Aller au contenu

L’Agence Thompson and Co./I/13

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 199-221).

XIII

la solution d’un anagramme.

À neuf cents kilomètres du point de l’Europe le plus rapproché, à sept cents du Maroc, à quatre cents de l’archipel des Canaries, séparée par quatre cent soixante milles marins de Sainte-Marie des Açores, Madère s’étend sur une longueur d’environ soixante-dix kilomètres, presque à l’intersection du trente-troisième degré de latitude nord et du dix-neuvième degré de longitude ouest.

Impossible d’imaginer plus grandiose oasis dans le sahara de la mer.

De la chaîne montagneuse qui, haussant son extrême crête jusqu’à mille neuf cents mètres, court près du rivage nord de l’île, dont elle forme comme la gigantesque épine dorsale, des chaînons latéraux se détachent, affluents de ce fleuve de sommets. Vers le Nord, d’un côté, vers le Midi, de l’autre, séparés par de profondes vallées emplies d’un paradoxal ruissellement de végétation, ils vont mourir à la mer qu’ils dentellent de leurs aigres promontoires.

Raides, définitifs, volontaires, sont les rivages de cette reine de l’Atlantique septentrional. Ainsi un gigantesque emporte-pièce eût découpé le bloc en plein sol. D’une seule poussée, l’effort plutonien l’a, dans un passé reculé, lancée hors des eaux, qui tout autour d’elle se creusent à quatre kilomètres de profondeur.

Et pourtant, malgré ses roches farouches, que brodent des tufs aux coloris les plus imprévus, malgré les violentes dénivellations dont elle est tourmentée, l’île est d’aspect doux et tendre. Un incomparable manteau de verdure, adoucissant les angles trop aigus, arrondissant les cimes trop pointues, tombe en cascades jusqu’au bord extrême des falaises.

En nul autre point du globe, la végétation n’a cette énergie et cette ampleur. À Madère, nos arbustes deviennent des arbres, nos arbres atteignent des proportions colossales. Là, plus encore qu’aux Açores, s’élèvent côte à côte les végétaux des climats les plus divers. Les fleurs et les fruits des cinq parties du monde y prospèrent. Les sentiers sont bordés de roses, et il suffit de se baisser pour cueillir des fraises au milieu des brins d’herbe.

Que devait donc être cette île paradisiaque au moment de sa découverte, quand les arbres, relativement jeunes aujourd’hui, alors plusieurs fois séculaires, surélevaient ses montagnes de leurs frondaisons géantes ! L’île n’était à cette époque qu’une vaste forêt ne laissant pas un pouce de terre à la culture, et le premier gouverneur dut déchaîner l’incendie dans ces fourrés impénétrables. La chronique rapporte que le feu brûla six années consécutives, et l’on prétend que la fécondité du sol provient de ce peut-être nécessaire mais barbare vandalisme.

Par-dessus toute autre cause, c’est à son heureux climat que Madère doit cette luxuriante végétation. Peu de pays, sous ce rapport, peuvent lui être comparés. Moins chaude en été que les Açores, moins froide en hiver, la température de ces deux saisons diffère à peine de dix degrés centigrades. C’est le paradis des malades.

Aussi viennent-ils en rangs pressés au commencement de chaque hiver, les malades anglais surtout, demander la santé à ce ciel de miel et d’azur. De ce chef, une somme annuelle de trois millions de francs reste entre les mains des Madériens, tandis que les tombes creusées pour ceux qui ne repartiront pas font de Madère, selon une énergique expression, « le plus grand des cimetières de Londres ».

funchal.

Sur la rive méridionale de l’île, au bord même de la mer, s’étage la capitale, Funchal. Un millier de navires mouillent annuellement dans sa rade foraine, où d’innombrables barques de pêche croisent, le jour, les points blancs de leurs voiles, la nuit, le trompeur appât de leurs feux.

À peine le Seamew avait-il laissé tomber son ancre, qu’il fut entouré d’une multitude d’embarcations conduites par des enfants à demi nus, dont les vociférations s’unissaient en un dissonant concert. Dans leur jargon anglo-portugais, ils offraient des fleurs, des fruits, ou suggéraient aux passagers amusés de jeter quelque sou, qu’ils iraient, surprenants nageurs, chercher au fond de l’eau.

Quand la Santé eut accordé libre pratique, ces canots indigènes rallièrent le bord, et firent leurs offres de service pour le débarquement.

Offres inutiles pour ce jour-là. Il était plus de cinq heures, et vraiment trop tard pour entreprendre la visite de Funchal.

Deux voyageurs seulement crurent devoir quitter le navire. Dans ces deux impatients, on reconnaîtra le jeune ménage, qui promenait sous tous les ciels un amour toujours pareil. Tenant chacun un petit sac, l’un près de l’autre, ils se dirigèrent, femme et mari, vers un canot auquel ils avaient fait un signe discret. La mine hypocritement embarrassée, avec une gaieté sournoise éclatant malgré tout au fond de leurs yeux baissés, ils passèrent, rapides et modestes, au milieu de leurs compagnons, dont les regards sympathiques les suivirent longtemps.

