L’Affaire Lerouge/10

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Dentu (p. 281-304).


X


Lorsqu’on se risque dans le dédale de couloirs et d’escaliers du Palais-de-Justice, si l’on monte au troisième étage de l’aile gauche, on arrive à une longue galerie très-basse d’étage, mal éclairée par d’étroites fenêtres, et percée de distance en distance de petites portes, assez semblable au corridor d’un ministère ou d’un hôtel garni.

C’est un endroit qu’il est difficile de voir froidement, l’imagination le montre sombre et triste.

Il faudrait le Dante pour composer l’inscription à placer au-dessus des marches qui y conduisent. Du matin au soir, les dalles y sonnent sous les lourdes bottes des gendarmes qui accompagnent les prévenus. On n’y rencontre guère que de mornes figures. Ce sont les parents ou les amis des accusés, les témoins, des agents de police. Dans cette galerie, loin de tous les regards, s’élabore la cuisine judiciaire. Elle est comme la coulisse du Palais de Justice, ce lugubre théâtre où se dénouent, dans de véritable sang, des drames trop réels.

Chacune des petites portes, qui a son numéro peint en noir, ouvre sur le cabinet du juge d’instruction. Toutes ces pièces se ressemblent, qui en connaît une les connaît toutes. Elles n’ont rien de terrible ni de lugubre, et pourtant il est difficile d’y pénétrer sans un serrement de cœur. On y a froid. Les murs semblent humides de toutes les larmes qui s’y sont répandues. On frissonne en songeant aux aveux qui y ont été arrachés, aux confessions qui s’y sont murmurées entrecoupées de sanglots.

Dans le cabinet du juge d’instruction, la justice ne déploie rien de cet appareil dont elle s’entoure plus tard pour frapper l’esprit des masses. Elle y est simple encore et presque disposée à la bienveillance. Elle dit au prévenu :

— « J’ai de fortes raisons de te croire coupable, mais prouve-moi ton innocence, et je te lâche. »

On pourrait s’y croire dans la première boutique d’affaire venue. Le mobilier y est rudimentaire comme celui de tous les endroits où on ne fait que passer et où s’agitent des intérêts énormes. Qu’importent les choses extérieures à qui poursuit l’auteur d’un crime ou à qui défend sa tête ?

Un bureau chargé de dossiers pour le juge, une table pour le greffier, un fauteuil et quelques chaises, voilà tout l’ameublement de l’antichambre de la cour d’assises. Les murs sont tendus de papier vert, les rideaux sont verts, à terre se trouve un méchant tapis de même couleur. Le cabinet de M. Daburon portait le numéro 15.

Dès neuf heures du matin, il y était arrivé et il attendait. Son parti pris, il n’avait pas perdu une minute, comprenant aussi bien que le père Tabaret la nécessité d’agir rapidement. Ainsi, il avait vu le procureur impérial et s’était entendu avec les officiers de la police judiciaire.

Outre le mandat décerné contre Albert, il avait expédié des mandats de comparution immédiate au comte de Commarin, à madame Gerdy, à Noël et à quelques gens au service d’Albert.

Il tenait essentiellement à interroger tout ce monde avant d’arriver à l’inculpé.

Sur ses ordres, dix agents s’étaient mis en campagne, et il était là, dans son cabinet, comme un général d’armée qui vient d’expédier ses aides de camp pour engager la bataille et qui espère la victoire de ses combinaisons.

Souvent, à pareille heure, il s’était trouvé dans ce même cabinet avec des conditions identiques. Un crime avait été commis, il pensait avoir découvert le coupable, il avait donné l’ordre de l’arrêter. N’était-ce pas son métier ? Mais jamais il n’avait éprouvé cette trépidation intérieure qui l’agitait. Maintes fois, cependant, il avait lancé des mandats d’amener sans posséder la moitié seulement des indices qui l’éclairaient sur l’affaire présente. Il se répétait cela et ne réussissait pas à calmer une préoccupation anxieuse qui ne lui permettait pas de tenir en place.

