L’Administration locale en France et en Angleterre/01

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L’Administration locale en France et en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 289-326).
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L'ADMINISTRATION LOCALE
EN
FRANCE ET EN ANGLETERRE

I.
LE COMTE, LE BOURG ET LA PAROISSE EN ANGLETERRE.

Le gouvernement belge, à propos de ses octrois, qu’il voulait réformer, a fait étudier le système des taxes locales en Angleterre : — une mission qu’il a confiée à deux fonctionnaires éminens, intelligens surtout. Ceux-ci, à propos de taxes locales, ont exposé ou pour mieux dire ont révélé dans un rapport, qui est un gros et excellent livre, toute l’administration anglaise et même une infinité de choses par-delà l’administration[1]. À vrai dire, ils ne pouvaient moins faire. Parler d’impôt, c’est parler de tout, si l’on considère que ce sujet comprend non-seulement l’assiette, mais l’emploi des taxes, c’est-à-dire les dépenses d’un peuple, lesquelles, encore plus que sa littérature, sont une expression de lui-même. Peu importe que l’on ait en vue seulement l’impôt local : on ne peut dire où finit le local sans dire par cela même où commence le général, et l’on est ainsi conduit à tracer un tableau complet des choses de finances qui ne va pas sans quelque aperçu de la société tout entière. Le fait est qu’une société n’a pas un trait de mœurs, pas un besoin, pas un penchant dont il n’y ait quelque trace dans ses budgets. On voit l’estime qu’elle fait des choses par le prix qu’elle y met, par ce qu’elle y applique de force et d’argent sous le nom de services publics. Une nation ne peut s’empêcher de mettre son âme et même d’écrire un peu son histoire dans ses lois de finances. Qu’un de nos budgets seulement surnage au prochain déluge, et l’avenir y lira couramment tout ce que nous sommes, sans le microscope de ses érudits.

En attendant, c’est une lumière, s’il en fut, que le document belge dont nous allons rendre compte. Il est probable, me disait un Anglais fort entendu, M. Stuart Mill, que nous n’avons pas un livre pareil dans notre propre langue. Les analogies, les contrastes les plus inattendus failliront sûrement de cette étude : on ne l’aborde qu’en vue des rapports à saisir. Avant tout, il faut décrire à fond, quoi qu’il en coûte de soin et de patience, c’est-à-dire connaître et faire connaître.

Vous pourriez en peu de lignes esquisser le tableau de l’administration française, une hiérarchie si bien liée, une symétrie de si belle apparence ! Quelques coups de crayon suffiraient à la simplicité de ces grandes lignes ; mais le modèle britannique qui pose devant vous exige d’autres façons. Le plus laconique allongerait ses monosyllabes à poursuivre cette variété sinueuse et luxuriante qui s’étale ou plutôt qui se hérisse dans le gouvernement local de la Grande-Bretagne. Ceci tout d’abord est un jugement sur l’objet de votre description. Tant de choses qui se disputent votre attention, qui éprouvent votre analyse, ont un nom qui leur est commun : c’est la vie même que vous avez devant vous, la vie avec des caractères de phénomène et d’exception chez un grand peuple tout pétri de besoins, de volontés, d’ardeurs sanguines et musculaires ; mais, encore une fois, ne jugeons pas, ne préjugeons pas surtout, et tachons de laisser la parole aux choses.


I

La localité anglaise consiste en comtés, bourgs et paroisses.

Le comté est-il une région avec des intérêts, des mœurs, une topographie qui la distinguent naturellement ? Je ne sais : j’en doute fort, à voir ces cinquante-deux comtés que l’on trouve, rien que dans l’Angleterre et le pays de Galles. Le moyen de croire à tant d’individualités locales sur un si petit espace ? Cependant la tradition y est, si ce n’est la place : ces arrangemens de territoire sont chose immémoriale, et pour cause d’ancienneté, qui pourrait bien avoir créé des différences, des originalités sur un fond identique, il faut voir dans le comté une province plutôt qu’un département.

Le bourg est une localité qui tient d’une charte royale ou d’un acte du parlement certain pouvoir de se gouverner elle-même, — une commune, une bonne ville, comme on disait autrefois en France, — bourg incorporé, dit la loi anglaise, qui constitue là en effet un corps ou plutôt une personne capable de tous les actes de la vie civile : acquérir, vendre, plaider, traiter avec tous de toutes choses, comme un individu dans la plénitude de ses droits.

La paroisse est une localité sans personnification civile : elle est un territoire, un groupe dont le lien primitif était l’église. La paroisse a des charges plutôt que des droits, charges qui consistent dans l’entretien des routes et dans la répartition de l’impôt voté au-dessus d’elle.

Voilà les trois catégories de localité dans le royaume-uni. De hiérarchie, n’en cherchez pas. Le comté est sans action dans le bourg, qui ne peut rien lui-même sur la paroisse. Cette gradation que vous observez en France entre le préfet, le sous-préfet et le maire n’existe pas de l’autre côté du détroit ; mais, à défaut de hiérarchie légale, il y a des différences naturelles, — superficie, population, pouvoirs, — qui classent entre elles ces localités ; il y a telle unité locale dont la prépondérance est visible et se révèle à la moindre analyse. Or cette localité prépondérante, ce n’est point le bourg. L’Angleterre et le pays de Galles n’ont pas plus de cent quatre-vingt-neuf bourgs, avec une population de deux millions d’habitans seulement : ce qui ne laisse pas moins de quinze millions d’habitans en dehors des bourgs, c’est-à-dire toute la population rurale d’Angleterre, dont nous avons à étudier le gouvernement local. — Ce n’est pas la paroisse, avec ses droits quasi nuls, depuis qu’elle n’a plus l’administration souveraine des pauvres. — Le grand pouvoir local, primant le bourg par les nombres et les espaces où il s’applique, primant la paroisse et le gouvernement lui-même par l’importance de ses attributions, c’est le comté.

Parlons d’abord de l’organisation du comté. Il a pour autorités : les juges de paix, le shérif, le lord-lieutenant, le gardien des rôles, le greffier de paix, les coroners, les constables, le trésorier, les employés des prisons, les préposés aux poids et mesures, les visiteurs d’aliénés, les inspecteurs des ponts. Rien d’électif dans tout cela !

Les juges de paix ;… mais d’abord oubliez, s’il vous plaît, ôtez soigneusement de votre esprit la notion du juge de paix français, cet ancien notaire qui inflige au plus vingt-cinq francs d’amende et vingt-quatre heures de prison, subordonné au moindre substitut pour la police judiciaire, courant les chemins pour des questions de bornage. Nous sommes ici en présence d’une élite sociale exerçant, par un droit qui semble héréditaire, des pouvoirs qui touchent à la souveraineté. Les juges de paix, dis-je, sont nommés par la couronne, qui pourrait les prendre où bon lui semble, à la seule condition d’un revenu de 100 livres, mais qui les prend toujours à la qualité, à l’apparence, parmi ce qu’il y a de mieux dans le comté. Leur fonction est gratuite ; mais, pendant la durée de leurs fonctions, ils sont les hôtes du comté. Le gouvernement a le pouvoir de les suspendre ou de les révoquer dans certaines circonstances déterminées ; mais il n’use jamais de ce pouvoir. Leur mandat doit être renouvelé à l’avènement d’un nouveau souverain.

Le gardien des rôles et le lord-lieutenant sont nommés par le pouvoir exécutif. Le gardien des rôles, auquel sont confiées les archives de l’administration locale, est par là le premier des juges de paix. C’est lui qui nomme le greffier de paix ; en outre il est presque toujours lord-lieutenant, c’est-à-dire chef de la milice du comté, une force armée de dix-huit mille hommes pour l’Angleterre et le pays de Galles, produite par le recrutement, qui fait l’exercice vingt et un jours par an.

Le coroner est un officier de police judiciaire salarié, dont la principale fonction est de faire des enquêtes, avec l’assistance du jury, sur les cas de mort violente et accidentelle : il est nommé par les propriétaires qui composent le jury. Les juges de paix nomment eux-mêmes les autres fonctionnaires du comté. Tout au moins ils les présentent au choix de la couronne : c’est ce qui a lieu pour le shérif, nommé par le souverain sur une liste de trois candidats émanée des juges de paix. Ce shérif est le représentant de la reine dans le comté, le gardien des droits et des biens de la couronne, li convoque les jurys, assiste aux assises, fait exécuter leurs jugemens : on dit même que, faute de bourreau, il devrait les exécuter lui-même. Il n’a pas de traitement, il est sujet à de grandes dépenses et n’en est pas moins tenu, sous des peines sévères, d’accepter sa charge.

Mais il ne faut pas vous fatiguer à retenir et à comparer cette nomenclature. Tenez pour certain qu’ici tout se résout dans le juge de paix. Au fond, il n’y a que ce personnage en Angleterre pour gouverner les campagnes. Il est entre tous l’organe de la vie et du pouvoir local, non-seulement parce qu’il nomme d’une manière plus ou moins directe tous les fonctionnaires locaux, et qu’une fois nommé il est en quelque sorte inviolable lui-même, mais parce qu’il exerce tous les pouvoirs du comté, et quels pouvoirs ! — D’abord il a le vote de l’impôt local. Il n’est pas l’élu des populations, et il ne laisse pas que de les taxer ! Qui se serait attendu à cela dans un pays libre, et où liberté signifia toujours impôt. consenti ? — Ensuite il a la justice, la répression : cela est local en Angleterre, et il ne s’agit pas là vraiment d’une justice qui s’épuise à prononcer quelque amende ou quelque prison. Les juges de paix, dans leurs sessions générales, avec l’assistance du jury, bien entendu, prennent connaissance de tout cas criminel où il ne s’agit ni de meurtre, ni de félonie, ni de transportation à vie, c’est-à-dire qu’ils ont presque toute la compétence de nos cours d’assises, là même où elles infligeraient des peines afflictives et infamantes, réclusion ou travaux forcés, avec toutes leurs suites d’interdiction légale, de dégradation civique, de surveillance de la haute police. On ne peut pas dire que les juges de paix sont hauts justiciers, puisque le cas pendable leur échappe. Cependant il faut retenir ce mot, qui n’exprime pas mal la source de leur pouvoir, source que nulle révolution en Angleterre n’a troublée à fond.

Comme il a la justice, ce magistrat a la police, et même encore plus complètement : la police de toute sorte, préventive, judiciaire, réglementaire. Il procède à l’instruction des affaires criminelles, il délivre des mandats d’arrêt, il prend des mesures particulières ou décrète des dispositions générales pour le maintien de l’ordre. À cette série d’attributions ajoutez des pouvoirs administratifs fort étendus, l’évaluation de la matière imposable, le contentieux en fait d’impôt local, la réception des comptes de deniers. Il opère tantôt isolément, tantôt réuni à un ou plusieurs collègues, selon l’importance des matières, selon qu’il s’agit — soit de juger des crimes ou de voter l’impôt, — soit de juger des rixes, des différends de maître à ouvrier, — soit de délivrer des licences pour des tavernes.

Le bizarre, l’inconcevable en tout ceci, au moins pour nous, c’est l’étrange variété de ces pouvoirs accumulés dans la même main. Nous croyons bien faire en France de distinguer soigneusement les fonctions : ce qui est divisé nous semble par cela même assuré d’une bonne exécution et d’un contrôle sérieux. Nous séparons d’abord dans les localités le politique de l’administratif, l’administratif du judiciaire, entendant par politique le consentement de l’impôt. Ainsi l’autorité qui vote les taxes pour certains travaux n’est pas celle qui poursuit et surveille l’exécution de ces travaux ; en outre ni l’une ni l’autre n’applique la loi à des cas individuels, ne fait œuvre de justice. Cependant cette première division, rudimentaire et naïve, s’éclaircit ou se complique chez nous, soit dans l’ordre administratif, soit dans l’ordre judiciaire, d’une infinité de subdivisions. Un ordonnateur de dépenses, un comptable, un vérificateur de comptes, autant de fonctionnaires différens. On se met trois pour un paiement : l’un qui l’autorise, l’autre qui le fait, un troisième qui le contrôle, qui décide s’il a été bien fait.

Et la justice n’est pas moins abondamment ramifiée. Elle a des magistrats distincts pour les poursuites et pour les jugemens. Elle a autant de juges que de matières à jugement, les uns civils, les autres répressifs, sans compter que certains sont pour le fisc, et d’autres encore pour la comptabilité. Nous poussons le scrupule jusqu’à défendre au juge d’instruction d’opiner sur l’affaire qu’il a instruite. — C’est tout autre chose en Angleterre : qu’est-ce que ne fait pas le juge de paix ? C’est lui qui instruit une affaire et qui la juge, qui juge et qui administre, qui administre et qui taxe, sans même changer de costume.

