L’Administration locale en France et en Angleterre/03

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L’Administration locale en France et en Angleterre
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 612-646).
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L’ADMINISTRATION LOCALE
EN
FRANCE ET EN ANGLETERRE

III.
COMMUNES ET LIBERTÉ.

La race avec ses instincts tient une grande place dans la destinée des nations : avec les incidens de l’histoire, elle compose même toute cette destinée. Ainsi nous avons vu que tout s’explique en Angleterre par l’aristocratie et par l’individualisme[1]. Instinctivement ce pays est épris de son passé, parce que c’est une partie de lui-même; il est gagné de plus, par tous ses souvenirs, à certains pouvoirs, à certaines classes, qui lui représentent la gloire et les bienfaits de ce passé : telle est l’éducation que son naturel a reçue. Non vraiment, ce ne sont pas les pouvoirs locaux constitués d’une certaine façon qui ont fait de l’Angleterre un pays libre, puissant et prospère. Cette grandeur a de bien autres racines : elle procède de la race, qui est combinée elle-même avec la tradition, qui est appuyée et identifiée à l’aristocratie.

Cependant on peut se demander ceci : parce que les pouvoirs locaux n’ont pas créé le progrès politique et économique de la Grande-Bretagne, parce qu’il n’est pas permis d’attribuer à cette influence tout ce qu’on voit en ce pays de liberté, de sécurité, de richesse, est-ce à dire que ces pouvoirs soient incapables en eux-mêmes de ces services? Ils feraient peut-être ailleurs ce qu’ils n’ont pas fait là où ils étaient primés dans cet office par une caste clouée d’avantages et de précédens supérieurs. Une chose est sûre : c’est qu’il faut dans une société des êtres collectifs, à mi-chemin de l’état et de l’individu, des intermédiaires entre ces deux puissances. Cela importe à l’équilibre des sociétés, lesquelles autrement pencheraient sans mesure vers le pouvoir absolu ; cela touche à leur honneur, qui est de s’appartenir quand elles ont un certain âge de civilisation. Comme en France ces êtres ne nous sont pas donnés par la tradition, comme ce lest a péri en certain naufrage fort empressé de tout engloutir, il ne nous reste plus, si nous voulons retrouver notre taille et notre aplomb, qu’à instituer des communes qui soient de véritables pouvoirs, et pour ainsi dire des souverainetés locales.

C’est bientôt dit; mais l’engagement est grave, l’entreprise laborieuse, car premièrement il s’agit de créer, et même de créer une chose qui a contre elle tous les précédens nationaux, y compris les révolutions. En second lieu, il se pourrait bien que l’entreprise fût absolument sans portée, sans issue : c’est une question de savoir si, menée à bien, elle tiendrait tout ce qu’on s’en promet. Historiquement, il paraît clair que les pouvoirs locaux sont indifférens ou impuissans pour la liberté générale. D’un autre côté, a priori, on peut les soupçonner de ne produire ni intelligence, ni science politique, de n’être nullement ce qu’il faut pour susciter des hommes d’état ou même des citoyens éclairés.

Nous ne pouvons montrer à la fois tout cela. Cherchons d’abord la place que tiennent les communes dans notre passé, l’estime qu’on en fit à l’heure des grandes nouveautés, le rôle actuel qui leur est échu dans nos institutions. Nous nous demanderons ensuite si la vie qu’elles eurent vaut la peine d’être ranimée, en tout cas si elles pourraient revivre pour les prodigieux services que nous en attendons aujourd’hui.


I.

Il est fâcheux de n’avoir pour soi ni la tradition ni le progrès, d’être sans prestige et sans fécondité. C’est en cet état pourtant que nous trouvons les communes. Franchement vous allez chercher là, pour en faire quelque chose d’utile et de vivant aujourd’hui, ce que le passé produisit de moins solide et de moins brillant en fait d’êtres collectifs. C’était peu de chose que les communes : aujourd’hui c’est le nom de trente ou quarante mille groupes répandus sur le sol de la France, avec certains droits et certaine vitalité. Autrefois ces groupes étaient autant de fiefs, gouvernés absolument par les seigneurs. Des communes avec chartes, des localités indépendantes, c’était l’exception : nulle terre sans seigneur, disait l’ancienne France. Comptez les bonnes villes : elles étaient clair-semées, elles apparaissent comme un accident sur la carte de l’ancienne monarchie. Pesez-les : c’est chose légère auprès de l’église, de la noblesse, des parlemens.

A la bonne heure! L’église, la noblesse, les parlemens, voilà des êtres d’un grand aspect, d’une vie réelle et forte! Ils professent tous les intérêts et tous les devoirs qui sont aujourd’hui des services publics. Leur privilège est une charge, celle des âmes, des intelligences, de la justice, du territoire. Assurément ils ne valaient pas leurs principes, ils étaient égoïstes : c’est pourquoi ils ont péri devant la révélation du droit commun; mais ils étaient debout. Au moyen âge, ils représentaient et sauvaient la dignité humaine; ils avaient l’orgueil, commencement de toute grandeur, ce péché mortel qui vaut dix vertus, ce lion qui fait merveille dans notre cœur, où il dévore les reptiles. Il n’y a personne au monde qui ne soit inférieur à ses maximes; mais c’est beaucoup d’en avoir de hautes, de porter une grande étiquette, d’annoncer un évangile d’héroïsme et de sainteté, d’attendre avec un idéal transcendant les êtres d’élite qui pourraient survenir. Ce piège, cette piperie des dehors est une des meilleures chances du genre humain.

Aussi les castes ont-elles un autre air dans l’histoire que les communes, lesquelles n’avouaient que leur bien propre, quelque intérêt local, et n’existaient que pour elles-mêmes. Un clergé propriétaire, une noblesse privilégiée, une magistrature souveraine auraient bien de la peine à renaître : il n’y faut pas songer, le cours des âges ne se laisse ni remonter ni précipiter; mais ce seraient au moins de grandes ombres, d’imposantes momies! Quant aux communes, à quoi bon les ressusciter, ranimant une vie qui fut toujours précaire et bornée, des êtres qui ne signifiaient rien de grand, des lieux enfin et non des caractères? Il est toujours très beau de ressentir quelque chose au point de s’insurger et de faire échec à la force. Les communes eurent ce mérite, cette distinction, que le moyen âge les traita en langue officielle de choses nouvelles et exécrables, ce qui les recommande infiniment. Tout autre pourtant est la grandeur, l’indépendance des êtres collectifs qui prétendaient exister pour le bien public, et qui remplissaient, dans les limites mentales de leur temps, quelque chose de cette promesse.

Il faut croire d’ailleurs que le droit tenait peu de place dans le régime intérieur des communes affranchies, encore qu’elles eussent pris les armes sous cette invocation. Ce gouvernement d’échevins valait peut-être mieux que celui des seigneurs, voilà tout. Dans mainte commune affranchie, une oligarchie bourgeoise régnait presque aussi durement qu’avait fait le seigneur. Les populations, sentant toujours le même bât, si ce n’est le même cavalier, crurent bien faire en plus d’un endroit d’appeler les officiers royaux. Faute d’une âme, laquelle était plus apparente, plus affichée ailleurs, ces personnages nommés communes furent les premiers à fondre et à disparaître sous l’ascendant de la royauté. Elles étaient venues à rien qu’il restait encore des privilèges à la noblesse, aux parlemens quelque chose de législatif, à l’église ses assemblées et ses dons gratuits. Vous jugez bien de ce qu’étaient devenues les communes en face des intendans créés par Richelieu, dressés par Colbert et traités de monseigneur par la noblesse. Toutefois le déclin des communes remonte plus haut et s’accuse dès le XIVe siècle, selon le témoignage de M. Guizot. Est-ce parmi ces ruines, bien anciennes déjà, que nous retrouverons quelques semences de vitalité collective bonnes à restaurer aujourd’hui? Cela n’est guère croyable.

Peut-être pensez-vous que les communes avaient en elles une valeur et un secret de bien public qui périt injustement sous l’ancien régime? Mais s’il en était ainsi, ce qui a détruit l’ancien régime eût relevé les communes; cette destruction et cette restauration se fussent accomplies du même coup en 89. Or à cette date de la nation naissante je trouve au contraire une loi curieuse où l’on aperçoit le début et même un détail assez explicite de cette tutelle administrative qui s’épanouit plus tard avec toute la richesse des créations impériales : c’est la loi du 14 décembre 89. Cette date est à remarquer, qui n’est pas encore celle des catastrophes, des excès de doctrines, des grandes perversions de l’esprit public. La France traversait alors la meilleure époque de la plus grande assemblée qui nous ait jamais représentés. Eh bien! cette loi, ainsi datée et autorisée, le prend de très haut avec les communes; elle leur dit : « Vous ne plaiderez pas, ’us n’emprunterez pas, vous ne vous imposerez pas, vous ne vendrez pas vos biens, vous n’entreprendrez pas de travaux, vous ne ferez pas acte de police, vous ne réglerez pas vos comptes sans une autorisation supérieure. » C’est déjà une tutelle des communes assez étroite, et par des motifs qui en promettaient peut-être encore plus; le législateur s’en est expliqué lui-même dans l’instruction annexée à cette loi. « La constitution, dit-il, soumet les communes à la surveillance et à l’inspection des corps administratifs parce qu’il importe à la grande communauté nationale que toutes les communes particulières, qui en sont les élémens, soient bien administrées, qu’aucun dépositaire de pouvoirs n’abuse de ce dépôt, et que tous les particuliers qui se prétendront lésés par l’administration municipale puissent obtenir le redressement des griefs dont ils se plaindront. » Voilà ce qu’on fit des communes en 89, quasi rien, et cela dans la saison du progrès, des redressemens, quand on retrouvait la nation, l’individu, quand tous les titres et tous les droits étaient convoqués de toutes parts.

Et pourtant ce pays avait eu des communes douées en leur temps de quelque autonomie! Il faut croire qu’elles avaient laissé peu de traces dans sa mémoire, qu’elles ne s’étaient guère établies dans son estime et dans ses affections. Le pays ne s’en souvenait plus, ou n’en voulait plus. Il rasait tout, les communes non moins que les parlemens, les assemblées du clergé et les pays d’états : autant d’institutions qu’il répudiait parce qu’avec un air de liberté elles avaient un fonds d’égoïsme et de privilège. Étrange condition d’un pays où le droit n’a pas de racines, pas d’ancêtres, auquel son histoire ne rappelle nul bon souvenir! Le droit national avait si peu vécu en France, il y avait tellement péri, qu’on fit appel aux archéologues vers 88 pour retrouver le mode d’élection des états-généraux. Les droits locaux n’étaient guère en meilleure posture, indifférens aux populations et envahis par la crue monarchique, même au XVIIIe siècle, où les intendans, les subdélégués, les maîtres des requêtes, le conseil d’état, absorbaient et dirigeaient tout, sans nul prétexte de grandeur royale ou ministérielle.

Quelques pays ont pu grandir en toutes choses, y compris la liberté, par un simple développement de leurs traditions : il leur a suffi d’avancer dans la voie où ils étaient déjà par une amélioration graduelle du moyen âge. La France n’eut pas cette fortune, avec ses annales vides de liberté, avec son passé de tant de siècles, où le droit ne s’établit nulle part. Connaissez-vous la vision de Jean-Paul, quelque chose d’allemand, d’apocalyptique, je vous préviens de cela, — un ciel en feu, un temple écroulé; au milieu de ces angoisses et de ces ruines, une troupe d’enfans agenouillés, en larmes, en prières?... Le Christ est parmi eux, éploré comme eux; il vient de parcourir l’immensité des cieux, la profondeur des espaces, tous les abîmes de l’infini, et il s’écrie éperdu : Nous n’avons pas de père! — Eh bien! fouillez notre histoire, interrogez les ténèbres et les grimaces du moyen âge, remuez toute cette poussière qui fut la France, je vous défie d’y trouver, d’en rapporter un droit.

