L’Affaire Lerouge/16

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Dentu (p. 467-494).


XVI


M. Daburon avait été surpris de la visite de Claire.

M. de Commarin le fut bien davantage lorsque son valet de chambre, se penchant à son oreille, lui annonça que mademoiselle d’Arlange demandait à M. le comte un instant d’entretien.

M. Daburon avait laissé choir une coupe admirable, M. de Commarin qui était à table, laissa tomber son couteau sur son assiette.

Comme le juge encore, il répéta :

— Claire !

Il hésitait à la recevoir, redoutant une scène pénible et désagréable.

Elle ne pouvait avoir, il ne l’ignorait pas, qu’une très-faible affection pour lui qui l’avait si longtemps repoussée avec tant d’obstination. Que lui voulait-elle ? Sans doute elle venait pour s’informer d’Albert. Que répondrait-il ?

Elle aurait probablement une attaque de nerfs, et sa digestion, à lui, en serait troublée.

Cependant il songea à l’immense douleur qu’elle avait dû éprouver, et il eut un bon mouvement.

Il se dit qu’il serait mal et indigne de son caractère de se celer pour celle qui aurait été sa fille, la vicomtesse de Commarin.

Il donna l’ordre de la prier d’attendre un moment dans un des petits salons du rez-de-chaussée.

Il ne tarda pas à s’y rendre, son appétit ayant été coupé par la seule annonce de cette visite. Il était préparé à tout ce qu’il y a de plus fâcheux.

Dès qu’il parut, Claire s’inclina devant lui avec une de ces belles révérences de dignité première qu’enseignait madame la marquise d’Arlange.

— Monsieur le comte, commença-t-elle…

— Vous venez, n’est-il pas vrai, ma pauvre enfant, chercher des nouvelles de ce malheureux ? demanda M. de Commarin.

Il interrompait Claire et allait droit au but pour en finir au plus vite.

— Non, monsieur le comte, répondit la jeune fille, je viens vous en donner au contraire. Vous savez qu’il est innocent ?

Le comte la regarda bien attentivement, persuadé que la douleur lui avait troublé sa raison. Sa folie, en ce cas, était fort calme.

— Je n’en avais jamais douté, continua Claire, mais maintenant j’en ai la preuve la plus certaine.

— Songez-vous bien à ce que vous avancez, mon enfant ? interrogea le comte, dont les yeux trahissaient la défiance.

Mademoiselle d’Arlange comprit les pensées du vieux gentilhomme. Son entretien avec M. Daburon lui avait donné de l’expérience.

— Je n’avance rien qui ne soit de la dernière exactitude, répondit-elle, et facile à vérifier. Je sors à l’instant de chez le juge d’instruction, M. Daburon, qui est des amis de ma grand’mère, et après ce que je lui ai révélé, il est persuadé qu’Albert n’est pas coupable.

— Il vous l’a dit, Claire ! s’exclama le comte. Mon enfant, en êtes-vous sûre, ne vous trompez-vous pas ?

— Non, monsieur. Je lui ai appris une chose que tout le monde ignorait, qu’Albert, qui est un gentilhomme, ne pouvait lui dire. Je lui ai appris qu’Albert a passé avec moi dans le jardin de ma grand’mère, toute cette soirée où le crime a été commis. Il m’avait demandé un rendez-vous…

— Mais votre parole ne peut suffire.

— Il y a des preuves, et la justice les a maintenant.

— Est-ce bien possible, grand Dieu ! s’écria le comte hors de lui.

— Ah ! monsieur le comte, fit amèrement mademoiselle d’Arlange, vous êtes comme le juge, vous avez cru l’impossible. Vous êtes son père et vous l’avez soupçonné ! Vous ne le connaissez donc pas ! Vous l’abandonniez sans chercher à le défendre ! Ah ! je n’ai pas hésité, moi !

On croit aisément à la vraisemblance de ce qu’on désire de toute son âme. M. de Commarin ne devait pas être difficile à convaincre. Sans raisonnements, sans discussion, il ajouta foi aux assertions de Claire. Il partagea son assurance sans se demander si cela était sage et prudent.

Oui, il avait été accablé par la certitude du juge, il s’était dit que l’invraisemblance était vraie et il avait courbé le front. Un mot d’une jeune fille le ramenait. Albert innocent ! Cette pensée descendait sur son cœur comme une rosée céleste.

Claire lui apparaissait ainsi qu’une messagère de bonheur et d’espoir.

Depuis trois jours seulement, il avait mesuré la grandeur de son affection pour Albert. Il l’avait tendrement aimé, puisque jamais, malgré ses affreux soupçons sur sa paternité, il n’avait pu se résigner à l’éloigner de lui.

Depuis trois jours, le souvenir du crime imputé à ce malheureux, l’idée du châtiment qui l’attendait, le tuaient. Et il était innocent !