Regardez-le administrer,… il n’y a pas moyen de se croire en France. Il procède comme nos conseils-généraux au vote de l’impôt, comme nos préfets à la dépense de l’impôt, comme le conseil de préfecture sur les réclamations des contribuables ou à la vérification des comptes de deniers. — Fait-il œuvre de police ou de justice, ici encore il nous apparaît avec la même abondance et la même concentration de pouvoirs. Il fait des règlemens comme un maire ou un préfet, des actes de poursuite comme un juge d’instruction et un officier du parquet, des actes de répression comme la cour d’assises, moins quelques cas superlatifs de grand criminel.

Il ne faut pas appeler cela un pêle-mêle sauvage de pouvoirs. Tout est bien qui fonctionne bien, et sous ce régime la Grande-Bretagne s’est civilisée comme on sait. Toutefois il est permis de lui dire qu’elle entretient chez elle le moyen âge, et qu’elle offre les plus beaux restes d’une époque où la souveraineté était confondue avec le droit de propriété, et se déléguait tout entière, se concédait comme un fief. Le seigneur féodal n’est pas une espèce perdue : il existe en Angleterre, non plus avec les profits, mais avec les pouvoirs du moyen âge ; rien n’est moins pétrifié. Passez le détroit, et vous verrez des propriétaires qui votent l’impôt sans être élus par les populations, qui rendent la justice sans être légistes, qui commandent une force armée sans être militaires. Est-ce donc de leur naissance qu’ils tiennent tout cela ? Je n’irai pas jusqu’à dire oui, la chose n’est pas si claire : cela leur est accordé ou laissé aujourd’hui moins pour eux-mêmes que pour le bien public, dont ils passent pour les meilleurs gérans. Il faut convenir toutefois que le titre féodal auquel jadis ils faisaient tout cela est pour beaucoup dans cette entente du bien public. La preuve, c’est qu’ailleurs, où la féodalité a expressément péri, ces fonctions sont divisées et attribuées chacune à des conditions d’apprentissage, d’ancienneté, de mérite, tout autrement garantes de l’intérêt général et des services publics.

Ainsi, je ne veux rien outrer, je n’aurais garde de présenter ici la caricature d’un grand peuple, parce que sa grandeur n’est pas la nôtre. Certes ce qu’on voit dans un comté anglais n’est pas de la féodalité pure, quoi qu’il en semble : les temps modernes ont passé par là et soufflé une autre âme dans la vieille machine. Ce n’est pas même de la noblesse, si l’on met sous ce mot une distinction, une puissance fondée sur la race ; rien ne se recrute comme les classes supérieures de la Grande-Bretagne, ce qui n’appartient en propre ni à ce pays, ni aux temps modernes. Le monde a toujours eu assez d’angoisses pour tirer de ses profondeurs tout ce qui était capable de le sauver, tout ce qui repoussait les Sarrasins ou les Normands, les Anglais ou les ligueurs. Des dynasties sont nées de ces services ; pourquoi pas des familles, des souches nobiliaires ?

Quoi qu’il en soit, si le gouvernement local de l’Angleterre n’est pas précisément à base féodale ou nobiliaire, il est traditionnel au moins. Or cette tradition profite à certaines classes, nullement inaccessibles et même incessamment accrues, où persistent néanmoins, comme fond et comme type, les supériorités d’autrefois, les élémens officiels du moyen âge, ce qui n’est pas un médiocre principe en ce pays de faveur et de respect populaires. Que voulez-vous ? ce peuple n’a pas fait de révolutions, ou du moins il n’en a fait que de superficielles.

Dès qu’il n’éprouvait pas le besoin de détruire les anciennes supériorités, on ne peut lui faire un crime de les avoir respectées. Le crime eût été de mettre à mal une caste qui gagna ses éperons comme nulle part, dont la main est partout dans l’édifice des libertés publiques. Les peuples doivent se juger avec indulgence : songez donc que celui-ci a encore des dîmes, des substitutions, des grades militaires à prix d’argent, des sectes à l’infini, des bénéfices d’église à la nomination des propriétaires ; il n’a pas dans toute son histoire une date comme la nuit du 4 août 89. À propos de dates, nous ferons bien de nous en tenir là et de triompher avec modestie, même en présence de ces pouvoirs confus et surabondans dont jouit l’aristocratie anglaise.

Ceci, à coup sûr, est la trace et si l’on veut le poids du passé. On ne comprend rien à ces reliques, quand on a cru bien faire d’abolir le passé, d’ensevelir soigneusement toute tradition : en France, par exemple, où chacun a besoin d’une certaine archéologie pour se représenter la façon dont vivait son grand-père. « Il faudrait plus de six mois, dit Montesquieu, pour faire comprendre à un lettré chinois ce que c’est qu’un abbé commendataire battant le pavé de Paris. » Je mets en fait que les petits-neveux de cet abbé ont à son égard cette ignorance, cette intelligence d’antipodes. Telle est la rupture des Français avec leur passé que ceci n’est presque pas une image ni une hyperbole, mais la mesure du bond incroyable qu’ils ont exécuté en 89. Cependant ce pays n’est pas en l’air : il faut bien s’appuyer sur quelque chose. Faute de souvenirs qui vaillent la peine d’être restaurés, la France fait ses lois avec des idées, avec celle-ci, entre autres, que la séparation des pouvoirs, l’isolement et la spécialité des fonctions sont une condition de bien faire, un principe de science et de perfection, un élément de contrôle, une garantie de liberté. Ce pays a eu des idées plus fâcheuses, et je conçois tout l’ébahissement du lecteur français à l’aspect de tant de fonctions mêlées, brouillées en quelque sorte parmi nos voisins. « Quoi ! il y a un pays civilisé où l’on fait un juge, un officier de milice, un officier de police judiciaire, un administrateur, un taxateur, avec une seule et même personne qui est en général celle d’un homme du monde, de plaisir, d’action ?… » Pourquoi pas ? Rappelez-vous donc que nous sommes en Angleterre, un pays coutumier du fait. Vous en verrez bien d’autres à la chambre des lords (c’est un point sur lequel nous reviendrons), où des gagneurs de bataille, des vice-rois, des conquérans dont on parle encore au pied de l’Himalaya, discutent par le menu et suivent pas à pas non-seulement la conduite des affaires extérieures, mais les moindres mesures de législation courante et d’administration pratique, quelquefois simplement pour le bien de leur prérogative, mais quelquefois aussi avec un sens inné des affaires et de l’intérêt public, qui n’en lâche, qui n’en dédaigne rien.

Après cela, on s’étonne moins de voir les comtés pleins de chasseurs et d’affaires qui s’entendent suffisamment. Les affaires elles-mêmes ont leur activité, leur locomotion, quand elles réunissent les juges de paix en sessions. Le comté dont ils sont les hôtes les traite selon leurs goûts, et fort honorablement, soyez-en sûr, sans que ces goûts nuisent aux affaires. Peut-être même en profitent-elles, ainsi que cela se passait chez les Germains, traitant inter epulas les affaires publiques avec l’expansion et la franchise naturelles en pareil cas : deliberant dum fingere nesciunt, disait Tacite. Cette tradition en vaut bien une autre.

Soit, dira-t-on. Cet entassement de pouvoirs, qui plaît à la Grande-Bretagne, a perdu tout caractère d’exploitation, d’oppression : le vieil organisme dont elle se contente a entendu la raison moderne ; mais toujours est-il que c’est un legs de la barbarie, un obstacle sous les pas du progrès, le reste d’une époque où les pouvoirs étaient confus parce que les droits étaient inarticulés, si ce n’est même inconnus, où les besoins de gouvernement étaient bornés, parce que l’activité sociale était peu explicite, peu détaillée, où l’idée de la chose publique dans toute sa grandeur, des services publics dans toute leur étendue et leur complexité, était encore à naître et à reconnaître. Aujourd’hui, toutes choses étant grandies et démêlées, est-il sage de les traiter avec l’appareil informe qui suffisait au moyen âge ? Cette confusion de pouvoirs est vicieuse en soi : quel abus par exemple que de mettre ensemble la justice et la police, exposant l’une à perdre quelque chose de ses formalités et de ses lenteurs, qui sont des garanties, tandis que l’autre y compromet sa promptitude et sa dextérité ! Pourquoi cette grossièreté inaltérable de rouages dans une civilisation qui se perfectionne, et qui, par cela même, se diversifie, se complique de toutes parts ? Véritablement c’est prendre plaisir à l’obstacle et à l’impuissance.

Tout cela est plausible. Cependant rappelons-nous que la civilisation ne réside pas tout entière dans la perfection des mécanismes administratifs. Il est certain que, l’âme des choses changeant, les mécanismes feraient bien de s’améliorer eux-mêmes, de se transfigurer à leur tour ; il convient que l’organe se proportionne à la fonction. Toutefois la civilisation est surtout dans les personnes, dans les âmes : or elles peuvent corriger par ce qu’elles acquièrent de sain et de progressif le vice qui est resté dans le matériel des institutions.

Aujourd’hui par exemple, le procédé français pour atteindre la vérité juridique est de mettre d’une part l’accusation, de l’autre la défense, d’instituer deux organes pour ces deux fins, et cela en effet est fort bien avisé. Il ne faut pas croire cependant qu’un accusé non défendu, soit par cela même un condamné. Si les juges eux-mêmes allaient le défendre… A cet égard, les mœurs judiciaires de la Grande-Bretagne sont fort édifiantes, et le spectacle en est curieux parmi ces juges de paix dont nous avons reconnu tout à l’heure l’origine et la qualité. Voilà des hommes qui figurent au plus haut degré la conservation, la stabilité, tous les intérêts gardiens de l’ordre et de la propriété. Vous croyez peut-être que la répression sera chez eux un parti pris, une férocité organique, qu’ils auront du moins toutes les préventions et toutes les rigueurs signalées à bon droit comme le vice qui s’établit parmi les juges permanens. Eh bien ! non : quelque chose, il faut le croire, s’éveille en eux à l’aspect de l’accusé et les interpelle au nom de leur office, qui n’est pas uniquement pour eux, au nom d’un droit qui n’est pas uniquement celui de la société… Je les crois peu juristes, encore moins philosophes ; il n’y a pas apparence qu’ils aient jamais rencontré, dans leurs lectures ce vœu de la loi romaine que je ne suis pas sur pour mon compte d’avoir bien retenu : Absentia defensoris prœsentia numinis repleatur… Cependant il est de fait qu’ils ménagent l’accusé, suppléant aux lacunes et au trouble de sa défende, le mettant en garde contre ses aveux. C’est à cela que la civilisation sert en eux, sans compter qu’elle est autour d’eux dans l’opinion, dans la publicité, leur créant un sentiment du devoir et de la responsabilité aussi varié, aussi étendu que les fonctions diverses dont ils sont chargés.

C’est une manière d’entendre le bien public que d’isoler les services publics et d’imposer à chaque fonctionnaire des preuves d’aptitude. C’en est une autre que de les laisser confondus et indistincts moyennant une conséquence nécessaire, qui est de chercher, de rencontrer une élite capable de porter ce cumul sans en être accablée. Une nation assemblée qui se met à réfléchir et à délibérer sur ces choses fera bien de prendre le premier parti ; mais le second n’a rien d’excessif, s’il a l’appui des traditions, dans un pays d’ailleurs où les esprits et les consciences sont assez développés, où certaines classes sont assez fortes pour répondre par la variété des aptitudes innées ou acquises d’un seul homme à toute la variété des services publics. Qu’importe que la tâche soit universelle, si l’homme est encyclopédique ? La force est-elle comme le fardeau, l’étreinte comme l’étendue ? Tout est là. À ce prix, le fonctionnaire peut être multiple, et beaucoup de choses peuvent tenir en une seule main. Le procédé en soi est peut-être grossier, mais il est sans grief, dès que l’esprit de caste et les traditions de famille lui servent d’appui, l’éveil et la qualité de l’opinion lui servant d’ailleurs de contrôle. Il révèle des conditions morales qui relèvent et réparent tout.

