L’Agence Thompson and Co./II/11

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Hetzel (p. 422-440).

XI

où thompson, à son tour, n’en a pas pour son argent.

« Mr. Thompson ! s’écria Baker avec une joie féroce.

C’était bien Thompson en personne, mais un peu penaud, il faut l’avouer, malgré son extraordinaire aplomb. Dans la lutte entre sa peur et son avarice, celle-ci avait finalement succombé, et Thompson vaincu mettait les pouces. Patiemment, il avait guetté le départ, et, profitant de la nuit, il s’était joint au dernier convoi.

— Mr. Thompson ! répéta Baker, couvant son ennemi comme un chat une souris. Nous n’espérions plus avoir le désagrément vous revoir ! Aurons-nous donc l’ennui de retourner avec vous en Angleterre ?

— En effet, répondit Thompson, qui eût au besoin avalé d’autres couleuvres. Mais j’entends payer mon passage, ajouta-t-il précipitamment, espérant désarmer ainsi son implacable adversaire.

— Comment donc ! approuva Baker. Cela est trop surnaturel !

— Surnaturel ? répéta Thompson.

— Oui. Vous ne nous avez pas habitués jusqu’ici à de semblables façons. Enfin ! il n’est jamais trop tard pour bien faire. Voyons, quel prix allons-nous vous prendre, mon cher monsieur ?

— Le prix de tout le monde, je suppose, dit Thompson avec angoisse.

— C’est que voici la difficulté, objecta Baker d’un ton bonhomme, nous n’avons pas de tarif. Nous formons tous, tels que vous nous voyez, une société mutuelle, une coopérative comme on dit, dans laquelle chacun a versé sa part. Vous, vous êtes un étranger. Il faut créer pour vous un tarif spécial et personnel. C’est très délicat !

— Pourtant, murmura Thompson, il me semble que six livres (150fr)…

— C’est bien peu ! répondit Baker d’un air rêveur.

— Dix livres (250fr)…

— Hum ! fit Baker.

— Vingt livres (500fr)… trente livres (750fr)…

Baker secouait toujours la tête, et semblait réellement fort chagrin d’être obligé de refuser des offres si tentantes.

— Eh bien ! quarante livres (1000fr), dit enfin Thompson avec effort. Autant que je vous ai demandé pour vous conduire…

— Au Cap Vert ! et même malgré moi, acheva Baker dans les yeux duquel luisait une malice infernale. Ainsi donc, vous pensez que quarante livres ?… Allons, va pour quarante livres !… Ce n’est pas assez évidemment. J’ai tort. Mais, le diable m’emporte, je ne sais rien vous refuser. Si donc vous voulez bien me verser la somme ?…

Thompson s’exécuta en soupirant, et tira du fond de sa sacoche les bank-notes exigées, que Baker compta par deux fois avec une merveilleuse insolence.

— Le compte y est, je m’empresse de le reconnaître. D’ailleurs, quoi vraiment de plus extraordinaire ? » dit-il en tournant le dos à son passager, qui s’empressa d’aller choisir une place dans le dortoir commun.

Pendant cette discussion, la Santa-Maria avait largué ses voiles et hissé son ancre à bord. À une heure du matin, par une brise d’Est bien établie, elle sortit sans inconvénient ni difficulté de la baie de La Praya. Devant son étrave, s’étendait la mer libre. Il ne lui restait plus qu’à y creuser son sillon.

Successivement, les passagers gagnèrent leurs couchettes. L’un des premiers, Thompson s’était étendu sur le matelas qu’il s’était réservé, et déjà il glissait au sommeil, quand il se sentit touché à l’épaule. Ouvrant les yeux en sursaut, il aperçut Baker penché au-dessus de lui.

« Qu’y a-t-il ? demanda Thompson dans un demi-sommeil.

— Une erreur, ou plutôt un malentendu, mon cher monsieur. Tout à fait content de vous déranger, mais il n’y a pas moyen de faire autrement, quand je vous vois sans droit couché sur ce matelas.

— J’ai payé ma place, il me semble ! s’exclama Thompson avec mauvaise humeur.

— Votre passage ! cher monsieur, votre passage ! rectifia Baker. J’emploie votre propre expression. Ne confondons pas, s’il vous plaît. Passage ne veut pas dire place. Je dois uniquement vous transporter, je vous transporte. Je ne dois nullement vous coucher. Les matelas sont hors de prix à La Praya, et, si vous voulez jouir de celui-ci, je serai dans l’obligation de vous demander un léger supplément.

— Mais c’est un vol ! Je suis dans un coupe-gorge, ici ! s’écria avec colère Thompson redressé sur son séant, et promenant autour de lui des regards éperdus. Et quelle somme avez-vous la prétention de m’extorquer pour me donner la permission de dormir ?