Il trouvait que ses gens tardaient bien à reparaître. Il se promenait de long en large, comptant les minutes, tirant sa montre trois fois par quart d’heure pour la comparer à la pendule. Involontairement, lorsqu’un pas résonnait dans la galerie, presque déserte à cette heure, il se rapprochait de l’entrée, s’arrêtait et prêtait l’oreille.

On frappa à la porte. C’était son greffier qu’il avait fait prévenir.

Celui-ci n’avait rien de particulier, il était long plutôt que grand et très-maigre. Ses allures étaient compassées, ses gestes méthodiques, sa figure était aussi impassible que si elle eût été sculptée dans un morceau de bois jaune.

Il avait trente-quatre ans, et depuis treize ans avait écrit successivement les interrogatoires de quatre juges d’instruction. C’est dire qu’il pouvait entendre sans sourciller les choses les plus monstrueuses. Un jurisconsulte spirituel a ainsi défini le greffier : « Plume du juge d’instruction. Personnage qui est muet et qui parle, qui est aveugle et qui écrit, qui est sourd et qui entend. » Celui-ci remplissait le programme, et de plus s’appelait Constant.

Il salua « son juge » et s’excusa sur son retard. Il était à sa tenue de livres, qu’il faisait tous les matins, et il avait fallu que sa femme l’envoyât chercher.

— Vous arrivez encore à temps, lui dit M. Daburon, mais nous allons avoir de la besogne, vous pouvez préparer votre papier.

Cinq minutes plus tard, l’huissier de service introduisait M. Noël Gerdy.

Il entra d’un air aisé, en avocat qui a pratiqué son palais et en sait les détours. Il ne ressemblait en rien, ce matin, à l’ami du père Tabaret. Encore moins aurait-on pu reconnaître l’amant de madame Juliette. Il était tout autre, ou plutôt il avait repris son rôle habituel.

C’était l’homme officiel, qui se présentait, tel que le connaissaient ses confrères, tel que l’estimaient ses amis, tel qu’on l’aimait dans le cercle de ses relations.

À sa tenue correcte, à sa figure reposée, jamais on ne se serait imaginé qu’après une soirée d’émotions et de violences, après une visite furtive à sa maîtresse, il avait passé la nuit au chevet d’une mourante. Et quelle mourante ! Sa mère, ou du moins la femme qui lui en avait tenu lieu.

Quelle différence entre lui et le juge.

Le juge non plus n’avait pas dormi, mais on le voyait du reste à son affaissement, à sa mine soucieuse, à ses yeux largement cernés de bistre. Le devant de sa chemise était abominablement froissé, ses manchettes n’étaient pas fraîches. Emportée à la suite des événements, l’âme avait oublié la bête. Le menton bien rasé de Noël s’appuyait sur une cravate blanche irréprochable, son faux-col n’avait pas un pli, ses cheveux et ses favoris étaient soigneusement peignés. Il salua M. Daburon et tendit sa citation.

— Vous m’avez fait appeler, monsieur, dit-il, me voici à vos ordres.

Le juge d’instruction n’était pas sans avoir rencontré le jeune avocat dans les couloirs du Palais, il le connaissait de vue. Puis il se rappelait avoir entendu parler de maître Gerdy comme d’un homme de talent et d’avenir et dont la réputation commençait à sortir de pair. Il l’accueillit donc en habitué de la boutique, la barrière est si légère entre le parquet et le barreau ! et il l’invita à s’asseoir.

Les préliminaires de toute audition de témoins terminés, les nom, prénoms, âge, lieu de naissance, etc., enregistrés, le juge, qui suivait son greffier de l’œil pendant qu’il écrivait, se retourna vers Noël :

— On vous a dit, maître Gerdy, commença-t-il, l’affaire à laquelle vous devez l’ennui de comparaître ?

— Oui, monsieur, l’assassinat de cette pauvre vieille, à La Jonchère.

— Précisément, répondit M. Daburon.

