper de celles qui sont simples. Il en est une que nous signalerons. Quoique le nombre des mariages en France soit relativement assez élevé, il serait bon qu’il fût plus considérable encore. Beaucoup d’unions illégitimes (peu fécondes, comme les statistiques semblent le démontrer, deviendraient légitimes, si les formalités, les longueurs, les dépenses qu’entraîne la célébration du mariage civil étaient supprimées. Or les ménages irréguliers sont beaucoup moins féconds que les ménages légitimes. Que d’avantages, non-seulement pour l’accroissement de la population, mais aussi pour la moralité publique, à rendre plus fréquens les mariages ! Et des mesures très simples auraient cet effet. Il faudrait peu d’efforts pour les imaginer, peu de temps pour les faire adopter.


V

Cependant le mal véritable, c’est la diminution croissante de la natalité. C’est contre ce fléau envahissant qu’il faut réunir tous nos efforts. Il n’est pas de Français aimant sa patrie qui n’ait le devoir de s’en préoccuper ; car, si l’on n’avise pas, si l’on n’arrête pas cette infécondité progressive, c’en est fait de la grandeur de la France.

Nous pouvons admettre comme un fait démontré que la population des villes n’est pas capable, à elle seule, de maintenir le niveau normal de la natalité. C’est la population des campagnes qui, seule, est prolifique. Malheureusement les agriculteurs et les habitans de la campagne émigrent vers les villes.

Est-il possible d’empêcher cet exode, ou, au moins, de le diminuer ? Pour notre part, nous le croyons. Les charges qui pèsent sur les paysans sont énormes. La révision du cadastre et de l’impôt foncier, réforme qui, nous l’espérons, sera bientôt entreprise, montrera à quel point l’impôt frappe lourdement et inégalement sur le paysan. Et que lui a-t-on donné pour compenser ces charges écrasantes ? Presque toutes les améliorations que la science et l’industrie ont apportées depuis cinquante ans à la vie sociale ont tourné au profit des habitans des villes. Les paysans n’en ont bénéficié que dans une faible mesure.

Ils ont payé l’impôt cependant. Non-seulement ils ont donné leur argent, mais ils ont donné à l’état leur temps et leur sang. Avant qu’on eût décrété l’égalité de tous devant le service militaire, c’est sur eux surtout que pesait l’impôt du sang, le plus lourd de tous.

Les impôts les atteignent plus durement que les habitans des villes : car, dans les campagnes, il n’y a pas une augmentation de bénéfices qui compense l’augmentation croissante des impôts. Alors que le renchérissement des objets de toute sorte a diminué énormément la valeur de l’or et de l’argent, les produits agricoles n’ont pas augmenté de valeur. La concurrence redoutable des États-Unis et de la Russie pour les blés, de l’Italie et de l’Espagne pour les vins, a fait que les. prix du blé et du vin ne se sont pas accrus autant que le prix des autres objets nécessaires à la vie.

Ainsi, pour le paysan, tandis que les dépenses et les impôts augmentent rapidement, les recettes demeurent stationnaires. Même elles ont diminué dans les dernières années : car, depuis 1875, la production agricole, par suite du phylloxéra, de la sécheresse, des froids tardifs, des pluies intempestives, etc., a été très faible. Il s’ensuit que la population agricole a cruellement souffert. "Voilà sans doute pourquoi beaucoup de campagnards désertent les champs qui ne peuvent les nourrir pour chercher dans les villes une existence moins misérable.

La France était jadis un pays essentiellement agricole. Elle tend maintenant, — et c’est un mal, — à négliger l’agriculture, à devenir un pays d’industrie et de commerce. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir cette transformation qui s’opère graduellement, mais rapidement, dans nos conditions d’existence.

Le vieux sol français est-il donc épuisé ? Ne peut-il nourrir plus d’hommes que ceux qui vivent sur lui actuellement ? Est-ce que le maximum de la population rurale a été atteint[10] ?