Il ne faut pas perdre de vue cette puissance du milieu, cet ascendant de l’opinion. Les pires en sont tempérés, les moindres en sont illuminés, et ce qui n’est pas moins considérable, c’est qu’où manque l’opinion, les meilleurs et les plus éclairés, doutant d’eux-mêmes, s’abstiennent du bien qu’ils conçoivent et qu’ils désirent. « C’est chose inhumaine, » disait Lamoignon à propos de la torture. « C’est chose inutile, » ajoutait Pussort. Cela dit, que nul écho ne leur renvoyait, Lamoignon et Pussort laissèrent la torture dans l’ordonnance criminelle de 1667. Je suppose qu’ils étaient seuls à penser et à parler de la sorte, seuls comme s’ils eussent parlé tolérance à cette époque de dragonnades approuvées des jansénistes eux-mêmes. L’opinion ne les assistait pas, soit qu’elle manquât dans les esprits, soit que les esprits manquassent d’occasions et d’organes. On ne se passe pas, fût-on Pascal, de ce point d’appui : les plus grands ne se dilatent que dans un milieu qui les soulève, qui les soutient triomphalement, par où le génie porte la peine d’être humain, c’est-à-dire sociable. Qu’est-ce qui manquait à Pascal pour être Voltaire, Rousseau ou Montesquieu ? Certes ni la pensée, ni l’esprit, ni l’éloquence, si haut qu’elle peut monter. Il lui manquait l’opinion, pas autre chose. Doutant par son génie, il a cru par son siècle, qui ne lui renvoyait que des exemples de croyance et de soumission. Ce vide l’accabla. Comme sa raison, qui allait à tout briser, était seule de ce sentiment sous le règne de Louis XIV, il prit parti contre sa raison, il la brisa : abêtissez-vous, lui dit-il, la seule chose à faire dans une époque organique, comme disent les saint-simoniens, c’est-à-dire humble de cœur, soumise, prosternée. Félicitez-vous d’être né à genoux, maudissez l’arrogance de votre cœur, si la Providence, dans sa philosophie de l’histoire ou dans quelque gracieux dessein de mortification, a mis sur votre chemin une de ces misérables époques.

Ainsi l’aristocratie et ses mérites n’expliquent pas seuls cette confusion britannique de tous les pouvoirs locaux : aux meilleurs, il faut le concours des bons, l’appui de la conscience publique exprimée et avouée, l’opinion en un mot. Il ne faut pas oublier qu’en Angleterre cette puissance est légalement armée de toutes pièces, libre par les journaux, souveraine par le jury, dont relève directement toute fonction publique.

L’éducation est encore plus près de nous que l’opinion, et la famille est cette partie du public qui nous touche le plus intimement : beaucoup de choses dérivent de là chez les Anglais d’une certaine classe, de celle qui fournit ces fonctionnaires à toute fin. Ils sont nés, ils ont grandi au milieu des affaires publiques. Leur enfance s’est passée à entendre parler routes, écoles, arrestations, enquêtes autant que chevaux. Ils gouvernent de race pour ainsi dire. Comment ne seraient-ils pas capables de ce qu’ils ont toujours vu faire, et qui descend à eux comme une tradition naturelle et vénérée ? Ils tiennent en effet que ces soins font partie de leur rang, que ce pouvoir est un signe de caste, que ce patronage est leur privilège et leur patrimoine. C’est assez dire que s’il y a dans leur cervelle une lueur d’entendement, dans leur existence une heure lucide et appliquée, elle va se tourner vers l’affaire locale. Qui sait d’ailleurs ? Peut-être que cette jeunesse passée jusqu’à vingt-deux ans dans les universités en a rapporté çà et la, non pas quelque connaissance de la chose (rien ne ressemble moins à ce qu’on fait dans un comté que ce qu’on apprend à Oxford), mais une élévation et une ouverture générale d’esprit qui ne gâtent rien. Que les affaires se le tiennent pour dit : on n’a quelquefois qu’à se baisser pour être à leur niveau.

Au demeurant, soyez assuré qu’il n’y a de miracle nulle part, pas même ici. Rappelez-vous seulement que ces magistrats sont très nombreux, qu’ils n’agissent guère isolément, et que dans leurs sessions les plus entendus, qui ne sont pas toujours les meilleurs cavaliers, prennent le dessus, donnent le ton… Cela est inévitable, et il arrive ainsi que toutes choses, même les affaires, se passent, se traitent tolérablement entre ces gens bien élevés, les uns sachant, les autres comprenant, tous apportant quelque idée innée de la chose publique, éclairés par les usages, assistés d’ailleurs par le clerk of peace. Je n’aurais garde d’oublier ce fonctionnaire, qui, sous le nom modeste de greffier, est, si je ne me trompe, une pièce capitale de l’administration du comté. » Il est, dit le rapport déposé à la chambre des représentans belges, l’officier du collège des juges de paix. C’est lui qui tient leurs écritures, exécute leurs décisions et prend une large part à l’administration du comté. »

Je trouve en outre dans le budget du comté de Surrey (un comté comme un autre, si j’en juge par son budget, comparé à tel autre budget local) que le greffier touche un traitement de plus de 30,000 francs (1,300 livres sterling), par où il est fort inférieur à qui ne touche rien : un chiffre lumineux cependant où l’on entrevoit le prix et le rôle de l’expérience, du savoir, de la spécialité, comme on dit, rappelant la règle et les usages, suggérant les solutions, enfin consultant de la manière la plus délibérative. Les Anglais, on le remarque ici une fois de plus, sont encore dans les liens du moyen âge, qui ne savait pas distinguer le gouvernement en action et en délibération, qui mettait ces deux pouvoirs tantôt dans un homme, tantôt dans un corps, au lieu de créer deux organes, comme on l’a fait de nos jours. Cette découverte est en effet toute récente. « L’administration, dit le général Foy parlant du premier consul, prit entre ses mains une marche sûre et rapide par l’application féconde du principe qui confie l’action à un seul et la délibération à plusieurs. » Ce principe ne s’est pas fait reconnaître chez nos voisins : le collège des juges de paix, en Angleterre, n’a pas près de lui un agent qui soit de tout point ce qu’est chez nous le préfet auprès du conseil-général. Cependant il est dans la nature des choses que la délibération et l’action se divisent, se dégagent l’une de l’autre à certains momens ; de là le clerk of peace. En outre il n’est pas moins naturel que l’action, de quelque manière qu’elle soit classée dans la hiérarchie des pouvoirs (les Anglais la mettent au plus bas, même dans leurs sociétés de commerce), se classe elle-même en vertu de la valeur qui lui est propre et en raison de l’habileté dont elle fait preuve ; de là l’indubitable importance du clerk of peace, attestée par ces deux circonstances : qu’il est seul de son office dans le comté, et que cet office est récompensé, c’est-à-dire évalué pécuniairement au taux fort élevé que nous avons vu. Quand ce greffier serait tenu pour gentleman, cela ne m’étonnerait pas.

Pour décrire un pouvoir, il faut y montrer trois choses : l’agent, l’action, le ressort financier. Organes, fonctions, nerfs, tout est là quand il s’agit d’un corps politique ou autre. Le législateur français ne manque pas, en tout sujet qu’il aborde, de reconnaître et de traiter séparément ces trois aspects. Or nous venons d’exposer quelles sont les autorités et les attributions du comté : il faut voir maintenant de quelles ressources disposent ces magistrats, quel est le ressort, le nerf de ce pouvoir.

Rien n’est plus simple : tout ici se compose d’une taxe directe et purement foncière. Tandis que l’état vit principalement de taxes indirectes, d’impôts de consommation, le comté, lui, n’a pas d’autres recettes qu’un impôt direct sur le revenu net des immeubles. Ce revenu est évalué par une commission que les juges de paix nomment parmi eux, et qui fait appel à tous les documens, à tous les témoins que bon lui semble. Un document est-il inexact, l’expertise qui en révèle l’inexactitude est à la charge du fonctionnaire de qui vient le document. Un témoin refuse-t-il de paraître, il paie une amende de 20 livres sterling. Quand la matière imposable est évaluée, la commission répartit l’impôt entre les paroisses ; s’il y a réclamation des paroisses contre leur contingent, elle est jugée en session trimestrielle des juges de paix. Tout étant évalué et jugé, le greffier de paix transmet à l’administration des pauvres l’état des taxes à percevoir dans chaque paroisse, et si l’agent de cette administration est en retard pour le recouvrement ou le versement de l’impôt dont il a charge, tout juge de paix peut émettre une ordonnance pour saisir et vendre ses biens.

Voilà un pouvoir qui ne sera inerte et empêché que si bon lui semble ; mais ce que j’y veux remarquer surtout, c’est la dose de tradition qui s’y retrouve, c’est le moyen âge qui vit encore dans cette fiscalité des pouvoirs locaux aussi bien que dans leurs organes et leurs fonctions. Aujourd’hui, alors que tant de richesses nouvelles s’offrent à l’impôt, la taxe du comté est encore purement foncière, comme l’était la taxe des pauvres sous Elisabeth, comme l’était la taxe d’église (church rate) dès le XIIIe siècle, comme le sont au fait tous les impôts d’une époque où la terre est la seule richesse connue et imposable, où les gouvernemens ne peuvent prendre l’argent du public dans son portefeuille. Tandis qu’en Angleterre l’état est éminemment moderne et progressif par l’impôt qu’il prend sur toute richesse qui paraît, par les autorités qu’il institue pour tout besoin qui se révèle, il laisse aux comtés la taxe aussi bien que les pouvoirs du-moyen âge.

L’importance de cette taxe n’est pas ce qui pourrait donner l’idée de ces pouvoirs, puisque le plus considérable d’entre eux, la justice, s’exerce gratuitement. Néanmoins le chiffre en est respectable : il s’agit de 50 millions (1,954,840 livres sterling), somme égale à la moitié environ de ce que nos lois de finance appellent le service départemental, pour une population un peu moindre que la moitié de la population française.

Voilà le comté anglais : on vient de l’exhiber, tel qu’il existe et se gouverne, avec ses finances, ses fonctions, ses organes. Il me semble que, cette description faite, on n’a plus rien à décrire ici en fait de pouvoirs locaux ; on ne voit pas du moins ce qu’on pourrait offrir de mieux au lecteur. Songez donc que nous venons de considérer le plus grand des pouvoirs locaux dans la plus considérable des trois régions qui composent le royaume-uni, cette étude ayant été prise sur l’Angleterre et le pays de Galles. Vous trouvez là les deux tiers de la population britannique, les quatre cinquièmes de la richesse britannique ! Et ce petit pays a dans ses origines la même supériorité, la même hégémonie : il apparaît dans l’histoire comme le noyau, le fond triomphant, qui a eu la vertu d’attirer à lui tout le reste, où ni conquêtes ni révolutions n’ont altéré depuis huit cents ans la tradition nationale. Or, dans ce pays ainsi fait et que vous pouvez prendre pour la Grande-Bretagne tout entière, qu’apercevez-vous d’autorités locales ? Le comté, où tient presque toute la population. Et dans le comté ? Le juge de paix, où se concentrent tous les pouvoirs, dés pouvoirs quasi-souverains. Et dans le juge de paix ? L’aristocratie… N’allez pas plus loin, vous tenez la Grande-Bretagne : vous la tenez par son âme. Il n’y en a qu’une du haut en bas de ce pays, tant pour les localités que pour l’état : par où vous voyez tout d’abord que le régime local n’y sera jamais un égoïsme local, jamais un obstacle aux lois et à la politique générale, et que vous pouvez pratiquer hardiment le même régime, si vous pouvez y mettre le même souffle.

Je serais d’avis pour ma part de laisser de côté l’Irlande, l’Ecosse, la métropole, les bourgs, les paroisses, des détails qui ne sont bons qu’à troubler l’esprit et les conclusions du lecteur, où d’ailleurs pour ce qu’ils apportent de données ils ont à peine le droit d’entrer. Qu’est-ce, en effet, que l’Irlande ? Un pays vaincu et catholique. Ne croyez pas que les vainqueurs vont y laisser de l’indépendance locale, encore moins que les vaincus se laisseront gouverner localement par l’aristocratie protestante ; leur bon plaisir serait plutôt de l’incendier et de l’assassiner. Qu’est-ce que l’Ecosse ? Un pays annexé, longtemps rebelle, où le régime féodal a duré trop longtemps, et pour cette imprudence a péri tout entier : a priori vous pouvez compter en ces deux pays sur d’assez belles applications de pouvoir central.

Je voudrais qu’il me fût permis d’éliminer franchement ces dépendances éloignées du sujet. Trouvant au fond de notre analyse cette loi, ce fait capital, que le comté anglais est au régime de la tradition, ne sommes-nous pas autorisé à nous arrêter et à conclure ? Assurément nous avons là ample matière aux réflexions, aux inductions les plus légitimes, puisque ce fait caractérise le pouvoir local dans la plus grande partie du royaume-uni. Peut-on raisonner en ce sujet sur des données plus solides et plus complètes ?

Cependant vous seriez peut-être bien aise d’apprendre quelque chose sur ce qui se passe localement en Irlande, en Écosse, dans les bourgs, dans les paroisses. Après tout, cette curiosité est naturelle. Seulement je préviens le lecteur qu’il s’attache là, quelles que soient les apparences, à de purs accessoires où il ne trouvera rien pour infirmer les réflexions qu’il a le droit de faire dès à présent. La Grande-Bretagne en son gîte et en son essence est où nous l’avons montrée, c’est-à-dire dans cette aristocratie qui règne aussi bien sur les localités que sur l’état. Quoi qu’il en soit, nous allons poursuivre cet exposé fastidieux ; mais regardez bien ces pouvoirs locaux, tels qu’on vient de les décrire dans le comté anglais. Vous ne les reverrez nulle part avec cet épanouissement, ni dans les bourgs, ni en Écosse, encore bien moins dans les paroisses et dans l’Irlande.


