L’Affaire Lerouge/9

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Dentu (p. 241-279).


IX


La révélation qui venait de se produire avait beaucoup plus irrité que surpris le comte de Commarin.

Faut-il le dire ! depuis vingt ans il redoutait de voir éclater la vérité. Il savait qu’il n’est pas de secret si soigneusement gardé qui ne puisse s’échapper, et son secret, à lui, quatre personnes l’avaient connu, trois le possédaient encore.

Il n’avait pas oublié qu’il avait commis cette imprudence énorme de le confier au papier, comme s’il ne se fût plus souvenu qu’il est des choses qu’on n’écrit pas.

Comment, lui, un diplomate prudent, un politique hérissé de précautions, avait-il pu écrire ! Comment, ayant écrit, avait-il laissé subsister cette correspondance accusatrice ? Comment n’avait-il pas anéanti, coûte que coûte, ces preuves écrasantes qui, d’un instant à l’autre, pouvaient se dresser contre lui ? C’est ce qu’il serait malaisé d’expliquer sans une passion folle, c’est-à-dire aveugle, sourde et imprévoyante jusqu’au délire.

Le propre de la passion est de si bien croire à sa durée qu’à peine elle se trouve satisfaite de la perspective de l’éternité. Absorbée complètement dans le présent, elle ne prend nul souci de l’avenir.

Quel homme d’ailleurs songe jamais à se mettre en garde contre la femme dont il est épris ? Toujours Samson amoureux livrera, sans défense, sa chevelure aux ciseaux de Dalila.

Tant qu’il avait été l’amant de Valérie, le comte n’avait pas eu l’idée de redemander ses lettres à cette complice adorée. Si elle lui fût venue, cette idée, il l’eût repoussée comme outrageante pour le caractère d’un ange.

Quels motifs pouvaient lui faire suspecter la discrétion de sa maîtresse ? Aucun. Il devait la supposer bien plus que lui intéressée à faire disparaître jusqu’à la plus légère trace des événements passés. N’était-ce pas elle, en définitive, qui avait recueilli les bénéfices de l’acte odieux ? Qui avait usurpé le nom et la fortune d’un autre ! N’était-ce pas son fils ?

Lorsque, huit années plus tard, se croyant trahi, le comte rompit une liaison qui avait fait son bonheur, il songea à rentrer en possession de cette funeste correspondance.

Il ne sut quels moyens employer. Mille raisons l’empêchaient d’agir.

La principale est qu’à aucun prix il ne voulait se retrouver en présence de cette femme jadis trop aimée. Il ne se sentait assez sûr ni de sa colère ni de sa résolution pour affronter les larmes qu’elle ne manquerait pas de répandre. Pourrait-il sans faiblir soutenir les regards suppliants de ces beaux yeux qui si longtemps avaient eu tout empire sur son âme !

Revoir cette maîtresse de sa jeunesse, c’était s’exposer à pardonner, et il avait été trop cruellement blessé dans son orgueil et dans son affection pour admettre l’idée de retour.

D’un autre côté, se confier à un tiers était absolument impraticable. Il s’abstint donc de toute démarche, s’ajournant indéfiniment.

— Je la verrai, se disait-il, mais quand je l’aurai si bien arrachée de mon cœur qu’elle me sera devenue indifférente. Je ne veux pas lui donner la joie de ma douleur.

Ainsi, les mois et les années se passèrent, et il en vint à se dire, à se prouver qu’il était désormais trop tard.

En effet, il est des souvenirs qu’il est imprudent de réveiller. Il est des circonstances où une défiance injuste devient la plus maladroite des provocations.

Demander à qui est armé de rendre ses armes, n’est-ce pas le pousser à s’en servir ? Après si longtemps, venir réclamer ces lettres, c’était presque déclarer la guerre. D’ailleurs, existaient-elles encore ? Qui le prouverait ? Qui garantissait que madame Gerdy ne les avait pas anéanties, comprenant que leur existence était un péril et que leur destruction seule assurait l’usurpation de son fils ?

M. de Commarin ne s’aveugla pas, mais, se trouvant dans une impasse, il pensa que la suprême sagesse était de s’en remettre au hasard, et il laissa pour sa vieillesse, cette porte ouverte à l’hôte qui vient toujours : le malheur.

Et, cependant, depuis plus de vingt années, jamais un jour ne s’était écoulé sans qu’il maudît l’inexcusable folie de sa passion.

Jamais il ne put prendre sur lui d’oublier qu’au-dessus de sa tête un danger plus terrible que l’épée de Damoclès était suspendu par un fil que le moindre accident pouvait rompre.

Aujourd’hui ce fil était brisé.

Maintes fois, rêvant à la possibilité d’une catastrophe, il s’était demandé comment parer un coup si fatal. Souvent il s’était dit : « Que resterait-il à faire, si tout se découvrait ? »

Il avait conçu et rejeté bien des plans ; il s’était bercé, à l’exemple des hommes d’imagination, de bien des projets chimériques, et voilà que la réalité le prenait comme au dépourvu.

Albert resta respectueusement debout, pendant que son père s’asseyait dans son grand fauteuil armorié, précisément au-dessous d’un cadre immense où l’arbre généalogique de l’illustre famille de Rhéteau de Commarin étalait ses luxuriants rameaux.

Le vieux gentilhomme ne laissait rien voir des appréhensions cruelles qui l’étreignaient. Il ne semblait ni irrité ni abattu. Seulement ses yeux exprimaient une hauteur encore plus dédaigneuse qu’à l’ordinaire, une assurance pleine de mépris à force d’être imperturbable.

— Maintenant vicomte, commença-t-il d’une voix ferme, expliquez-vous. Je ne vous dirai rien de la situation d’un père condamné à rougir devant son fils, vous êtes fait pour la comprendre et la plaindre. Épargnons-nous mutuellement et tâchez de rester calme. Parlez, comment avez-vous eu connaissance de ma correspondance ?

Albert, lui aussi, avait eu le temps de se recueillir et de se préparer à la lutte présente, depuis quatre jours qu’il attendait cet entretien avec une mortelle impatience.

Le trouble qui s’était emparé de lui aux premiers mots avait fait place à une contenance digne et fière. Il s’exprimait purement et nettement, sans s’égarer dans ces détails si fatigants lorsqu’il s’agit d’une chose grave et qui reculent inutilement le but.

— Monsieur, répondit-il, dimanche matin un jeune homme s’est présenté ici, affirmant qu’il était chargé pour moi d’une mission de la plus haute importance, et qui devait rester secrète. Je l’ai reçu. C’est lui qui m’a révélé que je ne suis, hélas ! qu’un enfant naturel substitué par votre affection à l’enfant légitime que vous avez eu de madame de Commarin.