Ceux-ci demeurèrent à bord. Le programme comportant une escale de six jours pleins à Funchal, le temps manquait d’autant moins que ce programme n’annonçait aucune excursion.

« 26, 27, 28, 29, 30 et 31 mai, séjour à Funchal », voilà ce qu’il disait laconiquement. Était-ce un oubli de Thompson ? Ou bien, avait-il supposé que l’île de Madère ne renfermait aucun site qui méritât le dérangement ? Le programme ne s’expliquait pas sur ce point.

Hamilton se chargea d’obtenir un supplément d’informations. Depuis leur dernière escarmouche, Thompson et lui ne se parlaient plus. Vis-à-vis de ses deux passagers grincheux, Hamilton et Saunders, Thompson avait désormais rejeté toute contrainte. Toujours empressé, affairé, débordant d’amabilité quand il avait affaire à quelqu’un de leurs compagnons, il restait avec ces deux-là poli, net et froid. Le baronnet se fit violence, et aborda l’odieux Thompson.

« Comment se fait-il, monsieur, demanda-t-il d’un ton hautain, que vous n’annonciez aucune excursion pendant les six jours de notre relâche à Madère ?

— Voyez le programme, monsieur, répondit sèchement Thompson.

— Fort bien, dit Hamilton en se pinçant les lèvres. Voudriez-vous du moins nous dire où vous comptez nous loger ?

— Voyez le programme, monsieur, répéta Thompson imperturbable.

— Mais il est muet sur ce point, votre programme. Aucune indication, aucun nom d’hôtel. Rien.

— Et ce navire, monsieur ? objecta Thompson.

— Comment ! s’écria Hamilton outré, auriez-vous la prétention de nous tenir prisonniers à bord du Seamew ? C’est ça que vous appelez voir Madère !

— Voyez le programme, monsieur ! répondit pour la troisième lois Thompson en tournant le dos à son irascible administré.

Mais, tombant de Charybde en Scylla, le malheureux administrateur se trouva en face d’un nouvel ennemi.

— Vraiment ! monsieur, prononça la voix grinçante de Saunders, il faut voir le programme ! Mais c’est une duperie, votre programme, j’en appelle à tous ces messieurs.

Et Saunders, d’un geste circulaire, prit à témoin tous les passagers, dont un cercle se formait peu à peu autour des belligérants.

— Comment ! continuait cependant Saunders, il n’y aurait rien de curieux à nous montrer dans cette ile ? Après nous avoir traînés, comme un troupeau, dans des pays sans habitants et sans route, vous osez nous retenir à bord de votre… de votre…

Saunders hésitait.

— …de votre sabot, de votre infernal sabot, trouva-t-il enfin, maintenant que nous arrivons dans une contrée à peu près civilisée !

Thompson, les yeux perdus au ciel, sa main, au fond de la poche, agitant doucement un trousseau de clefs, attendait flegmatiquement la fin de l’orage. Cette attitude acheva d’irriter Saunders.

— Eh bien ! s’écria-t-il, cela ne se passera pas ainsi !

— Parfaitement ! appuya Hamilton.

— Nous verrons s’il y a des juges à Londres !

— Parfaitement ! dit de nouveau le baronnet énergiquement.

— Et, pour commencer, je descends à terre, moi ! Je vais dans un hôtel, moi ! Un hôtel de premier ordre, monsieur ! Et je m’y installe à vos frais ! »

Saunders s’engouffra sur ces mots dans l’escalier des cabines. Bientôt, on le vit reparaître, portant sa valise, héler une embarcation, et quitter le bord avec une majestueuse mais bruyante dignité.

Pour ne pas se livrer à des protestations aussi véhémentes, la plupart de ses compagnons ne l’en approuvaient pas moins. Pas un qui ne jugeât sévèrement la légèreté de l’Agence Thompson, et beaucoup d’entre eux, à coup sûr, ne se borneraient pas à parcourir la capitale de Madère.

Alice et Dolly, à tout le moins, sillonneraient un peu l’île elle-même, elles l’avaient déjà résolu, et de ce voyage Roger naturellement ferait partie. Ce fut lui qui se chargea d’obtenir de Robert les renseignements préalables indispensables. Il se décida à élucider par la même occasion un doute qui le tracassait depuis trop longtemps touchant l’interprète du Seamew.

« Un renseignement, s’il vous plaît, mon cher monsieur, lui dit-il en l’abordant, non sans esquisser un malicieux sourire, après le repas du soir.

— Tout à vous, monsieur, répondit Robert.

— La famille Lindsay et moi, reprit Roger, désirons faire une excursion dans l’intérieur de Madère. Voudriez-vous avoir l’obligeance de nous indiquer le meilleur itinéraire à suivre ?

— Moi ! s’écria Robert, qu’à la lueur des fanaux Roger vit positivement rougir. Mais j’en suis incapable ! Je ne sais absolument rien sur cette île de Madère !

Pour la seconde fois, Robert s’apercevait qu’il avait complètement négligé son devoir. Cela le désolait et l’humiliait. Quelle faible volonté avait-il donc ? Quelles pensées le distrayaient ainsi de ce qui pour lui aurait dû être l’essentiel ?

le fort dominant funchal.