— Il m’est impossible, dit sentencieusement Baker, de ne pas répondre à une question formulée en termes si choisis. Voyons !… Oui… à la rigueur… Oui, pour deux livres (50fr) il m’est possible de vous louer ce matelas, C’est un peu cher, je ne dis pas. Mais à São-Thiago, les matelas…

Thompson haussa les épaules.

— Celui-ci ne vaut pas les deux livres. Mais peu importe. Je vais vous verser vos deux livres, et, moyennant cette somme, il est bien entendu que j’aurai la paix pour toute la traversée.

— Pour toute la traversée ! Y pensez-vous ? Pour toute la traversée !… Ma parole, messieurs, ce gentleman est fou, s’écria Baker en levant les bras au ciel et en prenant à témoin les autres passagers assistant, accoudés sur leurs couchettes, à cette scène qu’ils scandaient d’irrésistibles éclats de rire. C’est deux livres par nuit, mon cher monsieur. Par nuit, entendons-nous !

— Par nuit ! et, par conséquent, soixante livres si ce voyage dure un mois ? Eh bien ! monsieur, sachez-le, je ne payerai pas cela. La plaisanterie ne prend pas, répondit Thompson rageusement, en s’étendant de nouveau.

— Dans ce cas, monsieur, déclara Baker avec un flegme imperturbable, je vais avoir l’avantage de vous mettre dehors.

Thompson regarda son adversaire, et vit qu’il ne badinait pas. Déjà Baker allongeait ses longs bras.

Quant à espérer un secours des spectateurs, il n’y fallait pas songer. Ravis de cette vengeance inespérée, ils se tordaient, les spectateurs.

Thompson préféra, en cédant, éviter une lutte dont l’issue n’était pas douteuse. Il se leva sans ajouter un mot, et se dirigea vers l’échelle du capot. Avant d’en gravir le premier échelon, il crut bon toutefois de protester.

— Je cède à la force, dit-il avec dignité, mais je proteste énergiquement contre le traitement qui m’est infligé. On aurait dû me prévenir que mes quarante livres ne m’assuraient pas la liberté de dormir en repos.

— Mais la chose allait de soi, répliqua Baker qui paraissait tomber des nues. Non certes, vos quarante livres ne vous donnent pas le droit de dormir sur les matelas de la Société, pas plus que de boire dans les verres ou de manger à la table de la Société. Passage, je suppose, ne veut pas dire matelas, fauteuil, claret et beafsteack ! Si vous voulez de ces choses, il faudra les payer, et tout cela est horriblement cher par le temps qui court ! »

Et Baker s’étendit nonchalamment sur le matelas qu’il venait de conquérir, tandis que Thompson défaillant montait à tâtons les degrés de l’échelle.

Le malheureux avait compris.

On croira sans peine qu’il dormit mal. Il passa la nuit entière à chercher quelque moyen d’échapper au sort qui le menaçait. Il n’en découvrit pas malgré son esprit inventif. Il s’était sottement laissé prendre dans un traquenard sans issue.

Thompson finit pourtant par se rassurer, en pensant combien il était peu probable que Baker exécutât ses menaces jusqu’au bout. Il ne s’agissait évidemment que d’une plaisanterie, désagréable assurément, mais d’une simple plaisanterie qui cesserait d’elle-même à bref délai.

Ces considérations optimistes n’eurent pas toutefois le pouvoir de rendre à Thompson assez de calme pour lui permettre de trouver le sommeil. Jusqu’au matin, tout en agitant les chances qu’il avait de sauver à la fois sa vie et sa caisse, il se promena sur le pont, où veillaient à tour de rôle les bordées de quart.

Pendant que Thompson veillait, les autres passagers de la Santa-Maria dormaient à poings fermés le bon sommeil des consciences paisibles. Le temps se maintenait assez beau, malgré la sécheresse de ce vent d’Est qui gonflait les voiles du navire. À cette allure, on avançait rapidement. Quand le jour se leva, São-Thiago restait à plus de vingt milles dans le Sud.

On passait en ce moment à une faible distance de l’île de Maio, mais personne, sauf Thompson, n’était là pour contempler cette terre désolée.

Il n’en était pas de même, quand, quatre heures plus tard, on longea, mais de moins près, l’île de Boavista. Tous étaient alors levés à bord de la Santa-Maria, et la dunette regorgeait de promeneurs que le défaut de place forçait à refluer sur le pont. Tous les regards se dirigèrent vers la ville de Rabil, devant laquelle on apercevait distinctement cette fois quelques navires à l’ancre. Boavista s’abaissait à son tour sur l’horizon, lorsque la cloche sonna le déjeuner.