Il est un fait qui démontre d’une manière formelle que ce n’est pas le sol qui manque au paysan, mais le paysan qui manque au sol. Dans nos campagnes, les hommes ne suffisent pas au travail de la terre, de sorte qu’au moment des semailles ou des moissons il faut faire appel à des travailleurs étrangers. Les Belges, dans le Nord, les Italiens, dans le bassin du Rhône, les Espagnols, dans le bassin de la Garonne, arrivent par troupes pour suppléer au nombre insuffisant des travailleurs français. Ces Belges, ces Italiens, ces Espagnols, se contentent de salaires que les Français n’accepteraient pas. Ceux-ci préfèrent soit la domesticité, soit le travail dans les usines et les ateliers, soit le petit commerce et la petite industrie. Ils vont dans les grands centres, où l’existence est moins rude, le labeur moins âpre, et les salaires, quoique aléatoires, plus rémunérateurs. Que ce soit un mal, le fait est de toute évidence. La santé du corps et la santé de l’âme s’accommodent mieux de la vie des champs que de l’existence incertaine qui s’agite dans les faubourgs des grandes capitales, mais le fait est que ce mal existe. Or, parce qu’elle est douloureuse, il ne faut pas se dissimuler la vérité. Il faut voir les choses comme elles sont : les Français désertent le sol français, et le secours des étrangers est nécessaire pour que le sol soit cultivé.

L’insuffisance du nombre des cultivateurs fait l’insuffisance de la culture. Il y a encore beaucoup de terres en friche qui pourraient être mises en rapport. Quant aux terres cultivées, des cultures perfectionnées pourraient doubler la production annuelle. Que l’on étudie, par exemple, l’état de l’agriculture dans le département du Nord. C’est là que la population rurale est le plus dense ; aussi c’est là que la terre est le plus fertile. Cette fertilité n’est pas seulement naturelle. Elle est due à l’industrie des habitans qui ont consacré tous leurs efforts à faire donner à la terre tout ce qu’elle peut produire. Ne pourrait-il en être de même dans les autres régions de la France ? Qui donc songera à aider les paysans, à leur faciliter les moyens de cultiver la terre, à leur faire abandonner les traditions routinières qui font obstacle à la grande culture ? Ne se trouvera-t-il pas des savans, des hommes d’état, des capitalistes, qui chercheront à enrichir la France par la culture meilleure du sol français ?

Le relèvement de l’agriculture aurait pour résultat immédiat une augmentation notable de la population. Le fils du paysan, malheureux aux champs, va chercher fortune à la ville, et alors, s’il se marie, c’est pour n’avoir, à l’exemple de ceux qui l’entourent, qu’un petit nombre d’enfans. S’il était resté laboureur, il aurait peut-être fait souche, et donné naissance à une nombreuse famille. La patrie a besoin de ces nombreuses familles. Ce serait donc, non-seulement faire acte d’équité et de justice, mais encore témoigner d’une grande sagesse politique que de consacrer tous ses soins à améliorer l’état du paysan. Il faut que le travail des champs soit une rémunération, au lieu d’être, comme à présent, un sacrifice. Il faut que Jacques Bonhomme trouve avantage et non misère à rester laboureur et à vivre dans sa chaumière, au lieu d’aller chercher dans la capitale je ne sais quel métier pour lequel il n’est pas fait. Le sol français peut produire plus qu’il ne produit. Il nourrit, bon an, mal an, 37 millions d’hommes. Mais s’il était bien cultivé, si toutes les terres arables étaient ensemencées, si toutes les terres non productives étaient défrichées, il pourrait en nourrir le double et fournir du travail à un nombre double d’agriculteurs.

Supposons même que le sol français soit devenu insuffisant à la population française. Supposons encore, ce qui est tout aussi erroné, qu’il soit impossible de dépasser, soit la production agricole de la France, soit le nombre des travailleurs vivant du travail de la terre. Ne reste-t-il pas encore d’immenses étendues de terrains ouvertes à l’activité de nos compatriotes ? L’Algérie, la Cochinchine, toutes nos colonies, nous offrent des ressources merveilleuses, et une population dix fois plus dense que la population actuelle pourrait y vivre facilement.

Laissons de côté les colonies trop lointaines, et ne parlons que de celle qui est le plus près de nous. En effet, l’Algérie est peut-être la seule colonie où l’élément français puisse prospérer. La population y a crû très rapidement. Il y a, en effet, à peine cinquante ans que l’Algérie est une terre française, et déjà une population européenne assez nombreuse s’y est implantée.

Quelques chiffres montreront la rapidité de cet accroissement.