En entendant cet aveu d’impuissance, Roger avait paru très mécontent.

— Comment ! dit-il. N’êtes-vous pas le cicérone-interprète du bord ?

— En effet, dit Robert d’un ton glacé.

— Comment se fait-il alors que vous soyez d’une telle ignorance sur Madère ?

Robert, préférant le silence à une humiliante défense, répondit par un geste évasif.

Roger prit un air narquois.

— Ne serait-ce pas, insinua-t-il, que vous n’avez pas eu le loisir de consulter vos fidèles bouquins ? Il va longtemps que votre hublot ne s’éclaire plus le soir.

— Que voulez-vous dire ? demanda Robert devenu écarlate.

— Ce que je dis, parbleu !

Robert, un peu désorienté, ne répondit pas. Quelque chose d’amical dans la voix de son interlocuteur perçait sous l’ironie des paroles. Il demeurait dans l’incertitude. Il fut rapidement fixé. À sa grande surprise, Roger, le prenant par le bras avec une familiarité imprévue, lui dit à brûle-pourpoint :

— Allons, mon cher, avouez-le ! Vous êtes interprète comme je suis pape !

— J’avoue ne pas comprendre… se défendit Robert.

— Je me comprends, moi, repartit Roger. Ça suffit. Évidemment, vous êtes interprète actuellement, c’est clair, à peu près comme je suis marin. Mais quant à l’être de profession !… Ai-je l’air d’un curé, moi ?… En tous cas, mon cher, si interprète vous êtes, il faut avouer que vous n’en êtes pas un fameux !

— Mais… protesta Robert en ébauchant un demi-sourire

— Parfaitement, affirma Roger avec énergie. Vous le faites très mal, votre métier. Vous ne dirigez pas, on vous dirige. Ai-je jamais rien que quelques mots tout secs appris d’avance dans un guide quelconque. Si c’est là un cicérone !…

— Mais enfin… répéta Robert.

Roger de nouveau lui coupa la parole. Un bon sourire sur les lèvres, la main tendue, il s’était planté en face de lui, et il disait :

— Ne vous entêtez donc pas dans un incognito percé à jour. Professeur comme ma canne, cicérone comme mon cigare, vous êtes déguisé, mon cher, avouez-le.

— Déguisé ? répéta Robert.

— Eh oui, vous êtes entré dans la peau d’un cicérone-interprète comme on revêt un habit d’emprunt.

Robert tressaillit. Que sa résolution eût été bonne, il ne pouvait en douter. Mais allait-il, par obstination d’orgueil, refuser dans son isolement l’amitié qui s’offrait à lui avec tant de confiance ?

— C’est vrai, dit-il.

— Parbleu ! fit tranquillement Roger en lui serrant la main, et en l’entraînant dans une amicale promenade. Il y a longtemps que je l’avais deviné. Un homme bien élevé en reconnaîtrait un autre sous la couche de charbon d’un chauffeur. Mais, maintenant que vous les avez commencées, j’espère que vous allez continuer vos confidences. Comment avez-vous pu être conduit à accepter cette situation ?

Robert soupira.

— Serait-ce ?… insinua son compagnon.

— Serait-ce ?…

— L’amour !

— Non, dit Robert. La pauvreté.

Roger s’arrêta sur place et prit dans la sienne la main de son compatriote. Ce geste cordial alla au cœur de Robert et l’émut assez pour qu’il se livrât sans difficulté dès que l’autre reprit :

— La pauvreté !… Voyons, mon cher, contez-moi ça. Raconter son mal est, dit-on, un soulagement, et vous ne trouverez jamais auditeur plus sympathique. Vos parents ?

— Morts.

— Tous les deux ?

— Tous les deux. Ma mère, lorsque j’avais quinze ans ; mon père, il y a six mois. Jusqu’à cette époque, j’avais vécu la vie que mènent tous les jeunes gens riches, très riches même, et c’est seulement depuis la mort de mon père…

— Oui, je comprends, dit Roger d’un ton de profonde sympathie. Votre père était un de ces mondains, un de ces viveurs…

— Je ne l’accuse pas ! interrompit vivement Robert. Tout le temps de sa vie, il s’est montré bon pour moi. Main et cœur ouverts toujours. Pour le reste, il était bien libre d’organiser son existence à sa manière. Quoi qu’il en soit, je me suis vu en quelques jours littéralement sans un sou. Tout ce que je possédais, aux mains des créanciers de la succession, deux semaines après la mort de mon père il ne me restait à peu près rien. Il m’a bien fallu alors songer à gagner mon pain. Malheureusement, peu accoutumé aux difficultés d’une pareille vie, j’ai perdu pied un instant, je l’avoue. Au lieu de faire tête à l’orage, de rester à Paris, et d’user de mes relations, j’ai ressenti une sotte honte de ma nouvelle condition. Résolu à disparaître, j’ai changé de nom et me suis embarque pour Londres, où j’eus bientôt épuisé mes dernières ressources. Par chance, j’ai décroché une place de professeur, et je commençais à me remettre de la secousse, à ébaucher des projets, comme par exemple celui d’aller chercher fortune dans quelque colonie française, quand je retombai de nouveau sur le pavé. Je dus sauter sur la première occasion. Cette occasion s’est appelée Thompson. Voilà mon histoire en peu de mots.

