L’Affaire Lerouge/19

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Dentu (p. 557-580).


XIX


Noël avait promis de faire toutes les démarches du monde, de tenter l’impossible pour obtenir l’élargissement d’Albert.

Il visita en effet quelques membres du parquet et sut se faire repousser partout.

À quatre heures, il se présentait à l’hôtel Commarin pour apprendre au comte le peu de succès de ses efforts.

— M. le comte est sorti, lui dit Denis, mais si monsieur veut prendre la peine de l’attendre…

— J’attendrai, répondit l’avocat.

— Alors, reprit le valet de chambre, je prierai monsieur de vouloir bien me suivre, j’ai ordre de M. le comte d’introduire monsieur dans son cabinet.

Cette confiance donnait à Noël la mesure de sa puissance nouvelle. Il était chez lui, désormais, dans cette magnifique demeure, il y était le maître, l’héritier. Son regard, qui inventoriait la pièce, s’arrêta sur le tableau généalogique suspendu près de la cheminée. Il s’en approcha et lut.

C’était comme une page, et des plus belles, arrachée au livre d’or de la noblesse française. Tous les noms qui dans notre histoire ont un chapitre ou un alinéa s’y retrouvaient. Les Commarin, avaient mêlé leur sang à toutes les grandes maisons. Deux d’entre eux avaient épousé des filles de familles régnantes.

Une chaude bouffée d’orgueil gonfla le cœur de l’avocat, ses tempes battirent plus vite, il releva fièrement la tête en murmurant :

— Vicomte de Commarin !

La porte s’ouvrit, il se retourna, le comte entrait.

Déjà Noël s’inclinait respectueusement : il fut pétrifié par le regard chargé de haine, de colère et de mépris de son père.

Un frisson courut dans ses veines, ses dents claquèrent, il se sentit perdu.

— Misérable ? s’écria le comte.

Et redoutant sa propre violence, le vieux gentilhomme jeta sa canne dans un coin.

Il ne voulait pas frapper son fils, il le jugeait indigne d’être frappé de sa main.

Puis il y eut entre eux une minute de silence mortel qui leur parut à tous deux durer un siècle.

L’un et l’autre, en un instant, furent illuminés de réflexions qu’il faudrait un volume pour traduire.

Noël osa parler le premier.

— Monsieur, commença-t-il…

— Ah ! taisez-vous, au moins, fit le comte d’une voix sourde, taisez-vous ! Se peut-il, grand Dieu ! que vous soyez mon fils ! Hélas ! je n’en puis douter, maintenant. Malheureux, vous saviez bien que vous étiez le fils de madame Gerdy ! Infâme ! Non-seulement vous avez tué, mais vous avez mis tout en œuvre pour faire retomber votre crime sur un innocent ! Parricide ! vous avez tué votre mère !

L’avocat essaya de balbutier une protestation.

— Vous l’avez tuée, poursuivit le comte avec plus d’énergie, sinon par le poison, du moins par votre crime. Je comprends tout maintenant. Elle n’avait plus le délire, ce matin… Mais vous savez aussi bien que moi ce qu’elle disait. Vous écoutiez, et si vous avez osé entrer lorsqu’un mot de plus allait vous perdre, c’est que vous aviez calculé l’effet de votre présence. C’est bien à vous que s’adressait sa dernière parole : « Assassin ! »

Peu à peu Noël s’était reculé jusqu’au fond de la pièce, et il s’y tenait, adossé à la muraille, le haut du corps rejeté en arrière, les cheveux hérissés, l’œil hagard. Un tremblement convulsif le secouait. Son visage trahissait l’effroi le plus horrible à voir, l’effroi du criminel découvert.

— Je sais tout, vous le voyez, poursuivait le comte, et je ne suis pas le seul à tout savoir. À cette heure, un mandat d’arrêt est décerné contre vous.

Un cri de rage, sorte de râle sourd, déchira la poitrine de l’avocat. Ses lèvres, que la terreur faisait affaissées et pendantes, se crispèrent. Foudroyé au milieu du triomphe, il se roidissait contre l’épouvante. Il se redressa avec un regard de défi.

