L’Affaire Lerouge/17

La bibliothèque libre.
Dentu (p. 495-527).


XVII


Aussi troublé, aussi préoccupé que possible des révélations de mademoiselle d’Arlange, M. Daburon gravissait l’escalier qui conduit aux galeries des juges d’instruction, lorsqu’il fut croisé par le père Tabaret. Sa vue l’enchanta et tout aussitôt il l’appela :

— Monsieur Tabaret !…

Mais le bonhomme, qui donnait tous les signes de l’agitation la plus vive, n’était rien moins que disposé à s’arrêter, à perdre une minute.

— Vous m’excuserez, monsieur, dit-il en saluant, on m’attend chez moi.

— J’espère cependant…

— Oh ! il est innocent, interrompit le père Tabaret. J’ai déjà quelques indices, et avant trois jours… Mais vous allez entendre l’homme aux boucles d’oreilles de Gévrol. Il est très-malin, Gévrol, je l’avais mal jugé.

Et sans écouter un mot de plus il reprit sa course, sautant trois marches à la fois, au risque de se rompre le cou.

M. Daburon, désappointé, hâta le pas.

Dans la galerie, devant la porte de son cabinet, sur le banc de bois grossier, Albert assis près d’un garde de Paris attendait.

— On va vous appeler à l’instant, monsieur, dit le juge au prévenu en ouvrant sa porte.

Dans le cabinet, Constant causait avec un petit homme à figure chafouine qu’on aurait pu prendre à sa tenue pour un petit rentier des Batignolles, sans l’énorme épingle « en faux » qui constellait sa cravate et trahissait l’agent de la sûreté.

— Vous avez reçu mes lettres ? demanda M. Daburon à son greffier.

— Monsieur, vos ordres sont exécutés, le prévenu est là, et voici M. Martin qui arrive à l’instant du quartier des Invalides.

— Tout est donc pour le mieux, fit le magistrat d’un ton satisfait.

Et se retournant vers l’agent :

— Eh bien ! monsieur Martin, demanda-t-il, qu’avez-vous vu ?

— Monsieur, il y a eu escalade.

— Y a-t-il longtemps ?

— Cinq ou six jours.

— Vous en êtes sûr ?

— Non moins que je le suis de voir en ce moment M. Constant tailler une plume.

— Les traces sont visibles ?

— Autant, monsieur, que le nez au milieu du visage, si j’ose m’exprimer ainsi. Le voleur, — il s’agit d’un voleur, je suppose, continua M. Martin qui était un beau parleur, — a pénétré avant la pluie et s’est retiré après, ainsi que l’avait conjecturé M. le juge d’instruction. Cette circonstance est facile à déterminer quand on compare, le long du mur, du côté de la rue, les empreintes de la montée et celles de la descente. Ces empreintes sont des éraillures faites par le bout des pieds. Les unes sont nettes, les autres boueuses. Le gaillard — il est leste, ma foi ! — est entré à la force du poignet, mais, pour sortir, il s’est donné le luxe d’une échelle qu’il aura jetée à terre une fois en haut. On voit très-bien où elle a été appliquée, en bas, à cause des trous, creusés par les montants ; en haut, parce que la chaux est dégradée.

— Est-ce là tout ? demanda le juge.

— Pas encore, monsieur. Ainsi, trois des culs de bouteille qui garnissent la crête du mur ont été arrachés. Plusieurs branches des acacias qui s’étendent au-dessus du même mur ont été tortillées ou brisées. Même aux épines de l’une de ces branches j’ai recueilli un petit fragment de peau grise que voici, et qui me paraît provenir d’un gant.

Le juge prit ce fragment avec empressement.

C’était bien un petit morceau de gant gris.

— Vous vous êtes arrangé, je l’espère, monsieur Martin, dit M. Daburon, pour ne point éveiller l’attention dans la maison où vous avez fait cette enquête ?

— Certes, monsieur. J’ai d’abord examiné l’extérieur à mon aise. Après quoi, déposant mon chapeau chez le marchand de vins du coin, je me suis présenté chez la marquise d’Arlange, en me donnant pour l’intendant d’une duchesse du voisinage, au désespoir d’avoir laissé échapper un perroquet adoré et éloquent, si je puis employer ce terme. On m’a donné de très-bonne grâce la permission de fouiller le jardin, et comme j’ai dit le plus grand mal de ma prétendue maîtresse, on m’aura indubitablement pris pour un domestique…

— Vous êtes un homme adroit et expéditif, monsieur Martin, interrompit le juge, je suis très-satisfait de vous et je le ferai savoir à qui de droit.

Il sonna pendant que l’agent, fier des éloges reçus, gagnait la porte à reculons et courbé en arc de cercle.

Albert fut introduit.

— Vous êtes-vous décidé, monsieur, demanda sans préambule le juge d’instruction, à donner l’emploi de votre soirée de mardi ?

— Je vous l’ai donné, monsieur.

— Non, monsieur, non, et je regrette d’être obligé de vous dire que vous m’avez menti.

Albert, à cette injure, devint pourpre, et ses yeux étincelèrent.

— Ce que vous avez fait ce soir là, continua le juge, je le sais, parce que la justice, je vous l’ai déjà dit, n’ignore rien de ce qu’il lui importe de connaître.

Il chercha le regard d’Albert, le rencontra, et lentement dit :

— J’ai vu mademoiselle Claire d’Arlange.

À ce nom, les traits du prévenu, contractés par une ferme volonté de ne pas se laisser abattre, se détendirent.

On eût dit qu’il éprouvait une immense sensation de bien-être, comme un homme qui, par miracle, échappe à un péril imminent qu’il désespérait de conjurer.