Je reviens à cette loi de 89, que je n’aurais peut-être pas dû quitter, où le sentiment du pouvoir central est empreint si fortement. Ne croyez pas que les droits locaux y fussent oubliés ; on n’oubliait rien alors en fait de droit. Les communes étaient bridées sans doute, mais par les administrations de département, qui étaient à cette époque des corps électifs. Ainsi ce que les communes perdaient d’indépendance n’allait pas enrichir et fortifier d’attributions nouvelles le pouvoir central, le pouvoir exécutif. En un mot, la discipline des localités était locale. C’est ce qui arrive aux communes en Hollande et en Belgique. Elles ont à compter avec ce qui s’appelle la députation permanente. Supposez que nos conseils-généraux puissent désigner quelques-uns de leurs membres pour fonctionner pendant l’intervalle des sessions, et que cette fonction consiste à régler les affaires qui sont réglées définitivement aujourd’hui par le ministre ou par le préfet. Tel est à peu près le mécanisme et l’objet de la députation permanente sur les bords du Rhin.

La loi consulaire de pluviôse an VIII supprima les administrations de département ou plutôt les dédoubla, créant à leur place un préfet et un conseil-général. Distinguer l’action et la délibération, établir deux organes pour ces deux choses, était bien avisé; il l’était moins d’attribuer aux préfets, comme fit cette loi, la tutelle des communes, laquelle aurait dû appartenir aux conseils-généraux. Toutefois, comme à l’époque consulaire ni les conseils-généraux ni les préfets n’étaient électifs, cette attribution préfectorale ne tirait pas à conséquence, et personne peut-être ne prit garde à la garantie qui s’évanouissait avec tant d’autres: mais, chose étrange, quand l’élection fut restituée aux conseils de la commune et du département, personne ne s’en souvint, ni ce ministère de progrès et de réforme tempérée qui parut en 1828, ni un peu plus tard le ministère né d’une révolution dont la liberté locale était une des moindres promesses.

Ainsi la centralisation eut pour elle tous les gouvernemens, ce qui n’est pas bien miraculeux; mais il y a plus, elle n’eut jamais contre elle las oppositions, les minorités. On a vu de nos jours des gouvernemens qui n’étaient pas sans rencontrer un peu partout une contradiction violente,... interpellés, obsédés, harcelés de toutes parts, hormis à cet endroit de la centralisation. Ailleurs tout est piège ou bataille; mais, arrivés là, les partis désarment et fraternisent. On dirait la trêve de Dieu parmi les guerres privées du moyen âge, L’Ecclésiaste nous parle d’un monde livré aux disputes, le monde parlementaire, je suppose ; mais cet anathème n’est plus de mise dès qu’il est question des communes. Il se passe alors quelque chose d’exceptionnel, je dirais volontiers de surnaturel, si je ne craignais de blesser les âmes scientifiques. Prenez la discussion des lois de 1837 et 1838 sur les attributions communales et départementales : rien de plus pacifique. La discussion se poursuit ou plutôt se traîne mollement entre quelques légistes, quelques propriétaires, quelques administrateurs, devant une assemblée distraite ou absente qui sait qu’en penser. De temps en temps, un doute se hasarde, une observation s’élève d’un banc quelconque; nul n’y répond, si ce n’est le commissaire du roi, lequel doit une réponse. Ce qui domine tout, c’est un vote d’articles incessant, accéléré et surtout unanime. On croit assister à une de ces paisibles séances qui font la gloire et la sérénité d’un conseil d’état.

Savez-vous où se réveille la passion? C’est à l’article des droits électoraux, à la question de savoir d’où viendra le pouvoir municipal. Ce qu’il sera, peu importe apparemment ; mais qui le nommera, cela est du plus grand intérêt. J’ouvre le Moniteur à cet endroit, et j’y trouve un débat qui dure sept grands jours. On voit bien qu’il s’agit de création. Les éloquences se donnent carrière, les amendemens se multiplient (il y en a plus de trente) pour cette œuvre, qui est d’instituer un pouvoir, ne fût-ce que le pouvoir municipal. Cette passion, pour le dire en passant, appartient à tout débat français sur le droit d’élection : c’est là-dessus que vivent et meurent les cabinets, quelquefois même les gouvernemens. Et ce sentiment n’est pas aveugle : l’origine des pouvoirs est ce qui leur donne le ton, ce qui fait leurs proportions et leur audace. Qui est électif avec des attributions médiocres en aura tut ou tard de considérables. Quand une source est abondante et large, ce qui en provient se fait des rives selon son volume par-delà les rives prévues et réglementaires. « Les conseils de la commune et du département, disait M. Vivien, sont élus par les citoyens, grande et puissante garantie qui est comme le couronnement du système. L’élection en effet vivifie les pouvoirs dont elle est la source : elle accroît leurs forces, élargit leurs attributions… »

Quant aux lois qui ne font que définir les pouvoirs (les lois d’attributions, comme on dit), l’insouciance et l’inattention, voilà tout ce qu’elles obtiennent, au moins dans la matière qui nous occupe. Et cependant tout ce qui nous choque si profondément dans la tutelle administrative, ce luxe oriental d’intrusions et d’enlacemens, se rencontre dans ces lois, tantôt proclamé, tantôt impliqué. C’est là qu’une commune est mineure et nullement émancipée, qu’elle ne peut entamer le moindre procès ni conclure le moindre bail, livrée à ses seules lumières. Longue est la liste de ses dépenses obligatoires, c’est-à-dire des choses qu’elle est tenue de faire, plus longue encore celle des choses qu’elle ne peut faire que sous l’autorité ou sous la surveillance de l’administration supérieure. Notez ces deux points-ci ; il n’est rien qu’ils n’atteignent. En droit, ils embrassent toute la gestion municipale d’un bout à l’autre, — non-seulement tous les travaux à entreprendre, mais toutes les dépenses à ordonnancer. Échappez donc à des prévisions de cette force qui sont en toutes lettres dans la loi ! Pour ma part, je trouve le ministre et le préfet bien larges, bien magnanimes, qui, munis d’une pareille loi, laissent un maire exécuter de sa pleine science et autorité un paiement de 5 francs. En vérité, ils n’usent pas de tout leur pouvoir, ils montrent là une confiance que n’a pas eue le législateur. Les optimistes feront peut-être ici une réflexion consolante, c’est qu’en France les gouvernemens sont arbitraires plutôt que tyranniques, et mettent eux-mêmes à leur puissance les bornes oubliées par la loi.

Après cela, il faut convenir que ces lois d’attributions sont admirablement conçues, des monumens achevés, des objets d’art en leur genre. Il y a plaisir à errer parmi ces classifications ingénieuses, ces énumérations finies, qui excellent à tout diviser et à tout assujettir : on dirait le roman de la liberté locale. C’est dans ce sentiment, il faut le croire, que chacun les regarde et que personne n’y touche. Telles on les propose, telles on les adopte. Le véridique, l’incorruptible Moniteur, un recueil admirable où l’on trouve tout ce que l’on cherche, qu’on se lasserait de feuilleter plutôt que d’honorer, constate ici deux choses significatives : le petit nombre des votans, le chiffre énorme des majorités ; — ce qui veut dire indifférence et acquiescement général, à tel point que l’une de ces lois fut adoptée par 248 voix contre 7 ! Que voulez-vous ? on applique quelquefois aux plus grands sujets le dédain fameux de M. de Talleyrand lors de la spoliation du Musée en 1815 : « Ce n’est pas une affaire, » disait-il, quand certaines apparitions du Corrége et de Raphaël, évoquées par la victoire, nous quittaient à jamais.

Établie en France par le fait de tous les pouvoirs et de l’aveu de tous les partis, telle nous apparaît la centralisation ; j’ajoute qu’ils l’ont confirmée en mainte occurrence. Çà et là en effet des mesures fort graves sont proposées, tantôt pour les écoles primaires, tantôt pour les chemins vicinaux, lesquelles remettent en présence, en question, les pouvoirs locaux et le pouvoir central. Or la question est toujours résolue contre les pouvoirs locaux, auxquels la mesure, c’est-à-dire la dépense, est imposée. On désespère qu’ils comprennent le bien public, ou même leur propre avantage le plus quotidien, le plus palpable, qui est au prix de quelques centimes additionnels. Tel est le jugement du pays sur lui-même, jugement unanime, je le répète, porté par ses gouvernans et par ses représentans, par les oppositions et par les majorités.

Ainsi le monde parlementaire l’a rencontrée cent fois, cette grande question, comme vous dites, des pouvoirs locaux, et il ne l’a pas reconnue, et comme il avait trouvé ces pouvoirs, il les a laissés. Ont-ils plus de succès auprès des révolutions ? Pas le moins du monde. Les révolutions n’ont rien d’insolite parmi nous. À certaines heures, tout s’abîme, gouvernemens, monarques, dynasties : la société craque sensiblement ;… mais qu’importe à la centralisation tout ce cataclysme ? Rien ne monte jusqu’à elle de ce qui ébranle toutes choses : elle ne bouge pas plus que le sol et que la langue, on dirait la France même. Nous avons vu, il n’y a pas bien longtemps, une de ces révolutions, qui n’était ni la première ni peut-être, au dire de certains, la plus indispensable. Comme on se demanda alors ce que valaient la famille et la propriété, on pouvait bien regarder au fait des communes, à l’organisation respective des localités et de la capitale. Convenons que les circonstances y prêtaient. Cette révolution s’était abattue de la capitale sur les provinces, répandant sur celles-ci un gouvernement dont elles ne se doutaient pas la veille, et cela avait suscité de furieux doutes sur le mérite d’une institution qui semble réunir sur un point toute la force des partis et du gouvernement, comme des champions dans un champ clos, pour une lutte dont la France est le prix. On accusait en propres termes cette institution d’avoir fait le coup.

Une assemblée où grondait cette rumeur chargea le conseil d’état (émané d’elle, son élu, son produit, notez bien cela) de préparer une loi sur l’administration intérieure. Or il sortit de là, vers le milieu de l’année 1851, quatre projets de loi fortement étudiés, précédés de rapports admirables, le tout vide de réformes ou du moins de nouveautés saillantes, décisives. Le vieil édifice de la chose était considéré à nouveau, sondé dans ses origines, raconté dans son histoire, comparé au fond démocratique qui avait prévalu, et, toute réflexion faite, on y touchait à peine. Dire les pauvres pièces qu’on y mettait ou qu’on en ôtait, ce serait fatiguer le lecteur pour trop peu de chose, l’introduisant dans des complications et des sinuosités qui ne soutiendraient pas son attention : il ne faut donner ce détail qu’en son lieu; mais je puis bien répondre sur-le-champ à cette objection, que les projets de loi dont il s’agit eussent été transformés par l’assemblée législative, de l’humeur dont elle était, si elle avait eu à s’en occuper, et que le conseil d’état avait de bonnes raisons pour ne rien innover, attendu qu’il est le réceptacle des traditions et des usurpations administratives.

Cela est un peu dur : il ne faudrait pas oublier la mission qu’avait reçue le conseil d’état, ni l’origine qu’il avait à cette époque, ni une certaine aptitude des corps administratifs à goûter ce qui s’impose, à entrer dans les idées régnantes. Quoi qu’il en soit, le conseil d’état ne fut pas seul à s’expliquer sur ce sujet : une enquête fut ouverte, on convoqua l’opinion publique; tous les conseils-généraux et les cinquante-neuf communes les plus considérables du pays furent consultés sur le surcroît de pouvoirs à introduire dans les localités. C’était le moment de s’expliquer, de se revendiquer. Or savez-vous ce qui arriva? Quinze communes seulement répondirent à cet appel, le reste observa le plus profond silence. Celles qui demandèrent quelque chose demandaient peu, quelques réformes insignifiantes; mais, encore une fois, la majorité parmi cette élite des communes ne fit pas même la façon d’une réponse aux fortes avances qui lui étaient adressées. Je livre ce fait aux partisans de la province, aux ennemis de la centralisation, ou plutôt je les accable sous cette apathie de ce qu’ils veulent régénérer, et qui se plaît dans son sommeil. Voilà les torpeurs que sous le nom de localités ils prétendent appeler à la vie, ériger en pouvoirs ! Après cela, le moyen de croire que, dans cette indifférence des parties intéressées, les représentans eussent fait plus que le conseil d’état? L’opinion ne les portait pas, le sentiment public les délaissait franchement dans ce projet de décentraliser l’administration ou plutôt de défaire la France, une des fantaisies les plus radicales qui aient traversé les esprits à une époque si riche toutefois d’impromptu et d’absolu : tous les sectaires ne sont pas en Icarie.