II

C’est peu de chose que les bourgs ou corporations. Quelles que soient leurs attributions, ces localités figurent comme une exception clair-semée sur la carte de l’Angleterre et du pays de Galles. Quand lord John Russell présentait au parlement le bill de réforme municipale, il n’en comptait pas plus de cent quatre-vingt-trois, avec une population de deux millions d’habitans[2]. À cet égard, le bourg est moins que le comté : c’est autre chose surtout. Là, rien ne ressemble aux pouvoirs du comté, confus et souverains comme nous les avons vus entre les mains des juges de paix : tout se divise, quelquefois pour s’étendre et se détailler, mais eh général pour se borner.

Tout d’abord c’est l’administratif et le judiciaire qui ne tiennent plus dans la même main. L’administration passe tout entière à des représentans élus. Quant à la justice, il est rare qu’un bourg soit constitué avec cette plénitude suprême qu’on voit dans le comté. En général, il relève du comté pour la haute justice. Ce n’est pas qu’il n’ait aussi ses juges de paix, mais avec quel déchet de personnes et d’attributions ! Ici, ce magistrat, comme juge proprement dit, a pour toute compétence de statuer sur les contraventions de simple police. Comme officier de police judiciaire, il est borné par le coroner, officier municipal et salarié, qui, lui aussi, fait des enquêtes, des instructions, etc. Il n’a plus la grande fonction judiciaire des sessions trimestrielles, qui n’existe pas dans les bourgs ou qui est dévolue au recorder, un magistrat salarié par la corporation et nommé par la couronne parmi les avocats de quelque pratique. Enfin ce juge de paix, déjà si réduit, devient méconnaissable quand on songe qu’il reçoit quelquefois un traitement de la commune, et qu’il peut être pris partout, sans la moindre condition de rang ni de fortune.

Ici, comme on voit, tout change d’aspect, personnes et choses, organes et attributions. C’est que nous sommes ici sur un terrain moderne, celui des grandes agglomérations, où les nécessités modernes ont fait la loi. On n’y voit plus les mêmes traces du passé, qui fléchit et s’efface. Les pouvoirs du bourg, de moindre nature et d’une autre origine que ceux du comté, sont plus variés et plus compliqués. Tandis que le comté pourvoit seulement à certaines grandes choses élémentaires et immémoriales, telles que la sûreté des personnes et des biens, le bourg met la main, une main vigoureuse et indiscrète, dans toutes les sinuosités de la vie moderne. Par voie de répression et par voie de prévention, avec tous les pouvoirs de la police la plus pénétrante, il descend parmi tous ces intérêts qui se touchent et se froissent dans les grands entassemens humains. Il aborde, il prévoit tous les méfaits et toutes les nuisances qui naissent sous les pas de cette foule civilisée, qui ne sont nullement la monnaie des vieilles scélératesses nées avec le monde (celles-ci continuant à tenir leur rang), mais qui s’y ajoutent comme le défaut et la perversion naturelle de tout progrès humain.

Qu’est-ce que ferait ici le passé avec son personnel et ses traditions ? Ici, tous les pouvoirs appartiennent à un conseil électif, lequel nomme lui-même ses dignitaires sous le nom de maires et d’aldermen ou adjoints. Est électeur quiconque paie la taxe des pauvres, une taxe directe sur le revenu net des immeubles. Est éligible quiconque paie cet impôt pour un revenu de 15 livres sterling au moins. Ajoutez à cette condition électorale celle d’un domicile de trois ans, ne perdez pas de vue que le paiement de la taxe des pauvres confère seul le droit électoral à l’exclusion des autres taxes, et vous avez tout autre chose que le suffrage universel.

Ce conseil ainsi élu, ainsi composé, a des attributions variables, vu que les bourgs ont été constitués à différentes époques et avec des pouvoirs plus ou moins étendus. Toutefois l’acte de, réforme municipale, rendu en 1835, leur reconnaît quelques droits élémentaires : l’administration des biens et revenus municipaux et des fondations d’intérêt local à l’exception des fondations charitables, — le service des cours de justice locale et l’administration des maisons de détention et de correction, — l’administration de la police. En outre une loi de 1858 (local government act) leur offre les attributions que voici : l’éclairage public, — l’administration de la voirie et des jardins et parcs publics, — la police de la voirie, des voitures publiques et des établissemens publics, — l’approvisionnement des eaux, — le service et la police des incendies, — la police des constructions et la salubrité publique, — les horloges publiques, — les bains et lavoirs publics,— les cimetières, — les marchés.

Cet acte doit être considéré comme une charte générale proposée par le législateur soit aux localités qui n’en ont pas, soit à celles qui en ont une moindre. C’est en même temps un moyen qui leur est offert pour déposséder les pouvoirs institués çà et là, avec plus ou moins de discernement et d’harmonie, à certaines fins locales, éclairage, pavage, etc. Un bourg peut se soustraire à ces incohérences par décision du conseil municipal adhérant à l’acte de gouvernement local. Une paroisse ou même une agglomération quelconque peut obtenir le bénéfice de cet acte, soit par une résolution de la majorité des contribuables, soit par une décision du ministre de l’intérieur.

Ces pouvoirs sont d’une véhémence dont on n’a pas d’idée. Ces bourgs, qui n’appartiennent qu’à eux-mêmes, ont en eux-mêmes un maître dur et exigeant. Rien n’est comparable à leur police des constructions, de la voie publique, de la salubrité, de la propreté. On force un propriétaire à produire le plan de toute construction ou reconstruction projetée : il y faut des rigoles couvertes aboutissant aux égouts publics, sans parler d’une infinité de détails… Pour vérifier ces conditions de décence, on visite à volonté tout domicile. On défend la location des logemens souterrains ou même simplement sordides et mal aérés. À ce qui est insalubre, on impose l’assainissement ; à ce qui ne peut être assaini, la destruction. Il y a de grosses amendes pour les retards, et finalement une exécution d’office qui peut aller jusqu’à abattre les maisons, le tout aux frais des propriétaires. Telles sont les violences de la civilisation sur un peuple qui exècre les mesures préventives, qui a la religion du domicile, qui ne peut sentir la main de l’autorité sur lui, chez lui surtout.

Après cela, il va sans dire qu’on inspecte toute vente de comestibles, qu’on oblige les chemins particuliers à être nivelés, drainés et pavés, qu’on prohibe tout amas d’immondices dans l’intérieur même des cours, qu’on force tout propriétaire à s’approvisionner d’eau. C’est de la santé et de la propreté obligatoires, sans parler d’une assez large intervention des pouvoirs collectifs défrayée par l’impôt, d’un véritable communisme officiel. J’appelle ainsi les taxes auxquelles les habitans peuvent être soumis pour jardins publics, bibliothèques publiques, musées publics. Il y a de tout dans le budget d’un bourg, même des fonds secrets. À vrai dire, je ne trouve qu’un exemple de fonds secrets, et encore qui ne passe pas 10 livres sterling : un service, une mauvaise action, qui en tous cas n’a pas coûté cher.

Enfin, pour dernier trait, une matière fort considérable en tout pays industriel, — celle des ateliers insalubres, qui donne fort à faire chez nous à toute la hiérarchie administrative, où le chef du gouvernement lui-même ne procède en certains cas que le conseil d’état entendu, — est réglementée absolument par les conseils municipaux.

Deux choses toutes modernes ont créé ces pouvoirs en ce qu’ils ont de hardi et de compréhensif. L’une est le développement des villes, où plus de contact engendre plus d’occasions de nuire et plus de disciplines nécessaires ; l’autre est le développement des idées de comfort, de propreté, de décence, chaque jour plus exigeantes et plus raffinées, lesquelles rencontrent bien sur leur chemin l’aversion innée des Anglais pour le règlement, mais ne laissent pas que d’en triompher par une aversion acquise et encore plus forte, celle du nauséabond, du scandaleux, de l’immonde, du saugrenu. On voit ici dans tout son jour une des lois les plus frappantes du monde moral, savoir le progrès de la puissance publique parallèle au progrès de la société. Il y a en effet un progrès de la société en tout ceci, et même un progrès de quelque valeur morale, une certaine addition aux codes et aux commandemens les plus connus. Il s’agit de ne pas infecter son prochain, de ne pas le dégoûter moralement, de ne pas l’empoisonner, soit quand il respire, soit surtout quand il croit être logé et nourri. Il s’agit même de lui procurer l’espace, le jour, l’air, les récréations de la vue et de l’esprit. Un budget où apparaissent de tels articles de dépense n’accuse pas moins qu’un respect croissant de soi-même et d’autrui, un plus haut sentiment parmi les hommes de ce qu’ils valent et de ce qu’ils se doivent les uns aux autres. On peut même croire, mais en y allant avec infiniment de circonspection, que plus de décence signifié plus de moralité, et que le soin des dehors suppose la qualité, la réalité du fond.

La preuve au surplus que ce progrès moral n’est pas la fantaisie de quelques-uns, c’est qu’il est défrayé par tous, et chèrement. Le montant des taxes municipales directes perçues à Liverpool s’élève à 21 pour 100 du revenu imposable, ce qui ne dispense pas l’habitant de Liverpool de payer sa part de l’income-tax et des assessed taxes, c’est-à-dire des taxes sur les maisons, les domestiques, les chevaux, les armoiries, etc.[3]. Rien ne montre l’empire d’un besoin, la puissance d’une idée progressive comme les sacrifices d’argent qu’elle sait obtenir ; c’est à cette épreuve qu’on voit les convictions. La foi qui contribue est une foi sincère.

Somme toute, je sais bien ce qui étonnera, ce qui choquera le plus un lecteur français à l’aspect de ce pouvoir municipal. On va me dire que j’ai déployé là une longue liste d’attributions, mais qu’apparemment je ne l’ai pas épuisée. Et les écoles ! et le culte ! et l’hôpital ! et la route ! et le théâtre ! il n’y en a pas trace dans ce catalogue. Est-ce que les bourgs, les corporations de la Grande-Bretagne n’ont pas le droit et même l’obligation précise de pourvoir à ces services ? Eh ! mon Dieu, non ; mais ne vous inquiétez pas de ces choses que les corporations peuvent négliger. Vous êtes en présence d’une société qui saura bien y pourvoir. Ces services se font d’eux-mêmes avec des ressources, tantôt qui leur appartiennent en propre, tantôt publiques, tantôt privées, qui en tout cas n’attendent rien des corporations.

Parlons d’abord de l’église. Elle est officielle ou dissidente, mais toujours dotée. Officielle, elle a les dîmes, le budget de l’état, la taxe d’église ; dissidente, elle a les sectes et ne s’en trouve pas plus mal. Il faut savoir que les Anglais ont gardé un goût très vif de la dispute théologique, de l’interprétation biblique. Cette passion a toujours tenu une grande place dans leur cœur et dans leur histoire. Elle fit la force de Cromwell. Rappelez-vous ces paroles de Bossuet : « Comme il vit que la passion de dogmatiser sans être repris par aucune autorité ecclésiastique ni séculière était le charme qui possédait les esprits… » Et pas plus tard qu’au commencement de ce siècle l’Irlande et l’Angleterre se querellaient horriblement pour la religion, juste à l’époque où nous entrions en jouissance d’un concordat qui éteignait tout dans un régime de paix, de tolérance, de pensions, de traitemens.

Telle est en Angleterre l’agitation de la société, mais en même temps la ressource des églises. Inspirez aux peuples croyance et respect, c’est le fonds qui manque le moins. Si riche à cet égard est l’église d’Angleterre qu’elle en est chrétienne et bienfaisante ; elle F est d’ailleurs par le titre même de son office, par la vertu de son institution. On ne prêche pas aux hommes toutes les vertus théologales sans quelque profit pour soi-même, sans être un jour ou l’autre la première dupe de son homélie. Tout comme les gouvernemens emploient quelque chose de leur puissance au maintien de l’ordre, et même parfois au bien public,… de même la charité d’une église, charité bien entendue, j’en conviens, finit toujours par des bienfaits. Rien en soi n’est plus certain sous des formes variables. En Espagne, l’aumône est celle des vivres à la porte des couvens. En France, le clergé dispensait l’enseignement classique avec la profusion la plus libérale et même la plus gratuite, à ce point qu’avant 89 les collèges étaient plus remplis que ceux de l’université en 1842, ainsi qu’on peut le voir dans un document officiel à cette dernière date. — En Angleterre, le clergé dirige les écoles primaires et concourt à leur entretien : il est le souscripteur né de toutes les charities, le visiteur spontané des prisons, le missionnaire qui affronte les naturels et les moustiques de l’Afrique centrale, où parfois il s’engage et périt avec femme et enfans.