Et se souvenant fort à propos de sa promesse au père Tabaret, il ajouta :

— Si la justice est arrivée à vous si promptement, c’est que nous avons trouvé votre nom mentionné souvent dans les papiers de la veuve Lerouge.

— Je n’en suis pas surpris, répondit l’avocat, nous nous intéressions à cette bonne femme, qui a été ma nourrice, et je sais que madame Gerdy lui écrivait assez souvent.

— Fort bien ! Vous allez donc pouvoir nous donner des renseignements.

— Ils seront, je le crains, monsieur, fort incomplets. Je ne sais pour ainsi dire rien de cette pauvre mère Lerouge. Je lui ai été repris de très-bonne heure ; et depuis que je suis homme, je ne me suis occupé d’elle que pour lui envoyer de temps à autre quelques secours.

— Vous n’alliez jamais la visiter ?

— Pardonnez-moi. J’y suis allé plusieurs fois, mais je ne restais chez elle que quelques minutes. Madame Gerdy, qui la voyait souvent et à qui elle confiait toutes ses affaires, vous aurait éclairé bien mieux que moi.

— Mais, fit le juge, je compte bien voir madame Gerdy, elle a dû recevoir une citation.

— Je le sais, monsieur, mais il lui est impossible de répondre, elle est au lit, malade…

— Gravement ?

— Si gravement qu’il est prudent, je crois, de renoncer à son témoignage. Elle est atteinte d’une affection qui, au dire de mon ami, le docteur Hervé, ne pardonne jamais. C’est quelque chose comme une inflammation du cerveau, une encéphalite, si je ne m’abuse. Il peut arriver qu’on lui rende la vie, on ne lui rendra pas la raison. Si elle ne meurt pas, elle sera folle.

M. Daburon parut vivement contrarié.

— Voilà qui est bien fâcheux, murmura-t-il. Et vous croyez, mon cher maître, qu’il est impossible de rien obtenir d’elle ?

— Il ne faut même pas y songer. Elle a complètement perdu la tête. Elle était, lorsque je l’ai quittée, dans un état de prostration à faire croire qu’elle ne passera pas la journée.

— Et quand a-t-elle été prise de cette maladie ?

— Hier soir.

— Tout à coup ?

— Oui, monsieur, en apparence, du moins, car pour moi j’ai de fortes raisons de croire qu’elle souffrait depuis au moins trois semaines. Hier donc, en sortant de table, ayant à peine mangé, elle prit un journal, et par un hasard bien regrettable, ses yeux s’arrêtent précisément sur les lignes qui relataient le crime. Aussitôt elle a poussé un grand cri, s’est débattue une seconde sur un fauteuil et a glissé sur le tapis en murmurant : « Oh ! le malheureux ! le malheureux ! »

— La malheureuse ! vous voulez dire.

— Non, monsieur, j’ai bien dit. Évidemment, cette exclamation ne s’adressait pas à ma pauvre nourrice.

Sur cette réponse si grave, faite du ton le plus innocent, M. Daburon leva les yeux sur son témoin. L’avocat baissa la tête.

— Et ensuite ? demanda le juge après un moment de silence pendant lequel il avait pris quelques notes.

— Ces mots, monsieur, sont les derniers prononcés par madame Gerdy. Aidé de notre servante, je l’ai portée dans son lit, le médecin a été appelé, et depuis elle n’a pas repris connaissance. Le docteur, au surplus…

— C’est bien ! interrompit M. Daburon. Laissons cela, au moins pour le moment. Maintenant, vous, maître Gerdy, connaissez-vous des ennemis à la veuve Lerouge ?

— Aucun.

— Elle n’avait pas d’ennemis ? Soit. Et dites-moi, existe-t-il à votre connaissance quelqu’un ayant un intérêt quelconque à la mort de cette pauvre vieille ?

Le juge d’instruction, en posant cette question, avait les yeux sur les yeux de Noël, il ne voulait pas qu’il pût détourner ou baisser la tête.