M. de Commarin, sans paraître prendre garde à Noël, s’approcha de son bureau et ouvrit un tiroir.

— Mon devoir, dit-il, serait de vous livrer au bourreau qui vous attend. Je veux bien me souvenir que j’ai le malheur d’être votre père. Asseyez-vous : écrivez et signez la confession de votre crime. Vous trouverez ensuite des armes dans ce tiroir. Que Dieu vous pardonne !…

Le vieux gentilhomme fit un mouvement pour sortir, Noël l’arrêta d’un geste, et sortant de sa poche un revolver à quatre coups :

— Vos armes sont inutiles, monsieur, fit-il ; mes précautions, vous le voyez, sont prises ; on ne m’aura pas vivant. Seulement…

— Seulement ? interrogea durement le comte.

— Je dois vous déclarer, monsieur, reprit froidement l’avocat, que je ne veux pas me tuer…, au moins en ce moment.

— Ah ! s’écria M. de Commarin d’un ton de dégoût, il est lâche !

— Non, monsieur, non. Mais je ne me frapperai que lorsqu’il me sera bien démontré que toute issue m’est fermée, que je ne puis pas me sauver.

— Misérable ! fit le comte menaçant, faudra-t-il donc que moi-même !…

Il s’élança vers le tiroir, mais Noël le referma d’un coup de pied.

— Écoutez-moi, monsieur, dit l’avocat de cette voix rauque et brève que donne aux hommes l’imminence du danger, ne perdons pas en paroles vaines le moment de répit qui m’est laissé. J’ai commis un crime, c’est vrai, et je ne cherche pas à me justifier : mais qui donc l’avait préparé, sinon vous ? Maintenant vous me faites la faveur de m’offrir un pistolet : merci ! je refuse. Cette générosité n’est pas à mon adresse. Avant tout, vous voulez éviter le scandale de mon procès et la honte qui ne manquera pas de rejaillir sur votre nom.

Le comte voulut répliquer.

— Laissez donc ! interrompit Noël d’un ton impérieux. Je ne veux pas me tuer. Je veux sauver ma tête, s’il est possible. Fournissez-moi les moyens de fuir, et je vous promets que je serai mort avant d’être pris. Je dis : fournissez-moi les moyens, parce que je n’ai pas vingt francs à moi. Mon dernier billet de mille étant flambé le jour où… vous m’entendez. Il n’y a pas chez ma mère de quoi la faire enterrer. Donc, de l’argent !

— Jamais !

— Alors je vais me livrer, et vous verrez ce qui en résultera pour ce nom qui vous est si cher.

Le comte, ivre de colère, bondit jusqu’à son bureau pour y prendre une arme. Noël se plaça devant lui.

— Oh ! pas de lutte, dit-il froidement, je suis le plus fort.

M. de Commarin recula.

En parlant de jugement, de scandale, de honte, l’avocat avait frappé juste.

Pendant un moment, pris entre le respect de son nom et le désir brûlant de voir punir ce misérable, le vieux gentilhomme demeura indécis.

Enfin le sentiment de la noblesse l’emporta.

— Finissons, prononça-t-il d’une voix frémissante et empreinte du plus atroce mépris, finissons cette discussion ignoble… Qu’exigez-vous ?

— Je vous l’ai dit, de l’argent, tout ce que vous avez ici, mais décidez-vous vite !

Dans la journée du samedi, le comte avait fait prendre chez son banquier des fonds destinés à monter la maison de celui qu’il croyait son fils légitime.

— J’ai 80,000 francs ici, reprit-il.

— C’est peu, fit l’avocat, cependant donnez. Je vous préviens que j’ai compté sur vous pour 500,000 francs. Si je réussis à déjouer les poursuites dont je suis l’objet, vous aurez à tenir à ma disposition 420,000 francs. Vous engagez-vous à me les donner à ma première réquisition ? Je trouverai un moyen de vous les faire demander sans risque pour moi. À ce prix, jamais vous n’entendrez parler de moi.