II.

On ne poussera pas plus loin cette démonstration : aussi bien on commence à s’épuiser de faits et de raisons; mais peut-être en a-t-on laissé entrevoir ce qu’il fallait pour établir que le rôle des communes a été médiocre parmi nous, médiocre comme le souffle dont elles vivaient, qu’elles disparurent presque entièrement sans laisser derrière elles ni vide ni regret, le progrès se poursuivant ailleurs, sur le terrain des offices, cette mise en vente de la puissance publique, et que personne ne prit souci de ce qui leur advint, soit à l’époque des grandes restitutions de droit opérées en 89, soit à l’époque des grandes organisations de pouvoir opérées sous le consulat, soit dans ces temps libres et réguliers où toutes choses, dûment entendues, prenaient place selon leur droit.

Cependant il s’est formé de nos jours une doctrine, une école considérable, — qui croit aux localités, c’est-à-dire à un secret de vie et de force enraciné çà et là à travers le pays, — qui prend certains groupes de population, certains compartimens de territoire, appelés communes et provinces, pour des existences et des puissances naturelles, bienfaisantes surtout, et capables, le jour où elles s’appartiendraient, de servir énergiquement le plus réel comme le plus noble intérêt du pays, la liberté politique. Illusion! ces êtres, ces foyers n’ont pas cette étincelle. D’abord, nous l’avons bien vu, ils ne sont pas et ne demandent pas même à naître, ce qui est péremptoire; mais, fussent-ils, il n’est pas en eux de rendre les services qu’on s’en promet. Ils n’ont pas, pour produire ou pour défendre le droit national, la passion, la puissance qu’on leur prête. On peut faire des images sur tout; mais la dernière qui puisse s’appliquer aux communes est celle de volcans ou de citadelles de la liberté.

Au fait, pourquoi un être local se ferait-il le champion de la liberté publique, comme s’il s’agissait de son existence et de ses franchises particulières? A quel titre les localités prendraient-elles à cœur les droits généraux du pays? Il n’y a peut-être pas de localité où l’on ne verrait, le cas échéant, une certaine élite d’esprits et de bras dévoués à cette cause. Ce qu’on ne verra jamais, c’est l’être local s’insurgeant lui-même et tout entier en son propre nom, et se dévouant à l’insurrection avec tout ce qu’il a de forces diverses, milice, murailles, finances, autorité morale, prestige séculaire.

Nous aurons là-dessus le témoignage de l’histoire. En attendant, je me permets quelques réflexions : par quel hasard prodigieux ce qui est divers et complexe comme la population d’un bourg, ce mélange de toutes les classes et de tous les intérêts, aboutirait-il à l’unité de passion et d’action? Par quel miracle encore plus incompréhensible cette passion et cette action seraient-elles non-seulement uniques, mais héroïques? Quoi! un conseil d’échevins, un gouvernement de petites choses deviendrait quelque jour un organe pour les plus grandes, un appareil à tout oser? Cela n’est pas concevable. Je sais bien qu’il apparaît de loin en loin à travers les âges des groupes supérieurs, transcendans, ouverts aux plus grands souffles, tout peuplés de grandeur d’âme et de courage, où la liberté est la passion de tous et de chacun. Cela s’est rencontré en Grèce, en Italie. C’est le don de certaines races que tout y soit élite; mais sachons bien ceci : il ne plaît pas à ces groupes d’être de simples communes; ils brisent tout lien national ou même simplement fédéral; il ne leur suffit pas d’être membres d’une nation libre, ils veulent être eux-mêmes nation, souveraineté. Cette hauteur et cette ardeur de passion politique que vous avez vues là ne se contentent pas à moins. Vous commettez une certaine contradiction dans les termes à supposer de telles âmes dans quelque dépendance.

Laissons de côté ce qui passe toutes les règles, et regardons au train ordinaire des choses communales, des êtres collectifs. L’histoire est là pour témoigner du peu qu’ils valent dans les grandes épreuves du droit national. J’aurais quelque honte à me faire si beau jeu que d’interroger la nôtre à ce sujet : prenons l’histoire la plus concluante en fait de liberté, celle de l’Angleterre telle que la raconte M. Guizot. Voilà un pays où la liberté fut conquise pas à pas, de siècle en siècle, avec des efforts réitérés et des fortunes diverses. Eh bien! tâchez un peu d’apercevoir en tout ceci la main des communes. Le personnage existe, mais il s’abstient, soit à cette aurore qui s’appelle la grande charte, soit à cette date de 1688, qui fut la formation suprême du droit national en ce pays. L’œuvre libérale à ces deux époques est purement aristocratique. Reste entre ces deux termes la période révolutionnaire de la Grande-Bretagne, et l’on pourrait supposer que la liberté britannique a pris là seulement les forces qui lui avaient manqué jusqu’alors, et qu’elle les a trouvées dans un soulèvement des localités : soit ; admettons pour un moment cette hypothèse qui n’en a pas pour longtemps. Au moindre exposé du sujet, au seuil même de ces révolutions, on voit bien que les pouvoirs locaux n’avaient rien à y faire. Tout procède d’un fonds politique et religieux qui produit ses instrumens à son image, qui les tire des consciences et non des localités, qui crée même des associations nouvelles pour une œuvre où ne suffisent plus les vieilles associations qui s’étaient formées, pour quelque besoin de commerce ou de sûreté, autour du manoir, du pacage, du fleuve, du bois, du carrefour, du marché... Qu’on jette les yeux d’une certaine hauteur sur les grands traits de ces événemens; on y prendra cette conviction que rien ne s’est remué de local en tout ceci, que les intérêts même généraux y furent toujours primés par les fanatismes, c’est-à-dire que le drame était dans les consciences, d’où il sortit, au jour de l’action, armé de toutes pièces neuves, et non de ces vieilles machines répandues sur le territoire sous le nom de bourgs, de paroisses. C’est alors, c’est ainsi qu’eurent lieu la fondation et l’armement définitif de la liberté anglaise. Reculez de quelques siècles, et regardez vivre l’Angleterre. Est-ce un pays libre? Non, pas encore; seulement il marche à grands pas vers la liberté; il en possède déjà quelques avantages, une certaine sûreté des personnes et des biens; il n’en a jamais perdu de vue les images parlementaires; il a montré dès le moyen âge, à une certaine façon de manier la couronne et ses favoris, des mœurs qui promettent la liberté; mais enfin ce n’est qu’un acheminement.

Qu’est-ce donc qui empêche cette race ainsi faite d’achever ses lois à son honneur et de prendre pleine possession d’elle-même? Ce qui l’empêche, c’est la race, laquelle, avec ses instincts, est aussi bien sur le trône que parmi la nation. Quand cette influence est quelque part, elle est partout. En même temps qu’elle peuplait le sol anglais de rudesses et de fiertés civiques, elle engendrait sur le trône un inconcevable appétit de despotisme. Du même fond que les sujets se redressaient obstinément, le monarque s’opiniâtrait à leur marcher Sur la tête. Ces Tudors régnaient comme des énergumènes. Peu d’histoires sont aussi lugubres : on y voit à tout propos des caprices poussés jusqu’au sang. Nos Valois, vers la même époque, n’approchent pas de cette férocité, et peut-être faudrait-il remonter aux empereurs romains pour retrouver un tel déchaînement de violences et de fantaisies.

Mais enfin, direz-vous, la force est au nombre : une nation, à qualités égales, doit prévaloir sur son roi. Oui, sans doute; encore faut-il que le nombre ait le sentiment de sa force, qu’il éprouve le besoin de s’en servir, qu’il s’élève à la révolte. Attendez un peu ; ceci ne peut être qu’un effet de religion ou plutôt de dispute religieuse. Comme la religion est un des rares sentimens qui descendent jusqu’aux masses, jusqu’à ces profondeurs où la grande affaire est de subsister, la dispute religieuse a l’insigne privilège de mettre en mouvement la force en même temps que la passion des masses. C’est sur l’aile de cet ouragan que la liberté est venue aux Anglais. A cette occasion du moins, elle s’est établie et fondée à jamais parmi eux. La réforme étant survenue avec l’embrasement universel des âmes qui est le fait de la religion, avec l’affranchissement des esprits que portait en soi l’abolition du papisme, le grief politique, qui ne s’était jamais éteint, prit feu de toutes parts. Les deux passions se confondirent et s’allumèrent l’une l’autre, avec cet effet surtout de gagner les masses, de les élever et de les mêler par le fanatisme à tout ce qui se passait. « Chacun à cette époque, dit Warwick dans ses mémoires, devint théologien ou homme d’état. » C’est ainsi que l’esprit vient à certains peuples. Cela se remarque en Angleterre, quand cela arrive : c’étaient dans toutes les chaires des étonnemens, des ravissemens de Balaam, devant un peuple animé de passions fortes et charmé de cette image.

Cependant quelques règnes se passent dans une harmonie confuse, l’Anglais proprement dit suivant avec quelque docilité les oscillations religieuses de la couronne. L’ironie de Bossuet à ce propos est accablante. Mais, avec Jacques Ier, l’Ecosse apparaît, se mêlant à l’Angleterre, soumise du moins à la même dynastie; or l’Ecosse n’a pas reçu la réforme de la main de ses rois : c’est elle qui l’a imposée au trône et qui va mettre à mal son roi d’Angleterre. La lutte s’engage. Tandis que Charles Ier s’attache et s’attarde, je ne sais pourquoi, à l’épiscopat, le peuple d’Ecosse, dont les motifs ne m’échappent pas moins, s’anime et s’emporte au point d’interrompre les chants de la liturgie nouvelle, de déchirer les surplis, et même de jeter des pierres à qui les porte, fût-ce l’archevêque primat. Ce mouvement donné, l’Angleterre y entre à son tour, et répare abondamment ses irrésolutions, ses défaillances. Nous touchons à des temps redoutables, où les masses, enflammées par la religion, vont descendre de là sur les pouvoirs, sur la société, avec une rage de nivellement mortelle à la royauté, désagréable à Cromwell lui-même. Je ne vais pas raconter tous les incidens de cette révolution; j’en constate seulement les sources, les grands aspects, et, n’apercevant nulle part les pouvoirs locaux, j’en conclus qu’elle les dépasse de la tête et du cœur.

En effet, on la voit naître d’une passion religieuse, c’est-à-dire tout individuelle comme son objet, qui est le salut, — se poursuivre au parlement, lequel est composé de noblesse et nommé par la noblesse, — s’exagérer et se couronner par la force militaire. Cette histoire a des vicissitudes inouïes, tout y arrive, hormis que la révolution aille prendre gîte ou appui dans les localités. Pendant un interrègne parlementaire de onze ans rempli par les violences et les exactions royales, les localités ne donnent pas signe de vie : on dirait qu’elles ne ressentent rien. Il faut voir dans telle page de M. Guizot ce que fut la tyrannie de Charles Ier, « sinon la plus cruelle, du moins la plus inique et la plus abusive que les Anglais eussent jamais soufferte. » J’en puis donner la mesure par deux traits seulement. Le roi donnait ou vendait le monopole de certaines denrées, qui n’étaient pas moins que le sel, la bière, le charbon, le vin, le fer, le cuir, le tabac, le houblon, les cartes, les harengs, etc., c’est-à-dire que les traitans ou certains courtisans pouvaient mettre le prix que bon leur semblait aux choses les plus nécessaires! Un abus moins général, mais plus violent, était de désarmer les milices et de les remplacer par des troupes que l’habitant était tenu de loger et de nourrir. On inventait déjà les garnisaires, dont il fut fait l’usage que l’on sait pendant la terreur et surtout pendant les dragonnades.