Pourtant il ne répondit pas.

— Mademoiselle d’Arlange, reprit le magistrat, m’a dit où vous étiez mardi soir.

Albert hésitait encore.

— Je ne vous tends pas de piège, ajouta M. Daburon, je vous en donne ma parole d’honneur. Elle m’a tout dit, entendez-vous ?

Cette fois, Albert se décida à parler.

Ses explications concordaient de point en point avec celles de Claire, pas un détail de plus. Désormais le doute devenait impossible.

La bonne foi de mademoiselle d’Arlange ne pouvait avoir été surprise. Ou Albert était innocent, ou elle était sa complice.

Pouvait-elle être sciemment la complice de ce crime odieux ? Non, elle ne pouvait même être soupçonnée.

Mais alors, où chercher l’assassin ?

Car à la justice, lorsqu’elle découvre un crime, il faut un criminel.

— Vous le voyez, monsieur, dit sévèrement le juge à Albert, vous m’aviez trompé. Vous risquiez votre tête, monsieur, et ce qui est bien autrement grave, vous m’exposiez, vous exposiez la justice à une déplorable erreur. Pourquoi n’avoir pas dit d’abord la vérité ?

— Monsieur, répondit Albert, mademoiselle d’Arlange, en acceptant de moi un rendez-vous, m’avait confié son honneur.

— Et vous seriez mort plutôt que de parler de cette entrevue ? interrompit M. Daburon avec une nuance d’ironie ; cela est beau, monsieur, et digne des anciens jours de la chevalerie…

— Je ne suis pas le héros que vous supposez, monsieur, dit simplement le prévenu. Si je vous disais que je ne comptais pas sur Claire, je mentirais. Je l’attendais. Je savais qu’en apprenant mon arrestation elle braverait tout pour me sauver. Mais on pouvait lui cacher ce malheur, et c’est là ce que je redoutais. En ce cas, autant qu’on peut répondre de soi, je crois que je n’aurais pas prononcé son nom.

Il n’y avait là nulle apparence de bravade. Ce qu’Albert disait, il le pensait et le sentait. M. Daburon regretta son ton ironique.

— Monsieur, reprit-il d’une voix bienveillante, on va vous reconduire en prison. Je ne puis rien vous dire encore, cependant vous ne serez plus au secret. On vous traitera avec tous les égards dus à un prisonnier dont l’innocence peut paraître probable.

Albert s’inclina et remercia. Son gardien revint le prendre.

— Qu’on fasse venir Gévrol, maintenant, dit le juge à son greffier.

Le chef de la sûreté était absent, on venait de le mander à la préfecture, mais son témoin, l’homme aux boucles d’oreilles, attendait dans la galerie.

On lui dit d’entrer chez le juge.

C’était un de ces hommes courts et ramassés sur eux-mêmes, robustes comme les chênes, bâtis à chaux et à sable, qui peuvent porter jusqu’à trois pochées de blé sur leurs épaules bombées.

Ses cheveux et ses favoris blancs faisaient paraître plus dur et plus foncé son teint hâlé, grillé, tanné par les intempéries des saisons, par le vent de la mer et par le soleil des tropiques.

Il avait de larges mains, noires, dures, calleuses, avec de gros doigts noueux qui devaient avoir la puissance de pression d’un étau.

À ses oreilles de grandes boucles d’oreilles pendaient, soutenant un découpage en forme d’ancre.

Il portait le costume des pêcheurs aisés de la Normandie, lorsqu’ils s’habillent pour aller à la ville ou au marché.

L’huissier fut obligé de le pousser dans le cabinet.

Ce loup de la côte était intimidé et interdit.

Il s’avança en se balançant d’une jambe sur l’autre avec cette démarche déhanchée des matelots qui, rompus au roulis et au tangage, sont surpris de trouver sous leurs pieds l’immobile plancher des vaches.

Pour se donner une contenance, il tracassait son chapeau de feutre souple, décoré de petites médailles de plomb, ni plus ni moins que l’auguste casquette du roi Louis xi, de dévote mémoire, et orné encore d’une de ces ganses de laine rondes, que fabriquent les filles de campagne sur un métier primitif composé de quatre ou cinq épingles fichées dans un bouchon percé.

M. Daburon le détailla et l’évalua d’un coup d’œil.

On ne pouvait s’y tromper, c’était bien l’homme à figure de brique dépeint par le petit témoin de La Jonchère.

Impossible également de méconnaître l’honnête homme. Sa physionomie respirait la franchise et la bonté.

— Votre nom ? demanda le juge d’instruction.

— Marie-Pierre Lerouge.

— Êtes-vous donc parent de Claudine Lerouge ?

— Je suis son mari, monsieur.

Quoi ? le mari de la victime vivait, et la police ignorait son existence !

Voilà ce que pensa M. Daburon.

À quoi donc servent les surprenants progrès de l’industrie humaine ?

Aujourd’hui, lorsque la justice hésite, il lui faut, tout comme il y a vingt ans, une énorme perte de temps et d’argent pour obtenir le moindre renseignement. Il faut la croix et la bannière, en beaucoup de cas, pour se procurer l’état civil d’un témoin ou d’un prévenu.

Le vendredi, dans la journée, on avait écrit pour demander le dossier de Claudine, on était au lundi, et la réponse n’était pas arrivée.

Cependant la photographie existe, on a le télégraphe électrique, on dispose de mille moyens jadis inconnus et on ne les utilise pas.

— Tout le monde, reprit le juge, la croyait veuve ; elle-même prétendait l’être.

— C’est que, de cette manière, elle excusait un peu sa conduite. C’était d’ailleurs comme convenu entre nous. Je lui avais dit que je n’existais plus pour elle.