L’avocat tressaillit et parut vivement impressionné. Il était décontenancé, il hésitait comme si une lutte se fût établie en lui.

Enfin, d’une voix qui n’était rien moins que ferme, il répondit :

— Non, personne.

— Est-ce bien vrai ? demanda le juge en imprimant plus de fixité à son regard. Vous ne connaissez personne à qui ce crime profite ou puisse profiter, personne absolument ?

— Je ne sais qu’une chose, monsieur, répondit Noël, c’est qu’il me cause à moi un préjudice irréparable.

— Enfin ! pensa M. Daburon, nous voici aux lettres et je n’ai pas compromis ce pauvre Tabaret. Il eût été désagréable de lui causer le moindre chagrin, à ce brave et habile homme.

— Un préjudice à vous, mon cher maître, reprit-il ; vous allez, je l’espère, m’expliquer cela.

Le malaise dont Noël avait donné quelques signes reparut beaucoup plus marqué.

— Je sais, monsieur, répondit-il, que je dois à la justice non-seulement la vérité mais encore toute la vérité. Cependant il est des circonstances si délicates que la conscience d’un homme d’honneur y voit un péril. Puis il est bien cruel d’être contraint de soulever le voile qui recouvre des secrets douloureux et dont la révélation peut quelquefois…

M. Daburon interrompit d’un geste. L’accent triste de Noël l’impressionnait. Sachant d’avance ce qu’il allait entendre, il souffrait pour le jeune avocat. Il se retourna vers son greffier.

— Constant ! dit-il avec une certaine inflexion de voix.

Cette intonation devait être un signal, car le long greffier se leva méthodiquement, passa sa plume derrière son oreille et sortit d’un pas mesuré.

Noël parut sensible à la délicatesse du juge d’instruction. Son visage exprima la plus vive reconnaissance, son regard rendit grâce.

— Combien je vous suis obligé, monsieur, dit-il avec un élan contenu, de votre généreuse attention ! Ce que j’ai à dire est pénible, mais devant vous, maintenant, c’est à peine s’il m’en coûtera de parler.

— Soyez sans crainte, reprit le juge, je ne retiendrai de votre déposition, mon cher maître, que ce qui me semblera tout à fait indispensable.

— Je me sens peu maître de moi, monsieur, commença Noël, soyez indulgent pour mon trouble. Si quelque parole m’échappe qui vous semble empreinte d’amertume, excusez-la, elle sera involontaire. Jusqu’à ces jours passés, j’ai cru que j’étais un enfant de l’amour. Je le serais que je ne rougirais pas de l’avouer. Mon histoire est courte. J’avais une ambition honorable, j’ai travaillé. Quand on n’a pas de nom, on doit savoir s’en faire un. J’ai mené la vie obscure, retirée et austère de ceux qui, partis de bien bas, veulent arriver haut. J’adorais celle que je croyais ma mère, j’étais convaincu qu’elle m’aimait. La tache de ma naissance m’avait attiré quelques humiliations, je les méprisais. Comparant mon sort à celui de tant d’autres, je me trouvais encore parmi les privilégiés, quand la Providence a fait tomber entre mes mains toutes les lettres que mon père, le comte de Commarin, écrivait à madame Gerdy au moment de leur liaison. De la lecture de ces lettres, j’ai tiré cette conviction que je ne suis pas ce que je croyais être, que madame Gerdy n’est pas ma mère.

Et sans laisser à M. Daburon le temps de répliquer, il exposa les événements que douze heures plus tôt il racontait au père Tabaret.

C’était bien la même histoire, avec les mêmes circonstances, la même abondance de détails précis et concluants, mais le ton était changé. Autant chez lui la veille le jeune avocat avait été emphatique et violent, autant à cette heure, dans le cabinet du juge d’instruction, il était contenu et sobre d’impressions fortes.

On aurait pu s’imaginer qu’il mesurait son récit la portée de ses auditeurs, de façon à les frapper également l’un et l’autre, avec une forme différente.