1831 3,228 1856 169,186
1836 14,561 1861 205,888
1841 37,374 1866 235,222
1845 95,321 1872 291,173
1851 131,283 1876 353,639

Ces chiffres sont assez éloquens pour exprimer le développement extraordinaire de notre colonie méditerranéenne. En vingt ans, de 1856 à 1876, elle a doublé ; de sorte que, si son accroissement reste le même, dans le siècle qui suivra, il y aura en 1976, dans le nord de l’Afrique, une population d’environ dix millions d’Algériens (Français, Espagnols, Italiens, Maltais, Israélites).

Dans ce mouvement de colonisation africaine, trop lent encore à notre gré, l’immigration joue évidemment un rôle considérable ; mais l’excédent des naissances sur les décès y a sa part aussi. C’est là un point d’une extrême importance et qui mérite d’être relevé ; car l’avenir de l’Algérie dépend plus encore de l’accroissement des naissances algériennes que de la continuation d’un courant d’immigration.

En étudiant, pour les Français de France, le rapport des naissances aux décès, nous avons vu que pour 1,000 décès il y avait environ 1,140 naissances (moyenne de 1861 à 1873), soit pour 1,000 habitans environ 23 décès et 26 naissances, en chiffres ronds. Si l’on établit la même proportion pour les Français d’Algérie, on constate que pour 1,000 décès il y a eu, de 1872 à 1876,1,315 naissances, soit pour 1,000 habitans environ 28 décès et 37 naissances, en chiffres ronds[11].

Ces données ont une importance qui n’échappera à personne. Elles prouvent que la race française n’a pas perdu l’énergie vitale dont elle a jadis donné tant de preuves. Dès que le sol ne lui fait plus défaut, dès que les conditions sont telles qu’une nombreuse famille est source de richesse, et non d’appauvrissement, elle redevient féconde, et les familles françaises redeviennent nombreuses.

La stérilité en France est volontaire, car il n’y a pour une famille de paysans aucun avantage à être nombreuse. La culture du sol ne rapporte que de maigres bénéfices, et le campagnard ne se soucie pas de faire souche d’individus condamnés à végéter sur un sol trop étroit.

Mais que cette race, économe d’enfans parce les enfans sont une source de misère et qu’elle est affamée de bien-être, se trouve transportée dans une région peu habitée et peu cultivée, alors le principal souci n’est plus de conserver intact le petit patrimoine héréditaire, mais de creuser un sillon, de défricher, de planter, de faire rendre à un sol ingrat tout ce qu’il peut donner. Alors la famille nombreuse est utile, et la race stérile devient féconde. Stérile dans un pays fertile, où l’aisance est presque universelle, elle devient féconde dans un pays à demi sauvage, où la rudesse du climat et la pauvreté du sol ne peuvent être vaincues que par le labeur acharné d’une nombreuse population.

On a dit souvent, et peut-être quelques hommes distingués croient encore que la France a dépensé inutilement pour l’Algérie son or et son sang depuis un demi-siècle. Il nous semble, au contraire, que cette colonisation africaine est une magnifique conception qui devient de jour en jour une magnifique réalité. De toutes les entreprises, — et chacun sait, hélas ! qu’elles sont nombreuses, — que la France et ses gouvernans ont ébauchées depuis le commencement de ce siècle, l’entreprise de la colonisation algérienne est peut-être la seule qui produira des résultats utiles. Le sang versé en Crimée, en Italie, au Mexique, en Chine, s’il a servi à la gloire, n’a rien apporté à la puissance ou à la prospérité de notre patrie. Au contraire, la laborieuse conquête, à demi pacifique, à demi militaire, du littoral méditerranéen de l’Afrique nous a donné un immense territoire où peut se développer et grandir, comme au Canada, une nouvelle race française. Nous pouvons être assurés que, dans nos étroites limites européennes, il n’y a plus de place pour le développement de notre nationalité.

A la vérité, l’amélioration du sort des populations agricoles et le développement de la politique coloniale ne sont que deux faces d’un même problème. La fécondité du citadin, du bourgeois, de l’ouvrier des villes, est toujours faible, et les enfans qu’ils procréent meurent vite ou sont inféconds. L’homme fécond, celui qui fait souche, qui crée une race durable et donne naissance à des descendans féconds comme lui, c’est le paysan, l’ouvrier de la campagne, laboureur, vigneron, bûcheron, pêcheur. Les autres existences sont plus ou moins factices, partant condamnées à une stérilité relative. La vie de l’homme des champs est seule conforme à la loi de la nature, et la nature l’en récompense en lui donnant la fécondité. Il faut donc à tout prix soit diminuer les charges qui pèsent sur la population agricole, soit lui donner l’étendue immense d’une terre riche de promesses, comme ce littoral méditerranéen qui va de Gabès à Tanger et qui sera, nous en sommes fermement convaincus, une terre algérienne, une terre française, si nos gouvernemens favorisent ou du moins n’entravent pas le mouvement irrésistible-qui nous pousse à coloniser l’Afrique[12].