— Ah !… Vous savez qu’elle est morte victime d’un crime odieux ?

— Le monsieur de la police qui est venu me chercher me l’a dit, monsieur, répondit le marin dont le front se plissa. C’était une malheureuse ! ajouta-t-il d’une voix sourde.

— Comment ! c’est vous, un mari, qui l’accusez ?

— Je n’en ai que trop le droit, monsieur. Ah ! défunt mon père, qui s’y connaissait au temps, m’avait averti. Je riais, quand il me disait : « Prends garde, elle nous déshonorera tous. » Il avait raison. J’ai été, moi, à cause d’elle, poursuivi par la police, ni plus ni moins qu’un voleur qui se cache et qu’on cherche. Partout où on me demandait avec une citation, les gens devaient se dire : « Tiens ! il a donc fait un mauvais coup ! » Et me voici devant la justice. Ah ! monsieur, quelle peine ! C’est que les Lerouge sont honnêtes de père en fils depuis que le monde est monde. Informez-vous dans le pays, on vous dira : « Parole de Lerouge vaut écrit d’un autre. » Oui, c’était une malheureuse, et je lui avais bien dit qu’elle ferait une mauvaise fin.

— Vous lui aviez dit cela ?

— Plus de cent fois, oui, monsieur.

— Et pourquoi ? Voyons, mon ami, rassurez-vous, votre honneur n’est point en jeu ici, personne n’en doute. Quand l’aviez-vous avertie si sagement ?

— Ah ! il y a longtemps, monsieur, répondit le mari, plus de trente ans, pour la première fois. Elle était ambitieuse jusque dans le sang, elle a voulu se mêler des affaires des grands, c’est ce qui l’a perdue. Elle disait qu’on gagne de l’or à garder des secrets ; moi, je disais qu’on gagne de la honte, et voilà tout. Prêter la main aux grands pour cacher leurs vilenies en comptant que ça portera bonheur, c’est rembourrer son matelas d’épines avec l’espoir de bien dormir. Mais elle n’en faisait qu’à sa tête.

— Vous étiez son mari, pourtant, objecta Daburon, vous aviez le droit de commander.

Le mari hocha la tête et poussa un gros soupir.

— Hélas ! monsieur, c’était moi qui obéissais.

Procéder par brefs interrogatoires avec un témoin lorsqu’on n’a même pas idée des renseignements qu’il apporte, c’est perdre du temps en cherchant à en gagner. On croit l’approcher du fait important, on l’en écarte. Mieux vaut lui lâcher la bride et se résigner à l’écouter, quitte à le remettre sur la voie lorsqu’il s’en éloigne trop. C’est encore le plus sûr et le plus court. C’est à ce parti que s’arrêta M. Daburon, tout en maudissant l’absence de Gévrol, qui, d’un mot, aurait abrégé de moitié cet interrogatoire, dont le juge ne soupçonnait pas encore l’importance.

— De quelles affaires s’était donc mêlée votre femme ? demanda le magistrat. Allons, mon ami, contez-moi cela bien exactement. Ici, vous le savez, on doit dire non-seulement la vérité, mais encore toute la vérité.

Lerouge avait posé son chapeau sur une chaise. Alternativement il se détirait les doigts, les faisait craquer à les briser, ou se grattait la tête de toutes ses forces. C’était sa manière d’aller à la rencontre des idées.

— C’est pour vous dire, commença-t-il, qu’il y aura de cela trente-cinq ans à la Saint-Jean. Je devins amoureux de Claudine. Dame ! c’était une jolie fille, propre, avenante, avec une voix plus douce que le miel. C’était la plus belle du pays, droite comme un mât, souple comme l’osier, fine et forte comme un canot de course. Ses yeux pétillaient comme du vieux cidre ; elle avait des cheveux noirs, les dents blanches, et son haleine était plus fraîche que la brise du large. Le malheur est qu’elle n’avait rien, tandis que nous étions à l’aise. Sa mère, une veuve de trente-six maris, était, sauf votre respect, une pas grand’chose et mon père était l’honnêteté vivante. Quand je parlai au bonhomme d’épouser la Claudine, il jura son grand juron, et huit jours après il m’embarquait pour Porto sur la goëlette d’un voisin à nous, histoire de changer d’air. Je revins au bout de six mois, plus maigre qu’un tolet, mais plus amoureux qu’avant. Le souvenir de Claudine me desséchait à petit feu. C’est que j’en étais fou à perdre le boire et le manger, et sans vous commander m’est avis qu’elle m’aimait un brin, vu que j’étais un solide gars et que plus d’une fille me reluquait. Pour lors, le père, voyant que rien n’y faisait, que je dépérissais sans dire ouf et que je m’en allais tout doucettement rejoindre ma défunte mère au cimetière, se décida à me laisser passer ma folie. Un soir, comme nous revenions de la pêche et que je ne touchais pas au souper, il me dit : « Épouse-la donc, ta carogne, et que ça finisse ! » Je me rappelle bien cela, parce que, en entendant le vieux traiter mon amoureuse de ce nom, j’eus comme un éblouissement. J’aurais voulu le tuer. Ça ne porte pas bonheur, de se marier malgré ses parents.

Le brave marin s’égarait au milieu de ses souvenirs. Il ne causait plus, il dissertait.

Le juge d’instruction essaya de le faire rentrer dans le bon chemin.

— Arrivons à l’affaire, dit-il.