Les pouvoirs locaux étaient-ils atteints directement et entamés en eux-mêmes par tout ce despotisme? Je ne sais : je vois pourtant la ville de Glocester condamnée à une forte amende pour une rente de vingt livres qu’elle avait accordée à un ministre non-conformiste et la rente abolie. Quelques protestations s’élèvent, on voit bien comment tout cela finira; mais en attendant il n’est question nulle part d’une commune expulsant les officiers royaux qui levaient des taxes non consenties, d’un comté armant ses milices pour la défense du parlement, enfin d’une initiative ou plutôt d’une résistance quelconque arborée sur un point du royaume par la force et par la fierté des pouvoirs locaux.

Tels furent ces pouvoirs pendant la dictature royale, tout ce qu’il y a de plus inerte, de plus passif. Et savez-vous ce qui arriva quand ce fut le tour des opprimés d’être oppresseurs et dictateurs, quand Cromwell fut seul à parler et à mentir, comme dit un ambassadeur vénitien? Ces mêmes pouvoirs abdiquèrent ou se dénaturèrent quant aux personnes : à l’indifférence succéda la démission. « Cromwell, dit M. Guizot, voyait partout dans les comtés presque tous les hommes notables se retirer des affaires publiques, abandonner les comités administratifs, les magistratures locales, et le pouvoir passant aux mains des gens d’une condition inférieure. » Aussi la chose est claire. Menace qui voudra la liberté, les pouvoirs locaux ne la défendent contre personne, avec cette nuance seulement qu’ils sont tantôt inertes, tantôt démissionnaires, selon la qualité des tyrannies, selon l’origine des agresseurs.

Que la prérogative locale, que le sentiment local fussent de peu dans ces hautes affaires de conscience, j’en ai la marque assurée dans le fait de l’émigration, qui fut en ce moment une des formes de résistance les plus courues. On quittait son champ et sa maison, on laissait derrière soi les os de ses pères pour emporter ses dieux intacts. On se déracinait de tout ce qui attache les hommes pour aller au loin, à tous risques, prier comme on l’entendait. Je ne connais rien de plus beau que cela : c’est à faire estimer les hommes. On se demande seulement comment de tels débuts ont abouti à ce que nous voyons aux États-Unis. Quoi qu’il en soit, ce fut une passion de s’expatrier ainsi. Malthus n’ayant pas encore établi ses principes, la cour y vit un abus, y mit son embargo. Certains navires pleins d’émigrans furent arrêtés au port : le hasard, un terrible moqueur à l’occasion, voulut que le bâtiment qui portait Cromwell et sa hache fut retenu à Bristol sur un ordre de Charles Ier. Toujours est-il que l’on aspirait à l’émigration. Or une terre que l’on quitte ainsi n’est pas celle d’où jaillissent sur place les légions, celle que l’on défend entre les murailles natales. Les armées et les prises d’armes viendront, puisque le souffle y est,... mais de plus haut, et le cadre n’en sera pas plus local que la pensée. Qu’est-ce qu’une localité pour servir un fanatisme? Quand la passion religieuse est capable chez un peuple d’une telle violence sur lui-même que de s’expatrier, capable à plus forte raison de toutes les violences sur autrui, comment cette passion ferait-elle son œuvre dans l’enceinte d’une commune, dans les limites d’une charte, d’une franchise municipale? Il lui faut autrement d’espace et de logique.

C’est un singulier spectacle que celui de l’Angleterre à ce moment de son histoire. La vie et la passion révolutionnaires sont ardentes d’un bout à l’autre de ce pays. Toutefois les pouvoirs locaux n’y sont nulle part l’instrument de la révolution. Un volcan s’allume partout, il en soit des âmes de fer et de feu, mais spontanées comme la foi, éparses et accidentelles comme l’héroïsme; par où elles ont à créer elles-mêmes leur force et leurs conseils. Au surplus, c’est la moindre des choses, une fois l’âme donnée, c’est-à-dire les facultés qui dégainent et qui jettent le fourreau. Ce moral, soyez-en sûr, va créer ses organes : voyez plutôt toutes ces machines de guerre et de gouvernement!

C’est d’abord ce fameux covenant, immortalisé par Walter Scott, et qui est une grande chose jusque dans l’histoire. C’était en effet la représentation organisée de tous les dissidens sur les bases que voici : à Edimbourg un comité de surintendance et de gouvernement, extrait de quatre comités, élu par la haute noblesse, par les gentilshommes, par le clergé presbytérien, par les bourgeois; correspondance de ces comités avec ceux de la province, obéissance et concert partout, pratique et triomphe parmi ces insurgés de la hiérarchie en haine de laquelle ils rejetaient l’épiscopat. C’est à Edimbourg, où afflue toute l’Ecosse au jour fixé pour les nouvelles prières, que le covenant est convenu et signé, c’est de là qu’il se propage. Rien de ce mouvement ne se borne, ne s’identifie à quelque localité forte de ses privilèges ou de ses murailles.

Dans ce covenant, tous les ordres de l’état sont confondus; mais plus tard l’élément religieux se dégage, se constitue et procède (toujours en Écosse) comme une puissance. L’assemblée générale de l’église presbytérienne établit une commission permanente[2] que nous voyons en 1644 adresser au parlement d’Écosse des remontrances contre le roi, — un instrument de guerre civile nouveau, improvisé comme les autres, étranger à toute circonscription territoriale. Le spectacle est le même en Angleterre, où se forment de tous côtés en septembre 1641 des associations pour la défense de la liberté et de la foi[3]. Cette précaution éclate au premier parlement qui reparaît après une suspension et presque une abolition de onze ans.

Deux ans plus tard, c’est la guerre civile soutenue dans les comtés par des confédérations guerrières, lesquelles, remarquez bien ce détail, demandent tout d’abord une commission au parlement ou au roi, tant elles trouvaient peu d’appui ou d’autorité dans les pouvoirs locaux[4]! Enfin, la guerre civile s’aggravant, nous voyons paraître les clubmen. Ceci est l’organisation des campagnes contre le pillage de tous les partis armés, laquelle dans les comtés de l’ouest devient permanente et régulière. Il ne faut pas oublier de dire que l’armée elle-même avait des formes délibérantes, qu’elle était devenue un pouvoir dans l’état, une tribune autant qu’une arme des idées nouvelles qui l’avaient pénétrée ou plutôt instituée. Avec la passion et le souffle qui couraient partout, l’armée en avait les expressions, les formes reçues : clubs, représentans, pétitions, dont le poids ne fut pas médiocre dans ces catastrophes, à l’heure des péripéties.

Ainsi de nouvelles forces apparaissent, et parmi les anciennes forces, l’armée, l’église, la noblesse sont les seules qui s’engagent dans cette lutte. Quant aux bourgs incorporés et même quant aux comtés, il n’y en a pas apparence en tout ceci : nul manifeste, nulle prise d’armes de ces êtres locaux en leur qualité locale; l’esprit du temps ne les avait pas touchés, ce souffle leur était supérieur. C’est qu’un lieu n’a pas un esprit, voilà le fait. Une noblesse, un sacerdoce, toute caste enfin peut avoir un esprit, c’est-à-dire des sentimens et des dévouemens qui lui soient propres; mais un lieu, où prendrait-il ce moral? L’histoire naturelle, la géographie politique sont absolument muettes à cet égard. S’il pouvait y avoir en ceci du plus ou du moins, nous dirions que l’esprit le plus incompatible avec un lieu, le plus absent d’un lieu, c’est l’esprit d’audace et de fierté. Pourquoi une société en vue de pavage et d’éclairage deviendrait-elle tout à coup une association à fins générales, mettant ce qu’elle a d’organisation acquise au service de quelque nouveauté morale et politique? Cet être collectif de la commune, avec son gouvernement de boues et de lanternes, où prendrait-il les aspirations et les proportions d’un croyant, d’un grand citoyen, ou simplement d’un fanatique, d’un insurgé quelconque? Tant que cet être n’est pas inquiété à l’endroit de ses franchises particulières, des privilèges qu’il a payés ou arrachés, il n’aura garde de s’émouvoir. On sait que les communes d’Espagne s’insurgèrent violemment contre Charles-Quint, mais sur une prétention, sur une avanie fiscale qui violait leurs droits et leurs mœurs. Elles échouèrent à l’œuvre par parenthèse, et demeurèrent terrassées du coup qu’elles avaient reçu à Villalar.

Nuls ou annulés, tels s’offrent à nous dans l’histoire moderne les pouvoirs locaux. Sont-ils récens et ouverts par là aux idées nouvelles, la force qui vient du temps et d’une certaine consécration leur fait défaut. Sont-ils anciens, leur force appartient aux choses anciennes, n’a aucune raison du moins de se commettre au service des choses progressives : ils ont les limites intellectuelles de leur titre et de leur âge. Somme toute, ils ont peu de vie, peu d’action. La patrie, la famille, voilà des sociétés que la nature a solidement faites avec le ciment des instincts ; voilà des existences et presque des individualités! N’en cherchez pas d’autres. Ce que vous trouvez à mi-chemin de ces deux termes, dans les localités au moins, n’existe guère, et si par hasard la vie s’y trouvait ou s’y développait à forte dose, vous y verriez jaillir la souveraineté, des gouvernemens de pied en cap au lieu de simples édiles. C’est ce qui fit tant de villes indépendantes en Italie, en Flandre, sur les bords de la Baltique. Quand il se rencontre quelque part une population homogène ou fortement attachée à ces grands intérêts qui sont la matière des lois, elle ne laisse pas faire ses lois au-dessus d’elle, à distance; elle ne se contente pas de quelque autonomie, elle ne se borne pas à gouverner ses rues et ses édifices : elle entend être souveraine.

Mais il y a peut-être une raison autrement péremptoire pour qu’un lieu n’embrasse pas, ne soutienne pas de son pouvoir une cause générale, un grief de l’ordre politique ou religieux. Un lieu trouve à cela un obstacle qui n’est pas seulement la borne légale de son institution et l’humilité naturelle de ses vues, mais sa population, son personnel en quelque sorte. Cet être, si être il y a, est multiple : une localité, peuplée qu’elle est de toutes classes, de tous métiers, de tous intérêts, ne comporte pas un effort compacte et unanime, ou plutôt elle y est absolument impropre. Comme elle contient des partisans de tous les partis, elle ne peut être le centre, la citadelle d’aucun parti. Bref, elle n’est pas homogène; voilà son vice pour agir. Comment aurait-elle l’unité de passion ? Il faut pour cela être un corps, un composé d’individus qui se sont choisis, qui se sont attirés les uns les autres par une foi commune et pour un but commun.

Il y a ici des apparences d’exception qui expliquent très bien la loi de la chose. Je vois par exemple que la Cité de Londres se mêle activement et de tout son poids à la politique générale, avec une influence appréciée et ménagée de Cromwell lui-même; mais rien n’est plus naturel. La Cité de Londres est une corporation de marchands aussi bien qu’un être local: l’élément industriel et commercial y est prépondérant, ou, pour mieux dire, unique, exclusif, à tel point qu’il y eut un moment, raconte M. Guizot, «où beaucoup de royalistes y faisaient entrer leurs fils à titre d’apprentis pour y acquérir l’influence. » Il n’est pas étonnant dès lors que la Cité de Londres ait agi et pesé comme un homme ou comme une caste dans les affaires du temps : elle était homogène, cela rend compte de tout.

Cette condition tout exceptionnelle, je la retrouve sur un autre point. Worcester est une ville entièrement et purement royaliste, où le maire et les autorités reçoivent Charles II, en 1651, à bras ouverts, avec les professions et les marques du plus profond dévouement. C’est que Worcester est une ville dont le conseil d’état avait fait un lieu d’exil pour les gentilshommes royalistes des environs. Ils y étaient internés en grand nombre, moyennant quoi la commune de Worcester était devenue homogène, l’unanimité s’y était faite en faveur du roi.