Outre cette force qui allège le budget des localités à. l’article des écoles et des hôpitaux, il en est une autre qu’on ne peut se permettre d’oublier, l’aristocratie professant comme elle fait le patronage des classes inférieures. Il faut faire état de ce sentiment et de cette richesse pour comprendre tout ce qui existe en Angleterre d’œuvres spéciales destinées au bien des masses. Sans doute les motifs sont variés de cette philanthropie aristocratique. On pourrait imaginer ici toute une gamme de motifs intéressés, depuis la précaution contre l’incendie jusqu’à la captation politique ; mais il ne faudrait pas en exclure non plus ceux qui partent d’un bon naturel, tout aussi probables à certaine hauteur que le spleen ; il me semble même qu’il y a un lien logique entre le spleen et la générosité.

Sans doute rien ne vaut, rien ne remplace la munificence de l’état, qui en ce pays prend chaque jour plus d’importance dans le service de l’enseignement primaire, la seule d’ailleurs qui sache traiter le paupérisme. Cependant il y aurait calomnie à ne pas reconnaître qu’au sommet de la société anglaise on a l’attention, la conscience même, fort éveillées au sujet de tout ce qui souffre. On y contemple avec une sympathie inquiète ces masses laborieuses au fond desquelles s’élabore la prospérité publique ; on voudrait élever à la dignité du savoir, à la sécurité du capital ces humbles frères auxquels la famille humaine, ne se lasse point d’offrir pour tout partage les œuvres lourdes et répugnantes, rémunérées par une subsistance précaire… Voilà pourquoi les bourgs ne font pas certaines choses, lesquelles se font chez eux, sans eux, et l’on peut bien dire au-dessus d’eux.

Quant aux routes, une si grande affaire dans le budget de nos départemens et de nos communes, il y a pour les exécuter en Angleterre un ingénieur fameux, l’intérêt privé, l’empressement du capitaliste à rendre, moyennant péage, ce service aux localités. Il appartient au parlement d’accorder les autorisations voulues en pareille matière, où il s’agit d’impôt et d’expropriation ; il appartient à des syndicats d’administrer ces routes une fois construites. Tout se passe, on le voit, en dehors des corporations municipales. Une dernière lacune qu’il ne faut pas reprocher à leur budget est relative aux théâtres. Néant à cet égard, pas la moindre allocation. Il faut croire que ce luxe ne paraît pas nécessaire au peuple anglais, ou que ce goût des riches rémunère comme il faut l’industrie qui le satisfait.

Ainsi voilà qui est clair : ce qui manque au budget des corporations en Angleterre ne manque pas à la société. Il y a en ce pays des mœurs, des richesses qui ne laissent au dépourvu rien d’essentiel et de grand, d’où il suit que le régime local n’y est pas à reprendre pour ses lacunes ; mais en peut-on dire autant des pouvoirs excessifs qu’il attribue quelquefois aux corporations ? Est-il juste que des questions locales où le bien-être et l’équité sont quelquefois si profondément engagés appartiennent aux localités sans appel ni recours possibles ? C’est livrer les individus et les minorités à l’épingle des coteries, qui savent si bien où blesser. En matière locale tout comme en matière politique, on n’est jugé que par ses ennemis ; mais dans le premier cas on peut facilement éviter que le jugement soit souverain.

Ici peut-être est le vice de ces gouvernemens municipaux, vice qui fut parfaitement senti à la chambre des lords à l’époque où se discutait le bill de réforme municipale adopté en 1835. Le but de cette réforme était surtout d’augmenter le corps des électeurs ; mais convenait-il de laisser intacts des pouvoirs dont la source était altérée ? Était-il sage de confier les mêmes attributions aux représentans d’un corps qui n’était plus le même, où allaient abonder des élément nouveaux et inconnus, capable d’impulsions aveugles et démesurées ? Dans cette défiance, voici ce que l’on fit : 1° la gestion des établissemens de bienfaisance ne fut pas confiée aux conseils municipaux ; 2° ces conseils ne purent aliéner les biens communaux qu’avec la permission de trois lords de la trésorerie. — On avait voulu faire infiniment plus. Au projet de loi ministériel, on avait ajouté ceci : que le quart du conseil municipal, l’état-major de ce conseil, serait nommé à vie. Élire dans ces conditions le maire et les aldermen, n’était-ce pas dédoubler le pouvoir municipal, y créant une hiérarchie, une tradition, une élite pour la garantie de tous les intérêts et pour la saine expédition des affaires ? Ce fut l’objet d’un amendement appuyé avec une rare insistance par ce qu’il y avait de plus considérable à la chambre des lords.

Le duc de Wellington, lord Wharncliffe et lord Ellenborough prétendirent « que, si cet amendement n’était pas adopté, les conseils municipaux deviendraient des anomalies dans la constitution. Ils auraient la pleine disposition des revenus du bourg, du patronage ecclésiastique, des fonds charitables, de tous les autres fonds de la communauté, et tout cela sans le moindre contrôle. Ils allaient posséder le pouvoir de déclarer crime ou nuisance ce que la loi n’avait pas déclaré tel, et, comme préposés au bien-être collectif, ils exerceraient, à ce titre singulièrement compréhensif, une autorité sans rivale ; ils succéderaient aux différens corps créés par des actes locaux, et dont chacun avait un droit de taxation limité, tandis que ce droit dans les nouveaux conseils municipaux était sans limite aucune. Plus ces pouvoirs étaient considérables, plus il devenait nécessaire de les rendre indépendans jusqu’à un certain point du contrôle purement populaire. Autrement il y aurait là plus de démocratie que dans la chambre des communes elle-même. La chambre des communes avait à compter avec la chambre des lords et avec la couronne, qui la tenaient en échec ; mais le conseil municipal d’un bourg n’avait à compter avec personne, ne subissait le contrôle de personae !… S’il était entendu qu’un corps d’aldermen, de membres à vie, n’était pas nécessaire dans un bourg, des membres à vie dans la chambre des lords paraîtraient tout aussi superflus : on allait à déraciner l’aristocratie et tout ce qui avait formé jusque-là le contre-poids du principe démocratique[4]… » Y avait-il dans ces appréhensions quelque chose d’outré, d’inexact ? D’ici il est malaisé de le savoir au juste. Toujours est-il que cet amendement, adopté par les lords à une forte majorité, fut modifié par la chambre des communes, en ce sens que le quart du conseil municipal, au lieu de tenir ses pouvoirs à vie, les tiendrait pour six ans seulement, le conseil se renouvelant d’ailleurs d’année en année. Les bourgs obtenaient ainsi une souveraineté qui, à l’égard de certains, objets, n’avait ni contrôle ni tempérament.

Assurément cela est mauvais en soi, mais avec moins de malfaisance qu’on ne pourrait croire. En effet, ces corporations ne sont souveraines qu’à une condition, qui est de n’avoir besoin pour leurs affaires ni d’impôt, ni d’emprunt, ni d’expropriation, ni de pénalité, ni même de souscription. Il n’y a pas de pays civilisé où l’on se passe pour ces entreprises du concours de la loi. Ce n’est pas la Grande-Bretagne qui mettrait en oubli un pareil principe : il y est reconnu et organisé comme nulle part. Si quelqu’une de ces ressources est nécessaire à un bourg, il doit se pourvoir devant le parlement pour en obtenir une autorisation, ce qui est la matière des private bills, nous dirions des lois d’intérêt local. Ici apparaît le contrôle exercé sur les pouvoirs locaux, la protection accordée aux minorités et aux individus. Vous remarquerez que, pour cette partie de ses attributions, le parlement a des comités faits comme des tribunaux, et tout un code de procédure. Il procède tout à la fois comme législateur et comme juge, gardien sans doute des principes et des intérêts généraux qui pourraient être méconnus par la prétention autonomique d’un bourg, mais en même temps arbitre des intérêts privés. De là une série de précautions pour avertir et convoquer ces intérêts : publicité des journaux, affiches aux églises, dépôt chez les juges de paix et même quelquefois notification personnelle aux intéressés. Quand il s’agit par exemple d’établir un cimetière, avis doit en être donné à tous propriétaires et locataires des maisons d’habitation situées dans un rayon de trois cents yards (mètres) de l’enceinte du cimetière projeté[5].

Le fait est qu’en matière de bills privés le parlement ouvre une enquête et même une audience où toutes les oppositions peuvent se faire entendre, où tous les griefs ont la parole, et l’affaire locale peut être purgée ainsi de ce qu’elle avait d’inique, de blessant ou même simplement d’incommode pour certaines minorités. Il faut avouer qu’à cet égard les précautions sont bien prises. « La nomination, la constitution et la procédure des comités pour les bills privés sont réglées de façon à ce que les intérêts de toutes les parties obtiennent la considération réfléchie et impartiale qui leur est due. Les membres de ces comités qui se trouvent sur la liste du président de la chambre des communes représentent les intérêts de leurs commettons et sont reconnus pour avoir un intérêt local ; mais les membres désignés parle comité de sélection n’ont aucun rapport avec les localités dont il s’agit dans le bill ; ils sont là pour mettre ordre à tout parti-pris et à toute mauvaise pratique dont pourraient s’aviser les membres localement intéressés[6]. »

Il est permis de croire qu’une affaire locale est presque toujours sujette par quelque endroit à être vérifiée et contredite en parlement. Cela est d’autant plus probable que la simple souscription est une de ces circonstances qui veulent l’autorisation parlementaire, et que l’emprunt en est une autre, même quand il n’est pas à charge d’impôt, même quand il peut être défrayé par les revenus existons[7]. Cependant toute une série d’affaires, et des plus considérables, demeure en dehors de tout contrôle et se décide souverainement dans les localités, celle des ateliers insalubres, où la commune, se bornant soit à défendre, soit à permettre un acte, ne relève d’aucune autorité.

Tel est en Angleterre l’état des choses qu’il faut comparer sommairement aux principes du sujet. L’intervention de l’état dans les affaires d’une localité peut être politique, arbitrale ou tutélaire : — politique, pour tenir les localités soumises aux lois générales et à l’intérêt général, les empêchant par exemple d’asseoir l’impôt à leur manière qui serait peut-être inique, ou de se surcharger d’impôts, par où elles deviendraient incapables de payer les taxes dues à l’état ; — arbitrale, pour la protection des minorités, pour la juste répartition du bien-être communal ; — tutélaire, pour protéger la commune contre elle-même, contre l’ineptie et la prodigalité dont on la croit susceptible. Tutélaire est le mot propre : ce régime est bien celui qu’on applique aux mineurs pour les préserver d’eux-mêmes.

Or en Angleterre le gouvernement central pratique pleinement la première de ces interventions : il pratique même la seconde, mais pas du tout la troisième. Il ne croit pas avoir charge des intérêts particuliers, encore que ces intérêts soient ceux d’une commune ou d’une compagnie. En ce qui regarde une compagnie, le doute peut s’élever, puisque je vois qu’une compagnie de chemins de fer doit établir le rapport de son revenu avec ses charges annuelles : à cet égard, les comités parlementaires sont liés par des règles formelles, et ne peuvent accorder un bill d’autorisation que sur cette preuve préalablement faite[8] ; mais il en est tout autrement pour les localités : en ce qui les regarde, il n’y a pas trace de cette sollicitude. Le pouvoir central ne croit pas savoir les affaires de la commune mieux que la commune elle-même. Il n’essaie pas de lui remontrer que telle dépense est inutile ou excessive, que tel projet de construction est mal conçu, dispendieux, plein de conséquences nuisibles. Encore moins lui impose-t-il ses plans et ses vues d’après l’autorité de certains corps réputés infaillibles dès qu’il s’agit de remuer la pierre ou le sol. Bref, il n’y a en Angleterre ni cette ingérence ni les moyens de cette ingérence, qui sont parmi nous le conseil général des ponts et chaussées et le conseil général des bâtimens civils. Voilà une différence capitale entre le procédé français et le procédé britannique, qui toutefois n’est pas la seule : chez nous l’intervention centrale est confiée au pouvoir exécutif ; chez nos voisins, elle appartient au parlement. On peut applaudir à cette dernière solution en ce qu’elle ôte au gouvernement un principe d’influence sujet à des abus politiques. Toutefois il faut penser à une chose : si cette influence et ses abus profitaient à quelqu’un des partis dont se compose le parlement, l’avantage serait médiocre… Rien n’établit et même rien n’insinue que tel soit parmi nos voisins l’abus des majorités parlementaires.


III

Nous venons de montrer quel est le bourg : avec des pouvoirs fort étendus et même excessifs en fait de police urbaine, mais avec des limites de population et de territoire fort exiguës ; ni souverain ni propriétaire, car il n’a ni la pleine disposition de ses biens, ni cette disposition des biens et de la liberté d’autrui qui s’appelle justice. Supérieur au bourg, le comté demeure le pouvoir local par excellence, à tel point que le plus grand effet d’une charte est d’ériger une localité en comté ; l’incorporation ne saurait aller plus loin et va rarement jusque-là.