Baker, promu administrateur de ce voyage de retour, avait donné libre carrière à son penchant pour l’ordre et la méthode. À bord de la Santa-Maria, il entendait que les choses marchassent comme à bord du plus régulier des paquebots, et la ponctualité des repas était l’essentiel à ses yeux. Bien qu’elles fussent contraires à ses goûts et aux usages de la marine, il avait conservé les heures adoptées par son prédécesseur. Par ses soins, la cloche sonnerait comme autrefois à huit heures, à onze heures et à sept heures du soir.

Toutefois, il ne pouvait être question, malgré son désir, d’avoir une table correcte. À peine si le carré était suffisant pour une douzaine de convives. Il fut donc entendu que chacun s’accommoderait de son mieux sur la dunette ou sur le pont en des groupes au milieu desquels passerait l’ancien personnel du Seamew devenu celui de la Santa-Maria. D’ailleurs, cet inconvénient n’allait pas sans charmes. Ces repas en plein air s’égayeraient d’une apparence de parties de plaisir. En cas de mauvais temps, on en serait quitte pour se réfugier dans le dortoir de l’entrepont. Mais la pluie ne serait plus à craindre, dès qu’on aurait quitté les parages des iles du Cap Vert.

Au cours de ce déjeuner auquel Thompson ne participa en aucune façon, le capitaine Pip fit une proposition inattendue.

Ayant réclamé l’attention, il rappela d’abord ses réserves touchant les dangers d’un pareil voyage sur un navire tel que la Santa-Maria. Puis il avoua que, ébranlé par la responsabilité énorme qui pesait sur lui, il avait eu un moment la pensée de rallier, non pas la côte espagnole ou portugaise, mais tout simplement la ville de Saint-Louis, au Sénégal. Toutefois, il n’avait pas cru devoir proposer cette combinaison, en raison du vent d’Est qui s’était mis à souffler, rendant cette relâche presque aussi longue à atteindre que l’une des Canaries ou même un port européen. Mais, à défaut de Saint-Louis, ne pouvait-on aller à Porto Grande de São-Vicente ? Pour cela, le capitaine n’avait qu’à laisser porter de deux quarts, et avant la nuit tout le monde serait à terre, en sûreté, avec la certitude d’un prochain paquebot.

La communication du capitaine Pip fit d’autant plus d’effet, qu’il n’avait pas accoutumé jusqu’ici à d’inutiles paroles. Il fallait qu’il jugeât le danger sérieux, pour s’être aventuré dans un aussi long discours.

Ce fut Baker, en sa qualité d’administrateur délégué, qui s’empara de la tribune.

« Vos paroles sont graves, commandant, dit-il. Mais précisons, et dites-nous franchement si vous considérez comme déraisonnable le voyage que nous avons entrepris.

— Si telle avait été ma pensée, répondit le capitaine, je vous l’aurais fait connaître dès le début. Non. ce voyage est possible, et cependant… avec tant de monde à bord…

— Enfin, interrompit Baker, si vous n’aviez avec vous que des marins, auriez-vous autant d’inquiétude ?

— Non certes, affirma le capitaine. Mais ce n’est pas la même chose. Naviguer, c’est notre métier à nous, et nous avons nos raisons…

— Nous avons aussi les nôtres, dit Baker, ne serait-ce que les fonds que nous a contraint d’engager sur ce navire la ladrerie de celui qui aurait dû payer pour tous. Il en est encore une autre plus sérieuse : la quarantaine qui frappe l’île de São-Thiago que nous venons de quitter. À cette heure, la Santa-Maria est peut-être signalée à toutes les îles de l’archipel, et je suis convaincu qu’on s’opposerait d’autant plus formellement à notre débarquement que nous ne possédons pas de patente nette et que nous avons deux malades à bord. Si donc, malgré tout, nous parvenions à prendre terre, ce ne serait que pour subir un emprisonnement réel cette fois, c’est-à-dire infiniment plus rigoureux que celui dont nous venons d’être victimes à São-Thiago. On peut objecter qu’en Portugal et en Espagne il en sera de même. C’est possible, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs, nous serons arrivés alors, et cela nous donnera du courage. Dans ces conditions, je vote pour la continuation du voyage commencé, et je pense que tout le monde est ici de mon avis. »

Le speech de Baker obtint en effet un assentiment unanime, et le capitaine Pip se contenta d’y répondre par un geste d’acquiescement. Cependant, la solution ne le satisfaisait qu’à moitié, et qui l’eût écouté le soir de ce jour eût pu l’entendre murmurer d’un air soucieux au fidèle Artimon :

« Vous voulez connaître mon avis, master ? Eh bien ! c’est une péripétie, monsieur, une véritable péripétie ! »

D’ailleurs, le problème ne se posa bientôt plus. Vers deux heures de l’après-midi, la brise tourna progressivement au Sud, et la Santa-Maria commença à faire route vent arrière. Le retour se fermait pour elle. La seule route ouverte désormais était celle des Canaries et de l’Europe.