— Elle n’est pas gaie, déclara Roger. Mais ne m’avez-vous pas dit que vous aviez changé de nom ?

— Il est vrai.

— Et votre nom véritable ? Au point où nous en sommes, y aurait-il indiscrétion ?…

Robert sourit avec un peu d’amertume.

— Mon Dieu, j’en ai tant dit !… Je vous demande seulement le secret pour ne pas faire de moi la fable du bord. Et d’ailleurs, je vous l’ai avoué, c’est par un amour-propre que je juge sot à cette heure, que je me suis permis ce ridicule baptême. Je ne voulais pas livrer mon vrai nom à des railleries. Il me semblait déchoir. Quelles sottises ! Alors, je me suis amusé à inventer quelque nom nouveau, et je n’ai rien trouvé de mieux que de faire puérilement l’anagramme du mien.

— Ainsi, dans Morgand ?…

— Dans Morgand, il y a Gramond. Ajoutez-y une particule qui m’est fort utile en ce moment, et un titre de marquis qui me rend incontestablement de grands services, et vous connaîtrez ma personnalité complète.

Roger avait poussé une exclamation.

— Parbleu ! s’écria-t-il, je savais bien que je vous connaissais ! Si vous avez quelque mémoire, vous devez vous souvenir que nous nous sommes vus parfois, étant enfants. J’ai eu l’honneur

le bain était complet.

d’être reçu chez madame votre mère. Nous sommes même vaguement cousins, je crois.

— Tout cela est exact, reconnut Robert. Je m’en suis souvenu dès que j’ai entendu prononcer votre nom.

— Et vous avez persisté dans votre incognito ! se récria Roger.

— À quoi bon le rompre ? dit Robert. Mais ce sont les circonstances que vous rappelez qui m’ont poussé à répondre à vos questions.

Un instant, les deux compatriotes se promenèrent en silence.

— Et votre emploi d’interprète ? demanda brusquement Roger.

— Eh bien ? dit Robert.

— Voulez-vous le quitter ? Je suis, cela va sans dire, à votre entière disposition.

— Et comment vous rembourserais-je ? Non, non, mon cher monsieur. Je suis touché de vos offres plus que je ne saurais dire, mais je ne puis les accepter. Si je me suis réduit à cet état de misère, si j’ai quitté amis et pays, c’est précisément pour ne rien devoir à personne. Et, en cela, je m’entêterai.

— Au reste, vous avez raison, » dit Roger d’un air songeur.

Longtemps encore, les deux compatriotes se promenèrent bras dessus bras dessous, et peu à peu Roger à son tour s’aventura sur la pente des confidences.

Ce n’est pas en vain que deux jeunes hommes se livrent ainsi l’un à l’autre. En se quittant, les deux compagnons de route avaient vu tomber les barrières qui les séparaient. Le Seamew désormais transportait au moins deux amis.

Robert reçut la bienfaisante impression de ce changement imprévu. Elle avait pris fin, cette solitude morale, dans laquelle il se morfondait depuis plus de six mois. Interprète pour tous, de quel secours ne lui serait pas la conscience d’avoir aux yeux d’un seul reconquis sa dignité tout entière.

C’est livré à ces agréables pensées qu’il alluma sa bougie et se plongea dans l’étude de Madère, et de Funchal en particulier. Les innocentes railleries de Roger lui en avaient démontré la nécessité. Il s’efforça de rattraper le temps perdu et travailla son guide fort avant dans la nuit. Aussi était-il ferré sur la question, prêt à subir toutes les colles, quand sonna l’heure du départ.

Pour aller au rivage distant à peu près d’un demi-mille, on ne devait pas employer les canots du bord. La mer, toujours brisante à Funchal, y rend l’atterrissage assez difficile. Le concours des embarcations du pays et de marins « très pratiques » de la côte est nécessaire à la sécurité des passagers.

« Vous savez, monsieur le Professeur, dit Thompson à Robert en s’embarquant avec lui, à Madère, où tout le monde parle anglais, j’ose le dire, c’est pour vous une espèce de congé. Rendez-vous seulement à onze heures à l’Hôtel d’Angleterre et à huit heures du soir à bord, si l’on veut profiter de la table commune. »

En peu d’instants, les embarcations, celle de Thompson en tête, arrivèrent au rivage. Par malheur, les abords s’en trouvaient encombrés. C’était jour de marché, ainsi que le dit un des marins, et le passage était obstrué par des barques de toute espèce, d’où s’élevait un assourdissant concert. Les animaux, empilés dans ces barques, grognaient, mugissaient, bêlaient. Chacun dans sa langue, ils disaient abondamment leur ennui.