S’il y a une manière de se reconnaître parmi les localités anglaises et de les classer hiérarchiquement, c’est de regarder aux attributions judiciaires. Or ces attributions, complètes et souveraines dans le comté, déclinent dans le bourg incorporé, et viennent à rien dans la paroisse.

Cette localité est de toutes la moins bien partagée. Elle n’a de pouvoir que pour ce qui regarde l’église (et encore l’église en tant qu’édifice à entretenir), le pavage, l’éclairage, les cimetières. Les paroisses sont assujetties à l’entretien des routes qui ne sont pas des routes à péage, et elles ne peuvent en construire que dans la limite d’un maximum de dépense fixé par le parlement ; à cet égard, leurs attributions ne sont que devoirs et charges. En outre elles sont assistées et même dominées partout, soit par les juges de paix, soit par les inspecteurs des pauvres. Elles rendent leurs comptes pour la dépense des routes et de l’éclairage au juge de paix. C’est encore ce magistrat qui arrête le rôle de certaines taxes paroissiales ; c’est l’inspecteur des pauvres qui en opère le recouvrement.

La paroisse n’est pas un être civil, si ce n’est dans la personne de ses marguilliers et pour le fait de l’église. Ici toutefois vient se placer un détail fort instructif et des plus inattendus. La paroisse a le droit de demander une taxe d’église, qui est immémoriale sous le nom de church rate ; mais les paroissiens ont le droit de la refuser, et voici que maintenant ils usent de ce droit, comme une race qui n’aurait pas le moindre sentiment de la tradition. « La taxe ne peut être levée lorsque la majorité du vestry refuse son vote aux propositions des marguilliers, et tel est depuis longtemps le cas dans beaucoup de paroisses[9]. » Il est même question d’interdire la demande de cet impôt dans les paroisses. Une société, liberation society, s’est formée à cette fin avec de fort mauvaises intentions, même contre les dîmes, et tout récemment une loi née de cette agitation pour abolir expressément la taxe d’église n’a échoué qu’à une voix de majorité : grande société où le sentiment religieux est tellement assuré de lui-même, qu’il ne supporte pas l’idée d’un impôt, d’une contrainte,… à moins peut-être qu’il ne vous plaise d’entendre la chose autrement, et de voir là un effet d’indifférence, de rationalisme, d’aversion, d’économie ! Il faut penser à tout.

Comme la paroisse ne peut rien en fait de police, de milice, de prisons, comme elle n’a plus l’administration souveraine des pauvres, comme elle n’a jamais eu les registres de l’état civil, on voit qu’elle est manifestement au plus bas de l’échelle parmi les pouvoirs locaux, non-seulement de l’Angleterre, mais du continent. Qu’est-ce qu’un marguillier anglais comparé à un maire français, lequel a le droit de requérir la force armée, de marier les gens, d’ordonner des arrestations en cas de flagrant délit, de prendre des mesures et des arrêtés de police ? Celui-ci a les mains étroitement liées, pour peu qu’il soit question de finances ; mais s’il ne s’agit que de maintenir l’ordre, dans un cas de fête publique par exemple, il peut mettre le feu à la commune le plus légalement du monde, avec les règlemens qu’il aie droit de faire sur les illuminations, les feux d’artifice, l’emplacement des tentes et des baraques… Notre commune n’approche pas du comté, mais elle a des pouvoirs qui la mettent fort au-dessus de la paroisse.

Où la paroisse se relève, c’est à l’article de l’organisation. Elle n’est pas représentée par un conseil municipal : tous les habitans imposés à la taxe des pauvres (cette réunion s’appelle vestry) font eux-mêmes les affaires collectives. C’est de la démocratie toute pure, c’est un cas de gouvernement direct, là commence en Angleterre la liberté. Il faut y noter toutefois ce tempérament qu’un membre de l’assemblée paroissiale a autant de suffrages qu’il a de vingtaines de livres sterling de revenu, par-delà 50 livres : il peut du moins avoir jusqu’à six suffrages. Ceci est une précaution prise contre le nombre, une garantie ou une prééminence accordée aux classes supérieures. Nous avons quelque chose qui y ressemble fort : cette adjonction des plus imposés qui est de droit en toute délibération communale sur un impôt extraordinaire, et cela en nombre égal à celui des membres du conseil municipal. Au demeurant, ne perdez pas de vue que cette démocratie paroissiale si largement constituée a les pouvoirs les plus médiocres : après tout, la paroisse n’est qu’un agent voyer et un agent répartiteur. Le véritable gouvernement des paroisses est au comté, qui est un principe, un foyer de pouvoirs où tout en ce sujet nous ramène à chaque pas.

Tels sont en Angleterre et dans le pays de Galles les pouvoirs locaux, comtés, bourgs et paroisses, avec une étendue d’attributions comme avec un degré d’indépendance qui ne se retrouvent en aucune autre région du royaume-uni.

En Écosse, par exemple, le pouvoir central fait une tout autre figure. Ce n’est pas qu’il se mêle du régime des bourgs, dont l’indépendance est à peu près la même qu’en Angleterre ; mais le comté écossais, la paroisse écossaise, sont autrement constitués, c’est-à-dire avec moins de souveraineté et moins de finances locales. Dans le comté, les juges de paix n’ont aucune attribution administrative, et de la justice ils ne retiennent que le droit de juger les simples contraventions. Tout le reste du pouvoir judiciaire appartient au shérif, qui est un officier nommé par la couronne, salarié, fort semblable à ce que sont chez nous le préfet et le procureur-général mis ensemble. Il ne faut pas oublier qu’auprès de chaque juridiction le pouvoir central est représenté par un ministère public. Quant à l’administration des comtés, elle appartient aux commissaires des fonds (commissioners of supply), dont l’assemblée se compose de quiconque possède un revenu net rural de 100 livres sterling. Cette administration a pour objets, comme en Angleterre, les prisons, les maisons d’aliénés, la milice, la police, les poids et mesures, et de plus elle a les routes, qui sont en Angleterre une charge paroissiale. Mais l’action du pouvoir central est à remarquer comme subvention jusqu’à concurrence de moitié pour les routes militaires des highlands, jusqu’à concurrence du quart pour la police, — comme règlement et comme inspection, soit pour le service des prisons, soit pour celui des aliénés. Il apparaît doublement dans la paroisse, qu’il oblige aux dépenses du culte et de l’école primaire, mais en même temps qu’il assiste, en y mettant cette condition que les écoles assistées se soumettront à l’inspection des fonctionnaires nommés par la commission centrale pour l’enseignement (committee of privy council on éducation). Cette obligation est inconnue dans les paroisses anglaises.

On demandera peut-être pourquoi l’état est si prodigue d’injonctions ou d’assistances pécuniaires en Écosse, et non ailleurs, pourquoi surtout il y rend la justice et exerce les poursuites par des officiers à lui, tandis qu’en Angleterre il laisse faire la tradition féodale, et se décharge de ce soin sur les grands propriétaires qu’il institue juges de paix. Cela tient à des causes économiques et historiques. D’abord l’Écosse n’est pas riche comme l’Angleterre, avec le même territoire que l’Angleterre. Son infériorité, qu’on peut mesurer par le produit respectif de l’income-tax dans les deux pays, est celle de 1 à 5. Les montagnes surtout (highlands) ne pourraient faire leurs routes, et il ne peut être question d’y mettre des compagnies, moyennant un péage qui serait ou insuffisant pour elles ou excessif pour les consommateurs. De là l’intervention, le subside de l’état, faisant ou subventionnant les choses de bien public que les compagnies ne voudraient pas entreprendre, faute d’y trouver leur bien particulier. Rien n’est mieux entendu. Ajoutez à cette pauvreté du pays la pauvreté d’une église qui, visitée deux fois par des révolutions, d’abord par la réforme, puis par l’abolition de l’épiscopat, gardant à peine quelques moyens d’existence, ne pouvait faire une aumône comme celle des écoles primaires. On comprend dès lors que l’état ait imposé aux localités écossaises la dépense des écoles et même de l’église : cette dépense nécessaire n’eût point été faite spontanément, comme elle l’est en Angleterre, dans des conditions économiques infiniment supérieures. On conçoit encore mieux que l’état consente à supporter une partie des dépenses qu’il impose.

Quant à la justice, nous avons vu qu’elle n’appartient pas en Écosse aux juges de paix. Ici la tradition féodale est en ruine, mais elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même. Elle avait duré trop longtemps : elle avait affronté un âge de clairvoyance. Croirait-on qu’en Écosse les juridictions héréditaires, c’est ainsi qu’on appelait les justices seigneuriales, existaient encore en 1750 ? Et cela était si peu nominal ou honorifique, que l’entretien des prisons était la charge du seigneur, c’est-à-dire apparemment la charge du droit qu’il avait de les remplir. Un incident où les abus de la chose n’étaient pour rien emporta la chose : je veux parler de la dernière tentative des Stuarts en Écosse avec l’assistance de quelques seigneurs écossais. Les juridictions héréditaires furent abolies du coup, moins pour ce grief que pour s’être aventurées jusque dans le XVIIIe siècle. Un trait, un seul peut-être, était de trop dans cette institution : l’hérédité légale. Voilà ce que gagnent les abus à durer sans mesure et sans réforme, à paraître tout entiers devant une époque où la lumière s’est faite ; on ne les touche pas à demi : tels ils ont duré, tels on les arrache, racine comprise, où se trouvait peut-être un fond, une sève de droit et d’utilité générale.

De là cette grande figure du pouvoir central en Écosse. Il fallait bien créer de nouvelles autorités et de nouveaux moyens de finance dans un pays où les révolutions avaient détruit le pouvoir épiscopal et ses richesses, le pouvoir féodal et ses justices. Où les établir, si ce n’est au centre ? Solution infaillible dès que pareille question est posée ; mais elle ne l’est pas dans les pays qui savent garder et améliorer les vieilles institutions, les laissant où elles sont nées, où elles ont pris racine, mais avec une nouvelle âme.

Après cela, il ne faudrait pas, quand on parle de révolutions à propos de l’Écosse, prendre ce mot au pied de la lettre, ou du moins tel que nous l’entendons en France. Je ne sais comment il arrive que de l’autre côté du détroit toute chose politique se tempère et se diplomatise étrangement. Ainsi voilà une église, l’église d’Ecosse, que l’on dépouille deux fois, d’abord comme catholique, puis comme épiscopale, et avec cela on lui laisse ses dîmes ! C’est à ne pas croire. Commentées gens-là ont-ils pu décapiter Charles Ier ? Ce fut sans doute le crime de Cromwell tout seul. — Autre anomalie : on abolit un beau jour ces justices féodales d’Ecosse dont il était question tout à l’heure, on les abolit complètement, mais avec indemnité. Le souverain qui pouvait reprendre de main de maître une de ses attributions égarées, la plus inaliénable, la plus identique à lui-même, s’avise de la racheter ! tout comme il y a trois cents ans François Ier rachetait à l’abbaye de Saint-Victor les droits de justice qu’elle avait dans Paris. Je sais bien que Turgot eut un dessein tout semblable, qu’il fit écrire et courir une brochure anonyme sous ce titre : du Rachat des droits féodaux, sur quoi le duc de Nivernois paria qu’elle était d’un fou, mais non d’un fou fieffé… Un mot charmant ! Le projet de Turgot ne s’en releva pas ; mais à quelques années de là le dernier mot de cette dispute fut l’abolition pure et simple des droits féodaux.

En résumé, l’Ecosse n’en eut pas moins ce qu’il fallait de révolutions pour interrompre d’une manière plus marquée qu’en Angleterre la tradition ecclésiastique et féodale, pour y briser le moyen âge et les pouvoirs que selon ses mœurs il avait disséminés. Naturellement on n’abonde pas dans le sens de ce que l’an détruit ; c’est pourquoi l’Ecosse a plus de centralisation que l’Angleterre.

Passant à l’Irlande, nous y trouvons un gouvernement encore plus centralisé. Ce gouvernement a pour lui la force et la simplicité des ressorts, ainsi qu’il convient à l’égard d’un pays rebelle et troublé, où il n’y a pas précisément de société, mais une juxtaposition de races, de classes, de croyances ennemies, dont le bon plaisir serait de se prendre à la gorge, où les pouvoirs publics ont besoin de se tenir unis et rassemblés, non-seulement pour imposer la paix du roi, mais pour réussir à vivre, pour leur salut autant que pour leur office. En Irlande, la police est centralisée, le service des constables étant partout sous la dépendance du lord-lieutenant comme il est à la charge du gouvernement central de l’île.