Plus de honte, plus de procès scandaleux, plus de boue sur l’écusson, le nom de Commarin ne retentirait pas devant les tribunaux.

— Mais alors, mademoiselle, demanda le comte, on va le relâcher ?

— Hélas ! monsieur, je demandais, moi, qu’on le mît en liberté à l’instant même. C’est juste, n’est-ce pas, puisqu’il n’est pas coupable ? Mais le juge m’a répondu que ce n’était pas possible, qu’il n’est pas le maître, que le sort d’Albert dépend de beaucoup de personnes. C’est alors que je me suis décidée à venir vous demander assistance.

— Puis-je donc quelque chose ?

— Je l’espère, du moins. Je ne suis qu’une pauvre fille bien ignorante, moi, et je ne connais personne au monde. Je ne sais pas ce qu’on peut faire pour qu’on ne le retienne plus en prison. Il doit cependant y avoir un moyen de se faire rendre justice. Est-ce que vous n’allez pas tout tenter, monsieur le comte, vous qui êtes son père ?

— Si, répondit vivement M. de Commarin, si, et sans perdre une minute.

Depuis l’arrestation d’Albert, le comte était resté plongé dans une morne stupeur. Dans sa douleur profonde, ne voyant autour de lui que ruines et désastres, il n’avait rien fait pour secouer l’engourdissement de sa pensée. Cet homme, si actif d’ordinaire, remuant jusqu’à la turbulence, avait été stupéfié. Il se plaisait dans cet état de paralysie cérébrale qui l’empêchait de sentir la vivacité de son malheur. La voix de Claire sonna à son oreille comme la trompette de la résurrection. La nuit affreuse se dissipait, il entrevoyait une lueur à l’horizon, il retrouva l’énergie de sa jeunesse.

— Marchons, dit-il.

Mais soudain sa physionomie rayonnante se voila d’une tristesse mêlée de colère.

— Mais encore, reprit-il, où ? À quelle porte frapper sûrement ? Dans un autre temps, je serais allé trouver le roi. Mais aujourd’hui !… Votre Empereur lui-même ne saurait se mettre au-dessus de la loi. Il me répondrait d’attendre la décision de ces messieurs du tribunal, et qu’il ne peut rien. Attendre !… Et Albert compte les minutes avec une mortelle angoisse ! Certainement on obtient justice, seulement se la faire rendre promptement est un art qui s’enseigne dans des écoles que je n’ai pas fréquentées.

— Essayons toujours, monsieur, insista Claire, allons trouver les juges, les généraux, les ministres, que sais-je, moi ! Conduisez-moi simplement, je parlerai, moi, et vous verrez si nous ne réussissons pas.

Le comte prit entre ses mains les petites mains de Claire et les retint un moment, les pressant avec une paternelle tendresse.

— Brave fille ! s’écria-t-il, vous êtes une brave et courageuse fille, Claire ! Bon sang ne peut mentir. Je ne vous connaissais pas. Oui, vous serez ma fille, et vous serez heureux, Albert et vous… Mais nous ne pouvons pourtant pas nous lancer comme des étourneaux. Il nous faudrait, pour m’indiquer à qui je dois m’adresser, un guide quelconque, un avocat, un avoué. Ah ! s’écria-t-il, nous tenons notre affaire, Noël !…

Claire leva sur le comte ses beaux yeux surpris.

— C’est mon fils, répondit M. de Commarin, visiblement embarrassé, mon autre fils, le frère d’Albert. Le meilleur et le plus digne des hommes, ajouta-t-il, rencontrant fort à propos une phrase toute faite de M. Daburon. Il est avocat, il sait son Palais sur le bout du doigt, il nous renseignera.

Ce nom de Noël, ainsi jeté au milieu de cette conversation qu’enchantait l’espérance, serra le cœur de Claire.

Le comte s’aperçut de son effroi.

— Soyez sans inquiétude, chère enfant, reprit-il. Noël est bon, et je vous dirai plus, il aime Albert. Ne hochez pas la tête ainsi, jeune sceptique, Noël m’a dit ici même qu’il ne croyait pas à la culpabilité d’Albert. Il m’a déclaré qu’il allait tout faire pour dissiper une erreur fatale, et qu’il voulait être son avocat.

Ces affirmations ne semblèrent pas rassurer la jeune fille. Elle se disait : « Qu’a-t-il donc fait pour Albert, ce Noël ? » Pourtant elle ne répliqua pas.

— Nous allons l’envoyer chercher, continua M. de Commarin ; il est en ce moment près de la mère d’Albert, qui l’a élevé et qui se meurt.

— La mère d’Albert !

