L’Affaire Lerouge/20

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Dentu (p. 581-583).


XX


Quelques mois plus tard, un soir, chez la vieille mademoiselle de Goëllo, madame la marquise d’Arlange, rajeunie de dix ans, racontait aux douairières ses amies, les détails du mariage de sa petite-fille Claire, laquelle venait d’épouser M. le vicomte Albert de Commarin.

— Le mariage, disait-elle, s’est fait dans nos terres de Normandie sans tambour ni trompette. Mon gendre l’a voulu ainsi, en quoi je l’ai désapprouvé fortement. L’éclat de la méprise dont il a été victime appelait l’éclat des fêtes. C’est mon sentiment, je ne l’ai pas caché. Bast ! ce garçon est aussi têtu que monsieur son père, ce qui n’est pas peu dire ; il a tenu bon. Et mon effrontée petite-fille, obéissant à son mari par anticipation s’est mise contre moi. Du reste, peu importe, je défie aujourd’hui de trouver un individu ayant le courage d’avouer qu’il a douté une seconde de l’innocence d’Albert. J’ai laissé mes jeunes gens dans l’extase de la lune de miel, plus roucoulants qu’une paire de tourtereaux. Il faut avouer qu’ils ont acheté leur bonheur un peu cher. Qu’ils soient donc heureux et qu’ils aient beaucoup d’enfants, ils ne seront embarrassés ni pour les nourrir ni pour les doter. Car, sachez-le, pour la première fois de sa vie et sans doute la dernière, M. de Commarin s’est conduit comme un ange. Il a donné toute sa fortune à son fils, toute absolument. Il veut aller vivre seul dans une de ses terres. Je ne crois pas que le pauvre cher homme fasse de vieux os. Je ne voudrais pas jurer même qu’il a bien toute sa tête depuis certaine attaque… Enfin ! ma petite-fille est établie, et bien. Je sais ce qu’il m’en coûte, et me voici condamnée à une grande économie. Mais je mésestime les parents qui reculent devant un sacrifice pécuniaire quand le bonheur de leurs enfants est en jeu.

Ce que la marquise ne racontait pas, c’est que, huit jours avant « la noce », Albert avait nettoyé sa situation passablement embarrassée et liquidé un respectable arriéré.

Depuis elle ne lui a emprunté que neuf mille francs ; seulement elle compte lui avouer un de ces jours combien elle est tracassée par un tapissier, par sa couturière, par trois marchands de nouveautés et par cinq ou six autres fournisseurs.

Eh bien ! c’est une digne femme : elle ne dit pas de mal de son gendre.

Réfugié en Poitou après l’envoi de sa démission, M. Daburon a trouvé le calme, l’oubli viendra. On ne désespère pas, là-bas, de le décider à se marier.

Madame Juliette, elle, est tout à fait consolée. Les 80,000 francs cachés par Noël sous l’oreiller n’ont pas été perdus. Il n’en reste plus grand’chose. Avant longtemps on annoncera la vente d’un riche mobilier.

Seul, le père Tabaret se souvient.

Après avoir cru à l’infaillibilité de la justice, il ne voit plus partout qu’erreurs judiciaires.

L’ancien agent volontaire doute de l’existence du crime et soutient que le témoignage des sens ne prouve rien. Il fait signer des pétitions pour l’abolition de la peine de mort et organise une société destinée à venir en aide aux accusés pauvres et innocents.


FIN.