Ces cas tout particuliers laissent clairement apercevoir le cas ordinaire, qui est celui-ci : diversité dans la population des communes, inertie politique des autorités communales. L’Anglais d’ailleurs, par tout ce qu’il a d’individualiste, ne se prête guère à ces effets d’unanimité locale, à ces entraînemens de voisinage qui fondent une action collective. L’excentricité, cette fibre, ce sixième sens de l’Anglais, est justement de résister à la projection de l’idée commune, de demeurer soi-même et imperturbable, quel que soit le courant des idées et des opinions. Agir comme un homme quand on est une commune serait bien plutôt notre fait, pourvus que nous sommes d’une sociabilité supérieure, car cette qualité a des effets politiques, celui-ci entre autres, que l’opinion dominante quelque part y devient bientôt l’opinion unique, absolue, la reine du lieu. Cela s’appelle aussi prosélytisme. C’est ce qu’on vit clairement en France dès que la réforme y apparut. Certaines villes furent tout d’abord passionnément protestantes, Montauban, Nîmes, La Rochelle. Aussi voit-on ces villes, dans les traités de cette époque, toujours réservées aux protestans comme places de sûreté : les protestans y étaient chez eux, absolument chez eux. Telle n’est pas la Grande-Bretagne, où l’individu puise en lui-même sa passion, et ne ressent ni n’exerce les influences locales, ainsi qu’on le voit dans cette histoire des révolutions britanniques.

En résumé, les pouvoirs locaux ne paraissent pas même dans les révolutions où la France s’est affranchie. Ils existaient si peu! direz-vous. Soit, mais en Angleterre, où ils étaient vivaces et fortement constitués, la liberté se fit sans eux; en Allemagne, où ils sont debout, la liberté est loin d’être acquise partout. Cette considération de l’Allemagne, qui, pour avoir été le pays du monde le plus morcelé politiquement, n’en est pas le plus libre, nous conduit à une réflexion plus générale. S’il appartenait aux pouvoirs locaux de créer la liberté des nations, comme ils étaient partout au moyen âge sous le nom de bonnes villes et de seigneuries, est-ce qu’ils n’auraient pas fait de l’Europe une terre aussi libre aujourd’hui qu’elle était communale et féodale autrefois, c’est-à-dire fragmentée et gouvernée en mille miettes? Ces pouvoirs ont disparu parce qu’ils ne pouvaient faire ni nation ni liberté, perdus qu’ils étaient d’égoïsme. Ils ont fait place à de grandes monarchies administratives qui, abolissant le droit des castes, impliquaient et préparaient l’avènement du droit national. C’est par ce détour que la liberté nous est venue : solution qui semblait acquise le jour où l’on a pu se demander, sur la ruine des castes, si le monarque allait hériter de tout leur pouvoir, c’est-à-dire si la nation allait appartenir à un homme.


III.

Donc on a lu l’histoire avec une fantaisie bien arrêtée, si l’on y a vu que la liberté publique se produit ou se défend avec la liberté locale, et qu’il suffit d’instituer de fortes communes pour fonder une nation sur elle-même, une nation qui s’appartienne à jamais. Ces une des illusions qui abondent en ce sujet; mais l’illusion entre toutes est de croire que des hommes vont réussir au gouvernement de l’état, parce qu’ils excellent à se gouverner, eux et le coin de territoire, eux et le groupe de voisins auquel ils appartiennent. Ici la commune nous est présentée sous un nouvel aspect, non plus comme un rempart de liberté, mais comme une école de gouvernement : les partisans des pouvoirs locaux affirment simplement que, sans un apprentissage politique ouvert dans les communes, un pays n’aura jamais pour le conduire l’élite voulue de grands cœurs et de hautes intelligences.

Or les communes n’ont pas plus l’esprit de gouvernement que l’esprit de liberté. Elles ne sauraient produire la moindre parcelle des vertus, des aptitudes, des vices même qui font l’homme d’état et le législateur. Il n’y a rien, absolument rien dans ces limites pour préparer les hommes à l’exercice de la souveraineté, ni le fond, ni les proportions des choses, ni les sentimens et les procédés qu’on y porte. Ce n’est pas seulement que tout soit petit dans les choses locales, comparé à la chose publique ; tout y est autre : par où la commune, même souveraine, ne peut être une école de gouvernement. On n’enseigne que ce que l’on sait : il n’y a pas d’images, pas d’analogie qui puissent prévaloir sur cette évidence.

Je sais ce que vous allez me dire : « Quand on a fait les premiers pas dans une carrière, le reste va de soi… Qui possède les élémens d’une langue doit un jour, l’exemple aidant, la posséder à fond… D’une théorie que l’on sait, les petites applications mènent aux grandes… » Tout cela est vrai, mais tout cela n’a rien de commun avec le fait d’un personnage local érigé tout à coup, par le choix de ses concitoyens, en personnage politique. Ce n’est pas même un parvenu, car il n’a pas entrevu la théorie, il n’a pas épelé la langue, il n’était pas à l’entrée de la carrière qui l’attendent à cette hauteur où son mandat vient de l’élever. Avec ce qu’il ignore et surtout avec ce qu’il sait, il apparaîtra comme un étranger dans les conseils du pays ou du pouvoir exécutif. Ce n’est point là vraiment passer du connu à l’inconnu, une aventure dont notre vie est faite, une épreuve que nous traversons à chaque pas : c’est passer du connu à ce qu’on ne peut connaître, c’est-à-dire d’un point de vue borné, où l’on s’est borné soi-même, aux complications et aux éblouissemens du point de vue d’ensemble.

On ne me persuadera jamais que les petites affaires enseignent les grandes : loin de là, elles en rendent leur homme incapable, créant chez lui une habitude de vues et de sentimens à leur image, à leur taille. Parce qu’on a vécu dans la malice des coteries, ce n’est pas une raison pour comprendre la valeur du droit, la puissance de l’opinion, la nécessité des compromis, encore moins les griefs et les fiertés de nation. On verra tout à l’heure quelle est la valeur morale des pouvoirs locaux. En attendant, redisons-le : il n’y a pas le moindre rapport entre les vues qu’il faut pour gouverner l’état et celles qui suffisent à une gestion de commune, pas plus qu’entre l’état et la commune. Songez seulement que nous habitons presque tous (jusqu’à concurrence des quatre cinquièmes) des localités où nous sommes à peine quinze cents. Quel abîme entre ce fragment et la France ! Et l’on voudrait conclure quelque chose de l’un à l’autre ! Encore cet obstacle n’est-il que géographique, statistique, superficiel, le moindre de tous. Au fond, c’est bien pis ; l’âme change d’une sphère à l’autre.

Elle change d’abord en ceci, qu’une commune doit régler ses dépenses sur ses revenus, tandis que l’état doit régler ses revenus sur ses dépenses. Comme il a charge de l’honneur et du salut public, permis à lui d’élever l’impôt à la hauteur de ces fins suprêmes : il s’informera ensuite des convenances et même des facultés du contribuable. Vers 1708, après tant de défaites qui livraient la France, Vauban vit démolir les maisons pour en vendre les poutres et arriver au paiement de l’impôt ; en 93, on requérait c’est-à-dire on prenait tout pour le service des armées. Tel est le droit extrême de l’état quand il défend la nation, et dont il garde quelque chose dans tous ses besoins. Parmi les communes, la question d’impôt se traite dans un esprit tout différent. Dès qu’il s’agit simplement de bien-être, de comfort, ménager le contribuable est le plus grand intérêt. On peut ruiner les gens pour les sauver de l’invasion, mais non pour leur procurer des fontaines et des trottoirs.

Ainsi rien ne ressemble moins aux finances de l’état que celles d’une commune, et la moindre différence est celle des chiffres. Maintenant, si l’on se place au point de vue moral, pour prendre une idée, non plus de ce qui borne, mais de ce qui déprave l’esprit communal, il suffit de voir comment est faite une commune souveraine et d’y considérer ceci : qu’elle appartient à un pouvoir unique, tandis qu’il y a pluralité de pouvoirs pour gouverner le pays. Chacun sait quelles sont les institutions élémentaires d’un peuple policé : pouvoir exécutif, assemblée élue, assemblée non élue, aristocratique à un titre quelconque, autant de forces qui se tiennent en échec les unes les autres, où s’établit l’équilibre, d’où se dégagent les lois et les mesures politiques avec l’équité nécessaire d’une transaction… Tout autre est le gouvernement d’une commune, électif sans doute, mais unique et touchant par l’unité à l’absolu, à l’arbitraire. Il n’est pas nécessaire, pour déployer ces vices, qu’un gouvernement soit celui d’un seul homme, d’un monarque ; il suffit que ce gouvernement n’ait à compter avec personne, qu’il soit sans contrôle et sans contre-poids : l’humanité fait le reste, dans la moindre commune aussi bien que sur un trône, et même ce qu’il y a d’électif dans le pouvoir communal est une vigueur de plus pour son despotisme.

Je me demande comment on apprendrait dans l’exercice de ce pouvoir les procédés, la modération et, si je puis m’exprimer ainsi, le savoir-vivre politique qui, dans un pays libre, caractérisent les différens pouvoirs de l’état dans leurs rapports respectifs, soit entre eux, soit avec le public. Rien n’est curieux par exemple comme l’histoire de telle loi anglaise : elle s’est faite en vingt ans, elle a voyagé d’un pouvoir à l’autre, chargée d’amendemens qui sont tantôt maintenus, tantôt abandonnés ; tout est lutte sans doute, mais tout est ménagement ; le roi lui-même est compté, un détail bizarre qu’on trouve dans les mémoires de sir Robert Peel. Telles sont les façons qui s’imposent à un gouvernement multiple et que s’épargne un gouvernement unique. Si la politique est affaire de mesure, de temps, de conciliation, si elle est l’art d’attendre et de transiger, qu’y a-t-il de politique dans une commune, où, les voisinages faisant les haines, toutes choses sont expédiées violemment par un pouvoir unique et temporaire qui n’a pas un instant à perdre pour molester et pour humilier ses ennemis, sous prétexte de routes, d’impôts, de police? Les grands pouvoirs ou plutôt les divers pouvoirs qui gouvernent une nation policée s’élèvent par la force des choses à une certaine équité dont l’expression est suum cuique ; mais rien n’est plus étranger au tempérament comme à l’organisme des pouvoirs locaux.

Voilà, si je ne me trompe, quelques différences entre l’état et la commune, et qui sont au cœur même des choses; le reste est à l’avenant. On dirait deux mondes : dans la sphère politique, ce sont d’abord de nouvelles proportions qui se révèlent, puis de nouvelles choses. L’espace, les nombres, l’autorité des traditions, les droits de l’avenir, entrent en scène et s’imposent à toute combinaison, chacun avec son poids et sa légitimité. Affaire à vous, si vous montez là, d’analyser les choses les plus complexes, de concilier les plus diverses et de faire œuvre qui dure, fondée sur le droit, adaptée aux circonstances, autorisée par les mœurs, encouragée par l’opinion. Vous ferez bien d’y apporter, si ce n’est l’habitude des grandes affaires, au moins celle des grands spectacles, une intelligence qui n’a rien fait pour se borner et se flétrir, une certaine ouverture d’idées prise dans le monde, dans les voyages et même dans les livres : je ne vois guère que les livres pour apprendre l’histoire; mais avant tout tâchez de comprendre et d’évaluer les causes morales. Au fond, c’est là ce qui mène le monde. Or il paraît que rien n’est difficile à saisir comme ce point délicat et supérieur des causes morales. Des classes entières, et d’une plus haute école que l’échevin, sont passablement fermées à cette notion : je veux parler des militaires et des médecins. Napoléon lui-même n’a pas tenu compte des causes morales en Espagne, en Russie. Et près de Rachel, plorans filios suos, tel diagnostic, aux yeux de certaines gens, eût peut-être accusé un cas de phthisie ou d’anévrisme. Je veux marquer seulement par cette hyperbole qu’à plus forte raison les communes, l’esprit des communes et les représentans imbus de cet esprit ne comprendront rien aux grandes choses, ni même aux choses d’une nuance délicate et élevée. Là par exemple on n’aura nul souci de la religion des enfans trouvés : protestans, catholiques ou juifs, on les enverra dans une famille d’une religion quelconque, où celle de l’enfant deviendra ce qu’elle pourra. C’est ainsi du moins que les choses se passaient naguère dans une très grande ville de France. Sans se piquer autrement d’orthodoxie, on peut trouver cela mauvais et grossier dans un pays peu chargé de croyances, il est vrai, mais qui professe, qui défraie même encore des religions. Ce qui est arrivé là, quelle que soit la dimension du cas, prouve clairement qu’un principe d’une certaine hauteur ne peut être mêlé aux affaires locales sans courir le risque d’être inaperçu ou violé. Tel est le fait des communes, et même des pays où les communes sont en honneur.