— Oui, mon enfant. Albert vous expliquera ce qui peut vous paraître une énigme. En ce moment le temps nous presse. Mais j’y pense…

Il s’arrêta brusquement. Il pensait qu’au lieu d’envoyer chercher Noël chez madame Gerdy il pouvait s’y rendre. Ainsi il verrait Valérie, et depuis si longtemps il désirait la revoir !

Il est de ces démarches auxquelles le cœur pousse, et qu’on n’ose risquer cependant, parce que mille raisons subtiles ou intéressées arrêtent.

On souhaite, on a envie, on voudrait, et pourtant on lutte, on combat, on résiste. Mais vienne une occasion, on est tout heureux de la saisir aux cheveux. Alors, vis-à-vis de soi, on a une excuse.

Tout en cédant à l’impulsion de sa passion, on peut se dire : Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, c’est le sort.

— Il serait plus court, observa le comte, d’aller trouver Noël.

— Partons, monsieur.

— C’est que, ma chère enfant, dit en hésitant le vieux gentilhomme, c’est que je ne sais si je puis, si je dois vous emmener. Les convenances…

— Eh ! monsieur, il s’agit bien de convenances ! répliqua impétueusement Claire. Avec vous et pour lui, ne puis-je pas aller partout ! N’est-il pas indispensable que je donne des explications ? Envoyez seulement prévenir ma grand’mère par Schmidt, qui reviendra ici attendre notre retour. Je suis prête, monsieur.

— Soit ! dit le comte.

Et sonnant à tout rompre, il cria :

— Ma voiture !…

Pour descendre le perron, il voulut absolument que Claire prît son bras. Le galant et élégant gentilhomme du comté d’Artois reparaissait.

— Vous m’avez ôté vingt ans de dessus la tête, disait-il, il est bien juste que je vous fasse hommage de la jeunesse que vous me rendez.

Lorsque Claire fut installée :

— Rue St-Lazare, dit-il au valet de pied, et vite !

Quand le comte disait en montant en voiture : « Et vite ! », les passants n’avaient qu’à bien se garer. Le cocher était un habile homme, on arriva sans accident.

Aidés des indications du portier, le comte et la jeune fille se dirigèrent vers l’appartement de madame Gerdy.

Le comte monta lentement, se tenant fortement à la rampe, s’arrêtant à tous les paliers pour respirer. Il allait donc la revoir ! L’émotion lui serrait le cœur comme dans un étau.

— M. Noël Gerdy ? demanda-t-il à la domestique.

L’avocat venait de sortir à l’instant. On ne savait où il était allé, mais il avait dit qu’il ne serait pas absent plus d’une demi-heure.

— Nous l’attendrons donc, dit le comte.

Il s’avança, et la bonne s’effaça pour le laisser passer ainsi que Claire.

Noël avait formellement défendu d’admettre qui que ce fût, mais l’aspect du comte de Commarin était de ceux qui font oublier aux domestiques toutes leurs consignes.

Trois personnes se trouvaient dans le salon où la bonne introduisit le comte et mademoiselle d’Arlange.

C’était le curé de la paroisse, le médecin et un homme de haute stature, officier de la Légion d’honneur, dont la tenue et la tournure trahissaient l’ancien soldat.

Ils causaient, debout près de la cheminée, et l’arrivée d’étrangers parut les étonner beaucoup.

Tout en s’inclinant pour répondre au salut de M. de Commarin et de Claire, ils s’interrogeaient et se consultaient du regard.

Ce mouvement d’hésitation fut court.

Le militaire dérangea un fauteuil qu’il roula près de mademoiselle d’Arlange.

Le comte crut comprendre que sa présence était importune.

Il ne pouvait se dispenser de se présenter lui-même et d’expliquer sa visite.

— Vous m’excuserez, messieurs, dit-il, si je suis indiscret. Je ne pensais pas l’être en demandant à attendre Noël, que j’ai le plus pressant besoin de voir. Je suis le comte de Commarin.

À ce nom, le vieux soldat lâcha le fauteuil dont il tenait encore le dossier et se redressa de toute la hauteur de sa taille. Un éclair de colère brilla dans ses yeux, et il eut un geste menaçant. Ses lèvres se remuèrent pour parler, mais il se contint et se retira, la tête baissée, près de la fenêtre.

Ni le comte ni les deux autres hommes ne remarquèrent ces divers mouvements. Ils n’échappèrent pas à Claire.

Pendant que mademoiselle d’Arlange s’asseyait, passablement interdite, le comte, assez embarrassé lui-même de sa contenance, s’approcha du prêtre et à voix basse demanda :

— Quel est, je vous prie, monsieur l’abbé, l’état de madame Gerdy ?

Le docteur, qui avait l’oreille fine, entendit la question et s’avança vivement.

Il était bien aise de parler à un personnage presque célèbre comme le comte de Commarin et d’entrer en relations avec lui.