— J’y suis, monsieur le juge, mais il fallait bien commencer par le commencement. Je me mariai donc. Le soir, après la noce, les parents et les invités partis, j’allais rejoindre ma femme quand j’aperçus mon père tout seul dans un coin qui pleurait. Ça me serra le cœur et j’eus un mauvais pressentiment. Il passa vite. C’est si beau, les six premiers mois qu’on a une femme qu’on aime ! On la voit comme à travers ces brouillards qui changent en palais et en églises les rochers de la côte, si bien que les novices s’y trompent. Pendant deux ans, sauf quelques castilles de rien, tout alla bien. Claudine me manœuvrait comme un youyou. Ah ! elle était futée, elle m’aurait pris, lié, porté au marché et vendu, que je n’y aurais vu que du feu. Son grand défaut, c’était d’être coquette. Tout ce que je gagnais, et mes affaires marchaient fort, elle se le mettait sur le dos. C’étaient tous les dimanches parure nouvelle, robes, joyaux, bonnets, des affiquets du diable que les marchands inventent pour la perdition des femmes. Les voisins en jasaient, mais moi, je trouvais cela bien. Pour le baptême du fils qu’elle m’avait donné, qui fut nommé Jacques, du nom de mon père, j’avais pour lui plaire, donné la volée à mes économies de garçon, plus de 300 pistoles que je destinais à acheter un pré qui m’endiablait parce qu’il était enclavé dans des parcelles à nous appartenant.

M. Daburon bouillait d’impatience, mais que faire ?

— Allez, allez donc ! disait-il toutes les fois que Lerouge faisait seulement mine de s’arrêter.

— Donc, poursuivit le marin, j’étais content assez, lorsqu’un matin je vis tourner autour de chez nous un domestique de chez M. le comte de Commarin, dont le château est à un quart de lieue de chez nous, de l’autre côté du bourg. C’était un particulier qui ne me revenait pas du tout, un nommé Germain. On prétendait comme cela qu’il s’était mêlé de la faute de la Thomassine, une belle fille de chez nous qui avait plu au jeune comte et qui avait disparu. Je demandai à ma femme ce que lui voulait ce propre à rien ; elle me répondit qu’il était venu lui proposer de prendre un nourrisson. D’abord je ne voulais pas entendre de cette oreille. Notre bien permettait à Claudine de garder tout son lait pour notre fils. Mais la voilà qui se met à dire les meilleures raisons. Elle se repentait, soi-disant, de sa coquetterie et de ses dépenses. Elle voulait gagner de l’argent, ayant honte de ne rien faire tandis que je me tuais le corps. Elle demandait à amasser, à économiser, pour que le petit ne fût pas obligé plus tard d’aller à la mer. On lui offrait un très-bon prix que nous pouvions mettre de côté pour rattraper en peu de temps les 300 pistoles. Le chien de pré dont elle me parla finit par me décider.

— Elle ne vous dit pas, demanda le juge, de quelle commission on voulait la charger ?

Cette question stupéfia Lerouge. Il pensa que c’est avec raison qu’on affirme que la justice voit tout et sait tout.

— Pas encore, répondit-il. Mais vous allez voir. Huit jours après le piéton lui apporte une lettre où on lui mandait de venir à Paris chercher l’enfant. C’était un soir. — « Bon, dit-elle, je partirai demain par la concurrence. » Moi, je ne soufflai mot ; seulement au matin, quand elle fut parée pour le passage de la diligence, je déclarai que je l’accompagnerais. Elle ne parut pas fâchée, au contraire. Elle m’embrassa, et je fus ravi. À Paris, ma femme devait aller prendre le petit chez une madame Gerdy qui demeurait sur le boulevard. Nous convînmes avec Claudine qu’elle se présenterait seule et que je l’attendrais à notre auberge. Mais, elle partie, je me mangeais le foie dans cette chambre. Je sortis au bout d’une heure et j’allai rôder aux environs de la maison de cette dame. Je m’informai à des domestiques, à des gens qui sortaient, et j’appris qu’elle était la maîtresse du comte de Commarin. Cela me déplut si fort que, si j’avais été le maître, ma femme serait revenue sans ce bâtard. Je ne suis qu’un pauvre marin, moi, et je sais bien qu’un homme peut s’oublier. On est monté par la boisson. Quelquefois on est entraîné par les camarades, mais qu’un homme ayant femme et enfants fasse ménage avec une autre et lui donne le bien des siens, je trouve cela mal, très-mal. N’est-il pas vrai, monsieur ?

Le juge d’instruction se démenait rageusement sur son fauteuil. Il pensait : « Cet homme n’en finira donc pas ! »

— Oui ! vous avez raison mille fois, répondit-il, mais trève de réflexions, avancez, avancez !…

— Claudine, monsieur, était plus entêtée qu’une mule. Après trois jours de discussions elle m’arracha un Amen entre deux baisers. Alors elle m’annonça que nous ne retournerions pas chez nous par la diligence. La dame, qui craignait pour son petit la fatigue du voyage, avait arrangé qu’on nous reconduirait à petites journées dans sa voiture, et avec ses chevaux. C’est qu’elle était entretenue dans le grand genre ! J’eus la bêtise de me réjouir parce que cela me permettrait de voir le pays à mon aise. Nous voilà donc bien installés, avec les enfants, le mien et l’autre, dans un beau carrosse, attelé de bêtes superbes, conduit par un cocher en livrée. Ma femme était folle de joie. Elle m’embrassait comme du pain et faisait sonner des poignées de pièces d’or. Moi, j’étais sot comme un honnête mari, qui trouve dans son ménage de l’argent qu’il n’y a pas apporté. C’est en voyant ma mine que Claudine, espérant me dérider, se risqua à me découvrir la vérité vraie. « Tiens, » me dit-elle.

Lerouge s’interrompit, et, changeant de ton :

— Vous comprenez, dit-il, que c’est ma femme qui parle.