Si, en effet, nous parlons de ces réformes profondes à opérer dans les mœurs publiques ou privées de la France, c’est parce que nous sommes persuadés de l’insuffisance des lois ou des décrets à modifier des usages ou des mœurs. La population française a témoigné depuis près d’un siècle sa volonté inconsciente, mais toute-puissante, de limiter le nombre de ses enfans. Peut-on entraver cette grande force ? Nous ne voulons pas faire à la légère un aveu d’impuissance. Il ne faut pas se résigner à mourir. Il vaut mieux essayer de lutter, et chercher comment, par quels moyens, lois, réformes, institutions, se pourra sinon arrêter, au moins diminuer l’infécondité volontaire de la France.

Notre organisation sociale parait si définitivement établie qu’il semble difficile d’y apporter de profondes modifications, et cependant il en est dont l’utilité serait manifeste. Nous oserons dire que nous regrettons le droit d’ainesse tel qu’il existait jadis chez nous, tel qu’il existe encore en Angleterre. Les tendances égalitaires et démocratiques qui triomphent aujourd’hui dans notre pays ne s’accommoderaient évidemment pas de cette inégalité flagrante, de ce privilège donné au fils aîné au détriment des filles et des autres fils. Mais cette réforme, ou plutôt ce retour à l’ancien droit, si elle était possible, ce qui paraît fort douteux, aurait tant d’avantages au point de vue de la fécondité de la population, que je ne puis me défendre d’un secret penchant en sa faveur. Les Anglais nous donnent un bon exemple de ces avantages du droit d’aînesse. Les fils cadets sont forcés de se créer une position sociale, car le père, quelque riche qu’il soit, ne leur laisse rien que son nom. De la toute une classe de jeunes gens instruits, actifs, énergiques, appartenant à d’excellentes familles, mais pauvres, et ayant besoin pour vivre de mettre en œuvre toutes les ressources de leur intelligence. Beaucoup s’expatrient et vont faire fortune dans les magnifiques colonies que la mère patrie a créées au-delà des mers. Ils répandent au dehors la gloire du nom anglais et accroissent dans des proportions inouïes la richesse de leur patrie. Si le droit d’aînesse n’avait pas existé, ils eussent joué le rôle peu désirable de consommateurs. Pauvres et actifs, ils sont devenus des producteurs. Nul doute que l’Angleterre ne doive une bonne part de sa richesse à ces cadets que les lois du pays ont mis dans la nécessité de travailler et de produire.

Nous n’insisterons pas davantage sur ce point. Aussi bien ne voulons-nous parler que des réformes possibles, et celle-là, grâce au goût excessif de logique et d’équité qui est l’apanage de tout citoyen français, ne paraît guère possible à réaliser. Mais si c’est une chimère que de rêver le retour du droit d’aînesse, ne pourrait-il être établi une plus grande liberté dans la répartition de l’héritage ? Le code ne laisse presque aucune latitude au père de famille. Voilà une réforme facile et qui ne soulèverait, je pense, aucune objection sérieuse. Les auteurs du code civil n’ont pas permis au père de famille de déshériter ou d’avantager au-delà d’une certaine limite, un ou plusieurs de ses enfans. S’il y a plusieurs enfans, le partage du bien paternel, après la mort du père, est presque toujours nécessaire. Assurément cette crainte qu’après sa mort son champ sera partagé, sa chaumière vendue aux enchères, hante l’imagination du paysan et l’empêche de créer une nombreuse famille. S’il pouvait en toute sécurité transmettre le champ et la chaumière au fils aîné et laisser aux autres enfans le soin de gagner eux-mêmes leur existence, le paysan prendrait moins souci de l’avenir. Il n’aurait pas cette constante préoccupation de ne créer qu’un petit nombre d’enfans. Le partage de sa terre l’épouvante, et il aime mieux avoir une famille restreinte que de s’exposer au morcellement du patrimoine.