Pour toute réponse le comte ouvrit un petit coffre de fer scellé dans le mur et en tira une liasse de billets de banque qu’il jeta aux pieds de Noël.

Un éclair de fureur brilla dans les yeux de l’avocat, il fit un pas vers son père :

— Oh ! ne me poussez pas, menaça-t-il, les gens qui comme moi n’ont plus rien à perdre sont dangereux. Je puis me livrer…

Il se baissa cependant et ramassa le paquet.

— Me donnez-vous votre parole, continua-t-il, de me faire tenir le reste ?

— Oui.

— Alors, je pars. Soyez sans crainte, je serai fidèle à notre traité ; on ne m’aura pas vivant. Adieu, mon père ! en tout ceci vous êtes le vrai coupable, seul vous ne serez pas puni. Le Ciel n’est pas juste. Je vous maudis !…

Quand, une heure plus tard, les domestiques pénétrèrent dans le cabinet du comte, ils le trouvèrent étendu à terre, la face contre le tapis, donnant à peine signe de vie.

Cependant Noël était sorti de l’hôtel Commarin et remontait la rue de l’Université, chancelant sous le souffle du vertige.

Il lui semblait que les pavés oscillaient sous ses pas et que tout autour de lui tournait.

Il avait la bouche sèche, les yeux lui cuisaient, et de temps à autre une nausée soulevait son estomac.

Mais en même temps, phénomène étrange, il ressentait un soulagement incroyable, presque du bien-être.

La théorie de l’honnête M. Balan avait raison.

C’en était donc fait, tout était fini, perdu. Plus d’angoisses désormais, de transes inutiles, de folles terreurs, plus de dissimulation, de luttes. Rien, il n’y avait plus rien à redouter désormais. Son horrible rôle achevé, il pouvait retirer son masque et respirer à l’aise.

Un irrésistible affaissement succédait à l’exaltation enragée qui devant le comte soutenait, transportait sa cynique arrogance. Tous les ressorts de son organisation bandés outre mesure depuis une semaine se détendaient et fléchissaient. La fièvre qui, pendant huit jours, l’avait galvanisé tombait, et il sentait avec la fatigue un impérieux besoin de repos. Il éprouvait un vide immense, une indifférence sans bornes pour tout.

Son insensibilité avait quelque analogie avec celle des gens anéantis par le mal de mer, que rien ne touche plus, que nul sentiment n’est capable d’émouvoir, qui n’ont plus ni la force ni le courage de penser et que l’imminence d’un grand péril, de la mort même, ne saurait tirer de leur morne insouciance.

On serait venu l’arrêter en ce moment, qu’il n’aurait songé ni à résister ni à se débattre ; il n’aurait pas fait une enjambée pour se cacher, pour fuir, pour sauver sa tête.

Bien plus, il eut un moment comme l’idée d’aller se constituer prisonnier, pour avoir la paix, pour être tranquille, pour se délivrer de l’inquiétude du salut.

Mais son énergie se révolta contre cette morne hébétude. La réaction vint, secouant ces défaillances de l’esprit et du corps. La conscience de la situation et du danger lui revint, il entrevit avec horreur l’échafaud comme on aperçoit l’abîme aux lueurs de la foudre.

— Il faut défendre sa vie, pensa-t-il. Mais comment ?

Les transes mortelles qui ôtent aux assassins jusqu’au plus simple bon sens le faisaient frissonner.

Il regarda vivement autour de lui et crut remarquer que trois ou quatre passants l’examinaient curieusement. Son effroi s’en accrut.

Il se mit à courir dans la direction du quartier latin, sans projet, sans but, courant pour courir, pour s’éloigner, comme le Crime, que la peinture représente fuyant sous le fouet des Furies.

Il ne tarda pas à s’arrêter, frappé de cette idée que cette course désordonnée devait éveiller l’attention.

Il lui semblait que tout en lui dénonçait le meurtre ; il croyait lire le mépris et l’horreur sur tous les visages, le soupçon dans tous les yeux.