— Et vous n’avez pas fait jeter cet homme à la porte ! exclama le comte.

— Non, monsieur. J’allais répliquer fort vivement, sans doute, lorsque, me présentant une liasse de lettres, il me pria de les lire avant de rien répondre.

— Ah ! s’écria M. de Commarin, il fallait les lancer au feu, vous aviez du feu, j’imagine. Quoi ! vous les avez tenues entre vos mains et elles subsistent encore ! Que n’étais-je là, moi !

— Monsieur !… fit Albert d’un ton de reproche.

Et se souvenant de la façon dont Noël s’était placé devant la cheminée, et de l’air qu’il avait en s’y plaçant, il ajouta :

— Cette pensée me fût venue qu’elle eût été irréalisable. D’ailleurs, j’avais au premier coup d’œil reconnu votre écriture. J’ai donc pris les lettres et je les ai lues.

— Et alors ?

— Alors, monsieur, j’ai rendu cette correspondance à ce jeune homme, et je lui ai demandé un délai de huit jours. Non pour me consulter, il n’en était pas besoin, parce que je jugeais un entretien avec vous indispensable. Aujourd’hui donc, je viens vous adjurer de me dire si cette substitution a en effet eu lieu.

— Certainement, répondit le comte avec violence, oui, certainement, par malheur. Vous le savez bien, puisque vous avez lu ce que j’écrivais à madame Gerdy, à votre mère.

Cette réponse, Albert, la connaissait à l’avance, il l’attendait. Elle l’accabla pourtant.

Il est de ces infortunes si grandes qu’il faut pour y croire les apprendre pour ainsi dire plusieurs fois. Cette défaillance dura moins qu’un éclair.

— Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, j’avais une conviction, mais non pas une assurance formelle. Toutes les lettres que j’ai lues disent nettement vos intentions, détaillent minutieusement votre plan, aucune n’indique, ne prouve du moins l’exécution de votre projet.

Le comte regarda son fils d’un air de surprise profonde. Il avait encore toutes ses lettres présentes à la mémoire, et il se rappelait que vingt fois, écrivant à Valérie, il s’était réjoui du succès, la remerciant de s’être soumise à ses volontés.

— Vous n’êtes donc pas allé jusqu’au bout, vicomte, dit-il, vous n’avez donc pas tout lu ?

— Tout, monsieur, et avec une attention que vous devez comprendre. Je puis vous affirmer que la dernière lettre qui m’a été montrée annonce simplement à madame Gerdy l’arrivée de Claudine Lerouge, de la nourrice qui a été chargée d’accomplir l’échange. Je ne savais rien au-delà.

— Pas de preuves matérielles ! murmura le comte. On peut concevoir un dessein, le caresser longtemps, puis au dernier moment l’abandonner ; cela se voit souvent.

Il se reprochait d’avoir été si prompt à répondre. Albert avait des soupçons sérieux, il venait de les changer en certitude. Quelle maladresse !

— Il n’y a pas de doute possible, se disait-il, Valérie a détruit les lettres les plus concluantes, celles qui lui ont paru les plus dangereuses, celles que j’écrivais après. Mais pourquoi avoir conservé les autres, déjà si compromettantes, et, les ayant gardées, comment a-t-elle pu s’en dessaisir ?

Albert restait toujours debout, immobile, attendant un mot du comte. Quel serait-il ? Son sort, sans doute, se décidait en ce moment dans l’esprit du vieillard.

— Peut-être est-elle morte ! dit à haute voix M. de Commarin.

Et à cette pensée que Valérie était morte, sans qu’il l’eût revue, il tressaillit douloureusement. Son cœur, après une séparation volontaire de plus de vingt ans, se serra, tant ce premier amour de son adolescence avait jeté en lui de profondes racines. Il l’avait maudite ; en ce moment il pardonnait. Elle l’avait trompé, c’est vrai, mais ne lui devait-il pas ses seules années de bonheur ! N’avait-elle pas été toute la poésie de sa jeunesse ? Avait-il eu, depuis elle, une heure seulement de joie, d’ivresse ou d’oubli ? Dans la disposition d’esprit où il se trouvait, son cœur ne retenait que les bons souvenirs, comme un vase qui, une première fois empli de précieux aromates, en garde le parfum jusqu’à sa destruction.

— Pauvre femme ! murmura-t-il encore.

Il soupira profondément. Trois ou quatre fois ses paupières clignotèrent comme si une larme eût été près de lui venir. Albert le regardait avec une curiosité inquiète. C’était la première fois, depuis que le vicomte était homme, qu’il surprenait sur le visage de son père d’autres émotions que celles de l’ambition ou de l’orgueil vaincus ou triomphants. Mais M. de Commarin n’était pas d’une trempe à se laisser longtemps aller à l’attendrissement.

— Vous ne m’avez pas dit, vicomte, demanda-t-il, qui vous avait envoyé ce messager de malheur.

— Il venait en son nom, monsieur, ne voulant pas, il me l’a dit, mêler personne à cette triste affaire. Ce jeune homme n’était autre que celui dont j’ai pris la place, votre fils légitime, M. Noël Gerdy lui-même.

— Oui ! fit le comte à demi-voix, Noël, c’est bien son nom, je me souviens ; et avec une hésitation évidente il ajouta : Vous a-t-il parlé de sa mère, de votre mère ?

— À peine, monsieur. Il m’a seulement déclaré qu’il venait à son insu, que le hasard seul lui avait livré le secret qu’il venait me révéler.

M. de Commarin ne répliqua pas. Il ne lui restait plus rien à apprendre. Il réfléchissait. Le moment définitif était venu, et il ne voyait qu’un seul moyen de le retarder.

— Voyons, vicomte, dit-il enfin d’un ton affectueux qui stupéfia Albert, ne restez pas ainsi debout, asseyez-vous là, près de moi, et causons. Unissons nos efforts pour éviter, s’il se peut, un grand malheur. Parlez-moi en toute confiance, comme un fils à son père. Avez-vous songé à ce que vous avez à faire ? Avez-vous pris quelque détermination ?

— Il me semble, monsieur, qu’il n’y a pas d’hésitation possible.

— Comment l’entendez-vous ?

— Mon devoir, mon père, est, ce me semble, tout tracé. Devant votre fils légitime, je dois me retirer sans plainte, sinon sans regrets. Qu’il vienne, je suis prêt à lui rendre tout ce que, sans m’en douter, je lui ai pris trop longtemps, l’affection d’un père, sa fortune et son nom.