Quelque efficace cependant que nous supposions cette réforme, il en est une fondamentale, urgente, dont la nécessité prime toutes les autres, c’est celle d’une répartition plus équitable de l’impôt. On ne s’étonnera pas que nous établissions une relation entre la fécondité et l’impôt ; car la fécondité française n’est pas un phénomène physiologique, c’est un phénomène économique, et en changeant les conditions économiques des populations, on agira sur leur fécondité.

Or, dans l’état actuel des choses, le père de famille paie à l’état d’autant plus d’impôts que sa famille est plus nombreuse.

Il n’est pas difficile d’en donner une démonstration rigoureuse. Voici deux paysans, vivant de la même manière, dans le même village, et mariés tous deux, : l’un n’a pas d’enfans, et l’autre en a dix. Les dépenses que ce dernier est forcé de faire pour sa famille sont donc quatre ou cinq fois plus grandes que celles de l’autre. Sans doute, l’état n’y peut mais. Il ne peut pas faire que le pain, la viande, le vin, les vêtemens qui doivent suffire à douze existences coûtent moins cher que le pain, la viande, le vin, les vêtemens nécessaires à deux existences. L’état ne peut même pas diminuer les impositions indirectes pour le père d’une nombreuse famille. Ainsi, par suite du jeu normal de notre régime budgétaire, des charges inégales pèseront sur les deux paysans, car, pour les contributions indirectes (boissons, sel, sucre, allumettes, huile, savon, bougies, vinaigre, etc.) il est évident que, dans une famille de douze personnes, l’état percevra plus que dans une famille de deux personnes.

Mais ce qu’il faudrait à tout prix empêcher, et ce qui est une réforme relativement facile, c’est que les contributions directes (impôt foncier, cote personnelle et mobilière, impôt des portes et des fenêtres), pèsent également sur ces deux paysans. Je dis que cet état de choses est inique et funeste, et qu’un allégement des contributions directes devrait compenser l’augmentation des contributions indirectes que subit fatalement le chef d’une nombreuse famille.

Comment ! voilà deux individus dont les ressources et le travail sont identiques, mais dont les charges sont inégales ; et l’état, au lieu de compenser cette inégalité, frappe également celui qui est le plus et celui qui est le moins chargé ! Qui osera prétendre que ce niveau établi par l’impôt direct entre tous les citoyens ne soit injuste à force d’être égalitaire ? Il y a là une iniquité flagrante, et non-seulement c’est une injustice, mais c’est encore une grande faute, car l’individu, chef d’une nombreuse famille, qui est si lourdement chargé d’impôts, est aussi celui qui rend le plus de services à l’état, Avoir beaucoup d’enfans, c’est être utile à son pays : c’est lui donner pour un temps prochain des ouvriers, des laboureurs, des soldats. Les enfans sont l’avenir de la patrie, et voilà la récompense que l’état donne au père de famille ! Plus il sert son pays en ayant une nombreuse postérité, plus l’état lui demande de sacrifices, plus l’impôt indirect grossit les dépenses que nécessitent les nombreuses existences auxquelles il doit suffire.

Nous n’entrons pas ici dans le détail des réformes à tenter, car nous connaissons notre incompétence. Nous voulons seulement établir ce principe : que l’impôt direct payé par le père de famille devrait être proportionnel au nombre de ses enfans. Tel qui n’a pas d’enfans, partant peu de charges, paie moins d’impôts indirects : que les impôts directs le frappent lourdement. Tel autre qui a dix enfans est astreint à des dépenses considérables, et, en outre, il paie un lourd tribut d’impôts indirects. Il faut donc que l’impôt direct l’épargne.

Cette réforme, quel que soit le procédé qu’on emploie pour l’exécution, est juste ; elle est nécessaire ; car c’est pour des raisons économiques que la population française diminue. Si le père de famille voit qu’on diminue ses impositions à mesure que sa famille augmente, il ne sera pas si parcimonieux de postérité et ne fera pas, comme à présent, tous ses efforts pour la restreindre.