Plus un gouvernement se démembre et se délègue, moins il a de lumières et de droiture possibles dans les choses même qu’il retient par devers lui. Il a donné une voix, une importance à tous les préjugés et à toutes les petitesses : par là, il livre à l’esprit des localités ce qu’il ne livre pas à leur pouvoir. Cela est écrit en gros caractères dans l’histoire des nations les plus éprises de libertés locales. Proposez donc aux États-Unis une loi répressive de la banqueroute, ou bien à l’Espagne la liberté des cultes, la tolérance religieuse ! Quand les peuples veulent la souveraineté tout près d’eux, ce n’est pas pour rien : ils entendent bien l’accommoder à leur taille, à leurs vues, et tout se rapetisse à l’inspiration qui vient des pouvoirs locaux.

En effet, la grandeur ne les fuit pas moins que l’équité, penchés qu’ils sont toujours sur des intérêts mesquins, vulgaires. A des âmes qui ont pris cette courbure, il ne faut point parler gloire et honneur : elles vous répondront chacun chez soi, chacun pour soi, une de ces maximes qui tuent un gouvernement, qui éteignent un soleil, même celui de juillet. A côté de cela, ou plutôt à l’autre bout de l’horizon, écoutez un peu le grand publiciste que nous venons de perdre. Il a entendu dire à quelques Anglais que l’Inde est onéreuse, accablante pour leur pays ; mais il n’admet pas un instant que l’Angleterre puisse abandonner cette possession. Elle perdrait quelque chose de sa considération et de son prestige à ne plus régner sur le Gange et sur l’Himalaya : cette conquête est la chose par où elle a le plus attiré les regards du monde; on ne se retire pas impunément de la place qu’on occupe dans l’imagination des peuples ; les Anglais obéissent à un instinct non-seulement héroïque, mais juste, en voulant garder l’Inde à tout prix...

Je cite cette vérité comme un exemple de celles qui sont incompatibles par leur grandeur avec les esprits municipaux. Tout entiers à l’heure présente, ils n’accordent à l’avenir ni foi, ni crédit. Les risques et les avances capables de féconder l’avenir leur sont antipathiques. Si certaine théorie de M. Necker sur les dépenses productives leur était exposée, ils n’y prendraient nul plaisir. Ce qui leur sourit le plus est de ne rien dépenser et de ne rien hasarder. Cet esprit n’est pas précisément celui de la France. Ainsi dès 1830 il était aisé de prévoir et de remontrer à l’optimisme du gouvernement tout ce que l’Algérie nous coûterait. L’opposition ne s’en fit pas faute. « Le gouvernement sait très bien, disait M. Armand Carrel, qu’il faut 50 millions par an et cinquante mille hommes pour occuper l’Algérie. » Avec cela, il n’avait garde d’en conseiller l’abandon, il lui appartenait de pressentir et d’entendre ces grandes raisons de M. de Tocqueville qu’on a fait sonner tout à l’heure.

C’est que l’esprit de parti n’est pas l’esprit de localité; l’esprit de parti n’agite une nation que pour la gouverner un jour, et s’abstiendra, en ses emportemens mêmes, de la diminuer, de la désarmer. C’est dans ce sentiment que telle grande nation, où les partis ne manquent pas, est unanime à conserver des possessions lointaines et onéreuses. Sans doute le grand effort de ces peuples est de s’enrichir; mais ils sentent, ils comprennent quelque chose par delà. Et bien leur en prend : un peuple ne saurait trop se dire, à travers toute sa passion de produire et tous ses appétits économiques, qu’il ne peut négliger son état militaire, que tout est précaire chez une nation qui n’a pas de ce côté une forte base : c’est la garde et la sûreté de tout. Si vous avez quelque part un Caucase, un Afghanistan, une Kabylie, cultivez à tout prix ce champ de manœuvre où se rencontre quelque bataille. Nul capital n’est mieux employé; on ne sait pas ce qui peut arriver de guerres, de révolutions. Il faut s’attendre à tout dans un monde progressif, il est vrai, mais qui n’en a pas fini soit avec les passions, soit avec les gouvernemens absolus, nullement étrangers à ces passions, à celle par exemple de prendre Constantinople. Précieuse est l’occasion où des soldats s’aguerrissent, où des officiers apprennent le commandement des armées, comme Wellington entre autres, pour épargner la modestie des vivans.

Des administrateurs, des hommes d’état, y puisent une bien autre science, celle de manier et de fondre les intérêts, les esprits, les religions même. L’Angleterre a chez elle peu de fonctionnaires; mais quelle école de guerre et d’organisation que le gouvernement de l’Inde! Que de lumières, de notions, d’habileté pratique s’y acquièrent et s’en rapportent dans la métropole ! Cela vaut bien les angoisses et les sacrifices qu’il en coûte pour garder cette possession. Aussi les Anglais ne cessent-ils, tout en maugréant, de la garder et de l’étendre. On voit là distinctement quelle est la classe et l’esprit qui gouvernent tout dans ce pays, l’Inde, la métropole et les localités : une classe féconde en hommes d’état, un esprit qui ose comprendre les profits de la grandeur et forcer les masses à en payer le prix, ou plutôt à en faire les avances.

Figurez-vous le second Pitt regardant la révolution française. Tandis qu’autour de lui les partis font rage, les uns éperdus d’horreur, les autres rugissant d’admiration et de tendresse, Pitt a vu se dresser devant lui la fortune de l’Angleterre, une incomparable fortune de corsaire. Il fera la guerre à la France. Ce n’est pas que les principes de la France lui lassent horreur; mais nos colonies et celles de nos alliés, la Hollande et l’Espagne, lui font envie. L’aventure est formidable, mais il la tentera; l’Angleterre peut la payer. Il soldera le continent, il accumulera les emprunts, il engagera l’avenir, il dépensera 10 milliards! Pourquoi donc se gêner envers l’avenir, quand on le féconde et qu’on l’enrichit encore plus qu’on ne l’engage? L’avenir peut bien porter le fardeau des emprunts, quand le présent porte le poids et avance le sang des batailles! Qu’importent la dette, publique et ses accroissemens, quand ceux de la richesse publique sont encore plus rapides et plus considérables? Voilà ce qu’un alderman n’eût jamais compris : au troisième milliard, il eût arrêté les frais. L’alderman a tort, même à son point de vue de l’utile; il verrait, en y regardant mieux, que toute grandeur se résout en utilité. C’est que la grandeur exalte et allume l’esprit d’un peuple. Cela dit tout, l’esprit étant la force humaine qui conduit les affaires de ce monde, une force à toutes fins, un instrument sans pareil pour développer la civilisation, cette chose complexe où l’utile tient sa place apparemment. Rien n’est plus naturel que cette généalogie des choses parmi des êtres qui sont corps et âme.

Dans l’union intime de ces deux substances, l’une ne peut s’élever qu’elle ne tire l’autre après elle. C’est s’en tenir à la moitié des choses que de définir l’homme une intelligence servie par des organes. On voit tout aussi bien dans l’histoire les organes servis et accrus par l’intelligence, ce qui se passe dans notre esprit pénétrant notre condition, et nos conquêtes intellectuelles profitant à notre destinée sociale, à notre progrès économique. Du glorieux, du capiteux à l’utile, le pas est large, mais toujours franchi par la science. Si l’on veut voir d’où vient et par où passe la civilisation, il faut regarder les Arabes, ces échappés du désert, qui eurent tout à coup une certaine civilisation, née des sciences, pour avoir conquis une partie du monde romain. Seulement il n’appartient qu’aux nations de récolter à coup sûr les profits de la grandeur : je n’affirmerais rien de pareil en ce qui touche les individus. Nous n’avons pas toujours le temps, éphémères et fugitifs que nous sommes, de toucher le prix de notre excellence morale : nous en souffrons même quelquefois. Il ne tient qu’à vous d’y voir la marque, la promesse d’une récompense ailleurs; mais parmi les peuples le grand produit l’utile. Un critique a remarqué que le génie des peuples se dénoue et s’épanouit dans leurs prouesses. Telle fut la France au sortir des croisades et l’Espagne pour avoir expulsé les Maures. À ce littérateur ajoutez un économiste; ils verront à eux deux l’ensemble du phénomène, c’est-à-dire les pouvoirs de l’esprit humain marqués dans toute la destinée de l’homme.

Si évidentes que soient ces choses, encore faut-il y regarder, ce que ne feront jamais des hommes absorbés par certaines affaires collectives dans l’étroite limite des gestions et des animosités locales. Saisir l’ensemble des choses, prendre soin de l’avenir, les dépasse ou leur répugne. La prévoyance, même pour leur propre bien, n’est pas leur fait. C’est au point qu’en Angleterre même les bourgs incorporés n’ont pas la disposition de leurs biens; ils vendraient tout, et l’avenir n’aurait plus d’immeubles ! En France, il a fallu reboiser de force certaines communes montagneuses, empêcher de force le travail pestilentiel du chanvre sur les cours d’eau et l’usage incendiaire du chaume sur les maisons. Encore n’est-il pas clair que la force ait réussi dans ces deux derniers cas. Je dois ajouter à ce propos qu’il ne faudrait pas blâmer absolument telle population d’avoir des idées, des volontés qui lui soient propres, et de se lever sous cette impulsion. C’est le signe d’une vigueur qui n’est pas à dédaigner, et qui peut tourner à bien en certaines occurrences. Toujours est-il qu’il y a loin de ce genre d’esprit à celui qu’il faudrait pour gouverner l’état, et que les communes sont sujettes à des conceptions d’une largeur, d’une équité problématiques.


IV.

Ici je me sens interrompu. On m’arrête et l’on me dit qu’il n’est pas question de puiser des hommes d’état dans les communes, que personne n’y songe, mais que des communes douées de quelque autonomie s’élèveraient sensiblement dans l’échelle des êtres, qu’en cet état elles produiraient, selon toute apparence, des électeurs politiques capables d’un bon choix, des représentans capables d’un contrôle sérieux, qu’un certain sens politique y naîtrait de l’affranchissement, et que c’est tout l’avantage qu’on se promet de cette institution améliorée. — Cette objection est spécieuse, on la rencontre partout où il est question de communes, et je voudrais pour beaucoup qu’il me fut donné d’y répondre...

Je vois bien ce que vous attendez des gouvernemens locaux, une certaine éducation ou plutôt une certaine animation politique du pays. Il vous plairait que le peuple prit goût à la liberté, qu’il la défendît au besoin avec les classes supérieures. Je comprends bien surtout que vous ne demandiez rien de plus aux localités ; mais ce n’est pas une raison pour qu’elles s’en tiennent là, une fois améliorées, comme vous dites : il faut vous attendre à être combles... Cela nous amène à considérer une tout autre face du sujet.

Nous raisonnons, il me semble, dans l’hypothèse de communes émancipées, c’est-à-dire disposant elles-mêmes de leurs biens, réglant elles-mêmes leur affaires de routes, d’école, de voirie urbaine, de police locale. Or toutes ces choses, très voisines de la souveraineté, ne se prêtent guère aux limites d’action et d’influence où il vous plairait de parquer ces pouvoirs. Croyez-le bien, quand vous aurez fait tout cela pour eux, leur gratitude, leur bon plaisir sera de gouverner le pays. Le jour où vous aurez dans chaque localité des bourgeois souverains, vous y aurez des électeurs politiques à mandat impératif,... et Dieu sait ce qu’ils commanderont! Cette conclusion vous semble peut-être un peu brusque. Soit, arrêtons-nous à considérer posément où nous en sommes; on verra mieux par là où nous irions avec des communes émancipées : une perspective, une aventure dont rien n’approche dans les choses connues et expérimentées.