L’un après l’autre, on les débarquait, Débarquement peu compliqué, qui consistait simplement à les jeter à l’eau, à grand renfort de rires et de cris. Les passagers du Seamew durent atterrir, confondus dans ce bruyant troupeau, sous les yeux d’un double et dissemblable public. Indifférents, ceux qui, sur le galet, recevaient les animaux destinés au marché ; attentive, la foule élégante, en majorité composée d’Anglais, qui, à l’arrière-plan, se promenait sur la digue en cherchant quelque visage de connaissance parmi les nouveaux arrivants.

Du reste, en dehors de l’espoir confus de découvrir un ami parmi les visiteurs de leur île, ces promeneurs ne pouvaient manquer de s’intéresser aux manœuvres de l’atterrissage. Il y a toujours là un petit moment d’incertitude qui ne manque pas d’un certain charme, si ce n’est peut-être pour les acteurs.

Parvenus à une vingtaine de mètres du galet, les marins qui vous transbordent stoppent et attendent la vague qui doit les conduire jusqu’à terre, au milieu d’un bouillonnement d’écume plus effrayant que dangereux. Les matelots de Madère choisissent le moment psychologique avec une remarquable habileté, et un atterrissage manqué est fort rare.

Il devait pourtant y en avoir un ce jour-là. Arrêtée un peu trop loin du bord, l’une des embarcations n’y fut pas portée entièrement par la vague, qui, en se retirant, la laissa à sec. Ses trois occupants s’empressèrent alors de la quitter, mais, rattrapés à la course par une seconde lame déferlante, ils furent renversés, roulés, trempés, tandis que leur canot se retournait la quille en l’air. Le bain était complet. Ces trois passagers n’avaient rien à envier aux veaux et aux moutons, qui continuaient à pousser leurs cris lamentables.

Et quels étaient ces trois passagers ? Ni plus ni moins que Mr. Edward Tigg, Mr. Absyrthus Blockhead et le baronnet sir George Hamilton. Dans le désordre du départ, ils s’étaient trouvés réunis, juste pour faire de compagnie connaissance avec Madère de cette manière originale.

Les trois baigneurs involontaires prirent l’aventure de façons fort différentes.

Tigg flegmatiquement. Dès que la vague l’eut laissé à sec, il se secoua philosophiquement, et s’éloigna d’un pas tranquille hors d’une nouvelle atteinte du perfide élément. Entendit-il seulement le cri que poussèrent miss Mary et miss Bess Blockhead ? S’il l’entendit, il jugea modestement que crier est naturel, quand on voit bouler son père comme un simple galet.

Quant à ce père, il exultait. On riait autour de lui, mais il riait bien davantage. Avoir frisé la noyade, cela le mettait aux anges. Il fallut que les marins maladroits, causes du mal, l’entraînassent, sans quoi, dans son ravissement, il aurait attendu une seconde douche à la place même où il avait reçu la première. Heureuse nature que celle de l’épicier honoraire !

Si Tigg tut calme, et Blockhead joyeux, Hamilton fut courroucé. À peine relevé, il se dirigea vers Thompson, sain et sauf, lui, au milieu du rire général que cette intempestive baignade avait déchaîné aux deux étages de la plage. Sans un mot, il montra ses vêtements trempés à celui qu’il estimait l’auteur responsable de ses maux.

Thompson comprit qu’il se devait en cette circonstance, et se mit à la disposition de son infortuné passager. Une barque lui fut offerte qui le ramènerait à bord, où il pourrait changer de vêtements. Mais Hamilton refusa net.

« Moi, monsieur, m’embarquer de nouveau dans un de ces infâmes canots !

La fureur d’Hamilton s’augmentait de la présence de Saunders. L’œil narquois, celui-ci assistait à ce débarquement mouvementé. « Aussi, pourquoi m’avoir lâché hier ? Je suis sec, moi, » semblait-il dire ironiquement au baronnet.

— En ce cas, monsieur, répliqua Thompson, à moins qu’un de vos compagnons…

— Parfaitement ! Parfaitement ! interrompit Blockhead. Je rapporterai à sir George Hamilton tout ce qu’il voudra. Je ne serais même pas fâché… »

De quoi le brave épicier honoraire n’aurait-il pas été fâché ? De prendre un second bain probablement !

Il n’eut pas cette joie. Son second voyage s’effectua sans incident, et les vêtements du baronnet arrivèrent secs à destination.

La plupart des passagers s’étaient déjà dispersés. Quant à Robert, Roger l’avait tout de suite accaparé.

« Êtes-vous libre ? lui avait-il demandé.

— Tout à fait, avait répondu Robert. M. Thompson vient de me donner cette bonne nouvelle.

— En ce cas, voudriez-vous me piloter quelque peu ?

— Avec le plus grand plaisir, bien évidemment, avait déclaré le nouvel ami de l’officier.

Mais, au bout de trois pas, celui-ci s’était arrêté, et, d’un air ironique :

— Ah çà ! n’allez pas m’égarer au moins !

— Soyez tranquille, » avait gaiement riposté Robert qui sortait de repasser son plan de Funchal.

Et, de fait, il ne se trompa que cinq fois dans la première demi-heure, au grand amusement de Roger.