Le vieux gentilhomme, à cette réponse si digne, ne sut pas garder le calme qu’en commençant il avait recommandé à son fils. Son visage devint pourpre et il ébranla la table du plus furieux coup de poing qu’il eût donné en sa vie. Lui toujours si mesuré, si convenable en toutes occasions, il s’emporta en jurons que n’eût pas désavoués un vieux sous-officier de cavalerie.

— Et moi, monsieur, je vous déclare que ce que vous rêvez là n’arrivera jamais. Non, cela ne sera pas, je vous le jure. Ce qui est fait est bien fait. Quoi qu’il advienne, entendez-vous, monsieur, les choses resteront ce qu’elles sont, parce que telle est ma volonté. Vicomte de Commarin vous êtes, vicomte de Commarin vous resterez, et malgré vous, s’il le faut. Vous le serez jusqu’à votre mort, ou du moins jusqu’à la mienne ; car jamais, moi vivant, votre projet insensé ne s’accomplira.

— Cependant, monsieur, commença timidement Albert.

— Je vous trouve bien osé, monsieur, de m’interrompre quand je parle, s’exclama le comte. Ne sais-je pas d’avance toutes vos objections ! Vous m’allez dire, n’est-ce pas, que c’est une injustice révoltante, une odieuse spoliation ? J’en conviens, et plus que vous j’en gémis. Pensez-vous donc que d’aujourd’hui seulement je me repens de l’égarement fatal de ma jeunesse ? Il y a vingt ans, monsieur, que je regrette mon fils légitime, vingt ans que je me maudis de l’iniquité dont il est victime. Et cependant j’ai su me taire et cacher les chagrins et les remords qui hérissent d’épines mon oreiller. En un moment votre stupide résignation rendrait mes longues souffrances inutiles ! Non. Je ne le permettrai pas.

Le comte lut une réplique sur les lèvres de son fils, il l’arrêta d’un regard foudroyant.

— Croyez-vous donc, poursuivit-il, que je n’ai pas pleuré au souvenir de mon fils légitime usant sa vie à lutter contre la médiocrité ? Pensez-vous qu’il ne m’est pas venu d’ardents désirs de réparation ? Il y a eu des jours, monsieur, où j’aurais donné la moitié de ma fortune seulement pour embrasser cet enfant d’une femme que j’ai su trop tard apprécier. La crainte de faire planer sur votre naissance l’ombre d’un soupçon m’a retenu. Je me suis sacrifié à ce grand nom de Commarin que je porte. Je l’ai reçu sans tache de mes pères, tel vous le léguerez à vos fils. Votre premier mouvement a été bon, généreux, chevaleresque, mais il faut l’oublier. Songez-vous au scandale, si jamais notre secret était livré au public ? Ne devinez-vous pas la joie de nos ennemis, de cette tourbe de parvenus qui nous environne ? Je frémis en songeant à l’odieux et au ridicule qui jailliraient sur notre nom. Trop de familles déjà ont des taches de boue sur leur blason, je n’en veux pas au mien.

M. de Commarin s’interrompit quelques minutes sans qu’Albert osât prendre la parole, tant, depuis son enfance, il était habitué à respecter les moindres volontés du terrible gentilhomme.

— Nous chercherions vainement, reprit le comte : il n’est pas de transaction possible. Puis-je, demain, vous renier et présenter Noël pour mon fils ? dire : « Excusez, celui-ci n’est pas le vicomte, c’est cet autre ? » Ne faut-il pas que les tribunaux interviennent ? Qu’importe que ce soit tel ou tel qui se nomme ou Benoît, ou Durand, ou Bernard ! Mais quand on s’est appelé Commarin un seul jour, c’est ensuite pour la vie. La morale n’est pas la même pour tous, parce que tous n’ont pas le même devoir. Dans notre situation, les erreurs sont irréparables. Armez-vous donc de courage, et montrez-vous digne de ce nom que vous portez. L’orage vient, tenons tête à l’orage.

L’impassibilité d’Albert ne contribuait pas peu à augmenter l’irritation de M. de Commarin. Fortifié dans une résolution immuable, le vicomte écoutait comme on remplit un devoir, et sa physionomie ne reflétait aucune émotion. Le comte comprenait qu’il ne l’ébranlait pas.

— Qu’avez-vous à répondre ? lui dit-il.

— Qu’il me semble, monsieur, que vous ne soupçonnez même pas tous les périls que j’entrevois. Il est malaisé de maîtriser les révoltes de sa conscience.

— Vraiment ! interrompit railleusement le comte, votre conscience se révolte ! Elle choisit mal son moment. Vos scrupules viennent trop tard. Tant que vous n’avez vu dans ma succession qu’un titre illustre et une douzaine de millions, elle vous a souri. Aujourd’hui elle vous apparaît grevée d’une lourde faute, d’un crime, si vous voulez, et vous demandez à ne l’accepter que sous bénéfice d’inventaire. Renoncez à cette folie. Les enfants, monsieur, sont responsables des pères, et ils le seront tant que vous honorerez le fils d’un grand homme. Bon gré mal gré vous serez mon complice, bon gré mal gré vous porterez le fardeau de la situation telle que je l’ai faite. Et quoi que vous puissiez souffrir, croyez que cela n’approchera jamais de ce que j’endure, moi, depuis des années.

— Eh ! monsieur, s’écria Albert, est-ce donc moi, le spoliateur, qui ai à me plaindre, n’est-ce pas au contraire le dépossédé ! Ce n’est pas moi qu’il s’agit de convaincre, mais bien M. Noël Gerdy.

— Noël ? demanda le comte.

— Votre fils légitime, oui, monsieur. Vous me traitez en ce moment comme si l’issue de cette malheureuse affaire dépendait uniquement de ma volonté. Vous imaginez-vous donc que M. Gerdy sera de si facile composition et se taira ? Et s’il élève la voix, espérez-vous le toucher beaucoup avec les considérations que vous m’exposez ?

— Je ne le redoute pas.

— Et vous avez tort, monsieur, permettez-moi de vous le dire. Accordez à ce jeune homme, j’y consens, une âme assez haute pour ne désirer ni votre rang ni votre fortune ; mais songez à tout ce qu’il doit s’être amassé de fiel dans son cœur. Il ne peut pas ne pas avoir un cruel ressentiment de l’horrible injustice dont il a été victime. Il doit souhaiter passionnément une vengeance, c’est-à-dire la réparation.

— Il n’y a pas de preuves.

— Il a vos lettres, monsieur.

— Elles ne sont pas décisives, vous me l’avez dit.

— C’est vrai, monsieur, et, cependant, elles m’ont convaincu, moi qui avais intérêt à ne pas l’être. Puis, s’il lui faut des témoins, il en trouvera.

— Et qui donc, vicomte ? Vous, sans doute ?