— Il est à croire, monsieur le comte, répondit-il, qu’elle ne passera pas la journée.

Le comte appuya sa main sur son front comme s’il y eût ressenti une douleur. Il hésitait à interroger encore.

Après un moment de silence glacial, il se décida pourtant :

— A-t-elle repris connaissance ? murmura-t-il.

— Non, monsieur. Depuis hier soir cependant nous avons de grands changements. Elle a été fort agitée, toute la nuit, elle a eu des moments de délire furieux. Il y a une heure, on a pu supposer que la raison lui revenait, et on a envoyé chercher monsieur le curé.

— Oh ! bien inutilement, répondit le prêtre, et c’est un grand malheur. La tête n’y est plus du tout. Pauvre femme ! Il y a dix ans que je la connais, je venais la voir presque toutes les semaines, il est impossible d’en imaginer une plus excellente.

— Elle doit souffrir horriblement, dit le docteur.

Presque aussitôt, et comme pour donner raison au médecin, on entendit des cris étouffés partant de la chambre voisine, dont la porte était restée ouverte.

— Entendez-vous ! dit le comte en tressaillant de la tête aux pieds.

Claire ne comprenait rien à cette scène étrange. De sinistres pressentiments l’oppressaient, elle se sentait comme enveloppée par une atmosphère de malheur. La frayeur la prenait. Elle se leva et s’approcha du comte.

— Elle est sans doute là ? demanda M. de Commarin.

— Oui, monsieur, répondit d’une voix dure le vieux soldat, qui s’était avancé, lui aussi.

À tout autre moment le comte aurait remarqué le ton de ce vieillard et s’en serait choqué. Il ne leva même pas les yeux sur lui. Il restait insensible à tout. N’était-elle pas là, à deux pas de lui. Sa pensée anéantissait le temps. Il lui semblait que c’était hier qu’il l’avait quittée pour la dernière fois.

— Je voudrais bien la voir, demanda-t-il presque timidement.

— Cela est impossible, répondit le militaire.

— Pourquoi ? balbutia le comte.

— Au moins, reprit le soldat, laissez-la mourir en paix, M. de Commarin.

Le comte se recula comme s’il eût été menacé. Ses yeux rencontrèrent ceux du vieux soldat, il les baissa ainsi qu’un coupable devant son juge.

— Mais rien ne s’oppose à ce que Monsieur entre chez madame Gerdy, reprit le médecin, qui voulut ne rien voir. Elle ne s’apercevra probablement pas de sa présence, et quand même…

— Oh ! elle ne s’apercevra de rien, appuya le prêtre, je viens de lui parler, de lui prendre la main, elle est restée insensible.

Le vieux soldat réfléchissait profondément.

— Entrez, dit-il enfin au comte, peut-être est-ce Dieu qui le veut.

Il chancelait à ce point que le docteur voulait le soutenir. Il le repoussa doucement.

Le médecin et le prêtre étaient entrés en même temps que lui ; Claire et le vieux soldat restaient sur le seuil de la porte placée en face du lit.

Le comte fit trois ou quatre pas et fut contraint de s’arrêter. Il voulait, mais il ne pouvait aller plus loin.

Cette mourante, était-ce bien Valérie ?

Il avait beau fouiller ses souvenirs, rien dans ces traits flétris, rien sur ce visage bouleversé ne lui rappelait la belle, l’adorée Valérie de sa jeunesse. Il ne la reconnaissait pas.

Elle le reconnut bien, elle, ou plutôt elle le devina, elle le sentit. Galvanisée par une force surnaturelle, elle se dressa, découvrant ses épaules et ses bras amaigris. D’un geste violent, elle repoussa le bandeau de glace pilée posé sur son front, rejetant en arrière sa chevelure abondante encore, trempée d’eau et de sueur, qui s’éparpilla sur l’oreiller.

— Guy ! s’écria-t-elle, Guy !

Le comte frémit jusqu’au fond de ses entrailles.

Il demeurait plus immobile que ces malheureux qui, selon la croyance populaire, frappés de la foudre, restent debout, mais tombent en poussière dès qu’on les touche.

Il ne put apercevoir ce que virent les personnes présentes : la transfiguration de la malade. Ses traits contractés se détendirent, une joie céleste inonda son visage, et ses yeux creusés par la maladie prirent une expression de tendresse infinie.

— Guy, disait-elle d’une voix navrante de douceur, te voici donc enfin ! Comme il y a longtemps, mon Dieu, que je t’attends ! Tu ne peux pas savoir tout ce que ton absence m’a fait souffrir. Je serais morte de douleur, sans l’espérance de te revoir qui me soutenait. On t’a retenu loin de moi ? Qui ? Tes parents, encore ? Les méchantes gens ! Tu ne leur as donc pas dit que nul ici-bas ne t’aime autant que moi ! Non, ce n’est pas cela ; je me souviens… N’ai-je pas vu ton air irrité lorsque tu es parti ? Tes amis ont voulu te séparer de moi ; ils t’ont dit que je te trahissais pour un autre. À qui donc ai-je fait du mal pour avoir des ennemis ? C’est que mon bonheur blessait l’envie. Nous étions si heureux ! Mais tu ne l’as pas crue, cette calomnie absurde, tu l’as méprisée, puisque te voici !