Il y a des nations réputées libres qui se gouvernent elles-mêmes par l’organe d’une élite présumée, d’un pays légal, comme nous disions il y a vingt ans. Telles sont l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, l’Espagne, l’Italie, la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg, l’Autriche même et la Grèce. Tout autre est la France. Le droit politique y est considéré comme un droit naturel : c’est le patrimoine de tout Français venant au monde. Mâle et majeur, vous êtes souverain. Voilà le suffrage universel.

Il y a des pays où l’on rencontre des localités se gouvernant elles-mêmes, et pour ainsi dire souveraines à cette fin; mais, il importe de le remarquer, cela ne se rencontre qu’à l’état d’exception. Ce n’est pas là l’ordinaire, le fond des choses, même des choses locales. Ainsi vous comptez en Angleterre cent quatre-vingt-neuf communes seulement, avec une population de deux millions d’âmes seulement. Tout autre est la France. La commune y est partout, aussi bien dans un village de cinquante feux qu’à Marseille et à Bordeaux. Petite ou grande, toute localité est un être qui a ses droits, son pouvoir, sa fortune, son gouvernement.

Ainsi, parmi nous, le droit politique et le droit municipal sont universels. Tout homme, tout lieu a son droit, et un droit égal. Seulement voici la nuance qui tempère ces hardiesses : le droit local est imparfait, soumis à des obligations de faire ou de ne pas faire que lui impose l’état. Quant au droit politique, il est inexpérimenté, inconscient de lui-même et de ses forces, un Hercule au berceau. Il y a sans doute quelque inconvénient à cet état de choses, que vous traitez peut-être d’illusion et de vaine apparence; mais il y aurait quelque péril à le changer en vérité. Si vous y touchez du côté des communes, si le droit local d’imparfait devient souverain, attendez-vous à cette nouveauté que le suffrage universel acquerra la conscience de lui-même et prendra au vif la puissance qui sommeille dans ses votes. Tant de droits accumulés sur une nation doivent porter leurs fruits. Au pouvoir politique, vous ajoutez le pouvoir local, et tout cela chez tous ! C’est une grosse somme de souveraineté… Voilà, ce me semble, un peuple tenté de main de maître ! Autant le transporter tout de suite sur une montagne et lui montrer les royaumes de la terre. Au surplus, vous faites mieux, vous les lui livrez. Savez-vous en effet à quoi serviraient des communes émancipées ? À faire l’éducation du suffrage universel, une éducation corruptrice, lui enseignant les profits du pouvoir et l’exploitation de la souveraineté comme d’une métairie.

Il n’est pas d’occasion, pas d’endroit comme une commune pour y sentir distinctement le bien ou le mal que l’autorité peut faire à chacun. Aujourd’hui l’autorité qui gouverne une commune appartient aussi bien au préfet, au ministre et même au corps législatif qu’au conseil municipal. Il suit de là qu’être membre ou chef de ce conseil ne peut être un grand objet d’ambition individuelle et d’agitation électorale. Mais tout va changer, si l’autorité réside tout entière dans ce conseil : chacun désormais fera effort pour la conquérir, pour l’exercer à son profit, avec l’arme dont il dispose, qui est le droit électoral. Or, songez bien que chacun a le même droit d’élection pour le représentant politique que pour le conseiller local. Dès lors tout électeur peut se demander pourquoi il n’userait pas de son droit à l’égard de tous deux, dans le même esprit, avec les mêmes vues, avec les mêmes profits. S’il y a dans la commune un principe sensible d’avantage et de distinction à disposer du gouvernement, que serait-ce donc, si l’on pouvait porter les mains plus haut, à ce sommet où se font les lois, où se manient les forces et les finances du pays ? C’est de là qu’on peut tout attendre, tout se promettre ; c’est là qu’il faut viser et peser. Nous avons raisonné jusqu’à présent dans l’hypothèse d’un gouvernement inepte et mesquin qui naîtrait des communes émancipées : c’est de beaucoup la supposition la plus douce ; ce gouvernement pourrait aussi bien être oppressif et spoliateur par voie de mandat impératif.

Quel serait ce mandat ? Il est aisé de le prévoir, sans calomnie comme sans complaisance. Jamais la France ne chargera ses représentans de décréter la loi agraire, l’abolition des héritages, le droit au travail, le règlement légal des salaires, autant de choses et de noms perdus dans l’estime de tous, que repousse parmi nous l’esprit public, même celui qui court les rues et les champs ; mais en deçà de tout emportement le mandat impératif pourrait fournir encore une carrière brillante et lucrative. Ainsi vous verriez peut-être prévaloir une politique financière avec ce but avoué de faire payer l’impôt aux riches et de le dépenser au profit des pauvres. C’est peu de chose que cela, ou du moins cela peut se faire sans toucher aux cadres de la société actuelle, sans porter la main sur nos services publics et sur nos mécanismes administratifs : il suffirait d’en changer l’impulsion et de mettre autre chose sous la meule; mais la propriété n’est pas moins déplacée du coup. Otez l’adjonction des plus imposés en toute dépense extraordinaire des communes, abolissez les cotes inférieures à 10 francs, répartissez le déficit sur les cotes supérieures ou sur les successions de quelque importance, décrétez un enseignement primaire tout à la fois gratuit et supérieur à ce qu’il est aujourd’hui;... il n’y a rien là qu’on puisse qualifier précisément de subversion, on ne prononce pas même le nom de l’impôt progressif, toutes les apparences sont gardées, tous les rouages sont intacts; mais ces perspectives ne laissent pas que d’être étendues et peu riantes.

Je ne dis pas que tout cela soit juste ou possible, une réflexion que le lecteur est supplié d’avoir toujours présente à l’esprit : j’en suis seulement à chercher ce qui peut s’offrir de spécieux à des souverains indigens, mais nullement dépourvus de sens commun et de sens moral. Je me demande ce qui peut les tenter comme amélioration de leur sort, sans les révolter absolument et tout d’abord par des scrupules ou par des difficultés insurmontables.

Où l’illusion pourrait bien abonder, c’est sur cette chose obscure et puissante du crédit, une force manifeste, mais servie par un instrument, la monnaie de papier, dont la portée n’est pas claire pour tout le monde. Quelque orateur dira aux masses que le crédit a été jusqu’à présent pour les riches, un privilège de capitaliste et de propriétaire, à l’usage seulement de qui peut offrir un gage en immeubles ou en produits; mais une société progressive peut-elle s’en tenir à cette notion grossière du crédit réel? Pourquoi les qualités morales de l’homme n’auraient-elles pas leur part de crédit, cet homme fût-il pauvre? Son besoin est supérieur, son droit est égal et son gage n’est pas illusoire. Comptez-vous pour rien, dans l’état de la science et de la société, cet agent de production qu’offre le travail, qui ne le cède en rien à la terre et au capital?

Cet orateur conclurait à l’institution et surtout à la dotation d’un crédit personnel pour faire suite au crédit industriel au crédit foncier au crédit agricole. Il vous plairait sans doute de retrouver là les pouvoirs locaux avec un rôle considérable, celui de dispensateurs du crédit, que sais-je? de certificateurs, de cautions, au profit des empruntans ! Il y a certaines choses en effet, — le crédit, la charité, les pompes à incendie, les digues, — dont la gestion est essentiellement locale.

Quant aux salaires, qui oserait demander à l’état de les élever par voie législative? Personne parmi les plus chimériques; mais l’état ne pourrait-il pas agir sur le prix du travail en consommant beaucoup de travail, en le payant à ce prix élevé dont il a l’habitude? Quand sur un marché une partie de l’approvisionnement se livre à un certain prix (bas ou élevé, peu importe), ce prix exerce une influence marquée sur celui de l’approvisionnement général; tel est sur le marché des capitaux l’effet régulateur du taux d’escompte adopté par la Banque de France, c’est-à-dire du prix auquel elle loue le capital. Or, si l’état exécutait lui-même par voie de régie tous les travaux mis en adjudication, ou bien encore s’il se substituait aux compagnies de chemins de fer, il y aurait dans chaque département un nombre considérable de travailleurs bien payés avec cet effet d’accroître pour les autres le prix du travail. Sans aller si loin, l’état pourrait abuser très efficacement de certain pouvoir en vertu duquel il autorise les sociétés anonymes. On voit bien pourquoi il a ce pouvoir : c’est uniquement pour vérifier les forces de ces sociétés, pour comparer leur capital à leur objet, pour protéger le public comme actionnaire, comme client ou comme créancier de ces associations. Tel est l’esprit limitatif de cette loi; mais qu’importe cet esprit quand la loi, dans l’ampleur indistincte de ses termes, semble autoriser aussi bien le gouvernement à stipuler le taux des salaires, les heures de travail, la pension de retraite ouvrière, l’indemnité de maladie, etc.?

Dans cet ordre d’idées, on pourrait faire un pas de plus. Qui empocherait l’état de se concéder à lui-même les mines qu’il concède tous les jours à des particuliers et de les exploiter en personne au moyen de ses ingénieurs? Ce corps est à toutes fins, il sert au drainage dans le nord, à l’irrigation dans le midi, ainsi qu’il convient à cet enseignement polytechnique qui l’a formé; rien que son étymologie (variété d’art) montre l’étendue de ses aptitudes. L’état pourrait même exproprier et gérer par ses ingénieurs toute métallurgie : une proposition qui, dans les temps fabuleux de 1848, fut apportée par un fonctionnaire éminent à la commission de gouvernement qui siégeait au Luxembourg!

Ceci est un simple aperçu des imaginations qui pourraient traverser la cervelle d’un peuple souverain. Or, tant qu’il n’appliquerait à ces fins que la machine officielle des services publics, tant qu’il ne déploierait pas la terreur d’un appareil nouveau et inconnu, on ne voit pas d’où lui viendrait l’obstacle. Ajoutons qu’il est peu de nouveautés, je dis des plus hardies, des plus entreprenantes, qu’on ne puisse mener à bien dans cette limite des voies officielles et des mécanismes consacrés. Soyons justes : il n’y a pas de machine comparable à notre administration pour la souplesse et l’élasticité des ressorts. Comme elle a été construite sous tous les régimes, chacun y ajoutant la pièce où il excellait, et dans des circonstances variées qui l’ont marquée chacune de son esprit, elle est prête à tout, capable de tout. Vous ne sauriez imaginer un cas qui la trouvât au dépourvu, c’est-à-dire sans quelque loi applicable, sans quelque précédent analogue et d’un bon service. Cela touche à la féerie. Parlez, que voulez-vous ? L’impôt progressif ? C’est la moindre des choses ; nous en avons déjà un certain germe. Voyez donc à Paris l’impôt mobilier ! Comme il monte plus vite dans ses tantièmes que les différentes catégories de loyers ! Et cet impôt des patentes, qui normalement est le vingtième du loyer, qui exceptionnellement est le quinzième pour certaines industries supérieures, banquiers, agens de change, armateurs, etc. ! Et l’impôt des portes et fenêtres, quand il taxe d’un franc une ouverture et de huit francs cinq ouvertures ! Vous avez bien là cette proportion croissante par où l’impôt progressif se distingue du proportionnel. Je ne m’excuse pas de ces détails, indispensables qu’ils sont pour donner une idée de la chose, laquelle au surplus est renouvelée des anciens. Boekh vous dira, dans son Economie politique des Athéniens, que ce peuple spirituel s’était divisé, sous la main de Solon, en plusieurs classes, dont la première payait l’impôt sur tout son revenu, la seconde sur les cinq sixièmes de son revenu, la troisième sur les cinq neuvièmes seulement, etc.[5]. Il faut croire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil en fait d’impôts, excepté peut-être celui du timbre inventé en Hollande sur un concours proposé par l’état. — Mais continuons cette revue de nos facultés et de nos ressources administratives.