— Vous-même, monsieur. Le jour où il le voudra, vous nous trahirez. Qu’il vous fasse appeler devant les tribunaux, et que là, sous la foi du serment, on vous adjure, on vous somme de dire la vérité, que répondrez-vous ?

Le front de M. de Commarin se rembrunit encore à cette supposition si naturelle. Il délibérait avec l’honneur si puissant en lui.

— Je sauverais le nom de mes ancêtres, dit-il enfin.

Albert secoua la tête d’un air de doute.

— Au prix d’un faux serment, mon père, dit-il, c’est ce que je ne croirai jamais. Supposons-le pourtant. Alors il s’adressera à madame Gerdy.

— Oh ! je puis répondre d’elle, s’écria le comte. Son intérêt la fait notre alliée. Au besoin je la verrai. Oui, ajouta-t-il avec effort, j’irai chez elle, je lui parlerai, et je vous garantis qu’elle ne nous trahira pas.

— Et Claudine, continua le jeune homme, se taira-t-elle aussi ?

— Pour de l’argent, oui, et je lui donnerai ce qu’elle voudra.

— Et vous vous fiez, mon père, à un silence payé, comme si on pouvait être sûr d’une conscience achetée. Qui s’est vendu à vous peut se vendre à un autre. Une certaine somme lui fermera la bouche, une plus forte la lui fera ouvrir.

— Je saurai l’effrayer.

— Vous oubliez, mon père, que Claudine Lerouge a été la nourrice de M. Gerdy, qu’elle s’intéresse à son bonheur, qu’elle l’aime. Savez-vous s’il ne s’est pas assuré son concours ? Elle demeure à Bougival, j’y suis allé, je me le rappelle, avec vous. Sans doute, il la voyait souvent, c’est peut-être elle qui l’a mis sur la trace de votre correspondance. Il m’a parlé d’elle en homme bien certain de son témoignage. Il m’a presque proposé d’aller me renseigner près d’elle.

— Hélas ! s’écria le comte, que n’est-ce Claudine qui est morte, à la place de mon fidèle Germain !

— Vous le voyez, monsieur, conclut Albert, Claudine Lerouge seule rendrait vains tous vos projets.

— Eh bien ! non ! s’écria M. de Commarin, je trouverai un expédient !…

L’entêté gentilhomme ne voulait pas se rendre à l’évidence dont les clartés l’aveuglaient. Depuis une heure il divaguait absolument et divaguait de bonne foi. L’orgueil de son sang paralysait en lui un bon sens pratique très-exercé et obscurcissait une lucidité remarquable. S’avouer vaincu par une nécessité de la vie l’humiliait et lui paraissait honteux, indigne de lui. Il ne se souvenait pas d’avoir en sa longue carrière rencontré de résistance invincible ni d’obstacle absolu.

Il était un peu comme ces hercules qui, n’ayant pas expérimenté la limite de leurs forces, se persuadent qu’ils soulèveraient des montagnes, si la fantaisie leur en venait.

Il avait aussi le malheur de tous les hommes d’imagination qui s’éprennent de leurs chimères, qui prétendent toujours les faire triompher, comme s’il suffisait de vouloir fortement pour changer les rêveries en réalités.

C’est Albert, cette fois, qui rompit un silence dont la durée menaçait de se prolonger :

— Je crois m’être aperçu, monsieur, dit-il, que vous redoutez surtout la publicité de cette lamentable histoire. Le scandale possible vous désespère. Eh bien, c’est surtout si nous nous obstinons à lutter que le tapage sera effroyable ! Que demain une instance s’entame, notre procès sera dans quatre jours le sujet de conversation de l’Europe. Les journaux s’empareront des faits, et Dieu sait de quels commentaires ils les accompagneront ! L’hypothèse d’une lutte admise, notre nom, quoi qu’il arrive, traînera dans tous les papiers de l’univers. Si encore nous étions sûrs de gagner ! Mais nous devons perdre, mon père, nous perdrons. Alors, représentez-vous l’éclat ! Songez à la flétrissure imprimée par l’opinion publique !…

— Je songe, dit le comte, que pour parler ainsi il faut que vous n’ayez ni respect ni affection pour moi.

— C’est qu’il est de mon devoir, monsieur, de vous montrer tous les malheurs que je redoute pendant qu’il est encore temps de les éviter. M. Noël Gerdy est votre fils légitime, reconnaissez-le, accueillez ses justes prétentions. Qu’il vienne. Nous pouvons, à bas bruit, faire rectifier les états civils. Il sera facile de mettre l’erreur sur le compte d’une nourrice, de Claudine Lerouge, par exemple. Toutes les parties étant d’accord, il n’y aura pas la moindre objection. Alors, qui empêche le nouveau vicomte de Commarin de quitter Paris, de se faire perdre de vue ? Il peut voyager en Europe pendant quatre ou cinq ans, au bout de ce temps tout sera oublié et personne ne se souviendra plus de moi.

M. de Commarin n’écoutait pas, il réfléchissait.

— Mais au lieu de lutter, vicomte ! s’écria-t-il, on peut transiger. Ces lettres, on peut les racheter. Que veut-il, ce jeune homme ? une position et de la fortune. Je lui assurerai l’une et l’autre. Je le ferai aussi riche qu’il l’exigera. Je lui donnerai un million, s’il le faut, deux, trois, la moitié de ce que je possède. Avec de l’argent, voyez-vous, beaucoup d’argent !…

— Épargnez-le, monsieur, il est votre fils.

— Malheureusement ! et je le voudrais aux cinq cents diables ! Je me montrerai, il transigera. Je lui prouverai que, pot de terre, il a tort de lutter contre le pot de fer, et s’il n’est pas un sot, il comprendra.

Le comte se frottait les mains en parlant. Il était ravi de cette belle idée de transaction. Elle ne pouvait manquer de réussir, une foule d’arguments se présentaient à son esprit pour le lui prouver. Il allait donc acheter sa tranquillité perdue.

Mais Albert ne semblait pas partager les espérances de son père.

— Vous allez peut-être m’en vouloir, monsieur, dit-il d’un ton triste, de vous arracher cette illusion dernière ; mais il le faut. Ne vous bercez pas de ce songe d’un arrangement amiable, le réveil vous serait trop cruel. J’ai vu M. Gerdy, mon père, et ce n’est pas, je vous l’affirme, un de ces hommes qu’on intimide. S’il est une nature énergique, c’est la sienne. Il est bien votre fils, celui-là, et son regard, comme le vôtre, annonce une volonté de fer qu’on brise, mais qui ne fléchit pas. J’entends encore sa voix frémissante de ressentiment, tandis qu’il me parlait ; je vois encore le feu sombre de ses yeux. Non, il ne transigera pas. Il veut tout ou rien, et je ne puis dire qu’il a tort. Si vous résistez, il vous attaquera sans que nulle considération l’en empêche. Fort de ses droits, il s’attachera à vous avec le plus terrible acharnement, il vous traînera de juridiction en juridiction, il ne s’arrêtera qu’après une défaite définitive ou un triomphe complet.