— Oui, oui… Poursuivez.

— Elle me dit donc en secouant sa poche : « Tiens, mon homme, nous en aurons comme ça jusqu’à plus soif, et voici pourquoi : Monsieur le comte, qui a un fils légitime en même temps que celui-ci, veut que ce soit ce bâtard qui porte son nom. Cela se peut, grâce à moi. En route nous allons trouver dans l’auberge où nous coucherons M. Germain et la nourrice à qui on a confié le fils légitime. On nous mettra dans la même chambre, et, pendant la nuit, je dois changer les petits qu’on a exprès habillés l’un comme l’autre. Monsieur le comte donne pour cela huit mille francs comptant et une rente viagère de mille francs. »

— Et vous ! s’écria le juge, vous qui vous dites un honnête homme, vous avez souffert un tel crime lorsqu’il suffisait d’un mot pour l’en empêcher !

— Monsieur, de grâce, supplia Lerouge, monsieur, laissez-moi finir…

— Soit, allez !

— Je n’eus pas, d’abord, la force de rien dire, tant la colère m’étranglait. Je devais être effrayant. Mais elle, qui pourtant avait peur de moi quand je me montais, partit d’un éclat de rire qui me déconcerta : « — Que tu es bête, me dit-elle : écoute-moi donc avant de t’enlever comme une soupe au lait. C’est le comte, entends-tu, qui enrage d’avoir son bâtard chez lui, c’est le comte qui paye pour le changer. Sa maîtresse, la mère de celui-ci, ne veut pas de ça. Si elle a eu l’air de consentir à la chose, cette femme, c’est qu’elle tenait à ne pas se brouiller avec son amant et qu’elle avait son plan. Elle m’a prise à part, dans la chambre, et après m’avoir fait jurer le secret sur un crucifix, elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas s’habituer à l’idée de se séparer pour toujours de son enfant et d’élever l’enfant d’une autre. Elle a ajouté que si je consentais à ne pas changer les nourrissons sans en rien dire au comte, elle me donnerait à l’instant dix mille francs et me garantirait une rente égale à celle du père. Elle m’a encore déclaré qu’elle saurait bien si je tenais ma parole, ayant fait faire à son petit un signe de reconnaissance ineffaçable. Elle ne me l’a pas montré, ce signe, et j’ai eu beau le chercher, je ne l’ai pas trouvé. Comprends-tu maintenant ? Je garde simplement ce petit bourgeois que voici ; j’affirme au comte que j’ai fait l’échange, nous empochons des deux côtés, et voilà Jacques riche. Embrasse ta petite femme qui a plus d’esprit que toi, mon homme ! » Voilà, monsieur, mot pour mot, ce que me dit Claudine.

Le rude matelot tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux bleus et se moucha à faire trembler les vitres. C’était sa façon de pleurer.

M. Daburon restait confondu.

Depuis le commencement de cette malheureuse affaire, il marchait d’étonnements en étonnements. À peine avait-il mis ordre à ses idées sur un point que toute son attention était appelée sur un autre.

Il se sentait dérouté. Qu’était-ce que ce nouvel incident si grave ? qu’allait-il apprendre ?

Il brûlait d’interroger vivement, mais Lerouge, on le voyait, contait péniblement, démêlant laborieusement ses souvenirs ; un fil bien ténu le guidait, la moindre interruption pouvait rompre ce fil et embrouiller l’écheveau.

— Ce que me proposait Claudine, continua le marin, était une abomination, et je suis un honnête homme. Mais cette femme me pétrissait à volonté, comme la pâte du pétrin. Elle me chavirait le cœur. Elle me faisait voir blanc comme neige ce qui était noir comme de l’encre. Je l’aimais, quoi ! Elle me prouva que nous ne faisions de tort à personne et que nous assurions la fortune de Jacques, je me tus. Le soir, nous arrivions à un village, et le cocher nous dit, en arrêtant la voiture devant une auberge, que c’est là que nous coucherons. Nous entrons et nous voyons qui ? Cette canaille de Germain avec une femme portant un nourrisson si exactement habillé comme le nôtre que j’eus peur. Ils voyageaient comme nous dans une voiture du comte. Un soupçon me vint. Qui m’assurait que Claudine n’avait pas inventé la seconde histoire pour me calmer ? Elle en était certes capable. J’étais fou. Je consentais à une chose qui était mal, mais non à une certaine autre. Je me promis bien de ne pas perdre de vue notre petit bâtard, me jurant bien qu’on ne me l’escamoterait pas. En effet, je le gardai toute la soirée sur mes genoux, et, pour plus de sûreté, je lui avais noué mon mouchoir autour des reins en guise de remarque. Ah ! le coup avait été bien monté. Après souper, on parla de se coucher, et il se trouve qu’il n’y a dans cette auberge que deux chambres à deux lits. C’était à croire qu’on l’avait fait bâtir exprès. L’aubergiste dit que les deux nourrices coucheront dans une de ces chambres et Germain et moi dans l’autre. Comprenez-vous, monsieur le juge ? Ajoutez que toute la soirée j’avais surpris des signes d’intelligence entre ma femme et ce gredin de domestique. J’étais furieux.

C’était la conscience qui parlait et que je faisais taire de force. Je sentais que j’agissais très-mal et je m’en voulais à la mort. Pourquoi n’y a-t-il que les coquines pour faire virer comme une girouette à tous les vents de leurs coquineries l’esprit d’un honnête homme ?