Auriez-vous quelque idée de mettre à mal ou à contribution le droit d’héritage ? Nous sommes déjà dans cette voie. Il y a trente ans, sous une certaine influence du saint-simonisme, l’impôt des successions collatérales a été fortement rehaussé. De 10 pour 100 qu’il est aujourd’hui, vous pourriez le porter à 20 ou à 30 sans exciter grande stupeur, sans avoir même à répondre aux héritiers mécontens par des citations de Montesquieu et de l’Ecclésiaste. « La loi naturelle, dit Montesquieu, ordonne aux pères de nourrir leurs enfans, mais elle n’oblige pas de les faire héritiers, » encore bien moins les neveux, je suppose.

Cette discussion, dis-je, serait superflue, car il suffirait ici de quelques lignes au budget une pièce qu’on ne discute guère, ainsi que cela a suffi en 1832 pour élever une première fois cet impôt. Je remarque en passant comme une insigne facilité ce cadre du budget où tout peut entrer, ce passe-port qu’on ne vérifie pas toujours et qui peut couvrir tant de choses. On y met de tout, non-seulement de la fiscalité, mais du droit civil sous forme de prescriptions, de déchéances, des titres de propriété : les offices ministériels n’ont pas d’autre titre qu’un article de la fameuse loi de finances de 1816. C’est quelque chose que ce véhicule du budget qui va tout seul en quelque sorte, bien préférable pour innover au mécanisme bruyant et explicite d’une loi ordinaire.

Vous plairait-il de réglementer une disette? On peut avoir cette fantaisie quand on est souverain et affamé : on peut se la passer avec certaines lois qui datent de 1812, où vous verrez une police complète de la chose, par exemple une interdiction de vendre le grain ailleurs qu’au marché. On pourrait dans le même esprit exhumer certains édits du siècle dernier qui ont pour objet de restreindre la culture de la vigne : rien ne prouve qu’ils aient été abrogés. Il va sans dire que, si vous avez un grief contre le capital, vous pourriez le traiter d’agioteur et lui faire sentir le poids de tous les règlemens qui dorment quelque part sur les personnes et les choses de bourse.

Vous allez me dire que tirer une loi de sa désuétude, qu’appuyer une politique sur un fait isolé, un droit sur un pur accident, est chose pitoyable, qu’on ne gouverne pas, qu’on ne raisonne même pas ainsi. J’en tombe d’accord : quand on fait de l’exception la règle, on conclut du particulier au général, et l’on marche au bouleversement parle sophisme; mais enfin notre histoire, nos lois, notre administration sont telles qu’on y trouve tous les exemples, toutes les analogies, tous les textes et tous les instrumens dont on a besoin. Cela est grave : les masses investies de la souveraineté auraient là, pour l’ajouter à leur force, quelque chose comme une apparence de droit et de tradition, à coup sûr un outil de trempe officielle. Le nombre, pour en venir à ses fins, n’aurait pas besoin d’être violent et cynique, de professer crûment le droit du plus fort. Il lui suffirait de prendre çà et là quelques lois, leur donnant une extension nouvelle puisée tantôt dans leur texte, tantôt dans leur esprit, — quelques faits, leur prêtant une valeur générale, — quelque service public, avec un simple changement de direction. Il faut le dire à l’honneur des sectes les plus fantasques et des partis les plus outrés : tels qu’on les a connus jusqu’à ce jour, ils n’eurent jamais l’idée de cette rouerie. Ignorance ou droiture, ils émettaient tout haut des utopies franchement subversives, sans prendre garde qu’il leur suffisait d’être hypocrites, sans se douter peut-être qu’un pays où tout le monde a régné est plein de règlemens et de précédens à toutes fins, y compris celles qui impliquent la subversion. Songez-y bien pourtant, ce qu’on ignorait, ce qu’on réprouvait hier, demain on peut l’apprendre et s’en accommoder.

Ces ombrages, direz-vous, sont chimériques : la preuve en est qu’on ne tenta rien de pareil en 1848. Je le crois bien, il y avait alors révolution, c’est-à-dire l’obstacle infranchissable d’un peuple éperdu, atterré, refusant de vivre pour ainsi dire et par là refusant la vie aux pouvoirs nés, à la révolution. Moi, je vous parle d’un état de choses régulier, d’une nation légalement souveraine, qui n’emploie à ses fins que des forces anciennes, des mécanismes honorablement connus au service des meilleures causes. C’est là qu’est le mal! Vous n’avez que la peur du mal en ces jours de panique où les sectes ont le dessus et proposent naïvement à la société des choses et des moyens de l’autre monde, un programme où les premiers seront les derniers, etc. On ne va pas loin avec ces fascinations. Les premiers se retirent, se replient, cessent de consommer, de respirer en quelque sorte : les derniers y perdent leur pain quotidien, et il arrive que, le terrain manquant, la proie se dérobant, l’alchimie des sectes ne peut tenter la moindre expérience. Mais, encore une fois, si nous parlons d’une démocratie régulièrement constituée et procédant par les voies régulières, le cas est tout différent : elle peut tout oser, tout atteindre.

Quand telle est la pente, quand tels sont les instrumens et les succès qui attendent les masses une fois instruites de leur souveraineté, je ne suis pas pour ce qui peut les instruire de la sorte : je rejette péremptoirement les nouveautés locales où elles trouveraient cette science. Oui, on pourrait à toute rigueur instituer en chaque localité des pouvoirs ne relevant que d’eux-mêmes, des êtres collectifs et souverains. J’admets contre toute histoire que l’unité nationale n’en sera pas défaite, que ces êtres locaux n’exigeront pas des lois particulières selon l’intérêt ou la passion de chacun; mais s’ils ne vont pas à décomposer le pays, tout au moins voudront-ils le gouverner. Or ces localités, dans leur force et leur indépendance, ne sont pas précisément l’école que vous pensez. J’ai un peu parlé, je crois, de certain tour d’esprit par où elles s’abstiennent soigneusement de toute grande vue. Je les ai flattées... Ce qu’on apprend dans une commune se gouvernant elle-même, c’est que le gouvernement est chose profitable, c’est qu’il importe d’être le plus fort pour fixer l’impôt, déterminer le tracé des routes, pour être commissaire répartiteur de l’impôt foncier, pour marquer l’emplacement de l’école ou de l’abattoir, pour dresser la liste des enfans admis gratis à l’école, pour nommer le garde champêtre et l’instituteur, pour conclure les baux et les marchés. On s’aperçoit là qu’en dehors du travail et de l’épargne il y a tout un ordre d’avantages, de gains, d’importance appréciable : par où l’on arrive à comprendre les biens autrement considérables qui pourraient émaner du gouvernement général, distributeur d’emplois, législateur et source de tout règlement, arbitre suprême en ce qui touche les finances publiques, lesquelles touchent tout le monde par l’assiette ou par l’emploi de l’impôt.

Nous avons donné quelque idée des suites pratiques de cet enseignement : il est inutile d’y insister; mais il faut prévoir ici une question ou plutôt une sommation pressante. Où voulez-vous en venir? s’écriera plus d’un lecteur. Est-ce que vous désespérez de la démocratie? Ne voyez-vous pas que ce droit universel du citoyen et de la commune, c’est la démocratie même, la plénitude et la perfection du gouvernement populaire? — Je ne désespère de rien; mais lorsque tant de choses font vivre la société, je ne crois pas qu’une seule puisse la gouverner, démocratie, caste ou royauté absolue.

Rien n’est simple en ce monde, ni l’homme, ni les sociétés, ni le théâtre physique où elles se démènent, ni l’histoire d’où elles procèdent. En outre rien n’est parfait, pas même l’humanité officielle, pas même le souverain, où qu’on le prenne. Dans ce vice et dans cette mêlée des choses humaines, ne serait-il pas merveilleux qu’elles pussent se gouverner par la simplicité, je dirais presque par la brutalité d’un principe unique et absolu, qui ne saurait être un principe infaillible? Voyez donc la Providence à l’œuvre quand elle fait quelque part de la civilisation : elle y procède par le mélange des races et des climats, par la convocation de toutes les forces naturelles et humaines, par la variété enfin. Tel est le gouvernement d’en haut. Pouvons-nous mieux faire que de suivre cet exemple et d’appeler au gouvernement de nos sociétés toutes les forces sociales, chacune à son rang et dans l’ordre de ce qu’elle vaut? La hiérarchie dans les pouvoirs est une suite de l’inégalité parmi les êtres.

Il n’en faut pas moins féliciter une nation de ses instincts démocratiques. Cela veut dire qu’elle a de l’esprit, de l’honneur, que les dons naturels y circulent du haut en bas, y sont dispensés richement. Il n’y a rien de plus grand dans l’histoire que la Grèce antique, que l’Italie du moyen âge, que la France moderne, possédées de ces instincts. C’est par là qu’une race est impatiente des supériorités purement légales, des pouvoirs uniquement fondés sur la tradition et la convention : dans le fier sentiment qu’elle a d’elle-même, elle juge avec une implacable exigence tout ce qui est au-dessus d’elle par la fonction, au-dessous peut-être par le cœur et par l’entendement. C’est de l’envie, direz-vous. Oui, jusqu’à un certain point; mais qui n’est pas envieux? Auriez-vous connaissance par hasard d’une classe ou d’un parti qui, dans le cours de nos révolutions, aurait été sans envie contre ses vainqueurs, contre ses successeurs, qui se serait fait faute d’insulte et de calomnie? Nul n’a perdu le pouvoir sans abonder dans cette revanche où quelquefois le vaincu s’abaisse. Tous ont connu l’envie et l’ont exhalée dans toute sa fureur quand ils étaient libres, ou l’ont distillée dans toute sa malice quand ils ne l’étaient pas. La démocratie, pour avoir moins gouverné qu’aucun autre parti, s’est peut-être moins dégradée qu’aucun autre aux abjections de ce sentiment.

Toutefois, si la démocratie des instincts montre une grande race, la démocratie dans les lois, et comme source unique des lois, constitue un mauvais gouvernement. Mettez dans les lois, il le faut absolument, les droits du nombre, mais non sa souveraineté. Vous brouillez tout, vous bondissez d’un pôle à l’autre, quand au nom du droit populaire vous instituez le gouvernement populaire, quand vous traduisez liberté par pouvoir, quand vous mettez des moyens d’action et d’agression là où devraient être simplement des contrôles et des garanties, un tribunat enfin. La démocratie est faite, non pour gouverner, mais pour former des gouvernans, pour entretenir et renouveler les classes supérieures, pour laisser monter aux sommets politiques les supériorités naturelles par la grâce du droit commun, de la concurrence, de l’égalité. En deux mots, la démocratie est bonne à faire de l’aristocratie.

Ainsi pour le moment je ne critique en particulier ni le suffrage universel, ni le gouvernement des communes par elles-mêmes; mais j’ose élever des doutes sur ce que vaudraient les deux choses réunies, c’est-à-dire sur un ensemble d’institutions où le nombre serait érigé en souverain et dressé à l’exploitation de la souveraineté; c’est trop de la moitié.

En résumé, nous avons essayé de faire voir historiquement et a priori quelle est l’inaptitude des communes en fait de gouvernement, quelle est leur insouciance en fait de liberté. Ce ne sont là que leurs vices naturels et ordinaires. Elles en acquerront de bien autres, gardez-vous d’en douter, étant donné le milieu du suffrage universel, étant ajouté le droit de chaque homme au droit de chaque localité; l’accident aurait des suites incalculables, et l’on peut se demander ce qui ne périrait pas dans cette souveraineté universelle des communes et des individus.


DUPONT-WHITE.

  1. Voyez les livraisons du 15 mars et du 15 août 1862.
  2. Histoire de la Révolution d’Angleterre, t. II, p. 190.
  3. Ibid., t. Ier, p. 223.
  4. Ibid., t. Ier, p. 316.
  5. Voyez sur les patentes la loi du 25 avril 1844, — sur les portes et fenêtres le budget du 21 avril 1832, — sur l’impôt dans l’ancienne Athènes le livre de Boekh, t. II, p. 299. — Quant à l’impôt mobilier à Paris, il procède ainsi : rien sur les loyers inférieurs à 250 francs, 3 pour 100 sur les loyers inférieurs à 500 francs, 5 pour 100 sur les loyers inférieurs à 1,000 francs, 7 pour 100 sur les loyers inférieurs à 1,500 francs, 9 pour 100 au-dessus.