Il allait, se répétant instinctivement : Il faut prendre un parti.

Mais dans son horrible agitation, il était incapable de rien voir, de délibérer, de comparer, de résoudre, de décider.

Lorsqu’il hésitait encore à frapper, il s’était dit : je puis être découvert. Et dans cette prévision il avait bâti tout un plan qui devait le mettre sûrement à l’abri des recherches. Il devait faire ceci et cela, il aurait recours à cette ruse, il prendrait telle précaution. Prévoyance inutile ! Rien de ce qu’il avait imaginé ne lui semblait exécutable. On le cherchait, et il ne voyait nul endroit du monde entier où il pût se croire en sûreté.

Il était près de l’Odéon, quand une réflexion plus rapide que l’éclair illumina les ténèbres de son cerveau.

Il songea que sans aucun doute on le cherchait déjà, son signalement devait être donné partout ; sa cravate blanche et ses favoris si bien soignés le trahissaient comme une affiche.

Avisant la boutique d’un coiffeur, il s’avança jusqu’à la porte, mais au moment de tourner le bouton, il eut peur.

Ne trouverait-on pas singulier qu’il fit couper sa barbe ? Si on allait le questionner ?

Il passa outre.

Il vit une autre boutique, les mêmes hésitations l’arrêtèrent.

Peu à peu la nuit était venue, et avec l’obscurité Noël sentait renaître son assurance et son audace.

Après cet immense naufrage au port, l’espérance surnageait. Pourquoi ne se sauverait-il pas ?

On sait d’autres exemples. On passe à l’étranger, on change de nom, on se refait un état civil, on entre dans la peau d’un autre homme. Il avait de l’argent, c’était le principal.

Un homme dans sa situation, au milieu de Paris, avec quatre-vingt mille francs en poche, est un imbécile, s’il se laisse prendre.

Et encore, ces quatre-vingt mille francs épuisés, il avait la certitude d’en avoir, au premier signe, cinq ou six fois autant.

Déjà il se demandait quel déguisement prendre et vers quelle frontière se diriger, quand le souvenir de Juliette, pareil à un fer rouge, traversa son cœur.

Allait-il s’éloigner sans elle, partir avec la certitude de ne la revoir jamais !

Quoi ! il fuirait, poursuivi par toutes les polices du monde civilisé, traqué comme une bête fauve, et elle resterait paisiblement à Paris ! Était-ce possible ! Pour qui le crime avait-il été commis ? Pour elle. Qui en eût recueilli les bénéfices ? Elle. N’était-il pas juste qu’elle portât sa part du châtiment !

— Elle ne m’aime pas, pensait l’avocat avec amertume, elle ne m’a jamais aimé, elle serait ravie d’être délivrée de moi pour toujours. Elle n’aurait pas un regret pour moi, je ne lui suis plus nécessaire, un coffre-fort vide est un meuble inutile. Juliette est prudente, elle a su se mettre à l’abri une petite fortune. Riche de mes dépouilles, elle prendra un autre amant, elle m’oubliera, elle vivra heureuse, tandis que moi !… Et je partirais sans elle !…

La voix de la prudence lui criait : — « Malheureux ! traîner une femme après soi, et une jolie femme, c’est attirer à plaisir les regards sur soi, c’est rendre la fuite impossible, c’est se livrer de gaieté de cœur. »

— Qu’importe ! répondait la passion, nous nous sauverons ou nous périrons ensemble. Si elle ne m’aime pas, je l’aime, moi ; il me la faut ! Elle viendra, sinon…

Mais comment voir Juliette, lui parler, la décider !

Aller chez elle, c’était s’exposer beaucoup. La police y était déjà, peut-être.

— Non, pensa Noël, personne ne sait qu’elle est ma maîtresse, on ne le saura pas avant deux ou trois jours de recherches, et d’ailleurs, écrire serait plus dangereux encore.

Il s’approcha d’une voiture de place, non loin du carrefour de l’Observatoire, et tout bas il dit au cocher le numéro de cette maison de la rue de Provence si fatale pour lui.