Au père Tabaret, esprit vulgaire, l’exagération de la colère ; à M. Daburon, intelligence supérieure, l’exagération de la modération.

Autant il s’était révolté contre une injuste destinée, autant il semblait s’incliner, armé de résignation devant une aveugle fatalité.

Avec une réelle éloquence et un bonheur rare d’expressions, il exposa sa situation au lendemain de sa découverte, sa douleur, ses perplexités, ses doutes.

Pour étayer sa certitude morale, il fallait un témoignage positif. Pouvait-il espérer celui du comte ou de madame Gerdy, complices intéressés à taire la vérité ? Non. Mais il comptait sur celui de sa nourrice, pauvre vieille qui l’affectionnait et qui, arrivée au terme de sa vie, était heureuse de décharger sa conscience d’un aussi lourd fardeau. Elle morte, les lettres devenaient comme un chiffon entre ses mains.

Puis il passa à son explication avec madame Gerdy et fut pour le juge plus prodigue de détails que pour son vieux voisin.

Elle avait, dit-il, tout nié d’abord, mais il donna à entendre que, pressée de questions, accablée par l’évidence, dans un moment de désespoir, elle avait avoué, déclarant toutefois que cet aveu elle le rétracterait et le nierait, étant disposée à tout faire au monde pour que son fils conservât sa belle situation.

De cette scène dataient, au jugement de l’avocat, les premières atteintes du mal auquel succombait l’ancienne maîtresse de son père.

Noël s’étendit encore sur son entrevue avec le vicomte de Commarin.

Même dans sa narration se glissèrent quelques variantes, mais si légères qu’il eût été bien difficile de les lui reprocher. Elles n’avaient rien d’ailleurs de défavorable à Albert.

Il insista, au contraire, sur l’excellente impression qu’il gardait de ce jeune homme.

Il avait reçu sa révélation avec une certaine défiance, il est vrai, mais avec une noble fermeté en même temps et comme un brave cœur prêt à s’incliner devant la justification du droit.

Enfin, il traça un portrait presque enthousiaste de ce rival que n’avaient point gâté les prospérités, qui l’avait quitté sans un regard de rancune, vers lequel il se sentait entraîné, et qui après tout était son frère.

M. Daburon avait écouté Noël avec l’attention la plus soutenue, sans qu’un mot, un geste, un froncement de sourcils trahît ses impressions. Quand il eut terminé :

— Comment, monsieur, observa le juge, avez-vous pu me dire que, dans votre opinion, personne n’avait intérêt à la mort de la veuve Lerouge ?

L’avocat ne répondit pas.

— Il me semble que la position de M. le vicomte de Commarin devient presque inattaquable. Madame Gerdy est folle, le comte niera tout, vos lettres ne prouvent rien, Il faut avouer que ce crime est des plus heureux pour ce jeune homme, et qu’il a été commis singulièrement à propos.

— Oh ! monsieur ! s’écria Noël, protestant de toute son énergie, cette insinuation est formidable !…

Le juge interrogea sévèrement la physionomie de l’avocat. Parlait-il franchement, jouait-il une généreuse comédie ? Est-ce que réellement il n’avait jamais eu de soupçons ? Noël ne broncha pas et presque aussitôt reprit :

— Quelles raisons pouvait avoir ce jeune homme de trembler, de craindre pour sa position ! Je ne lui ai pas adressé un mot de menace, même indirect. Je ne me suis pas présenté comme un dépossédé furibond qui veut qu’on lui restitue là, sur-le-champ, tout ce qu’on lui a pris. J’ai exposé les faits à Albert en lui disant : « Voilà : que pensez-vous ? que décidons-nous ? Soyez juge. »

— Et il vous a demandé du temps ?

— Oui. Je lui ai pour ainsi dire proposé de m’accompagner chez la mère Lerouge, dont le témoignage pouvait lever tous ses doutes ; il n’a pas semblé me comprendre. Cependant il la connaissait bien, étant allé chez elle avec le comte qui lui donnait, je l’ai su depuis, beaucoup d’argent.