Le service militaire, le plus lourd de tous les impôts, pourrait aussi, comme il l’est déjà dans une trop faible mesure, être allégé pour les nombreuses familles. Le chef d’une famille de quatre ou cinq enfans ne pourrait-il être dispensé du service de l’armée territoriale ? L’aîné de quatre ou cinq enfans ne pourrait-il être exempté du service ? Au cas où la famille compterait cinq ou six enfans, ne devrait-on pas se contenter d’en appeler un seul sous les drapeaux ; et, s’il y a plus de six enfans, par exemple, ne pourrait-on leur épargner à tous les charges militaires ? Ne serait-il pas aussi bien urgent de permettre le mariage aux jeunes soldats, aux années où précisément la fécondité est la plus grande ? Ces réformes seraient profitables même à la force militaire du pays. Quelques hommes de moins sous les drapeaux auraient pour la puissance de notre armée moins d’importance que l’accroissement de la population. Assurément, ce ne sont pas là des projets de lois, même embryonnaires, que je me permets de formuler ici. Je n’ai d’autre ambition que d’éveiller l’attention des hommes compétens qui aiment leur pays et qui voudraient empêcher la population française de décroîtra. Or cette décroissance est imminente, et nous la verrons dans un avenir prochain, si nous ne parvenons pas à faire des lois, grâce auxquelles il y aura avantage et non calamité à posséder une nombreuse famille.

Il faudrait même adopter des réformes plus radicales encore. Puisqu’il est acquis que l’infécondité est volontaire, il faudrait entraver cette volonté, et, pour cela, assister efficacement et d’une manière absolument régulière toute famille nombreuse, non sous la forme d’un secours distribué par un bureau de bienfaisance, mais sous la forme d’une rente annuelle, si petite qu’on la suppose, servie pendant quelques années, au sixième, au septième ou au huitième enfant d’une même famille. Nous ne discutons pas ici les moyens d’application, ou les limites dans lesquelles il faudrait agir, ou les méthodes à employer. Ce n’est pas là notre affaire. Nous ne défendons ici que le principe, et ce principe est la justice même. Une loi de la première république décrétait, je crois, que le sixième fils serait élevé aux frais de l’état. C’était une institution excellente, qui, malheureusement, est tombée en désuétude. Il faudrait remettre en vigueur cette loi et en faire d’autres dans le même sens. Celui qui donne au pays beaucoup d’enfans rend service à sa patrie, et il faut que ce service soit récompensé, ou plutôt compensé, par un allégement des charges. Quoi que l’état puisse faire, il y aura toujours plus de charges à élever une nombreuse famille sans payer d’impôts qu’à ne pas élever une famille et à payer beaucoup d’impôts. Croit-on que l’entretien d’un enfant n’exige pas, pendant dix ans au moins, de durs sacrifices pécuniaires pour le père de famille ? Si l’état lui sert pendant dix ans une rente de 50 francs, qui osera prétendre que cette petite somme sera équivalente à ce que coûtent annuellement la nourriture et l’éducation d’un enfant ?

Encore une fois, nous ne défendons ici que le principe, et non la méthode. Il ne s’agit que d’une répartition différente de l’impôt. Or ne pourrait-on compenser cette augmentation des dépenses pour l’état, ou cette diminution des recettes par un impôt en sens contraire ? Le citoyen français qui n’a pas de famille et reste célibataire, par cela même a des charges moins lourdes. Pourquoi ne le frapperait-on pas d’un impôt spécial ? Pourquoi ne pas imposer plus lourdement les familles stériles ? ou même les familles qui comptent peu d’enfans ? L’impôt n’est pas une punition : ce n’est pas une amende qu’on fait payer à tels ou tels individus parce qu’ils n’ont pas pu ou voulu se marier, parce qu’ils n’ont pas pu ou voulu avoir des enfans. C’est une compensation que la société établit entre ceux qui sont astreints à de lourds sacrifices et ceux qui n’ont aucune dépense semblable à alléguer.

L’impôt sur les célibataires, l’impôt sur les ménages sans enfans, que de railleries soulèveraient ces propositions, si un député animé par l’amour de la patrie venait les porter à la tribune ! Il y a chez tout Français un fond de vaudevilliste qui ne demande qu’une occasion de se manifester, au grand jour. Il y aura là, évidemment, de quoi se satisfaire à peu de frais. Mais, si nous laissons la raillerie de côté, quelque fine qu’on la suppose, et si nous examinons les choses sérieusement, comme il convient quand il s’agit de l’existence de la nationalité française, cet impôt serait peu onéreux et tout à fait légitime. Ceux qui se privent des devoirs sociaux doivent supporter quelques charges financières de plus. Ceux qui n’ont pas à pourvoir aux dépenses d’une nombreuse famille doivent contribuer pour une part quelconque à alléger les dépenses que subissent les pères de famille.