La religieuse, qui s’était levée en voyant tout le monde envahir la chambre de sa malade, ouvrait de grands yeux ahuris.

— Moi te trahir ! continuait la mourante, il faudrait être fou pour le croire. Est-ce que je ne suis pas ton bien, ta propriété, quelque chose de toi ! Pour moi tu es tout, et je ne saurais rien attendre ni espérer d’un autre que tu ne m’aies donné déjà. Ne t’ai-je pas appartenu corps et âme dès le premier jour ! Je n’ai pas lutté, va, pour me donner à toi tout entière ; je sentais que j’étais née pour toi, Guy ! te souviens-tu de cela ? Je travaillais pour une dentellière et je ne gagnais pas de quoi vivre ; toi tu m’avais dit que tu faisais ton droit et que tu n’étais pas riche. Je croyais que tu te privais pour m’assurer un peu de bien-être. Tu avais voulu faire arranger notre petite mansarde du quai Saint-Michel. Était-elle jolie avec ce frais papier à bouquets que nous avions collé nous-mêmes !

« Comme elle était gaie ! De la fenêtre, on apercevait les grands arbres des Tuileries, et en nous penchant un peu, nous pouvions voir sous les arches des ponts le coucher du soleil. Le bon temps ! La première fois que nous sommes allés à la campagne ensemble, un dimanche, tu m’avais apporté une belle robe comme je n’osais en rêver et des bottines si mignonnes que je trouvais qu’il était dommage de les mettre pour marcher dehors ! Mais tu m’avais trompée !

« Tu n’étais pas un pauvre étudiant. Un jour, en allant porter mon ouvrage, je te rencontrai dans une voiture superbe, derrière laquelle se tenaient de grands laquais chamarrés d’or. Je ne pouvais en croire mes yeux. Le soir, tu m’as dit la vérité, que tu étais noble, immensément riche. Oh ! mon bien-aimé ! Pourquoi m’avoir avoué cela !… »

Avait-elle sa raison, était-ce le délire qui parlait ?

De grosses larmes roulaient sur le visage ridé du comte de Commarin, et le médecin et le prêtre étaient émus de ce spectacle si douloureux d’un vieillard qui pleure comme un enfant.

La veille encore, le comte croyait son cœur bien mort, et il suffisait de cette voix pénétrante pour lui rendre les fraîches et fortes sensations de la jeunesse. Combien d’années pourtant s’étaient écoulées depuis !…

— Alors ! poursuivait madame Gerdy, il fallut abandonner le quai Saint-Michel. Tu le voulais ; j’obéis malgré mes pressentiments. Tu me dis que, pour te plaire, je devais ressembler à une grande dame. Tu m’avais donné des maîtres, car j’étais si ignorante qu’à peine je savais signer mon nom. Te rappelles-tu la drôle d’orthographe de ma première lettre ? Ah ! Guy, que n’étais-tu, en effet, un pauvre étudiant ! Depuis que je te sais si riche, j’ai perdu ma confiance, mon insouciance et ma gaieté. Si tu allais me croire avide ! si tu allais imaginer que ta fortune me touche !

« Les hommes qui, comme toi, ont des millions doivent être bien malheureux ! Je comprends qu’ils soient incrédules et pleins de soupçons. Sont-ils sûrs jamais si c’est eux qu’on aime ou leur argent ? Ce doute affreux qui les déchire les rend défiants, jaloux et cruels. Ô mon unique ami, pourquoi avons-nous quitté notre chère mansarde ! Là nous étions heureux. Que ne m’as-tu laissée toujours où tu m’avais trouvée ! Ne savais-tu donc pas que la vue du bonheur blesse et irrite les hommes ! Sages, nous devions cacher le nôtre comme un crime. Tu croyais m’élever, tu m’as abaissée. Tu étais fier de notre amour, tu l’as affiché. Vainement je te demandais en grâce de rester obscure et inconnue.

« Bientôt toute la ville a su que j’étais ta maîtresse. Il n’était bruit dans ton monde que de tes prodigalités pour moi. Combien je rougissais de ce luxe insolent que tu m’imposais ! Tu étais content parce que ma beauté devenait célèbre ; je pleurais, moi, parce que ma honte le devenait aussi. On parlait de moi comme de ces femmes qui font métier d’inspirer aux hommes les plus grandes folies. N’ai-je pas vu mon nom dans un journal ! Tu allais te marier, c’est par ce journal que je l’ai appris. Malheureuse ! je devais te fuir ; je n’ai pas eu ce courage.