Étendu sur les coussins du fiacre, bercé par les cahots monotones, Noël ne songeait point à interroger l’avenir, il ne se demandait même pas ce qu’il allait dire à Juliette. Non. Involontairement il repassait les événements qui avaient amené et précipité la catastrophe, comme un homme qui, près de mourir, revoit le drame ou la comédie de sa vie.

Il y avait de cela un mois, jour pour jour.

Ruiné, à bout d’expédients, sans ressources, il était déterminé à tout pour se procurer de l’argent, pour garder encore madame Juliette, quand le hasard le rendit maître de la correspondance du comte de Commarin, non-seulement des lettres lues au père Tabaret et communiquées à Albert, mais encore de celles qui, écrites par le comte lorsqu’il croyait la substitution accomplie, l’établissaient évidemment.

Cette lecture lui donna une heure de joie folle.

Il se crut le fils légitime. Bientôt sa mère le détrompa, lui apprit la vérité, la lui prouva par vingt lettres de la femme Lerouge, la lui fit attester par Claudine, la lui démontra par le signe qu’il portait.

Mais un homme qui se noie ne choisit pas les branches auxquelles il se raccroche. Noël songea à utiliser ces lettres quand même.

Il essaya d’user de son ascendant sur sa mère, pour la décider à laisser croire au comte que l’échange avait eu lieu, se chargeant d’obtenir une forte compensation. Madame Gerdy repoussa cette proposition avec horreur.

Alors l’avocat fit l’aveu de toutes ses folies, mit à nu sa situation financière, se montra tel qu’il était, perdu de dettes, et conjura sa mère d’avoir recours à M. de Commarin.

Cela aussi, elle le refusa, et prières et menaces échouèrent contre sa résolution. Pendant quinze jours ce fut entre la mère et le fils une lutte horrible dans laquelle l’avocat fut vaincu.

C’est à ce moment qu’il s’arrêta à l’idée de tuer Claudine.

La malheureuse n’avait pas été plus franche avec madame Gerdy qu’avec les autres, Noël devait la croire et la croyait veuve. Son témoignage supprimé, qui avait-il contre lui ?

Madame Gerdy et peut-être le comte.

Il les redoutait peu.

À madame Gerdy parlant, il pouvait toujours répondre : « Après avoir donné mon nom à votre fils, vous faites tout au monde pour qu’il le garde. »

Mais comment se défaire de Claudine sans danger ?

Après de longues réflexions, l’avocat s’avisa d’un stratagème diabolique.

Il brûla toutes les lettres du comte établissant la substitution et conserva seulement celles qui la laissaient soupçonner.

Ces dernières, il alla les montrer à Albert en se disant que, si la justice arrivait à pénétrer quelque chose des causes de la mort de Claudine, naturellement elle soupçonnerait celui qui paraîtrait y avoir tant d’intérêt.

Ce n’est pas qu’il songeât à faire retomber le crime sur Albert. C’était une simple précaution qu’il prenait. Il comptait agir de telle sorte que la police perdrait ses peines à la poursuite d’un scélérat imaginaire.

Il ne pensait pas non plus à se substituer au vicomte de Commarin.

Son plan était simple : son crime commis il attendrait ; les choses traîneraient en longueur, il y aurait des pourparlers, enfin il transigerait au prix d’une fortune.

Il se croyait sûr du silence de sa mère, si jamais elle le soupçonnait d’un assassinat.

Ces mesures prises, il s’était résolu à frapper le jour du mardi-gras.

Pour ne rien négliger, il avait ce soir-là même conduit Juliette au théâtre et de là à l’Opéra. Il fondait ainsi, en cas de malheur, un alibi irrécusable.

La perte de son paletot ne l’avait inquiété que sur le premier moment. À la réflexion, il s’était rassuré, se disant :

— Bast ! qui saura jamais ?

Tout avait réussi selon ses calculs, ce n’était dans son opinion qu’une affaire de patience.