M. Daburon répondit par un coup de poing à démolir son bureau.

Lerouge poursuivit plus vite :

— Moi, je repoussai cet arrangement, feignant d’être trop jaloux pour lâcher ma femme une minute. Il fallait en passer par où je voulais. La nourrice étrangère monta se coucher la première ; nous y allâmes, Claudine et moi, un moment après. Ma femme défit ses hardes et se coucha dans les draps avec notre fils et le nourrisson ; moi, je ne me déshabillai pas. Sous prétexte qu’en me couchant j’exposerais les nourrissons, je m’installai sur une chaise devant le lit, décidé à ouvrir l’œil et à monter un quart un peu solide. J’avais soufflé la chandelle afin de laisser les femmes dormir ; moi, je n’y songeais guère ; mes idées m’ôtaient le sommeil ; je pensais à mon père et à ce qu’il dirait, s’il apprenait jamais ma conduite. Vers minuit, voilà que j’entends Claudine faire un mouvement. Je retiens mon souffle. Elle se levait. Voulait-elle changer les enfants ? Maintenant je sais que non, alors je crus que oui. Je me dressai hors de moi et, la saisissant par le bras, je commençai à taper, et rudement, tout en lâchant ce que j’avais sur le cœur. Je parlais à pleine voix, comme sur mon bateau, quand le temps est gros, je jurais comme un damné, je menais un tapage affreux. L’autre nourrice poussait des cris à faire croire qu’on l’égorgeait. À ce vacarme, Germain accourt avec une chandelle allumée. Sa vue m’acheva. Ne sachant ce que je faisais, je tirai de ma poche un couteau catalan dont je me servais d’habitude, et empoignant le maudit bâtard, je lui traversai le bras avec la lame en disant : « Au moins, comme cela, on ne le changera pas sans que je le sache : il est marqué pour la vie. »

Lerouge n’en pouvait plus.

De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, glissaient le long de ses joues et s’arrêtaient dans les rides profondes de son visage.

Il haletait, mais le regard impérieux du juge le pressait, le harcelait, comme le fouet qui cingle les reins du nègre écrasé de fatigue.

— La blessure du petit était terrible, poursuivit-il ; elle saignait affreusement, il pouvait en mourir. Je ne m’arrêtais pas à cela. Je ne m’inquiétais que de l’avenir, de ce qui arriverait peut-être plus tard. Je déclarai que j’allais écrire ce qui venait de se passer et que nous signerions tous. Ce fut fait. Nous savions écrire tous quatre. Germain n’osa pas résister, je parlais mon couteau à la main. Il mit son nom le premier, me conjurant seulement de ne rien dire au comte, jurant que pour sa part il ne soufflerait mot, faisant promettre à l’autre nourrice de se taire.

— Et vous avez gardé cette déclaration ? demanda M. Daburon.

— Oui, monsieur, et comme l’homme de la police à qui j’ai tout avoué m’a recommandé de la prendre avec moi, je suis allé la retirer de l’endroit où je l’avais cachée, et je l’ai là.

— Donnez.

Lerouge sortit de la poche de sa veste un vieux portefeuille de parchemin attaché avec une lanière de cuir, et en tira un pli jauni par les années et soigneusement cacheté.

— Voici, dit-il. Le papier n’a pas été ouvert depuis cette nuit maudite.

En effet, lorsque le juge le déplia, il vit tomber la cendre jetée sur les caractères fraîchement tracés pour les empêcher de s’effacer.

C’était bien le récit bref de la scène décrite par le vieux marin. Les quatre signatures y étaient.

— Que sont devenus, murmura le juge, se parlant à lui-même, les témoins qui ont signé cette déclaration ?

Lerouge crut qu’on l’interrogeait.

— Germain est mort, répondit-il, on m’a dit qu’il s’était noyé dans une partie de plaisir. Claudine vient d’être assassinée, mais l’autre nourrice vit encore. Même je sais qu’elle a parlé de la chose à son mari, car il m’en a touché un mot. C’est un nommé Brossette qui demeure au village de Commarin même.

— Et ensuite ? demanda le juge, qui avait pris le nom et l’adresse de cette femme.

— Le lendemain, monsieur, Claudine parvint à me calmer et à m’extorquer le serment de garder le silence. L’enfant fut à peine malade, mais il garda une énorme cicatrice au bras.

— Madame Gerdy a-t-elle été avertie de ce qui s’était passé ?

— Je ne le crois pas, monsieur, cependant j’aime mieux dire que je l’ignore.

— Comment, vous l’ignorez !

— Oui, je vous le jure, monsieur le juge, cela vient de ce qui est arrivé après.

— Qu’est-il donc arrivé ?

Le marin hésita.

— C’est que, monsieur, dit-il, c’est des affaires à moi, et…

— Mon ami, interrompit le juge, vous êtes un honnête homme, je le crois, j’en suis sûr. Mais une fois en votre vie, poussé par une mauvaise femme, vous avez failli, vous êtes devenu le complice d’une bien coupable action. Réparez votre faute en parlant sincèrement. Tout ce qui se dit ici, et qui n’a pas trait directement au crime, reste secret ; moi-même je l’oublie aussitôt. Ne craignez donc rien, et si vous éprouvez quelque humiliation, dites-vous que c’est la punition du passé.