VI

Toutes ces idées, plutôt banales que téméraires, que nous venons de défendre ici ne sont que le développement de cette opinion : « La population française ne s’accroîtra dans des proportions suffisantes que si l’on diminue les dépenses que nécessite l’accroissement de la famille. Le paysan n’aura des enfans que s’il y trouve quelque intérêt. » Si l’on résout, ce difficile problème, on empêchera l’extension de l’infécondité.

Aussi faut-il s’adresser aux réformes administratives, politiques, financières, qui changeront les conditions de l’existence matérielle. Ces, réformes, plus faciles peut-être à exécuter qu’un examen superficiel ne le ferait croire, il faut avoir l’audace de les tenter. Elles s’adressent au côté matériel des choses, mais il est aussi des réformes morales dont l’influence serait plus grande encore.

Il faudrait que, dans toutes les classes de la société, l’individu, quel qu’il soit, bourgeois, ouvrier, paysan, se fît une idée plus haute de ses devoirs envers la patrie. Actuellement l’intérêt général est sacrifié par chacun à l’intérêt individuel. Personne ne se rend compte que l’intérêt de tous et l’intérêt de chacun sont solidaires. L’instruction, l’éducation, l’enseignement des grandes vérités morales peuvent seules transformer cette funeste tendance des individus à ne considérer que le profit individuel. Il faut que partout, dans les plus somptueuses demeures comme dans les plus pauvres chaumières, chaque Français et chaque Française soient convaincus que leurs devoirs ne sont pas épuisés quand ils ont respecté les articles du code et versé la contribution annuelle dans la caisse du percepteur. Non, il y a d’autres devoirs. Il y a une famille à créer, aussi nombreuse qu’elle peut l’être. Il y a une génération nouvelle à mettre au monde, qui assurera l’avenir de la patrie. Assurément ces devoirs entraînent de lourds sacrifices, le père aura à redoubler son labeur pour suffire à l’entretien de la petite famille. La mère, après une longue et pénible gestation, aura les soins écrasans du ménage. Mais après tout, les joies de la famille, l’assurance d’une vieillesse tranquille, au milieu d’enfans qui rendront aux vieux parens les soins d’autrefois, n’est-ce pas vraiment la compensation de bien des peines ?

Ce n’est pas tout encore : il faut que la tendresse des parens soit plus éclairée. Si les Français ont peu d’enfans, en revanche, pour ceux qu’ils ont, leur affection est égoïste, aveugle, exclusive. Un père, une mère ne pourront guère se résoudre à laisser leur enfant, devenu un homme, s’établir loin d’eux dans une de nos colonies. Pourquoi quitter cette France où l’on est si bien, et ce foyer paternel où la vie est si facile, pour chercher fortune dans des régions inhospitalières ? Les Français ne sont plus aventureux comme autrefois. Emigrer dans des pays lointains et peu connus, entreprendre des œuvres nouvelles, rompre avec la vieille routine, toutes ces audaces que nos pères ont eues sont devenues tellement rares de nos jours que le peuple français est à présent le plus sédentaire et le plus routinier du monde. Or, si nous n’émigrons pas, si nous ne sortons pas des étroites limites qui nous sont fatalement imposées sur le sol européen, nous sommes condamnés à ne pas grandir, et bientôt, dans quelques années peut-être, à décroître, alors que toutes les autres nations grandiront dans des proportions énormes.

À ceux qui auront eu la patience de lire cette étude ou plutôt cette ébauche, je voudrais, imposer une autre tâche plus difficile encore. Si je les ai convaincus, comme je l’espère, il ne suffit pas d’une approbation vaine : il faut qu’à leur tour ils défendent ces idées que j’ai émises après tant d’autres. Il faut que, dans la mesure de leur influence, ils contribuent, par leurs paroles, par leurs écrits, par leurs actes, à propager cette opinion que des réformes profondes sont nécessaires et urgentes. La France est un pays bien puissant encore et bien riche ; mais cette puissance et cette richesse vont décroître, elles vont disparaître si l’on n’arrête pas les progrès menaçans de notre infécondité. Peut-être y aura-t-il des remèdes efficaces, mais, s’il n’en est pas, il faut désespérer de l’avenir. Finis Galliœ.