Débarqués presque en face de la tour qui supporte le mât des signaux, les deux voyageurs s’étaient engagés tout de suite dans les ruelles étroites et tortueuses de Funchal. Mais ils n’avaient pas fait cent mètres qu’ils ralentissaient leur allure. Bientôt même, ils s’arrêtèrent, avec une grimace douloureuse à l’adresse du désolant pavé dont leurs pieds étaient meurtris. En aucun point du globe, il n’en est de plus inhumain. Fait d’éclats basaltiques aux arêtes tranchantes, il a raison des plus entêtées chaussures. Quant au trottoir, il n’y fallait pas songer. Le trottoir est un luxe inconnu à Madère.

La table d’hôte de l’Hôtel d’Angleterre réunit à onze heures tous les passagers du Seamew, abstraction faite des jeunes mariés toujours aussi invisibles, et de Johnson, qui recommençait sa plaisanterie des Açores décidément.

Combien différent, ce déjeuner, de celui de Fayal. Les touristes apprécièrent vivement le changement et jugèrent que l’Agence tenait pour la première fois ses promesses. On aurait pu se croire en Angleterre, sans les confitures de pommes de terre que fabriquent les religieuses du couvent de Santa-Clara, et qui furent servies au dessert. Cette friandise exotique, mais assez fade, n’eut aucun succès près des convives.

Après le déjeuner, Roger accapara de nouveau son compatriote, et lui déclara qu’il comptait absolument sur lui pour le guider à travers Funchal en compagnie de la famille Lindsay.

« Toutefois, ajouta-t-il en l’attirant à l’écart, nous ne pouvons vous infliger à ces dames une promenade de quelque durée sur le belliqueux pavé dont nous avons ce matin éprouvé la méchante humeur. N’y a-t-il aucune voiture dans ce pays ?

— Aucune voiture sur roues, du moins, répondit Robert.

— Diable ! fit Roger perplexe.

— Mais il y a mieux.

— Et c’est ?…

— Le hamac.

— Le hamac ! Charmant, le hamac ! Une promenade en hamac sera délicieuse. Mais où trouver ces bienheureux hamacs, ô savant cicérone ?

— Place Chafariz, répondit Robert en souriant, et je vais, si vous le voulez, vous y conduire de ce pas.

— Jusqu’aux noms des rues, maintenant ! » s’écria Roger émerveillé.

Priant Alice et Dolly de les attendre, Roger sortit sur les pas de son compatriote. Mais, dans la rue, la science de celui-ci se trouva en défaut. Bientôt, il fut réduit à l’humiliation de demander son chemin.

« J’en aurais fait autant, constata impitoyablement Roger. Il n’y a donc pas de plan dans votre guide ? »

Sur la place Chafariz, assez vaste et ornée d’une fontaine centrale, grouillait une foule nombreuse de campagnards venus pour le marché. Les deux Français trouvèrent sans peine la station de hamacs et arrêtèrent deux de ces agréables véhicules.

Quand Alice et Dolly vinrent installées, la petite troupe se mit en marche.

Un s’approcha d’abord du Palacio Sao-Lourenço, dont on longea les fortifications irrégulières, flanquées de tours rondes peintes en jaune, derrière lesquelles s’abrite le Gouverneur de Madère. Puis, revenant vers l’Est, on traversa le jardin public, fort beau et très bien entretenu, qui se développe à côté du Théâtre de Funchal.

Ce fut seulement à la Cathédrale que les dames quittèrent leurs hamacs. Effort dont elles auraient pu se dispenser, cet édifice du xve siècle ayant perdu tout caractère sous les badigeonnages successifs que lui a infligés la trop conservatrice administration locale.

Quant aux autres églises, Robert affirmant qu’elles ne méritaient pas le dérangement, on résolut de s’abstenir, et l’on se dirigea seulement vers le couvent des franciscains, dans lequel, au dire de Robert, se trouvait « une curiosité ».

Pour se rendre à ce couvent, les touristes durent traverser presque toute la cité de Funchal. Bordées de maisons blanches aux persiennes vertes et ornées de balcons de fer, les rues se succédaient, pareillement sinueuses, toujours veuves de trottoirs, et pavées des mêmes impitoyables cailloux. Aux rez-de-chaussée, des magasins s’ouvraient d’un air engageant, mais, à voir la pauvreté de leurs étalages, il était douteux que l’acheteur le moins difficile pût en sortir satisfait. Quelques-uns de ces magasins offraient aux amateurs les productions spéciales de Madère. C’étaient des broderies, des dentelles en fil d’agavé, des nattes, de petits meubles en marqueterie. Aux éventaires des joailliers s’étageaient des piles de bracelets, réduction de l’écliptique, car les signes du zodiaque y étaient gravés.

De temps à autre, il fallait se ranger pour laisser passer quelque promeneur venant en sens opposé. De piétons, on voyait peu. En hamac généralement, le promeneur était parfois à cheval, et suivi, dans ce cas, de l’infatigable arriero chargé de donner la chasse aux moustiques. Type bien spécial à Madère, que cet arriero. À aucune allure, il ne se laisse distancer. Il trotte quand le cheval trotte, galope quand le cheval galope, et jamais il ne demande grâce, quelles que soient la vitesse et la longueur de la marche.