L’administration des comtés est centralisée : les grands-juges, qui sont des officiers de la couronne, sont les tuteurs légaux des grands-jurys convoqués pour les affaires judiciaires et administratives du comté. Les bourgs, encore plus rares qu’en Angleterre, sont au nombre de quatre-vingts seulement. Les paroisses sont nulles, n’ayant aucune attribution, ni à l’égard des routes qui sont une charge des comtés, ni à l’égard des écoles qui sont défrayées ou subventionnées par le gouvernement du royaume-uni, ni à l’égard du culte dont les ministres sont entretenus par les propriétaires fonciers, et les édifices par une commission centrale irlandaise, board of ecclcsiastical commissioners. — Quand les paroisses irlandaises, dit le document belge, ont nommé leurs officiers et réparti les taxes dont elles sont chargées, soit en vertu d’une loi de l’état, soit par un vote des grands-jurys pour le service des comtés, il ne leur reste plus rien à faire. Rappelez-vous que ces grands-jurys sont purement consultatifs, ce qui, joint à l’insignifiance de la paroisse, montre bien où est le pouvoir ; il doit être quelque part dans le dernier pays du monde qui puisse s’en passer. Ne le rencontrant ni dans la paroisse ni dans le comté, on doit croire qu’il est au centre. Il y est en effet, et de là il se déploie avec une ampleur qui, depuis trente ans, est celle de la plus infatigable munificence, de la réparation la plus soutenue.

Il paraît que l’Angleterre a opprimé l’Irlande ; mais, d’un autre côté, voilà bientôt quarante ans que l’Irlande crie à l’oppression par la voie de ses meetings, où peuvent se réunir vingt mille personnes, où peuvent se débiter des discours à mettre le feu partout, suivis de quelque effet… Cela donne une certaine idée de la tolérance qui est venue aux oppresseurs. Le fait est que de nos jours l’Irlande vit tomber une à une les exclusions politiques et les avanies fiscales qui l’irritaient. Ce n’est pas tout : pour le bien de l’Irlande, le gouvernement britannique osa bouleverser la propriété aristocratique et anglicane, osa violer dans ses immeubles l’église et la noblesse. Portant la main sur des mœurs et des traditions séculaires, sur des dynasties patriciennes qui avaient cru s’enraciner dans le sol d’Irlande, il entendit que les immeubles les plus substitués pussent être vendus sommairement à la demande de tout créancier, et cela pour restituer la terre au capital, le châtelain au château, pour abolir entre le propriétaire et le fermier des intermédiaires dévorans. Voilà la grande chose, et les bienfaits de moindre importance n’ont pas manqué à ce principe, à cette audace. Règlemens pour protéger les émigrans avant et pendant le voyage, taxe permise pour les assister, privilèges hypothécaires de l’emprunt contracté à la même fin, dotation des écoles primaires et même de séminaires catholiques, autorités et crédits sans bornes pour travaux publics, tel est le simple aperçu de la politique anglaise à l’égard de l’Irlande.

Chose étrange, toutes ces libéralités eurent les fruits qu’on s’en promettait, un certain apaisement, une certaine renaissance d’ordre et même de prospérité, où l’Irlande semble se rattachera la métropole. Rien n’est moins sûr pour les gouvernemens que de réparer une injustice : leurs concessions ont souvent pour effet de créer plus de forces qu’elles n’éteignent de colères parmi leurs ennemis. Il y a maint exemple de gouvernemens menacés et ébranlés par l’opinion qui tombèrent en y déférant, qui s’achevèrent par des concessions. Mais le bienfait de l’Angleterre ne fut pas perdu, sans qu’il faille oublier toutefois une catastrophe qui vint tout précipiter, tout dénouer en Irlande : il s’agit de la disette qui ravagea ce pays en 1846. Les pauvres, à bout de vie ou plutôt d’agonie, moururent jusqu’à concurrence d’un million de personnes. Les propriétaires, perdus de dettes immémoriales, virent enfin arriver pour eux l’heure de l’éviction. Cela eut lieu en vertu de cette loi (incumbered estates act) à laquelle on faisait allusion tout à l’heure, qui fit main-basse en ce pays sur toute féodalité. Le gouvernement anglais, qui ne se ménageait pas, prenant à sa solde jusqu’à cinq cent mille ouvriers, dépensant jusqu’à 250 millions en un an, ne fit pas plus de façon avec les titres et avec les dynasties qui croyaient posséder à jamais le territoire d’Irlande. Il obtint une loi contre les propriétaires obérés ; il institua une procédure sommaire contre leurs propriétés ; il appela à cette vente, à cette expropriation, quiconque avait du capital, du savoir et de l’expérience agricole, ou même simplement de la hardiesse, de la spéculation. À cet appel, il fut répondu de partout, d’Ecosse principalement, et le vieil écheveau du moyen âge qui enlaçait la terre d’Irlande fut tranché du coup. Cette liquidation peut se raconter ainsi : mort des pauvres, ruine des riches, avènement des Écossais. À toute rigueur, on pourrait croire que les Irlandais sont destinés au même sort que les Peaux-Rouges des États-Unis : éviction, disparition graduelle.


IV

Nous en avons fini avec cette revue des pouvoirs locaux de la Grande-Bretagne, nous avons acquis le droit de les juger.

Il me semble que la paroisse, avec ses apparences de gouvernement direct, gouverne peu de chose. — Le bourg, plus considérable en attributions, représente en superficie et en population une faible minorité. — Quant aux comtés, pourvus de tout ce qui manque à ces deux catégories, on peut hésiter à voir quelque chose de local dans leur gouvernement, c’est-à-dire dans une caste et dans son esprit. Bref, ce qui est puissant n’est guère local, et ce qui est local n’est pas puissant.

Après tout cependant, la localité britannique, qu’on l’appelle ainsi à tort ou à raison, est singulièrement vivante ; on dirait qu’elle se meut par elle-même, avec indépendance et vigueur. On ne voit pas au-dessus d’elle d’autorité qui la pousse ou qui la retienne dans ses dépenses, qui règle ses budgets, qui autorise ou qui casse ses assemblées. Un préfet réformant un budget municipal, fût-ce celui de Lyon ou de Bordeaux, à l’article d’une dépense facultative, défrayée d’ailleurs par les revenus de la commune, c’est une énormité dont on ne se doute pas dans le régime local de la Grande-Bretagne.

Il faut convenir que ces pouvoirs locaux, encore qu’ils n’aient pas partout une sphère d’action très étendue, sont quelque chose de considérable et d’actif, laissant à tout prendre bien loin derrière soi leurs similaires français ; mais ne vous pressez pas de conclure que ces pouvoirs ainsi faits, et supérieurs aux nôtres assurément, soient par cela même supérieurs à tout chez nos voisins, qu’ils y soient la base et l’explication de tout, notamment de leur liberté politique. On étonnerait bien un Anglais en lui révélant que les lois de son pays sont originaires de la paroisse, de la corporation, et que tous ses sujets d’orgueil ou de prospérité lui viennent de là. Il y aurait quelque méprise à prêter tant de vertu aux localités anglaises, et surtout à croire que nous pouvons nous assimiler cette vertu.

Ces pouvoirs n’ont rien en Angleterre d’un élément constitutif et transcendant. Il ne faut pas les considérer en eux-mêmes pour en bien juger, mais par rapport au milieu où ils se déploient, à l’ensemble dont ils font partie. La vérité est qu’ils sont proportionnés à la taille et aux mœurs politiques du pays ; rien de plus. Ils sont très actifs assurément ; mais qui donc est inerte en ce pays ? Ce n’est pas le parlement, bien sûr, qui fait non-seulement des lois, mais des enquêtes à façons judiciaires, du gouvernement local par les private bills, de la police administrative par l’autorisation des sociétés anonymes, — ni le juge, qui réunit les pouvoirs répartis chez nous entre les tribunaux civils, les tribunaux administratifs et l’administration elle-même, — ni le pouvoir exécutif, dont les attributions se développent comme les besoins croissans d’une civilisation exemplaire.

L’activité des pouvoirs locaux n’est qu’un trait de cet ensemble ardent, de cette expansion universelle et exubérante. Il ne faudrait pas prendre ce détail pour le principe générateur du self government, qui est dans la race elle-même. En voulez-vous la preuve ? Quittez la région politique ; ne regardez plus au gouvernement, mais à la société : c’est la même ardeur dans les affaires privées que dans la chose publique ; affairés et personnes s’expédient, se dépêchent avec des allures dont on n’a pas d’idée. Un Anglais, disait Hamilton, a toujours l’air d’aller chercher un accoucheur. C’est la vie poussée jusqu’à la fièvre. Dira-t-on que tous les élémens de cette vie, élémens industriels, commerciaux, religieux, mondains, ont pris de tels développemens parce que les comtés font-mix-mêmes œuvre de justice et de police ? Non vraiment ; le principe de toute cette ardeur, c’est la race, un fonds qui ne s’emprunte pas : les pouvoirs locaux qui abondent en ce pays ne sont qu’un produit entre autres de ce fonds généreux.

Oui, je le reconnais et je le répète, en Angleterre il y a plus de localisme (pardon du mot) que parmi nous ; mais aussi bien tout y est à plus forte dose. Vous y voyez plus d’aristocratie, témoin ces juges de paix auxquels il ne manque que l’hérédité légale pour être de purs seigneurs féodaux, — plus de démocratie, témoin ces paroisses administrées directement par tous les contribuables et non par un conseil électif ; j’allais dire plus de monarchie,… mais ne soyons pas ingrat : non, jamais il n’y eut monarchie comme la nôtre, comblée à son berceau par les prêtres, aiguisée par les légistes un peu plus tard, tendue et exaspérée de nos jours par les restaurations, par les réactions, par les révolutions surtout, créatrices de pouvoirs qui vont toujours engraisser la monarchie. Cependant la royauté anglaise a de son côté des attributs qui ne sont pas indifférens : le dogme, l’Inde, le socialisme. N’oublions pas qu’en ce pays le souverain est le chef spirituel de l’état, sans acception de sexe ni de cervelle, — le monarque absolu de l’Hindoustan, qui n’est pas une colonie, mais une pure conquête, — le dispensateur de 200 millions pris à ceux qui ont pour donner à ceux qui n’ont pas. On peut ajouter à ce détail qu’il est l’officier suprême de l’état civil, une fonction disséminée chez nous dans chaque village, et qui est centralisée parmi nos voisins.

L’Anglais a tous les pouvoirs publics, tous les principes politiques, plus accusés que les nôtres, par la même raison qu’il a phis de commerce, plus d’agriculture, plus d’associations, plus de sectes, plus de clubs, plus de colonies que nous n’en avons. Sur un fonds plus vaste et plus riche, les élémens politiques prennent les mêmes proportions que les élémens civils, religieux, économiques. Il en faut prendre son parti : l’Anglais est mieux doué pour l’action individuelle qu’aucun peuple, à preuve qu’il excelle à coloniser, ce qui n’est pas moins que vaincre la nature, les naturels et soi-même.

Est-ce par là le premier de tous les peuples ? Pas du tout. Tel autre peuple, où le besoin d’agir n’est pas une obsession, a peut-être un don de pensée supérieur, et cette qualité comme cette lacune ont de grandes suites. La pensée française par exemple, quand elle est celle de ses gouvernans, a pour instrument une nation plus compacte et plus liée, justement parce que cette nation est moins livrée au sens et à l’acte individuel ; or cette inspiration et cet instrument sont incomparables pour remuer le monde. Ceci n’est pas moins qu’une des meilleures chances du genre humain, une des forces de la civilisation.

Au demeurant, ce que vous voyez dans les pouvoirs locaux de la Grande-Bretagne, ce n’est pas tel ou tel ressort particulier, mais l’esprit même de la race, pétrie qu’elle est de volonté, de muscles et d’ardeurs universelles. Que tout cela se déploie partout, rien n’est plus naturel : comment des êtres doués de vigueur et d’énergie pour leurs propres affaires n’auraient-ils pas ces qualités dans les affaires collectives, dans le gouvernement des choses qui les touchent de plus près ? Aussi bien c’est la raison pour laquelle on peut, dans cette sphère, les livrer à eux-mêmes. Inutile de pousser ce qui va de soi, ou de contenir ce qui trouve à côté de soi son obstacle, son frein. Soyez sûr en effet que l’individu ou le corps, objet de quelque entreprise, suffirait à la réprimer. On ne peut moins présumer d’un pays où telle est la vigueur des individus pour la défense de la société et d’eux-mêmes, que l’institution du ministère public y est inconnue, superflue apparemment.

Il faut donc considérer dans ces pouvoirs la race, la vitalité intime plutôt que les organes, ce qui est peu propice déjà aux projets d’imitation ; mais ce n’est pas tout : les organes eux-mêmes, d’essence traditionnelle, ont toute une histoire qui leur est propre, qui seule a pu les créer. Et ceci va nous expliquer en même temps comment la localité anglaise, avec les pouvoirs et l’humeur qu’on lui connaît, n’a rien de gênant, rien d’entreprenant à l’égard du pouvoir central.