— Cette générosité ne vous a pas paru singulière ?

— Non.

— Vous expliquez-vous pourquoi le vicomte n’a pas paru disposé à vous suivre ?

— Certainement. Il venait de me dire qu’il voulait avant tout avoir une explication avec son père, absent pour le moment, mais qui devait revenir sous peu de jours.

La vérité, tout le monde le sait et se plaît à le proclamer, a un accent auquel personne ne se trompe. M. Daburon n’avait plus le moindre doute sur la bonne foi de son témoin. Noël continuait avec une candeur ingénue, celle d’un cœur honnête que les soupçons n’ont jamais effleuré de leur aile de chauve-souris :

— Moi, cela me convenait fort, d’avoir immédiatement à traiter avec mon père. Je tenais d’autant plus à laver ce linge sale en famille, que je n’ai jamais désiré qu’un arrangement amiable. Les mains pleines de preuves, je reculerais devant un procès.

— Vous n’auriez pas plaidé ?

— Jamais, monsieur, à aucun prix. Il aurait donc fallu, ajouta-t-il d’un ton fier, pour reprendre un nom qui m’appartient, commencer par le déshonorer ?

Pour le coup, M. Daburon ne put dissimuler une très-sincère admiration.

— Voilà un beau désintéressement, monsieur, dit-il.

— Je pense, répondit Noël, qu’il n’est que raisonnable. Oui, au pis aller, je me déciderais à laisser mon titre à Albert. Certes le nom de Commarin est illustre, cependant j’espère que dans dix ans le mien sera plus connu. Seulement j’exigerais de larges compensations. Je n’ai rien, et souvent j’ai été entravé dans ma carrière par de misérables questions d’argent. Ce que madame Gerdy devait à la générosité de mon père a été presque entièrement dissipé. Mon éducation en a absorbé une grande partie, et il n’y a pas longtemps que mon cabinet couvre mes dépenses.

Nous vivons, madame Gerdy et moi, très-modestement ; par malheur, bien que simple dans ses goûts, elle manque d’économie et d’ordre, et jamais on ne s’imaginerait ce qui s’engloutissait dans notre ménage. Enfin, je n’ai rien à me reprocher : advienne que pourra. Sur le premier moment, je n’ai pas su dominer ma colère, mais maintenant je n’ai plus de rancune. En apprenant la mort de ma nourrice, j’ai jeté toutes mes espérances à la mer.

— Et vous avez eu tort, mon cher maître, prononça le juge. Maintenant, c’est moi qui vous le dis : espérez. Peut-être avant la fin de la journée serez-vous rentré en possession de vos droits. La justice, je ne vous le cache pas, croit connaître l’assassin de la veuve Lerouge. À l’heure qu’il est, le vicomte Albert doit être arrêté.

— Quoi ! exclama Noël avec une sorte de stupeur, c’est donc vrai !… Je ne m’étais donc pas mépris, monsieur, au sens de vos paroles ! J’avais craint de comprendre.

— Et vous aviez compris, maître Gerdy, interrompit M. Daburon. Je vous remercie de vos sincères et loyales explications, elles facilitent singulièrement ma tâche. Demain, car aujourd’hui mes minutes sont comptées, nous mettrons en règle votre déposition… ensemble, si cela vous convient. Il ne me reste plus qu’à vous demander communication des lettres que vous possédez et qui me sont indispensables.

— Avant une heure, monsieur, vous les aurez, répondit Noël.

Et il sortit, après avoir chaudement exprimé sa gratitude au juge d’instruction.

Moins préoccupé, l’avocat eût aperçu à l’extrémité de la galerie le père Tabaret, qui arrivait à fond de train, empressé et joyeux, comme un porteur de grandes nouvelles qu’il était.