Habitué à l’obéissance absolue, presque passive, de son fils, le vieux gentilhomme s’étonnait de cette opiniâtreté inattendue.

— Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il.

— À ceci, monsieur, que je me mépriserais, si je n’épargnais pas les plus grandes calamités à votre vieillesse. Votre nom ne m’appartient pas, je reprendrai le mien. Je suis votre fils naturel, je céderai la place à votre fils légitime. Permettez-moi de me retirer avec les honneurs du devoir librement accompli, souffrez que je n’attende pas un arrêt du tribunal qui me chasserait honteusement.

— Quoi ! dit le comte abasourdi, vous m’abandonnez, vous renoncez à me soutenir, vous vous tournez contre moi, vous reconnaissez les droits de cet autre malgré mes volontés ?…

Albert s’inclina. Il était réellement très-beau d’émotion et de fermeté.

— Ma résolution est irrévocablement arrêtée, répondit-il, je ne consentirai jamais à dépouiller votre fils.

— Malheureux ! s’écria M. de Commarin, fils ingrat !…

Sa colère était telle que, dans son impuissance à la traduire par des injures, il passa sans transition à la raillerie.

— Mais non ! continua-t-il, vous êtes grand, vous êtes noble, vous êtes généreux. C’est très-chevaleresque ce que vous faites là, vicomte ; je veux dire : cher monsieur Gerdy, et tout à fait dans le goût des hommes de Plutarque. Ainsi, vous renoncez à mon nom, à ma fortune, et vous partez. Vous allez secouer la poussière de vos souliers sur le seuil de mon hôtel et vous lancer dans le monde. Je ne vois pour vous qu’une difficulté : comment vivrez-vous, monsieur le philosophe stoïque ? Auriez-vous un état au bout des doigts, comme l’Émile du sieur Jean-Jacques ? ou bien excellent monsieur Gerdy, avez-vous réalisé des économies sur les quatre mille francs que je vous allouais par mois pour votre cire à moustache ? Vous avez peut-être gagné à la Bourse. Ah çà ! mon nom vous semblait donc furieusement lourd à porter, que vous le jetiez là avec tant d’empressement ! La boue a donc pour vous bien des attraits que vous descendez si vite de voiture ! Ne serait-ce pas plutôt que la compagnie de mes pairs vous gêne et que vous avez hâte de dégringoler pour trouver des égaux ?

— Je suis bien malheureux, monsieur, répondit Albert à cette avalanche d’injures, et vous m’accablez.

— Vous, malheureux ! À qui la faute ? Mais j’en reviens à ma question : Comment et de quoi vivrez-vous ?

— Je ne suis pas si romanesque qu’il vous plaît de le dire, monsieur. Je dois avouer que, pour l’avenir, j’ai compté sur vos bontés. Vous êtes si riche que cinq cent mille francs ne diminueront pas sensiblement votre fortune, et, avec les revenus de cette somme, je vivrais tranquille, sinon heureux.

— Et si je vous refusais cet argent ?…

— Je vous connais assez, monsieur, pour savoir que vous ne le ferez pas. Vous êtes trop juste pour vouloir que j’expie seul des torts qui ne sont pas les miens. Livré à moi-même, j’aurais, à l’âge que j’ai, une position. Il est tard pour m’en créer une. J’y tâcherai pourtant.

— Superbe, interrompit le comte, il est superbe. Jamais on n’a ouï parler d’un pareil héros de roman. Quel caractère ! C’est du Romain tout pur, du Spartiate endurci. C’est beau comme toute l’antiquité. Cependant, dites-moi, qu’attendez-vous de ce surprenant désintéressement ?

— Rien, monsieur.

Le comte haussa les épaules en regardant ironiquement son fils.

— La compensation est mince, fit-il. Est-ce à moi que vous pensez faire accroire cela ? Non, monsieur, on ne commet pas de si belles actions pour son plaisir. Vous devez avoir, pour agir si magnifiquement, quelque raison qui m’échappe.

— Aucune autre que celles que je vous ai dites.

— Ainsi, c’est entendu, vous renoncez à tout. Vous abandonnez même vos projets d’union avec mademoiselle Claire d’Arlange. Vous oubliez ce mariage auquel pendant deux ans je vous ai vainement conjuré de renoncer.

— Non, monsieur. J’ai vu mademoiselle Claire, je lui ai expliqué ma situation cruelle : quoi qu’il arrive, elle sera ma femme, elle me l’a juré.

— Et vous pensez que madame d’Arlange donnera sa petite-fille au sieur Gerdy ?

— Nous l’espérons, monsieur. La marquise est assez entichée de noblesse pour préférer le bâtard d’un gentilhomme au fils de quelque honorable industriel. Si cependant elle refusait, eh bien ! nous attendrions sa mort sans la désirer.

Le ton toujours calme d’Albert transportait le comte de Commarin.

— Et ce serait-là mon fils ! s’écria-t-il ; jamais ! Quel sang, monsieur, avez-vous donc dans les veines ? Seule, votre digne mère pourrait le dire, si elle le sait elle-même toutefois…

— Monsieur, interrompit Albert d’un ton menaçant, monsieur, mesurez vos paroles ! Elle est ma mère, et cela suffit. Je suis son fils, et non son juge. Personne, devant moi, ne lui manquera de respect, je ne le permettrai pas, monsieur. Je le souffrirai moins de vous que de tout autre.

Le comte faisait vraiment des efforts héroïques pour ne pas se laisser emporter par sa colère hors de certaines limites. L’attitude d’Albert le jeta hors de lui. Quoi ! il se révoltait, il osait le braver en face, il le menaçait ! Le vieillard s’élança de son fauteuil et marcha sur son fils comme pour le frapper.

— Sortez, criait-il d’une voix étranglée par la fureur, sortez ! Retirez-vous dans votre appartement et gardez-vous d’en sortir sans mes ordres. Demain je vous ferai connaître mes volontés.

Albert salua respectueusement, mais sans baisser les yeux, et gagna lentement la porte. Il l’ouvrait déjà, quand M. de Commarin eut un de ces retours si fréquents chez les natures violentes.

— Albert, dit-il, revenez, écoutez-moi.

Le jeune homme se retourna, singulièrement touché de ce changement de ton.