Ne croyez pas, à l’aspect de ces pouvoirs qui vous semblent incohérens et indépendans, que l’état soit réduit à rien, que la souveraineté soit éparse et démembrée. Il y a une caste en ce pays pour remplir tout de sa présence ou de son influence, non-seulement les élections, le parlement, les conseils de la couronne, mais les magistratures provinciales : l’aristocratie gouverne les localités aussi bien que l’état, ce qui nous est clairement apparu à l’occasion des juges de paix et des comtés. D’où vient-elle donc cette caste inouïe, cette noblesse populaire, et acclamée ? Il faut le dire une fois en passant : elle vient de Bunnymead, elle date de l’année 1213, où la grande charte fut conquise sur le roi d’Angleterre par les barons et par les communes armés pour la même cause. C’est un point d’histoire fort avéré aujourd’hui, que le progrès politique est né en Angleterre de cette alliance, tandis que parmi nous c’est avec le roi, c’est contre la noblesse que le peuple s’alliait : ce qui explique la liberté britannique et l’égalité française.

De là cette précieuse conséquence, que, nonobstant les pouvoirs répandus sur le sol d’Angleterre, la souveraineté ne cesse pas d’y être une et partout semblable à elle-même, comme si elle émanait d’un centre. C’est qu’elle émane d’une caste qui anime tous ses membres d’un même esprit et qui ne va pas apparemment dans sa fonction locale entraver sa fonction politique, faire obstacle à l’action du gouvernement, contrarier les lois générales, ou embarrasser la marche des services publics. C’est ce qu’on appréhende toujours des autonomies locales, mais qui n’est pas à craindre d’une caste exerçant tous les pouvoirs d’une société. En Angleterre, l’aristocratie donne le ton à ces comtés, à ces paroisses qui ont l’air de fractionner le pays : elle y maintient l’unité. L’aristocratie est le type d’unité, l’engin de centralisation le plus accompli que l’on puisse concevoir ; infiniment supérieure sous ce rapport à la monarchie, où le monarque peut être mal servi par ses agens, trahi et déserté par ses successeurs, tandis que le personnel d’une caste a l’œil partout, et que l’esprit d’une caste, s’il est perverti par hasard chez un de ses membres, s’entretient et se perpétue chez tous les autres.

Quant à nous, Français, nous serions fort en peine de mettre de l’aristocratie dans les localités, n’en ayant nulle part. Ce n’est pas que la matière aristocratique nous fasse défaut en chair et en noms ; mais il y manque ce qui seul pourrait en faire un élément politique, je veux dire cette force d’opinion et de respect, née de l’histoire, lentement élaborée pendant le cours des âges au service de ces grands intérêts humains : ordre, liberté, progrès… Il n’en faut pas moins pour élever une caste au sommet d’une société, pour l’ériger en arbitre suprême, en pouvoir universel et modérateur.

La France n’a pas eu cette fortune d’une noblesse ainsi faite et inspirée. Telle a été parmi nous la malice et la fatalité des choses que cette classe, après une carrière immémoriale d’apathie politique, se réveilla aux environs de 89 avec des aspirations libérales, avec une ferveur libérale qui ne le cédaient à aucunes, ses cahiers en font foi,… mais trop tard, mais perdue irrévocablement dans l’affection du peuple et, qui pis est, dans l’estime de la royauté. C’est une histoire et surtout une philosophie de l’histoire bien connue. Tout a été dit sur ce sujet, avec la plus haute autorité d’esprit et de position, dans des livres fameux ou qui méritent de l’être[10]. On ne voit pas la nécessité d’aggraver ce lieu commun ; seulement voici une opinion, quelque chose de suprême où brille la clairvoyance des dernières heures, qui vaut la peine d’être rapportée. » Certains beaux esprits de nos jours ont entrepris de réhabiliter l’ancien régime… Je le juge non par ce que j’en imagine, mais par les sentimens qu’il a inspirés à ceux qui l’ont subi et détruit. Je vois dans tout le cours de cette révolution si oppressive et si cruelle la haine de l’ancien régime surpasser toujours dans le cœur des Français toutes les autres haines, et s’y enraciner tellement, qu’elle survit à son objet même, et de passion momentanée devient une sorte d’instinct permanent. Je remarque que durant les plus périlleuses vicissitudes des soixante dernières années, la crainte du retour de l’ancien régime a toujours étouffé dans ces esprits mobiles et inquiets toutes les autres craintes. Cela me suffit. Pour moi, l’épreuve est faite[11]. »

Si du moins cette noblesse impopulaire eût été quelque chose d’imposant et de considérable aux yeux du monarque ! mais nous savons bien ce qui en est. Cette expérience a été faite de nos jours et en des conditions tout à fait dignes de mémoire. Quoi de plus sénatorial que la chambre des pairs sous la restauration, où se rencontrait toute grandeur d’extraction et de services ? Quoi de plus grave et de plus élevé que la façon dont elle comprit son rôle, dont elle manifesta son pouvoir modérateur ? Jamais peut-être il ne s’était dépensé en France tant d’esprit et de sagesse politique. Peine perdue ! on ne tint compte de ses résistances, qui étaient des avertissemens, et cela se comprend bien. Est-ce qu’on s’arrête aux protestations d’une caste, fût-elle devenue un pouvoir public, quand on est le roi de France, ce roi qui ne meurt pas, et qu’on la voit à ses pieds depuis quatre cents ans, quand on a des ancêtres comme Louis XI, qui fit couper les oreilles à un gentilhomme pour délit de chasse, ou comme François Ier, qui spolia un connétable de Bourbon, ou comme Louis XIV faisant abjurer à volonté les Turenne, les Rohan ?… Il paraît que peuple et roi avaient chacun leurs raisons pour faire peu d’état de l’aristocratie. Ils eussent bien fait chacun d’en user tout autrement, de la ménager, de l’inventer même au besoin, ne fût-ce que pour l’interposer entre eux ; mais il y a des ruines qu’on ne relève pas.

Nous pouvons bien dire que nous sommes une démocratie ; nous le sommes à tel point que nous ne pouvons être autre chose avec ce passé de l’aristocratie, laquelle ne saurait être une institution, car de penser que nous pourrions être les sujets d’une monarchie absolue, il n’en saurait être vraiment question ; je ne daigne pas réfuter cette chimère d’antichambre.

À cette conclusion du passé, il faut ajouter le poids des lois actuelles. Pour achever l’aristocratie que chaque règne de Valois ou de Bourbon avait effacée à l’envi, une révolution est survenue, c’est-à-dire une épreuve inouïe non-seulement de confiscation, d’exil et d’échafauds, toutes choses dont on revient plus ou moins, mais de nivellement légal. Ceci, pour le coup, est sans retour. Une loi gardée par des sentimens naturels comme aussi par des intérêts, par des amours-propres, par des antipathies séculaires, est une loi impérissable, une expression de droit et de nécessité, au-dessus de laquelle il n’y a rien au monde.

Telle est la puissance d’une pareille loi qu’elle se recommande et s’impose dans tout son esprit et par-delà sa teneur littérale aux classes mêmes qu’elle dépossède. Ce qu’elle abolit en principe ne se relève pas, ne reparaît pas, même par les exceptions souffertes. Voyez plutôt la loi sur le partage égal des successions, faite qu’elle est contre la reconstitution des fortunes nobiliaires ! Eh bien ! ce partage a prévalu partout, et ces fortunes ne songent nullement à profiter de certaines latitudes que leur a laissées le législateur sous le nom de substitutions permises. Il y a des statistiques pour peser cela, et l’on y voit que sur 1,500 millions de valeurs immobilières transmises annuellement par voie d’héritage, 3 millions à peine sont frappés de substitution.

Vous n’avez pas moins là qu’une abdication de la caste désespérant d’elle-même, acceptant désormais les arrêts de l’histoire, et dépassant ceux du législateur. Il n’y a pas de quoi triompher au moins : nous perdons là un des élémens de la liberté moderne, une des bases où se fondent le mieux les droits et la grandeur d’un peuple. Qu’est-ce qui peut mieux stipuler la liberté politique que la qualité, la richesse, l’esprit ? Où ce bien sera-t-il conçu et désiré, si ce n’est où abondent déjà les autres biens ? Une aristocratie a cela de bon, qu’avec ses privilèges elle met après tout dans une société la notion du droit, et cela de beau, qu’avec son orgueil elle produit ou imagine des types, des romans, si vous voulez, qui attirent et élèvent le moral des nations. Où a manqué la chevalerie, il manque aujourd’hui quelque chose.

Quoi qu’il en soit, les faits sont là, faits accomplis s’il en fut, irréparables à jamais. La loi qu’ils nous font, c’est d’admirer et d’envier, si bon nous semble, les institutions locales qui viennent d’être décrites, mais de nous en tenir là.

Figurez-vous seulement le régime d’un comté anglais appliqué à l’un de nos départemens. Au lieu d’un conseil-général électif, au lieu d’un préfet et de maires, au lieu de juges et de ministère public, au lieu d’un conseil de préfecture, représentez-vous, pour faire l’office de tous ces pouvoirs, quarante ou cinquante personnages au choix du pouvoir exécutif, toujours pris parmi les mieux rentes et les plus qualifiés. Demandez-vous un peu ce que penseraient les populations de se voir ainsi taxées, jugées, administrées par tout autre chose que des mandataires ou des égaux, par des supériorités semblables à celles d’autrefois, c’est-à-dire par des classes frappées de suspicion et d’envie !

Rien n’est si répandu que ces sentimens du haut en bas de notre société. Le Français, peuple aimable et léger, comme on se plaît à dire, est le plus dévoré qu’il y ait de passions féroces et durables. Aux haines fort abondantes que fournit l’humanité en général, la société en général, il ajoute celles qui dérivent d’un état social, tout particulier. Le fait est que les individus s’y exècrent comme partout, les classes comme nulle part. Comparez et jugez. — Dans l’Amérique du Nord, les classes sont nivelées à ce point que l’inégalité des conditions, dit M. de Tocqueville, n’y existe pas, même en souvenir. — En Angleterre, elles sont fondues au moins les jours de course et d’élections, et cela suffit. Que voulez-vous de mieux pour unir les gens que des affaires et des plaisirs ? — En France, elles sont distinctes et hostiles. Rien n’a péri des anciennes colères, et même il s’en est ému de nouvelles. Il est permis de croire que la haine populaire et bourgeoise n’a pas désarmé, sentant bien, quel que soit le niveau légal, des supériorités qui persistent, des têtes qui passent la foule, je ne sais quoi parmi les hautes classes d’inaccessible aux plus enrichis, aux plus arrivés. De leur côté, ces classes toujours haïes sont devenues à leur tour haineuses et envieuses pour tant d’élévations qui se sont faites dès que chacun a pu s’élever, pour le prestige des grandes opulences, des grands commandemens, des grandes illustrations, qui n’est plus à elles seules, pour les dérogeances, les violences d’industrie et de bureaucratie qu’elles ont dû. s’infliger elles-mêmes. — C’était le cas vraiment de laisser sur les murs certaine inscription que nous y avons vue en 1848 ; la fraternité eût été quelque part.

Ce que doit produire cet état des sentimens dans les affaires générales, dans les lois politiques du pays, je ne veux pas le rechercher ; je constate seulement qu’il y a là, en matière de pouvoirs locaux, un veto sur certaines solutions. À répandre sur toute la surface du pays le régime aristocratique qui réussit ailleurs, vous ne feriez qu’exaspérer ces sentimens et leur jeter un défi dont la riposte ne tarderait pas. On sait que les Bourbons de la branche aînée tentèrent cette aventure ; il n’y a qu’à voir les noms et les titres qui remplissent l’almanach royal de la restauration : — essai peu encourageant où périrent les fondateurs du gouvernement libre en ce pays, très capables d’y fonder le goût de la liberté, du self-government, par les ombrages qu’ils donnaient à la France au sujet d’une autre chose qu’elle estime passionnément et de vieille date : l’égalité.


DUPON-WHITE

  1. Rapport déposé à la chambre des représentons de Belgique sur les taxes locales du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, 1860.
  2. Voyez Annual Register, 1835, page 242.
  3. Page 104 du document belge déjà cité.
  4. Annual Register 1835, pages 280 et suivantes.
  5. Voyez Treatise upon the law, privileges, proceedings and usages of Parliament, by Erskine May, p. 390.
  6. Ibid., p. 411.
  7. Ibid., p. 393.
  8. Treatise, etc., by Erskine May, p. 420, § 18.
  9. Document belge, p. 126.
  10. Histoire de la Civilisation, par M. Guizot. — De l’Ancien Régime, par M. de Tocqueville. — Recherches sur l’origine de l’Impôt, par M. Potherat de Thou.
  11. Œuvres et Correspondance inédites d’Alexis de Tocqueville, t. Ier, p. 287.