Sa voiture n’était pas arrêtée devant la grille du Palais de Justice que déjà il était dans la cour et s’élançait sous le porche. À le voir grimper, plus leste qu’un cinquième clerc d’avoué le roide escalier qui conduit aux galeries des juges d’instruction, on ne se serait pas douté qu’il était depuis bien des années du mauvais côté de la cinquantaine. Lui-même ne s’en doutait pas. Il ne se souvenait pas d’avoir passé la nuit, jamais il ne s’était senti si frais, si dispos, si gaillard : il avait dans les jambes des ressorts d’acier.

Il traversa la galerie en deux sauts et entra comme une balle dans le cabinet du juge d’instruction, bousculant, sans lui demander pardon, lui si poli ! le méthodique greffier, qui revenait de faire quelques douzaines de tours dans la salle des Pas-Perdus.

— Enlevé ! s’écria-t-il dès le seuil, pincé, serré, bouclé, ficelé, emballé, coffré ! Nous tenons l’homme !

Le père Tabaret, plus Tirauclair que jamais, gesticulait avec une si comique véhémence et de si singulières contorsions, que le long greffier eut un sourire que d’ailleurs il se reprocha le soir même en se couchant.

Mais M. Daburon, encore sous le poids de la déposition de Noël, fut choqué de cette joie intempestive qui pourtant lui apportait la sécurité. Il regarda sévèrement le père Tabaret en disant :

— Plus bas ! monsieur, plus bas, soyez convenable, modérez-vous.

À tout autre moment, le bonhomme eût été consterné d’avoir mérité cette mercuriale. Elle glissa sur sa jubilation.

— De la modération, répondit-il, je n’en manque pas, Dieu merci ! et je m’en vante. C’est que jamais on n’a rien vu de pareil. Tout ce que j’avais annoncé, on l’a trouvé. Fleuret cassé, gants gris perle éraillés, porte-cigare, rien n’y manque. On va, monsieur, vous apporter tout cela et bien d’autres choses encore. On a son petit système à soi, et il paraît qu’il n’est pas mauvais. Voilà le triomphe de ma méthode d’induction dont Gévrol fait des gorges chaudes. Je donnerais cent francs pour qu’il fût ici. Mais non, mon Gévrol tient à pincer l’homme aux boucles d’oreilles. Il est ma foi ! bien capable de mettre la main dessus. C’est un gaillard, Gévrol, un lapin, un fameux ! Combien lui donne-t-on par an, pour son habileté ?…

— Voyons, cher monsieur Tabaret, fit le juge, dès qu’il trouva jour à placer un mot, soyons sérieux, s’il se peut, et procédons avec ordre.

— Bast ! reprit le bonhomme, à quoi bon ! c’est une affaire toisée maintenant. Quand on va nous amener notre homme, montrez-lui seulement les éraillures retirées des ongles de la victime et ses gants à lui, et vous l’assommez. Moi je parie qu’il va tout avouer hic et nunc. Oui, je parie ma tête contre la sienne, quoiqu’elle soit bien aventurée. Et encore non, il sauvera son cou ! Ces poules mouillées du jury sont capables de lui accorder les circonstances atténuantes. C’est moi qui lui en donnerais ! Ah ! ces lenteurs perdent la justice ! Si tout le monde était de mon avis, le châtiment des coquins ne traînerait pas si longtemps. Sitôt pris, sitôt pendu. Et voilà.

M. Daburon s’était résigné à laisser passer cette trombe de paroles. Quand l’exaltation du bonhomme fut un peu usée, il commença seulement à l’interroger. Il eut encore assez de peine à obtenir des détails précis sur l’arrestation, détails que devait confirmer le procès-verbal du commissaire de police.

Le juge parut très-surpris en apprenant qu’Albert, à la vue du mandat, avait dit : « Je suis perdu ! »

— Voilà, murmura-t-il, une terrible charge.