— Vous ne sortirez pas, reprit le comte, sans que je vous aie dit ce que je pense. Vous êtes digne d’être l’héritier d’une grande maison, monsieur. Je puis être irrité contre vous, je ne puis pas ne vous pas estimer. Vous êtes un honnête homme. Albert, donnez-moi votre main.

Ce fut un doux moment pour ces deux hommes, et tel qu’ils n’en avaient guère rencontré dans leur vie réglée par une triste étiquette. Le comte se sentait fier de ce fils, et il se reconnaissait en lui tel qu’il était à cet âge. Pour Albert, le sens de la scène qu’il venait d’avoir avec son père éclatait à ses yeux ; il lui avait jusqu’alors échappé. Longtemps leurs mains restèrent unies, sans qu’ils eussent la force, ni l’un ni l’autre, de prononcer une parole.

Enfin, M. de Commarin revint prendre sa place sous le tableau généalogique.

— Je vous demanderai de me laisser, Albert, reprit-il doucement. J’ai besoin d’être seul pour réfléchir, pour tâcher de m’accoutumer au coup terrible.

Et comme le jeune homme refermait la porte, il ajouta, répondant à ses plus secrètes pensées :

— Si celui-ci me quitte, en qui j’ai mis tout mon espoir, que deviendrai-je, ô mon Dieu ! Et que sera l’autre !…

Les traits d’Albert, lorsqu’il sortit de chez le comte, portaient la trace des violentes émotions de la soirée. Les domestiques devant lesquels il passa y firent d’autant plus attention qu’ils avaient entendu quelques éclats de la querelle.

— Bon ! disait un vieux valet de pied depuis trente ans dans la maison, monsieur le comte vient encore de faire une scène pitoyable à son fils. Il est enragé, ce vieux-là !

— J’avais eu vent de la chose pendant le dîner, reprit un valet de chambre ; monsieur le comte se tenait à quatre pour ne pas parler devant le service, mais il roulait des yeux furibonds.

— Que diable peut-il y avoir entre eux ?

— Est-ce qu’on sait ? des bêtises, des riens, quoi ! M. Denis, devant qui ils ne se cachent pas, m’a dit que souvent ils se chamaillent des heures entières, comme des chiens, pour des choses qu’il ne comprend même pas.

— Ah ! s’écria un jeune drôle qu’on dressait pour l’avenir au service des appartements, c’est moi qui, à la place de monsieur le vicomte, remercierais mon père un peu proprement.

— Joseph, mon ami, fit sentencieusement le valet de pied, vous n’êtes qu’un sot. Que vous envoyiez promener votre papa, vous, c’est tout naturel, vous n’attendez pas cinq sous de lui et vous savez déjà gagner votre pain sans travailler, mais monsieur le vicomte ! Sauriez-vous me dire à quoi il est bon et ce qu’il sait faire ? Mettez-le-moi au milieu de Paris avec ses deux belles mains pour capital, et vous verrez…

— Tiens ! il a le bien de sa mère, riposta Joseph, qui était Normand.

— Enfin, reprit le valet de chambre, je ne sais pas de quoi monsieur le comte peut se plaindre, vu que son fils est un modèle à ce point que je ne serais pas fâché d’en avoir un pareil. C’était une autre paire de manches quand j’étais chez le marquis de Courtivois. En voilà un qui avait le droit de n’être pas content tous les matins. Son aîné, qui vient quelquefois ici, étant l’ami de monsieur le vicomte, est un vrai puits sans fond pour l’argent. Il vous grille un billet de mille plus lestement que Joseph une pipe.

— Le marquis n’est pourtant pas riche, fit un petit vieux qui devait placer ses gages à la quinzaine ; qu’est-ce qu’il peut avoir ? Une soixantaine de mille livres de rentes, au plus, au plus.

— C’est justement pour cela qu’il enrage. Tous les jours, c’est de nouvelles histoires au sujet de son aîné. Il a un appartement en ville, il rentre ou ne rentre pas, il passe les nuits à jouer et à boire, il fait une telle vie de polichinelle avec des actrices que la police est obligée de s’en mêler. Sans compter que moi qui vous parle, j’ai été plus de cent fois forcé d’aider à le monter dans sa chambre et à le coucher, quand des garçons de restaurant le ramenaient à l’hôtel dans un fiacre, soûl à ne pas pouvoir dire : pain.

— Bigre ! exclama Joseph enthousiasmé, son service doit être crânement agréable, à cet homme-là.

— C’est selon. Quand il a gagné à la bouillotte, il se déboutonne volontiers d’un louis, mais il perd toujours, et quand il a bu il a la main prompte. Il faut lui rendre cette justice qu’il a des cigares fameux. Enfin, c’est un bandit, quoi ! tandis que monsieur le vicomte est une vraie fille pour la sagesse. Il est sévère pour les manquements, c’est vrai, mais pas rageur ni brutal avec les gens. Ensuite il est généreux régulièrement, ce qui est plus sûr. Je dis donc qu’il est meilleur que le plus grand nombre, et que monsieur le comte n’a pas raison.

Tel était le jugement des domestiques. Celui de la société était peut-être moins favorable.

Le vicomte de Commarin n’était pas de ces êtres banals qui jouissent du privilége assez peu enviable et dans tous les cas peu flatteur de plaire à tout le monde. Il est sage de se défier de ces personnages surprenants qu’exaltent les louanges unanimes. En y regardant de près, on découvre souvent que l’homme à succès et à réputation n’est qu’un sot, sans autre mérite que son insignifiance parfaite. La sottise convenable qui n’offusque personne, la médiocrité de bon ton qui n’effarouche aucune vanité, ont surtout le don de plaire et de réussir.

Il est de ces individus qu’on ne peut rencontrer sans se dire : « Je connais ce visage-là, je l’ai déjà vu quelque part ; » c’est qu’ils ont la vulgaire physionomie de la masse. Bien des gens sont ainsi au moral. Parlent-ils, on reconnaît leur esprit, on les a déjà entendus, on sait leurs idées par cœur. Ceux-là sont bien accueillis partout, parce qu’ils n’ont rien de singulier, et que la singularité, surtout dans les classes élevées, irrite et offense. On hait tout ce qui est différent.

Albert était singulier, par suite très-discuté et très-diversement jugé. On lui reprochait les choses les plus opposées, et des défauts si contradictoires qu’ils semblaient s’exclure. On lui trouvait, par exemple, des idées bien avancées pour un homme de son rang, et en même temps on se plaignait de sa morgue. On l’accusait de traiter avec une légèreté insultante les questions les plus sérieuses, pendant qu’on blâmait son affectation de gravité. On s’entendait assez bien cependant pour ne l’aimer guère, mais on le jalousait et on le craignait.