— Hélas ! monsieur le juge, répondit le marin, j’ai été bien puni déjà, et il y a longtemps que ma peine a commencé. Argent mal acquis ne porte pas profit. En arrivant chez nous, j’achetai le malheureux pré plus cher que sa valeur. Le jour où je me suis promené dessus en me disant : « Il est à moi, » j’ai eu mon dernier contentement. Claudine était coquette, mais elle avait encore bien d’autres vices. Quand elle nous vit tant d’argent, ils éclatèrent tous comme un incendie qui couve à fond de cale quand on ouvre un panneau. D’un peu gourmande qu’elle était, elle devint portée sur sa bouche, sauf votre respect, à faire horreur. C’était chez nous une ripaille qui n’avait ni fin ni cesse. Dès que j’embarquais, elle s’attablait avec les plus mauvaises gredines du pays, et il n’y avait rien de trop bon ni de trop cher pour elles. Elle se prenait de boisson au point qu’il fallait la coucher. Là-dessus, voilà qu’une nuit qu’elle me croyait à Rouen, je reviens sans être attendu. J’entre, et je la trouve avec un homme. Et quel homme, monsieur ! Un méchant gringalet honni de tout le pays, laid, sale, puant ; enfin le clerc de l’huissier du bourg. J’aurais dû le tuer, c’était mon droit, comme une vermine qu’il était, il me fit pitié. Je l’empoignai par le cou et je le jetai par la fenêtre sans l’ouvrir. Il n’en est pas mort. Alors, je tombai sur ma femme, et quand je cessai de frapper, elle ne bougeait plus.

Lerouge parlait d’une voix rauque, et de temps à autre enfonçait sur ses yeux ses poings crispés.

— Je pardonnai, continua-t-il, mais l’homme qui a battu sa femme et qui lui a fait grâce est perdu. Désormais, elle prit mieux ses précautions, elle devint plus hypocrite, et voilà tout. Dans l’intervalle, madame Gerdy retira son petit. Claudine ne fut plus retenue par rien. Protégée et conseillée par sa mère, qu’elle avait prise avec nous et qui était censée soigner notre Jacques, elle put me tromper pendant plus d’un an. Je la croyais revenue à de meilleurs sentiments, et pas du tout, elle menait une vie effroyable. Ma maison était devenue le mauvais lieu du pays, et c’est chez moi que les vauriens se rendaient après boire. Ils y buvaient pourtant encore, car ma femme faisait venir des paniers de vin et d’eau-de-vie, et tant que j’étais à la mer, on se soûlait pêle-mêle. Quand l’argent lui manquait, elle écrivait au comte ou à sa maîtresse, et les orgies continuaient. Quelquefois j’avais comme des doutes qui me travaillaient ; alors, sans raison, pour un non, pour un oui, je la battais jusqu’à plus soif, puis je pardonnais encore, comme un lâche, comme un imbécile. C’était une existence d’enfer. Je ne sais pas ce qui me procurait le plus de plaisir, de l’embrasser ou de la rouer de coups. Tout le monde, dans le bourg, me méprisait et me tournait le dos ; on me croyait complice ou involontairement dupe. J’ai su plus tard qu’on supposait que je tirais profit de la conduite de ma femme, tandis qu’au contraire elle payait ses amants. En tout cas, on se demandait d’où venait tout l’argent qui se dépensait chez nous. Pour me distinguer d’un de mes cousins nommé Lerouge, on avait joint à mon nom un mot infâme. Quelle honte, monsieur ! Et je ne savais rien de tant de scandales, non, rien ! N’étais-je pas le mari ? Par bonheur, mon père était mort.

M. Daburon eut pitié :

— Reposez-vous, mon ami, dit-il, remettez-vous.

— Non, répondit le marin, j’aime mieux faire vite. Un homme eut la charité de me prévenir, le curé. Si jamais celui-là a besoin de Lerouge !… Sans perdre une minute, j’allai trouver un homme de loi, lui demandant comment doit agir un honnête marin qui a eu le malheur d’épouser une gourgandine. Il me dit qu’il n’y a rien à faire. Plaider, c’est publier à son de trompe son déshonneur, et une séparation n’arrange rien. Quand une fois on a donné son nom à une femme, me dit-il, on ne peut plus le reprendre, il lui appartient pour le restant de ses jours, elle a le droit d’en disposer. Elle peut le salir, le couvrir de boue, le traîner de musicos en musicos, le mari n’y peut rien. Cela étant, mon parti fut vite pris. Le jour même, je vendis le fatal pré et j’en fis porter l’argent à Claudine, ne voulant rien garder du pain de la honte. Je fis ensuite dresser un acte qui l’autorisait à administrer notre petit bien mais qui ne lui permettait ni de le vendre ni d’emprunter dessus. Puis je lui écrivis une lettre où je lui marquais qu’elle n’entendrait plus parler de moi, que je n’étais plus rien pour elle et qu’elle pouvait se regarder comme veuve. Et dans la nuit, je partis avec mon fils.

— Et que devint votre femme, après votre départ ?

— Je ne puis le dire, monsieur. Je sais seulement qu’elle quitta le pays un an après moi.

— Vous ne l’avez jamais revue ?

— Jamais.

— Cependant, vous étiez chez elle trois jours avant le crime.

— C’est vrai, monsieur, mais c’est qu’il le fallait absolument. J’ai eu bien de la peine à la retrouver, personne ne savait ce qu’elle était devenue. Heureusement mon notaire a pu se procurer l’adresse de madame Gerdy, il lui a écrit, et c’est comme cela que j’ai su que Claudine habitait La Jonchère. J’étais pour lors à Rouen ; le patron Gervais, qui est mon ami, m’offrit de me remonter à Paris sur son bateau, et j’acceptai. Ah ! monsieur ! quel saisissement lorsque je suis entré chez elle ! Ma femme ne me reconnaissait pas. À force de dire à tout le monde que j’étais mort, elle avait sans doute fini par se le persuader. Quand j’ai dit mon nom, elle est tombée à la renverse. La malheureuse ! elle n’avait pas changé. Elle avait près d’elle un verre et une bouteille d’eau-de-vie…

— Tout cela ne m’apprend pas ce que vous veniez faire chez votre femme.