CHARLES RICHET.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Je renvoie les lecteurs qui seraient désireux d’approfondir les causes de cet étal misérable des populations normandes au beau livre de M. Baudrillart, qui a étudié avec soin toutes ces questions : la Normandie ; passé et présent. Paris, 1880 ; Hachette.
  3. M. Le Fort, en 1867, ici même, avait indiqué cette dépopulation des campagnes. Depuis 1867 le mal n’a fait qu’augmenter. On trouvera, discutées dans le travail de mon savant maître, bien des questions sur lesquelles, je ne saurais insister, à savoir la proportion relative des adultes et des enfans et le relèvement de la vie moyenne.
  4. Il faut en excepter la ville de Londres, dont la natalité est plus forte que celle des autres parties de l’Angleterre.
  5. En exceptant. la Corse et le territoire de Belfort.
  6. Pour donner un exemple précis, consultons le Bulletin statistique hebdomadaire de la ville de Paris. Dans la semaine du 24 février au 2 mars 1882, il y a eu 1,337 décès à Paris, dont 200 décès d’enfans au-dessous d’un an, qui sont ainsi répartis :
    Maladies diverses 10
    Maladies cérébrales 40
    Maladies pulmonaires 23
    Maladies infectieuses 20
    Malformation 36
    Insuffisance d’alimentation. 71
    Total 200
  7. Je renvoie à un travail important que M. Le Fort a fait paraître dans la Revue de la Mortalité des enfans (1870).
  8. Pour donner une idée de l’importance des affections contagieuses et infectieuses sur la mortalité générale, voici le bilan des décès dus à ces causes, à Paris, durant une des dernières semaines de 1882 :
    MALADIES INFECTIEUSES.

    Diphtérie 64
    Fièvre typhoïde 36
    Rougeole 23
    Érysipèle 20
    Variole 11
    Coqueluche 5
    Scarlatine 3
    Total 162
  9. La perte de l’Alsace et de la Lorraine nous a privés de 1,634,662 compatriotes. La Savoie et les Alpes-Maritimes formaient en 1861 une population de 737,113 habitans. Voilà en définitive ce que les guerres nous ont rapporté : la perte de deux millions d’hommes, un million d’hommes par l’excédent des décès, un million d’hommes par la soustraction de deux provinces. Il est vrai que nous ne tenons pas compte de la gloire.
  10. Si nous interrogeons la statistique, nous voyons que la France consomme annuellement 100 millions d’hectolitres de blé et que sa production est à peu près égale. Dans les très bonnes années, il y a un excédent d’exportation, en sorte que nous envoyons alors du blé à l’étranger, tandis que, dans les mauvaises années, il y a un excédent des importations. En l’année 1875, qui a été exceptionnellement favorable, il y a eu un excédent d’exportations de 1,574,422 hectolitres de blé. En l’année 1876, qui a été mauvaise, il y a eu un excédent d’importation de 17,225,293 hectolitres.
  11. Voici les chiffres donnés par M. Ricoux, dans son excellent livre intitulé : la Démographie figurée de l’Algérie. Les chiffres sont rapportés à une population de 1,000 habitans :
    Mortalité. Natalité. Excédent des naissances.
    Algérie 28.16 37.05 8.89
    France 22.87 26.63 3.14
  12. Nous ne parlons pas ici des colonies françaises autres que l’Algérie, quoique leur prospérité puisse être assurément développée dans des proportions considérables. Quelques-unes d’entre elles, le Sénégal et la Guyane, sont malheureusement peu clémentes à l’Européen, mais en Cochinchine, à Madagascar, en Abyssinie, à la Nouvelle-Calédonie, il y aurait de magnifiques colonisations agricoles à entreprendre. Il faudrait pour cela que nos compatriotes perdissent le goût du clocher et cette tendresse exclusive, exagérée, pour le sol natal qui fait considérer toute expatriation comme un exil. Et puis, que de réformes dans notre administration coloniale, qui, le plus souvent, est une entrave, et non un appui, pour le colon ! Que de tentatives utiles ne pourrait-on pas faire ! Pourquoi les récidivistes, au lieu de se corrompre aux frais de l’état dans les prisons de France, ne seraient-ils pas transportés à Saigon, à Nossi-Bé, à Mayotte, à Obock, ainsi que le proposait récemment un ingénieux publiciste ? Il serait bon de se rappeler que c’est par des colonies pénitentiaires qu’a été créée l’Australie, une des plus belles victoires de la civilisation sur la barbarie.