« Je me suis lâchement résignée au plus humiliant, au plus coupable des partages. Tu t’es marié, et je suis restée ta maîtresse. Oh ! quel supplice, quelle soirée affreuse ! J’étais seule, chez moi, dans cette chambre toute palpitante de toi, et tu en épousais une autre ! Je me disais : « À cette heure, une chaste et noble jeune fille va se donner à lui. » Je me disais : « Quels serments fait cette bouche qui s’est si souvent appuyée sur mes lèvres ? » Souvent, depuis l’horrible malheur, je demande au bon Dieu quel crime j’ai commis pour être si impitoyablement châtiée : le crime, le voilà ! Je suis restée ta maîtresse, et ta femme est morte. Je ne l’ai vue qu’une fois, quelques minutes à peine, mais elle t’a regardé, et j’ai compris qu’elle t’aimait autant que moi, Guy, c’est notre amour qui l’a tuée. »

Elle s’arrêta épuisée, mais aucun des assistants ne se permit un mouvement.

Ils écoutaient religieusement, avec une émotion fiévreuse, ils attendaient.

Mademoiselle d’Arlange n’avait pas eu la force de rester debout, elle s’était laissée glisser à genoux et elle pressait son mouchoir sur sa bouche pour étouffer ses sanglots. Cette femme n’était-elle pas la mère d’Albert ?

Seule la digne religieuse n’était point émue : elle avait vu, ainsi qu’elle se le disait, bien d’autres délires. Rien, elle ne comprenait absolument rien à cette scène.

— Ces gens-ci sont fous, pensait-elle, de donner tant d’attention aux divagations d’une insensée.

Elle crut qu’elle devait avoir de la raison pour tous. S’avançant vers le lit, elle voulait faire rentrer la malade sous ses couvertures.

— Allons, madame, disait-elle, couvrez-vous, vous allez attraper froid.

— Ma sœur, murmurèrent en même temps le médecin et le prêtre.

— Tonnerre de Dieu ! s’écria le vieux soldat, laissez-la donc parler !

— Qui donc, reprit la malade, insensible à tout ce qui se passait autour d’elle, qui donc a pu te dire que je te trahis ? Oh ! les infâmes ! On m’a fait espionner, n’est-ce pas ? et on a découvert que souvent il venait chez moi un officier. Eh bien ! mais cet officier est mon frère, mon cher Louis ! Comme il venait d’avoir dix-huit ans et que l’ouvrage manquait, il s’est engagé soldat en disant à ma mère : « Ce sera toujours une bouche de moins à la maison. » C’est un bon sujet, et ses chefs l’ont aimé tout de suite. Il a travaillé au régiment ; il s’est instruit, et on l’a fait monter bien vite en grade. On l’a nommé lieutenant, capitaine, il est devenu chef d’escadron. Il m’a toujours aimée, Louis ; s’il était resté à Paris, je ne serais pas tombée. Mais notre mère est morte, et je me suis trouvée toute seule au milieu de cette grande ville. Il était sous-officier quand il a su que j’avais un amant. J’ai cru qu’il ne me reverrait jamais. Pourtant il m’a pardonné, en disant que la constance à une faute comme la mienne est sa seule excuse. Va, mon ami, il était plus jaloux de ton bonheur que toi-même. Il venait, mais en se cachant. Je l’avais mis dans cette position affreuse de rougir de sa sœur. Je m’étais, moi, condamnée à ne jamais parler de lui, à ne pas prononcer son nom. Un noble soldat pouvait-il avouer qu’il était le frère d’une femme entretenue par un comte ? Pour qu’on ne le vît pas, je prenais les plus minutieuses précautions. À quoi ont-elles servi, hélas ! À te faire douter de moi. Quand il a su ce qu’on disait, il voulait, dans son aveugle colère, te provoquer en duel. Et alors il m’a fallu lui prouver qu’il n’avait même pas le droit de me défendre. Quelle misère ! Ah ! j’ai payé bien cher mes années de bonheur volé ! Mais te voici, tout est oublié. Car tu me crois, n’est-il pas vrai, Guy ? J’écrirai à Louis : il viendra, il te dira que je ne mens pas, et tu ne douteras pas de sa parole, à lui, un soldat !…

— Oui, sur mon honneur, prononça le vieux soldat, ce que ma sœur dit est la vérité.

La mourante ne l’entendit pas, elle continuait d’une voix que la lassitude faisait haleter :

— Comme ta présence me fait du bien ! Je sens que je renais. J’ai failli tomber malade. Je ne dois pas être jolie, aujourd’hui, n’importe, embrasse-moi…

Elle tendait les bras et avançait les lèvres comme pour donner des baisers.