Quand le récit du meurtre tomba sous les yeux de madame Gerdy, la malheureuse femme devina la main de son fils, et dans le premier transport de sa douleur, elle déclara qu’elle allait le dénoncer.

Il eut peur. Un délire affreux s’était emparé de sa mère, un mot pouvait le perdre. Payant d’audace, il prit les devants et joua le tout pour le tout.

Mettre la police sur la trace d’Albert, c’était se garantir l’impunité, c’était s’assurer, en cas de succès probable, le nom et la fortune du comte de Commarin.

Les circonstances et la frayeur firent sa hardiesse et son habileté.

Le père Tabaret arriva à point nommé.

Noël savait ses relations avec la police, il comprit que le bonhomme serait un merveilleux confident.

Tant que vécut madame Gerdy, Noël trembla. La fièvre est indiscrète et ne se raisonne pas. Quand elle eut rendu le dernier soupir, il se crut sauvé ; il avait beau chercher, il ne voyait plus d’obstacles, il triompha.

Et voilà que tout avait été découvert comme il touchait au but. Comment ? Par qui ? Quelle fatalité avait ressuscité un secret qu’il croyait enseveli avec madame Gerdy ?

Mais à quoi bon, quand on est au fond de l’abîme, savoir quelle pierre a fait trébucher, se demander par quelle pente on y a roulé ?

Le fiacre s’arrêta rue de Provence.

Noël allongea la tête à la portière, explorant les environs, sondant du regard les profondeurs du vestibule de la maison.

Ne découvrant rien, il paya la course sans sortir de la voiture, par le carreau du devant, et, franchissant d’un bond le trottoir, il s’élança dans l’escalier.

Charlotte, à sa vue, eut une acclamation de joie.

— C’est monsieur ! s’écria-t-elle, ah ! madame attendait monsieur avec une fameuse impatience, elle était joliment inquiète !

Juliette attendre ? Juliette inquiète ?

L’avocat ne songeait pas à interroger. Il semblait qu’en touchant ce seuil il eût subitement recouvré tout son sang-froid. Il mesurait son imprudence, il sentait la valeur exacte des minutes.

— Si on sonne, dit-il à Charlotte, n’ouvrez pas. Quoi qu’on fasse ou qu’on dise, n’ouvrez pas !

À la voix de Noël, madame Juliette était accourue. Il la repoussa brusquement dans le salon et l’y suivit en refermant la porte.

Là seulement la jeune femme put voir le visage de son amant.

Il était si changé, sa physionomie était à ce point bouleversée qu’elle ne put retenir un cri :

— Qu’y a-t-il ?

Noël ne répondit pas ; il s’avança vers elle et lui prit la main.

— Juliette, demanda-t-il d’une voix rauque en la fixant avec des yeux enflammés, Juliette, sois sincère, m’aimes-tu ?

Elle devinait, elle sentait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; elle respirait une atmosphère de malheur, cependant elle voulut minauder encore.

— Méchant, répondit-elle en allongeant ses lèvres provocantes, vous mériteriez bien…

— Oh ! assez ! interrompit Noël en frappant du pied avec une violence inouïe. Réponds, poursuivit-il en serrant à les briser les jolies mains de sa maîtresse, un oui ou un non, m’aimes-tu ?

Cent fois elle avait joué avec la colère de son amant, se plaisant à l’exciter jusqu’à la fureur pour savourer le plaisir de l’apaiser d’un mot, mais jamais elle ne l’avait vu ainsi.

Il venait de lui faire mal, bien mal, et elle n’osait se plaindre de cette brutalité, la première.

— Oui, je t’aime ! balbutia-t-elle ; ne le sais-tu pas, pourquoi le demander ?

— Pourquoi ? répondit l’avocat, qui abandonna les mains de sa maîtresse, pourquoi ? C’est que, si tu m’aimes, il s’agit de me le prouver. Si tu m’aimes, il faut me suivre à l’instant, tout quitter, venir, fuir avec moi, le temps presse…

La jeune femme avait décidément peur.

— Qu’y a-t-il donc, mon Dieu !