— C’est pour Jacques, monsieur, que j’y allais. Le petit est devenu homme, et il veut se marier. Pour cela, il fallait le consentement de la mère. J’ai donc porté à Claudine un acte que le notaire avait préparé et qu’elle a signé. Le voici :

M. Daburon prit l’acte et sembla le lire attentivement. Au bout d’un moment :

— Vous êtes-vous demandé, interrogea-t-il, qui pouvait avoir assassiné votre femme ?

Lerouge ne répondit pas.

— Avez-vous eu des soupçons sur quelqu’un ? insista le juge.

— Dame ! monsieur, répondit le marin, que voulez-vous que je vous dise ! J’ai pensé que Claudine avait fini par lasser les gens de qui elle tirait de l’argent comme de l’eau d’un puits, ou bien qu’étant soûle elle avait parlé trop.

Les renseignements étaient aussi complets que possible, M. Daburon congédia Lerouge en lui recommandant d’attendre Gévrol, qui le conduirait à un hôtel où il se tiendrait jusqu’à nouvel ordre à la disposition de la justice.

— Vous serez indemnisé de vos dépenses, ajouta le juge.

Lerouge avait à peine tourné les talons qu’un fait grave, prodigieux, inouï, sans précédent se produisit dans le cabinet du juge d’instruction.

Constant, le sérieux, l’impassible, l’immobile, le sourd-muet Constant se leva et parla.

Il rompit un silence de quinze années, il s’oublia jusqu’à émettre une opinion.

Il dit :

— Voilà, monsieur, une surprenante affaire !

Bien surprenante, en effet, pensait M. Daburon, et bien faite pour dérouter toutes les prévisions, pour renverser toutes les opinions préconçues.

Pourquoi, lui juge, avait-il agi avec cette déplorable précipitation ? Pourquoi, avant de rien risquer, n’avait-il pas attendu de bien posséder tous les éléments de cette grave affaire, de tenir tous les fils de cette trame compliquée ?

On accuse la justice de lenteur, mais c’est cette lenteur même qui fait sa force et sa sûreté, qui constitue sa presque infaillibilité.

On ne sait pas assez tout le temps que les témoignages mettent à se produire.

On ignore ce que peuvent révéler de faits des investigations inutiles en apparence.

Les drames de la cour d’assises n’observent pas les trois unités, il s’en manque de beaucoup.

Quand l’enchevêtrement des passions et des mobiles semble inextricable, un personnage inconnu, venu on ne sait d’où, se présente, et c’est lui qui apporte le dénoûment.

M. Daburon, le plus prudent des hommes, avait cru simple la plus complexe des affaires. Il avait agi comme pour un cas de flagrant délit dans un crime mystérieux qui réclamait les plus grandes précautions. Pourquoi ? C’est que ses souvenirs ne lui avaient pas laissé la liberté de délibération, de jugement et de décision. Il avait craint également de paraître faible et de se montrer violent. Se croyant sûr de son fait, l’animosité l’avait emporté. Et cependant bien des fois il s’était dit : Où est le devoir ? Mais, quand on en est réduit à ne plus distinguer clairement le devoir, c’est qu’on fait fausse route.

Le singulier dans tout cela, c’est que les fautes du juge d’instruction provenaient de son honnêteté même. Il avait été égaré par une trop grande délicatesse de conscience. Les scrupules qui le tracassaient lui avaient rempli l’esprit de fantômes et l’avaient poussé à l’animosité passionnée par lui déployée à un certain moment.

Devenu plus calme, il examinait sainement les choses. En somme, grâce à Dieu ! rien n’était irréparable. Il ne s’en adressait pas moins les plus dures admonestations. Le hasard seul l’avait arrêté. En ce moment même, il se jurait bien que cette instruction serait pour lui la dernière. Sa profession lui inspirait désormais une invincible horreur. Puis, son entretien avec Claire avait rouvert toutes les blessures de son cœur, et elles saignaient plus douloureuses que jamais. Il reconnaissait avec accablement que sa vie était brisée, finie. Un homme peut se dire cela quand toutes les femmes ne lui sont rien, hormis une seule qu’il ne peut espérer posséder.

Trop religieux pour songer au suicide, il se demandait avec angoisse ce qu’il deviendrait plus tard, quand il aurait jeté aux orties sa robe de juge.

Puis il revenait à l’affaire présente. Dans tous les cas, innocent ou coupable, Albert était bien le vicomte de Commarin, le fils légitime du comte. Mais était-il coupable ? Évidemment non.

— J’y songe ! s’écria tout à coup le juge, il faut que je parle au comte de Commarin. Constant, faites passer à son hôtel, qu’il vienne à l’instant ; s’il n’est pas chez lui, qu’on le cherche.

M. Daburon allait avoir un moment difficile. Il allait être forcé de dire à ce vieillard : « Monsieur, votre fils légitime n’est pas celui que je vous ai dit, c’est l’autre. » Quelle situation ! non-seulement pénible, mais voisine du ridicule. Le correctif, c’est que cet autre Albert était innocent.

À Noël aussi il faudrait apprendre la vérité, le précipiter à terre après l’avoir élevé jusqu’aux nues. Quelle désillusion ! Mais sans doute le comte trouverait pour lui quelque compensation, il la lui devait bien.

— Maintenant, murmurait le juge, quel serait le coupable ?

Une idée traversa son cerveau, qui d’abord lui parut invraisemblable. Il la rejeta, puis la reprit. Il la tourna, la retourna, l’examina sous toutes ses faces. Il s’y était presque arrêté lorsque M. de Commarin entra.

Le messager de M. Daburon lui était arrivé comme il allait descendre de voiture, revenant avec Claire de chez madame Gerdy.