Lui portait dans les salons un air passablement maussade qu’on trouvait du plus mauvais goût. Forcé par ses relations, par son père, de sortir beaucoup, il ne s’amusait pas dans le monde et avait l’impardonnable tort de le laisser deviner. Peut-être avait-il été dégoûté par toutes les avances qui lui avaient été faites, par les prévenances un peu plates qu’on n’épargnait pas au noble héritier d’un des plus riches propriétaires de France. Ayant tout ce qu’il faut pour briller, il le dédaignait et ne prenait nulle peine pour séduire. Terrible grief ! il n’abusait d’aucun de ses avantages. Et on ne lui connaissait pas d’aventures.

Il avait eu, dans le temps, disait-on, un goût fort vif pour Madame de Prosny, la plus laide peut-être, la plus méchante à coup sûr des femmes du faubourg, et c’était tout. Les mères ayant une fille à placer l’avaient soutenu autrefois, elles s’étaient tournées contre lui depuis deux ans que son amour pour Mademoiselle d’Arlange était devenu un fait notoire.

Au club on le plaisantait de sa sagesse. Il avait pourtant eu comme les autres ses veines de folies, seulement il s’était promptement dégoûté de ce qu’on est convenu d’appeler le plaisir. Le métier si noble de viveur lui avait paru très-insipide et fatigant. Il n’estimait pas qu’il soit plaisant de passer les nuits à remuer des cartes et il n’appréciait aucunement la société des quelques femmes faciles qui, à Paris, font un nom à leur amant. Il disait qu’un gentilhomme n’est pas ridicule pour ne pas s’afficher avec des drôlesses dans les avant-scènes. Enfin, jamais ses amis n’avaient pu lui inoculer la passion des chevaux de courses.

Comme l’oisiveté lui pesait, il avait essayé ni plus ni moins qu’un parvenu de donner par le travail un sens à sa vie. Il comptait plus tard prendre part aux affaires publiques, et comme souvent il avait été frappé de la crasse ignorance de certains hommes qui arrivent au pouvoir, il ne voulait pas leur ressembler. Il s’occupait de politique, et c’était la cause de toutes ses querelles avec son père. Le seul mot de libéral faisait tomber le comte en convulsions, et il soupçonnait son fils de libéralisme depuis certain article publié par le vicomte dans la Revue des deux mondes.

Ses idées ne l’empêchaient pas de tenir grandement son rang. Il dépensait le plus noblement du monde le revenu que lui assignait son père et même un peu au-delà. Sa maison, distincte de celle du comte, était ordonnée comme le doit être celle d’un jeune gentilhomme très-riche. Ses livrées ne laissaient rien à désirer, et on citait ses chevaux et ses équipages. On se disputait les lettres d’invitation pour les grandes chasses que tous les ans, vers la fin d’octobre, il organisait à Commarin, propriété admirable, entourée de bois immenses.

L’amour d’Albert pour mademoiselle d’Arlange, amour profond et réfléchi, n’avait pas peu contribué à l’éloigner des habitudes et de la vie des aimables et élégants oisifs ses amis. Un noble attachement est un admirable préservatif. En luttant contre les désirs de son fils, M. de Commarin avait tout fait pour en augmenter l’intensité et la durée. Cette passion contrariée fut pour le vicomte la source des émotions les plus vives et les plus fortes. L’ennui fut banni de son existence.

Toutes ses pensées prirent une direction constante, toutes ses actions eurent un but unique. S’arrête-t-on à regarder à droite et à gauche quand, au bout du chemin, on aperçoit la récompense ardemment souhaitée ? Il s’était juré qu’il n’aurait pas d’autre femme que Claire ; son père repoussait absolument ce mariage, les péripéties de cette lutte si palpitante pour lui remplissaient ses journées. Enfin, après trois ans de persévérance, il avait triomphé, le comte avait consenti. Et c’est alors qu’il était tout entier au bonheur du succès que Noël était arrivé, implacable comme la fatalité, avec ces lettres maudites.

C’est vers Claire encore que volait la pensée d’Albert en quittant M. de Commarin et en remontant lentement l’escalier qui conduisait à ses appartements. Que faisait-elle à cette heure ? Elle songeait à lui, sans doute. Elle savait que ce soir-là même ou le lendemain au plus tard aurait lieu la crise décisive. Elle devait prier.

En ce moment Albert se sentait brisé, il souffrait. Il avait des éblouissements, la tête lui semblait près d’éclater. Il sonna et demanda du thé.

— Monsieur le vicomte a bien tort de ne pas envoyer chercher le docteur, lui dit son valet de chambre, je devrais désobéir à Monsieur et l’aller chercher.

— Ce serait bien inutile, répondit tristement Albert, il ne pourrait rien contre mon mal.

Au moment où le domestique se retirait, il ajouta :

— Ne dites rien à personne que je suis souffrant, Lubin, cela ne sera rien. Si je me trouvais plus indisposé, je sonnerais.

C’est qu’en ce moment, voir quelqu’un, entendre une voix, être obligé de répondre lui paraissait insupportable. Il lui fallait le silence pour s’écouter.

Après les cruelles émotions de son explication avec son père, il ne pouvait songer à dormir. Il ouvrit une des fenêtres de la bibliothèque et s’accouda sur la balustrade.

Le temps s’était remis au beau, et il faisait un clair de lune magnifique. Vus à cette heure, aux clartés douces et tremblantes de la nuit, les jardins de l’hôtel paraissaient immenses. La cime immobile des grands arbres se déroulait comme une plaine immense cachant les maisons voisines. Les corbeilles du parterre, garnies d’arbustes verts, apparaissaient comme de grands dessins noirs, tandis que dans les allées soigneusement sablées scintillaient les débris de coquilles, les petits morceaux de verre et les cailloux polis. À droite, dans les communs, encore éclairés, on entendait aller et venir les domestiques ; les sabots des palefreniers sonnaient sur le bitume de la cour. Les chevaux piétinaient dans les écuries et on distinguait le grincement de la chaîne de leur licol glissant le long des tringles du râtelier. Dans les remises on dételait la voiture qu’on tenait prête toute la soirée pour le cas où le comte voudrait sortir.

Albert avait là, sous les yeux, le tableau complet de sa magnifique existence. Il soupira profondément.

— Fallait-il donc perdre tout cela ? murmura-t-il. Déjà, pour moi seul, je n’aurais pu abandonner sans regrets tant de splendeurs, le souvenir de Claire m’aura désespéré. N’ai-je pas rêvé pour elle une de ces vies heureuses et exceptionnelles, presque impossibles sans une immense fortune !