D’autres fois, le promeneur se prélassait sous l’imperméable baldaquin d’un « carro », sorte de voiture à patins glissant sur les pierres polies. Tiré par des bœufs agrémentés de clochettes, le carro s’avance avec une sage lenteur, conduit par un homme et précédé par un enfant qui fait l’office de postillon.

« Deux grands bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent… commença Roger, en arrangeant le vers connu de Boileau.

— Promènent dans Funchal cet English indolent, » acheva Robert en complétant la mutilation.

Peu à peu, cependant, le caractère de la ville changeait. Les magasins se faisaient moins nombreux, les rues plus étroites et plus tortueuses, les pavés plus irréconciliables. En même temps, la montée s’accentuait. On arrivait dans les quartiers pauvres, dont les maisons, adossées au rocher, laissaient voir par leurs fenêtres ouvertes leur misérable mobilier. Elles expliquaient, ces sombres et humides demeures, pourquoi la population de l’île est décimée par des maladies qui devraient être inconnues sous cet heureux climat : la scrofule, la lèpre, sans compter la phtisie, que des Anglais, venus pour s’en guérir, ont acclimatée.

Les porteurs de hamac ne se rebutaient pas de la raideur de la pente. D’un pas égal, sûr et fort, ils continuaient leur marche, échangeant des bonjours au passage.

Plus de carros dans ces raidillons. Sorte de traîneau admirablement adapté à ces pentes de montagne, le « carrhino » les remplaçait. À chaque instant, on en voyait passer, glissant à toute vitesse, et dirigés par deux hommes robustes, au moyen de cordes fixées à l’avant du véhicule.

Les dames mirent pied à terre devant le couvent des Franciscains, presque en haut de la montée. La « curiosité » annoncée consistait en une vaste pièce servant de chapelle, aux murs incrustés de trois mille crânes humains. Ni leur cicérone, ni leurs guides ne purent, d’ailleurs, expliquer aux voyageurs l’origine de cette bizarrerie.

La « curiosité » suffisamment contemplée, on redescendit la pente, et les deux piétons ne tardèrent pas à demeurer en arrière, incapables de suivre le train sur ce pavé, auquel ils n’épargnaient pas les épithètes désobligeantes.

un carro.

« Quelle horrible façon d’entretenir les rues ! s’écria Roger en s’arrêtant tout à fait. Verriez-vous un inconvénient à souffler un instant, ou du moins à ralentir le pas ?

— J’allais vous le proposer, répondit Robert.

— À merveille ! Et je profiterai de notre solitude pour vous présenter une requête.

Roger rappela alors à son compagnon que les dames Lindsay et lui avaient projeté pour le lendemain une excursion dans l’intérieur. Au cours de cette excursion, un interprète serait nécessaire, et Roger comptait sur son nouvel ami.

— Ce que vous désirez est bien difficile, objecta Robert.

— Pourquoi ? demanda Roger.

— Mais parce que j’appartiens à l’ensemble des touristes et non à quelques-uns d’entre eux.

— Nous ne ferons pas bande à part, répondit Roger. Viendra avec nous qui voudra. Quant aux autres, ils n’ont pas besoin d’interprète à Funchal, où tout le monde parle anglais, et que l’on peut visiter en deux heures, y compris la chapelle des crânes. Au surplus, cela regarde M. Thompson, auquel j’en parlerai ce soir. »

Au bas de la pente, les deux Français rejoignirent leurs compagnes, arrêtées par un concours assez nombreux de populaire. Une maison semblait être l’objectif de cette foule, d’où s’élevaient des rires et des exclamations.

Bientôt un cortège se forma, se mit en marche et défila devant les touristes, aux sons « l’une joyeuse musique et de chants de fête.

Roger poussa une exclamation d’étonnement.

« Mais… mais… Dieu me pardonne !… C’est un enterrement, ça !

En effet, à la suite des premiers rangs du cortège, on apercevait, sur les épaules de quatre porteurs, une sorte de brancard, sur lequel un petit corps, celui d’une fillette, était couché dans l’éternel sommeil.

De leur place, les touristes distinguaient nettement jusqu’au moindre détail. Ils voyaient le front entouré de fleurs blanches, les yeux clos, les mains jointes du petit cadavre, que l’on conduisait ainsi à la tombe au milieu d’une gaieté générale.

Quant à croire à une cérémonie tout autre, quant à douter que la fillette fut morte, cela était impossible. On ne pouvait se tromper à ce front jauni, à ce nez pincé, à la raideur des deux petits pieds sortant des plis de la robe, à cette immobilité définitive de l’être.

— Quelle est cette énigme ? murmura Roger, tandis que la foule s’écoulait lentement.

— Elle n’a rien de mystérieux, répondit Robert. Ici, dans ce pays religieux et catholique, on estime que les enfants, étant purs de toute tache, vont directement prendre place parmi les anges du ciel. Pourquoi dès lors les pleurerait-on ? Ne doit-on pas, au contraire, d’autant plus se réjouir de leur mort qu’on les a mieux aimés sur la terre ? De là les chants joyeux que vous avez entendus. Après la cérémonie, les amis de la famille viendront en foule complimenter les parents de la petite morte, qui devront encore renfermer en eux-mêmes leur humaine et irrésistible douleur.