— Rien. Je t’ai trop aimée, vois-tu, Juliette. Le jour où je n’ai plus eu d’argent pour toi, pour ton luxe, pour tes caprices, j’ai perdu la tête. Pour me procurer de l’argent, j’ai… j’ai commis un crime, entends-tu ? On me poursuit, je fuis, veux-tu me suivre ?

La stupeur agrandissait les yeux de Juliette, elle doutait :

— Un crime, toi ! commença-t-elle.

— Oui, moi ! Veux-tu savoir ce que j’ai fait ? J’ai tué, j’ai assassiné ! C’était pour toi.

Certes l’avocat était convaincu que Juliette à ces mots allait reculer d’horreur. Il s’attendait à cette épouvante qu’inspire le meurtrier, il y était résigné à l’avance. Il pensait qu’elle le fuirait d’abord. Peut-être essayerait-elle une scène. Elle aurait, qui sait ? une attaque de nerfs, elle crierait, elle appellerait au secours, à la garde, à l’aide. Il se trompait.

D’un bond Juliette fut sur lui, se liant à lui, entourant son cou de ses deux mains, l’embrassant à l’étouffer comme jamais elle ne l’avait embrassé.

— Oui ! je t’aime, disait-elle, oui ! Tu as fait un mauvais coup pour moi, toi ! c’est que tu m’aimais. Tu as du cœur ; je ne te connaissais pas.

Il en coûtait cher pour inspirer une passion à madame Juliette, mais Noël ne réfléchit pas à cela.

Il eut une seconde de joie immense, il lui parut que rien n’était désespéré.

Pourtant il eut la force de dénouer les bras de sa maîtresse.

— Partons, reprit-il, le grand malheur est que je ne sais d’où vient le danger. Qu’on ait pu découvrir la vérité, c’est encore un mystère pour moi…

Juliette se rappela l’inquiétante visite de l’après-midi ; elle comprit tout.

— Malheureuse ! s’écria-t-elle, se tordant les mains de désespoir, c’est moi qui t’ai livré ! C’était mardi, n’est-ce pas ?

— Oui, c’était mardi.

— Ah ! j’ai tout dit, sans m’en douter, à ton ami, à ce vieux que je croyais envoyé par toi, M. Tabaret.

— Tabaret est venu ici ?

— Oui, tantôt.

— Oh ! viens alors ! s’écria Noël, vite, bien vite, c’est un miracle qu’il ne soit pas encore arrivé.

Il lui prit le bras pour l’entraîner, elle se dégagea lestement.

— Laisse, dit-elle, j’ai une somme en or, des bijoux, je veux les prendre…

— C’est inutile, laisse tout, j’ai une fortune, Juliette, fuyons…

Déjà elle avait ouvert sa chiffonnière et pêle-mêle elle jetait dans un petit sac de voyage tout ce qu’elle possédait, tout ce qui avait de la valeur.

— Ah ! tu me perds, répétait Noël, tu me perds !…

Il disait cela, mais son cœur était inondé de joie.

— Quel dévoûment sublime ! Elle m’aimait vraiment, se disait-il ; pour moi elle renonce sans hésitation à sa vie heureuse, elle me sacrifie tout !…

Juliette avait fini ses préparatifs, elle nouait à la hâte son chapeau, quand un coup de sonnette retentit.

— Eux ! s’écria Noël, devenant, s’il est possible, plus livide.

La jeune femme et son amant demeurèrent plus immobiles que deux statues, la sueur au front, les yeux dilatés, l’oreille tendue.

Un second coup de sonnette se fit entendre, puis un troisième.

Charlotte apparut, s’avançant sur la pointe des pieds.

— Ils sont plusieurs, dit-elle à demi-voix, j’ai entendu qu’on se consultait.

Après avoir sonné, on frappait. Une voix arriva jusqu’au salon ; on distingua le mot : « loi. »

— Plus d’espoir ! murmura Noël.

— Qui sait ! s’écria Juliette, et l’escalier de service ?

— Sois tranquille, on ne l’a pas oublié.

En effet, Juliette revint l’air morne, consterné.