— Mais c’est à une condition, Guy, tu me laisseras mon enfant. Oh ! je t’en supplie, je t’en conjure, ne me le prends pas, laisse-le-moi ! Une mère sans son enfant, que veux-tu qu’elle devienne ? Tu me le demandes pour lui donner un nom illustre et une fortune immense ; non ! Tu me dis que ce sacrifice fera son bonheur ; non ! Mon enfant est à moi, je le garderai. La terre n’a ni honneurs ni richesses qui puissent remplacer une mère veillant sur un berceau. Tu veux, en échange, me donner l’enfant de l’autre ; jamais ! Quoi ! c’est cette femme qui embrasserait mon fils ! C’est impossible ! Retirez d’auprès de moi cet enfant étranger, il me fait horreur, je veux le mien. Malheureux ! n’insiste pas, ne me menace pas de ta colère, de ton abandon, je céderais et je mourrais après. Guy, renonce à ce projet fatal, la pensée seule est un crime. Quoi ! mes prières, mes pleurs, rien ne t’émeut ! Eh bien ! Dieu nous punira. Tremble pour notre vieillesse. Tout se sait. Un jour viendra où les enfants nous demanderont des comptes terribles. Ils se lèveront pour nous maudire. Guy ! j’entrevois l’avenir. Je vois mon fils justement irrité s’avancer vers moi. Que dit-il, grand Dieu ! Oh ! ces lettres, ces lettres, cher souvenir de nos amours ! Mon fils ! Il me menace, il me frappe ! À moi ! à l’aide ! Un fils frapper sa mère… Ne le dites à personne, au moins ! Dieu ! que je souffre ! Il sait pourtant bien que je suis sa mère, il feint de ne pas me croire. Seigneur, c’est trop souffrir. Guy ! pardon ! ô mon unique ami ! je n’ai ni la force de résister ni le courage d’obéir.

À ce moment, la seconde porte de la chambre donnant sur le palier s’ouvrit, et Noël parut, pâle comme à l’ordinaire, mais calme et tranquille.

La mourante le vit et éprouva comme un choc électrique.

Une secousse terrible ébranla son corps ; ses yeux s’agrandirent démesurément, ses cheveux se dressèrent.

Elle se souleva sur ses oreillers, roidissant son bras dans la direction de Noël, et d’une voix forte, elle cria :

— Assassin !…

Une convulsion la rabattit sur son lit. On s’approcha, elle était morte…

Un grand silence se fit.

Telle est la majesté de la mort et la terreur qui s’en dégage, que devant elle les plus forts et les plus sceptiques courbent le front et s’inclinent.

Pour un moment, les passions et les intérêts se taisent. Involontairement nous nous recueillons, lorsqu’en notre présence s’exhale le dernier soupir d’un d’entre nous.

Tous les assistants, d’ailleurs, étaient profondément émus de cette scène déchirante, de cette confession suprême arrachée au délire et à la douleur.

Mais ce mot « assassin, » le dernier de madame Gerdy, ne surprit personne.

Tous, à l’exception de la sœur, savaient l’affreuse accusation qui pesait sur Albert.

À lui s’adressait la malédiction de cette mère infortunée.

Noël paraissait navré. Agenouillé près du lit de celle qui lui avait servi de mère, il avait pris une de ses mains et la tenait collée sur ses lèvres.

— Morte ! gémissait-il, elle est morte !

Près de lui, la religieuse et le prêtre s’étaient mis à genoux et récitaient à demi-voix les prières des morts.

Ils imploraient de Dieu, pour l’âme de la trépassée, sa paix et sa miséricorde.

Ils demandaient un peu de bonheur au ciel pour celle qui avait tant souffert sur cette terre.

Renversé sur un fauteuil, la tête en arrière, le comte de Commarin était plus défait et plus livide que cette morte, sa maîtresse, autrefois si belle.

Claire et le docteur s’empressaient autour de lui.

Il avait fallu retirer sa cravate et dénouer le col de sa chemise, il suffoquait.

Avec l’aide du vieux soldat, dont les yeux rouges et gonflés disaient la douleur comprimée, on avait roulé le fauteuil du comte près de la fenêtre entr’ouverte pour lui donner un peu d’air. Trois jours auparavant, cette scène l’aurait tué.

Mais le cœur s’endurcit au malheur comme les mains au travail.

— Les larmes l’ont sauvé, dit le docteur à l’oreille de Claire.

M. de Commarin, en effet, reprenait peu à peu ses sens, et avec la netteté de la pensée la faculté de souffrir lui revenait.

L’anéantissement suit les grandes secousses de l’âme ; il semble que la nature se recueille pour soutenir le malheur ; on n’en sent pas d’abord toute la violence, c’est après seulement qu’on sonde l’étendue et la profondeur du mal.