— Quelle singulière coutume ! dit Dolly.

— Oui, murmura Alice, singulière. Mais belle, et tendre, et consolante aussi. »

À peine à l’hôtel, où les touristes se réunissaient pour retourner en corps au Seamew, Roger présenta sa requête à Thompson. Trop heureux, Thompson, de se débarrasser ainsi de bouches vraiment onéreuses ! Non seulement il accueillit la requête sans difficulté, mais encore il fit une chaleureuse propagande en faveur de cette excursion extra-officielle.

Peu nombreux furent les adhérents qu’il récolta. Quelle idée d’ajouter un supplément de frais à un voyage déjà très coûteux ! Pourtant, il en fut un qui ne marchanda pas son approbation et qui, sans hésiter, déclara se joindre aux excursionnistes. Il félicita même Roger de son idée.

« Vraiment, cher monsieur, dit-il d’une voix de stentor, c’est vous qui auriez dû, dans notre intérêt, organiser le voyage tout entier !

Qui aurait pu être cet insolent passager, si ce n’est l’incorrigible Saunders ?

Électrisé par cet exemple, le baronnet donna lui aussi son adhésion, et pareillement Blockhead qui se déclara enchanté sans s’expliquer davantage.

Aucun autre passager ne se joignit à ceux-là.

— Nous serons donc huit, » conclut Jack du ton le plus simple.

Alice fronça les sourcils, et considéra son beau-frère avec une sévère surprise. Dans l’état de leurs rapports, n’aurait-il pas dû montrer plus de réserve ? Mais Jack s’était détourné, et il ne vit pas ce qu’il ne voulait pas voir.

Mrs. Lindsay fut contrainte de renfermer son mécontentement en elle-même, et son humeur ordinairement sereine s’en trouva assombrie. Quand les passagers du Seamew, sauf ceux qui devaient participer à l’excursion du lendemain, furent retournés à bord, elle ne put s’empêcher de reprocher à Roger d’avoir ainsi publié leurs projets. Roger s’excusa de son mieux. Il avait pensé qu’un interprète serait utile dans l’intérieur. En outre, ajouta-t-il sans rire, M. Morgand, grâce à sa connaissance du pays, pourrait leur servir de guide.

« Vous avez peut-être raison, répondit Alice sans désarmer, cependant je suis un peu fâchée, je dois vous le dire, que vous l’ayez joint à notre petite troupe.

— Et pourquoi donc ? demanda Roger sincèrement étonné.

— Parce que, répliqua Alice, une semblable excursion donnera forcément à nos relations un certain caractère d’intimité. Cela, pour deux femmes, est délicat, quanti il s’agit d’une personne comme M. Morgand. Je vous accorde que les apparences sont des plus engageantes. Mais enfin, voilà un homme remplissant un emploi en somme subalterne, on ne sait d’où il vient, il n’offre aucune surface, n’a parmi nous aucun répondant…

Roger écoutait avec surprise cet exposé de principes si insolite dans la bouche d’une citoyenne de la libre Amérique. Mrs. Lindsay l’avait jusque-là accoutumé à moins de timidité. Il constatait, non sans en éprouver un mystérieux plaisir, l’attention singulière qu’une femme, placée si fort au-dessus d’un interprète par la fortune, daignait accorder à cet humble fonctionnaire de l’Agence Thompson. Eh quoi ! elle parlait d’avoir avec lui « des rapports » intimes ou non ! Elle s’inquiétait de ses origines, regrettait qu’il n’eût pas de répondant !…

— Pardon ! interrompit-il. Il en a.

— Qui donc ?

— Moi. Je le cautionne formellement auprès de vous, » dit sérieusement Roger, qui, avec un aimable salut, s’empressa de prendre congé.

La curiosité est la maîtresse passion des femmes, et les derniers mots de Roger avaient déchaîné celle de Mrs. Lindsay. Remontée dans sa chambre, elle n’y put trouver le sommeil. L’énigme qui venait de lui être proposée l’énervait, et, d’autre part, elle s’irritait de la fausseté de sa situation vis-à-vis de son beau-frère. Que ne quittait-elle le bord ? Que n’abandonnait-elle ce voyage, qu’elle n’aurait jamais dû entreprendre ? Cette solution était la seule logique. Elle remettait toute chose en place. Alice était forcée de le reconnaître. Et pourtant, au fond de son être, une insurmontable répugnance s’opposait sourdement à ce parti.

Elle ouvrit la fenêtre, et délicieusement baigna son visage dans la brise voltigeante et tiède.

C’était une nuit de nouvelle lune. Noirs tous deux, les cieux et la mer, que piquaient des lumières, là-haut étoiles, feux des navires à l’ancre en bas.

Longtemps, agitée de confuses pensées, Alice demeura rêveuse devant l’espace empli d’une ombre mystérieuse, tandis que, de la plage, montait jusqu’à elle la plainte éternelle des galets.