Elle avait surpris sur le palier des piétinements de pas lourds qu’on cherchait à étouffer.

— Il doit y avoir un moyen ! fit-elle avec fureur.

— Oui, reprit Noël, c’est une seconde de courage. J’ai donné ma parole. On crochète la serrure, fermez toutes les portes et laissez enfoncer, cela me fera gagner du temps.

Juliette et Charlotte s’élancèrent. Alors Noël, s’adossant à la cheminée du salon, sortit son revolver et l’appuya sur sa poitrine.

Mais Juliette, qui rentrait déjà, aperçut le mouvement, elle se jeta sur son amant à corps perdu, si vivement qu’elle fit dévier l’arme. Le coup partit et la balle traversa le ventre de Noël. Il poussa un effroyable cri.

Juliette faisait de sa mort un supplice affreux ; elle prolongeait son agonie.

Il chancela, mais il resta debout, toujours appuyé à la tablette, perdant du sang en abondance.

Juliette s’était cramponnée à lui, et s’efforçait de lui arracher le revolver.

— Tu ne te tueras pas, disait-elle, je ne veux pas, tu es à moi, je t’aime ! Laisse-les venir. Qu’est-ce que cela te fait ? S’ils te mettent en prison, tu te sauveras. Je t’aiderai, nous donnerons de l’argent aux gardiens. Va, nous vivrons tous deux bien heureux, n’importe où, bien loin, en Amérique, personne ne nous connaîtra…

La porte d’entrée avait cédé, on crochetait maintenant la porte de l’antichambre.

— Finissons ! râla Noël, il ne faut pas qu’on m’ait vivant.

Et dans un effort suprême, triomphant d’une souffrance horrible, il se dégagea et repoussa Juliette qui alla tomber près du canapé.

Puis, armant son revolver, il l’appuya de nouveau à l’endroit où il sentait les battements de son cœur, lâcha la détente et roula à terre.

Il était temps, la police entrait.

La première pensée des agents fut que Noël, avant de se frapper, avait frappé sa maîtresse.

On sait des gens qui tiennent à quitter ce bas monde en compagnie. N’avait-on pas entendu deux explosions ? Mais déjà Juliette était debout.

— Un médecin, disait-elle, un médecin, il ne peut être mort !

Un agent sortit en courant, tandis que les autres, sous la direction du père Tabaret, transportaient le corps de l’avocat sur le lit de madame Juliette.

— Puisse-t-il ne pas s’être manqué ! murmurait le bonhomme, dont la colère ne tenait pas devant ce spectacle ; je l’ai aimé comme mon fils, après tout, son nom est encore sur mon testament.

Le père Tabaret s’interrompit, Noël venait de laisser échapper une plainte, il ouvrait les yeux.

— Vous voyez bien qu’il vivra ! s’écria Juliette.

L’avocat fit un faible signe de tête, et pendant un moment il s’agita péniblement sur son lit, promenant sa main droite alternativement sous sa redingote et sous l’oreiller.

Il réussit même à se tourner à demi du côté du mur, puis à se retourner.

Sur un signe qui fut compris, on glissa sous sa tête un oreiller.

Alors, d’une voix entrecoupée et sifflante, il prononça quelques paroles :

— Je suis l’assassin, dit-il ; écrivez, je signerai, ça fera plaisir à Albert, je lui dois bien cela.

Pendant qu’on écrivait, il attira la tête de Juliette jusqu’à sa bouche :

— Ma fortune est sous l’oreiller, murmura-t-il, je te la donne.

Un flot de sang monta à sa bouche, et on crut qu’il allait passer.

Pourtant, il eut encore la force de signer sa déclaration et de décocher une raillerie au père Tabaret.

— Eh bien ! vieux papa, dit-il, on se mêle donc de police ! C’est agréable de pincer soi-même ses amis ! Ah ! j’ai eu une belle partie, mais avec trois femmes dans son jeu on perd toujours.

Il entra en agonie, et quand le médecin arriva, il ne put que constater le décès du sieur Noël Gerdy, avocat.