Les regards du comte s’arrêtaient sur ce lit où gisait le corps de Valérie. C’était donc là tout ce qui restait d’elle. L’âme, cette âme si dévouée et si tendre, s’était envolée.

Que n’eût-il pas donné pour que Dieu rendît à cette infortunée un jour, une heure seulement de vie et de raison ! Avec quels transports de repentir il se serait jeté à ses pieds pour lui demander grâce, pour lui dire combien il avait horreur de sa conduite passée ! Comment avait-il reconnu l’inépuisable amour de cet ange ! Sur un soupçon, sans daigner s’informer, sans l’entendre, il l’avait accablée du plus froid mépris. Que ne l’avait-il revue ! Il se serait épargné vingt ans de doutes affreux au sujet de la naissance d’Albert. Au lieu d’une existence d’isolement, il pouvait avoir une vie heureuse et douce.

Alors il se rappelait la mort de la comtesse. Celle-là aussi l’avait aimé, et jusqu’à en mourir.

Il ne les avait pas comprises, il les avait tuées toutes deux.

L’heure de l’expiation était venue, et il ne pouvait pas dire : « Seigneur, le châtiment est trop grand. »

Et quelle punition, cependant ! Que de malheurs depuis cinq jours !

— Oui, balbutia-t-il, oui, elle me l’avait prédit : que ne l’ai-je écoutée !

Le frère de madame Gerdy eut pitié de ce vieillard si impitoyablement éprouvé.

Il lui tendit la main.

— Monsieur de Commarin, dit-il d’une voix grave et triste, il y a longtemps que ma sœur vous a pardonné, si toutefois elle vous en a jamais voulu ; aujourd’hui c’est moi qui vous pardonne.

— Merci ! monsieur, balbutia le comte, merci !… Et il ajouta : Quelle mort, grand Dieu !

— Oui, murmura Claire, elle a rendu le dernier soupir avec cette idée que son fils a commis un crime. Et n’avoir pu la détromper !…

— Au moins, s’écria le comte, faut-il que son fils soit libre pour lui rendre les derniers devoirs ; oui, il le faut… Noël !…

L’avocat s’était rapproché de son père et avait entendu.

— Je vous ai promis, mon père, répondit-il, de le sauver.

Pour la première fois mademoiselle d’Arlange envisagea Noël, leurs regards se croisèrent, et elle ne fut pas maîtresse d’un mouvement de répulsion qui fut vu de l’avocat.

— Albert est maintenant sauvé, dit-elle fièrement. Ce que nous demandons, c’est qu’on nous fasse prompte justice, c’est qu’il soit remis en liberté à l’instant. Le juge sait maintenant la vérité.

— Comment, la vérité ? interrogea l’avocat.

— Oui ! Albert a passé chez moi, avec moi, la nuit du crime.

Noël la regarda d’un air surpris ; un aveu si singulier dans une telle bouche, sans explications, avait bien de quoi surprendre.

Elle se redressa magnifique d’orgueil.

— Je suis mademoiselle Claire d’Arlange, monsieur, dit-elle.

M. de Commarin raconta alors rapidement tous les incidents rapportés par Claire.

Quand il eut terminé :

— Monsieur, répondit Noël, vous voyez ma situation en ce moment, dès demain…

— Demain ! interrompit le comte d’une voix indignée, vous parlez, je crois, d’attendre à demain ! L’honneur commande, monsieur, il faut agir aujourd’hui même, à l’instant. Le moyen, pour vous, d’honorer cette pauvre femme, n’est pas de prier pour elle… délivrez son fils.

Noël s’inclina profondément.

— Entendre votre volonté, monsieur, dit-il, c’est obéir. Je pars. Ce soir, à l’hôtel, j’aurai l’honneur de vous rendre compte de mes démarches. Peut-être me sera-t-il donné de vous ramener Albert.

Il dit, et, embrassant une dernière fois la morte, il sortit.

Bientôt le comte et mademoiselle d’Arlange se retirèrent.

Le vieux soldat était allé à la mairie faire sa déclaration de décès et remplir les formalités indispensables.

La religieuse resta seule en attendant le prêtre que le curé avait promis d’envoyer pour « garder le corps. »

La fille de Saint-Vincent n’éprouvait ni crainte ni embarras. Tant de fois elle s’était trouvée dans des circonstances pareilles !

Ses prières dites, elle s’était relevée, et déjà elle allait et venait dans la chambre, disposant tout comme on doit le faire quand un malade a rendu le dernier soupir.

Elle faisait disparaître les traces de la maladie, cachait les fioles et les petits pots, brûlait du sucre sur une pelle rougie, et sur une table recouverte d’une serviette blanche, à la tête du lit, elle allumait des bougies et plaçait un crucifix avec un bénitier et la branche de buis bénit.