Minuit sonna à Sainte-Clotilde, dont il pouvait, en se penchant un peu, apercevoir les flèches jumelles. Il frissonna, il avait froid.

Il referma sa fenêtre et vint s’asseoir près du feu qu’il aviva. Dans l’espoir d’obtenir une trêve de ses pensées, il prit un journal du soir, le journal où était relaté l’assassinat de la Jonchère, mais il lui fut impossible de lire, les lignes dansaient devant ses yeux. Alors il songea à écrire à Claire. Il se mit à table et écrivit : « Ma Claire bien aimée… » Il lui fut impossible d’aller plus loin, son cerveau bouleversé ne lui fournissait pas une phrase.

Enfin, à la pointe du jour, la fatigue l’emporta. Le sommeil le surprit sur un divan où il s’était jeté, un sommeil lourd, peuplé de fantômes.

À neuf heures et demie du matin, il fut éveillé en sursaut par le bruit de la porte s’ouvrant avec fracas.

Un domestique entra, tout effaré, si essoufflé d’avoir monté les escaliers quatre à quatre, qu’à peine il pouvait articuler un son.

— Monsieur, disait-il, monsieur le vicomte, vite, partez, cachez-vous, sauvez-vous, les voilà, c’est le…

Un commissaire de police, ceint de son écharpe, parut à la porte de la bibliothèque. Il était suivi de plusieurs hommes, parmi lesquels on apercevait, se faisant aussi petit que possible, le père Tabaret.

Le commissaire s’avança jusqu’à Albert.

— Vous êtes, lui demanda-t-il, Guy-Louis-Marie-Albert de Rhéteau de Commarin ?

— Oui, monsieur.

Le commissaire étendit la main en même temps qu’il prononçait la formule sacramentelle :

— Monsieur de Commarin, au nom de la loi, je vous arrête.

— Moi ! monsieur, moi…

Albert, arraché brusquement à des rêves pénibles, paraissait ne rien comprendre à ce qui se passait. Il avait l’air de se demander :

— Suis-je bien éveillé ? N’est-ce pas un odieux cauchemar qui se continue ?

Il promenait un regard stupide à force d’étonnement du commissaire de police à ses hommes et au père Tabaret, qui se tenait comme en arrêt devant lui.

— Voici le mandat, ajouta le commissaire en développant un papier.

Machinalement Albert y jeta un coup d’œil.

— Claudine assassinée ! s’écria-t-il.

Et très-bas, mais assez distinctement encore pour être entendu du commissaire de police, d’un agent et du père Tabaret, il ajouta :

— Je suis perdu !

Pendant que le commissaire de police remplissait les formalités de l’interrogatoire sommaire qui suit immédiatement toutes les arrestations, les estafiers s’étaient répandus dans l’appartement et procédaient à une minutieuse perquisition. Ils avaient reçu l’ordre d’obéir au père Tabaret, et c’était le bonhomme qui les guidait dans leurs recherches, qui leur faisait fouiller les tiroirs et les armoires, et déranger les meubles. On saisit un assez grand nombre d’objets à l’usage du vicomte, des titres, des manuscrits, une correspondance très-volumineuse. Mais c’est avec bonheur que le père Tabaret mit la main sur certains objets qui furent soigneusement décrits dans leur ordre au procès-verbal :

1o Dans la première pièce, servant d’entrée, garnie de toutes sortes d’armes, derrière un divan, un fleuret cassé. Cette arme a une poignée particulière, et comme il ne s’en trouve pas dans le commerce. Elle porte une couronne de comte avec les initiales A. C. Ce fleuret a été brisé par le milieu et le bout n’a pu être retrouvé. Le sieur Commarin interpellé a déclaré ne savoir ce qu’est devenu ce bout ;

2o Dans un cabinet servant de vestiaire : un pantalon de drap noir encore humide, portant des traces de boue ou plutôt de terre. Tout un des côtés a des empreintes de mousse verdâtre comme il en vient sur les murs. Il présente sur le devant plusieurs éraillures et une déchirure de dix centimètres environ au genou. Le susdit pantalon n’était pas accroché au porte-manteau, il paraissait avoir été caché entre deux grandes malles pleines d’effets d’habillement ;

3o Dans la poche du pantalon ci-dessus décrit a été trouvée une paire de gants gris-perle. La paume du gant droit présente une large tache verdâtre produite par de l’herbe ou de la mousse. Le bout des doigts a été comme usé par un frottement. On remarque sur le dos des deux gants des éraillures paraissant avoir été faites par des ongles ;

4o Deux paires de bottines, dont une, bien que nettoyée et vernie, encore très-humide. Un parapluie récemment mouillé, dont le bout est taché de boue blanche ;

5o Dans une vaste pièce dite « la bibliothèque, » une boîte de cigares nommés trabucos, et sur la cheminée divers porte-cigare en ambre ou en écume de mer…

Ce dernier article enregistré, le père Tabaret s’approcha du commissaire de police.

— J’ai tout ce que je pouvais désirer, lui dit-il à l’oreille.

— Moi, j’ai fini, répondit le commissaire. Il ne sait pas se tenir, ce garçon. Vous avez entendu ? Il s’est vendu du premier coup. Après ça, vous me direz : le manque d’habitude.

— Dans la journée, reprit toujours à voix basse l’agent volontaire, il n’aurait pas été mou comme cela. Mais le matin, réveillé en sursaut !… Il faut toujours servir les gens à jeun, au saut du lit.

— J’ai fait parler trois ou quatre domestiques, leurs dépositions sont singulières…

— Très-bien ! on verra. Je cours, moi, trouver M. le juge d’instruction, qui attend les pieds dans le feu.

Albert commençait à revenir un peu de la stupeur où l’avait plongé l’entrée du commissaire de police.

— Monsieur, lui demanda-t-il, me sera-t-il permis de dire devant vous quelques mots à M. le comte de Commarin ? Je suis victime d’une erreur qui sera vite reconnue…

— Toujours des erreurs ! murmura le père Tabaret.

— Ce que vous me demandez n’est pas possible, répondit le commissaire. J’ai des ordres spéciaux les plus sévères. Vous ne devez désormais communiquer avec âme qui vive. Nous avons une voiture en bas, si vous voulez descendre…

En traversant le vestibule, Albert put remarquer l’agitation des gens. Ils avaient tous l’air d’avoir perdu la tête. M. Denis donnait des ordres d’une voix brève et impérative. Enfin il crut entendre que le comte de Commarin venait d’être frappé d’une attaque d’apoplexie.

On le porta presque dans le fiacre, qui partit au trot de ses deux petites rosses. Une voiture plus rapide emportait le père Tabaret.