— Certes ! reprit le père Tabaret. Jamais, dans son état normal, il n’eût laissé échapper ces mots qui le perdent, en effet. C’est que nous l’avions saisi mal éveillé. Il ne s’était pas couché. Il dormait d’un mauvais sommeil sur un canapé quand nous sommes arrivés. J’avais eu soin de laisser filer en avant et de suivre de très-près un domestique dont l’épouvante l’a démoralisé. Tous mes calculs étaient faits. Mais, soyez sans crainte, il trouvera pour son exclamation malheureuse une explication plausible. Je dois ajouter que près de lui, par terre, nous avons trouvé toute froissée la Gazette de France de la veille, qui contenait la nouvelle de l’assassinat. Ce sera la première fois qu’un avis dans les journaux aura fait pincer un coupable.

— Oui, murmura le juge devenu pensif, oui, vous êtes un homme précieux, monsieur Tabaret. Et plus haut il ajouta : j’ai pu m’en convaincre, car M. Gerdy sort d’ici à l’instant.

— Vous avez vu Noël ! s’écria le bonhomme.

En même temps toute sa vaniteuse satisfaction disparut. Un nuage d’inquiétude voila comme un crêpe sa face rouge et joyeuse.

— Noël, ici ! répéta-t-il. Et timidement il demanda : Et sait-il ?

— Rien, répondit M. Daburon. Je n’ai pas eu besoin de vous faire intervenir. Ne vous ai-je pas d’ailleurs promis une discrétion absolue ?

— Tout va bien ! s’écria le père Tabaret. Et que pense monsieur le juge de Noël ?

— C’est, j’en suis sûr, un noble et digne cœur, dit le magistrat : une nature à la fois forte et tendre. Les sentiments que je lui ai entendu exprimer ici et qu’il est impossible de révoquer en doute manifestent une élévation d’âme malheureusement exceptionnelle. Rarement dans ma vie, j’ai rencontré un homme dont l’abord m’ait été aussi sympathique. Je comprends qu’on soit fier d’être son ami.

— Quand je le disais à monsieur le juge ! voilà l’effet qu’il a produit à tout le monde. Moi je l’aime comme mon enfant, et quoi qu’il arrive, il aura toute ma fortune. Oui, je lui laisserai tout après moi, comme il est dit sur mon testament déposé chez maître Baron, mon notaire. Il y a aussi un paragraphe pour madame Gerdy, mais je vais le biffer, et vivement.

— Madame Gerdy, monsieur Tabaret, n’aura bientôt plus besoin de rien.

— Elle ! comment cela ? Est-ce que le comte ?…

— Elle est mourante et ne passera sans doute pas la journée, c’est M. Gerdy qui me l’a dit.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria le bonhomme, que m’apprenez-vous là ! mourante !… Noël va être au désespoir…, c’est-à-dire non, puisque ce n’est plus sa mère, que lui importe. Mourante ! Je l’estimais beaucoup avant de la mépriser. Pauvre humanité. Il paraît que tous les coupables vont y passer le même jour, car, j’oubliais de vous en informer, au moment où je quittais l’hôtel de Commarin, j’ai entendu un domestique annoncer à un autre que le comte, à la nouvelle de l’arrestation de son fils, avait été frappé d’une attaque.

— Ce serait pour M. Gerdy la pire des catastrophes.

— Pour Noël ?

— Je comptais sur la déposition de M. de Commarin pour lui rendre, moi, tout ce dont il est si digne. Le comte mort, la veuve Lerouge morte, madame Gerdy mourante ou dans tous les cas folle, qui donc pourra dire si les papiers ont raison ?

— C’est vrai ! murmura le père Tabaret, c’est vrai ! Et je ne voyais pas cela, moi ! Quelle fatalité ! Car je ne me suis pas trompé, j’ai bien entendu…

Il n’acheva pas. La porte du cabinet de M. Daburon s’ouvrit, et le comte de Commarin lui-même parut dans l’encadrement, roide comme un de ces vieux portraits qu’on dirait glacés dans leur bordure dorée.

Le vieux gentilhomme fit un signe de la main, et les deux domestiques qui l’avaient aidé à monter jusqu’à la galerie en le soutenant sous les bras se retirèrent.