Ce fut à cette allure que, vers quatre heures et demie, on longea l’île du Sel, que nul ne pouvait considérer sans émotion. Toutes les lunettes se dirigèrent vers cette terre, au bord de laquelle le Seamew épuisé était venu mourir.

Un peu avant la nuit on perdit de vue cette dernière île de l’archipel du Cap Vert. Maintenant, rien ne romprait plus le cercle de l’horizon, jusqu’au moment où l’on aurait connaissance des Îles Canaries. C’était une affaire de trois ou quatre jours, si la brise actuelle se maintenait. En somme, on n’avait pas à se plaindre de cette première journée, tout s’était bien passé, et l’on pouvait espérer que cette heureuse chance persisterait.

Un seul des passagers avait le droit d’être un peu moins satisfait, et il n’est pas besoin, pour le désigner, de le nommer par son nom de Thompson. Au repas de midi, il s’était procuré une assiette et l’avait hardiment offerte à la distribution générale. Mais Baker veillait, et l’assiette était restée vide. Au cours de l’après-midi, Thompson ayant essayé de s’aboucher avec Roastbeaf, dans l’espoir que celui-ci n’aurait pas le front de résister à un ordre de son ancien chef, il se heurta encore à Baker qui le surveillait avec un invincible zèle. Décidément, l’affaire devenait sérieuse.

Mais Baker veillait, et l’assiette était restée vide.

Thompson, mourant de faim, comprit qu’il fallait céder, et il se décida à aller trouver son impassible bourreau.

« Monsieur, lui dit-il, je meurs de faim.

— Je m’en réjouis, répondit Baker avec flegme, car cela prouve en faveur de votre estomac.

— Trêve de plaisanteries, s’il vous plaît, dit brutalement Thompson que la souffrance jetait hors de son caractère, et veuillez me dire jusqu’où vous comptez pousser celle dont vous me rendez victime.

— De quelle plaisanterie voulez-vous parler ? demanda Baker en simulant une profonde recherche. Je ne crois pas avoir fait avec vous la moindre plaisanterie.

— Ainsi, s’écria Thompson, vous comptez sérieusement me laisser mourir de faim ?

— Dame ! fit Baker, si vous ne voulez pas payer !

— C’est bon, conclut Thompson, je payerai. Nous réglerons ce compte-là plus tard…

— Avec les autres, approuva Baker d’un ton aimable.

— Veuillez donc me dire à quel prix vous m’assurerez la liberté de dormir et de manger jusqu’à la fin du voyage.

— Du moment qu’il s’agit d’un forfait, dit Baker avec importance, tout se simplifie étrangement.

Il tira son carnet et en feuilleta les pages.

— Voyons !… Hum !… Vous avez déjà versé une somme de quarante livres… C’est ça… Oui… Hum !… Parfaitement !… Eh bien ! il ne s’agit plus que de payer un petit supplément de cinq cent soixante-douze livres, un shelling et deux pence — (quatorze mille trois cent un francs, quarante-cinq centimes) — pour avoir droit à tous les avantages du bord sans exception.

— Cinq cent soixante-douze livres ! s’écria Thompson. C’est de la folie ! Plutôt que de subir une pareille exigence, j’en appellerai à tous les passagers. Que diable ! je trouverai bien un honnête homme parmi eux.

— Je puis le leur demander, proposa Baker avec amabilité. Toutefois, je vous conseillerai d’examiner auparavant comment cette somme a été obtenue. L’affrètement de la Santa-Maria nous a coûté net deux cent quarante livres ; nous avons dû consacrer deux cent quatre-vingt-dix livres et dix-neuf shellings à l’acquisition des vivres nécessaires pour la traversée ; et enfin l’aménagement du navire nous a entraînés dans une dépense de quatre-vingt-une livres, deux shellings et deux pence ; soit, au total, six cent douze livres un shelling et deux pence, dont j’ai déduit, comme je vous l’ai dit, les quarante livres que vous avez déjà versées. Je ne pense pas que vous puissiez, contre une réclamation aussi juste, obtenir l’appui de ceux que vous avez dépouillés. Toutefois, si le cœur vous en dit…

Non, le cœur n’en disait pas à Thompson, qui le fit comprendre du geste. Sans essayer une résistance à l’avance inutile, il ouvrit sa précieuse sacoche et en tira une liasse de bank-notes, qu’il réintégra avec soin, après avoir prélevé la somme exigée.

— Il en reste, fit Baker en montrant la sacoche.

Thompson ne répondit que par un pâle et indéfinissable sourire.

— Mais pas pour longtemps ! ajouta le féroce administrateur, tandis que le sourire ébauché s’évanouissait sur les lèvres de Thompson. Nous aurons bientôt à régler les petits comptes qui nous sont personnels.

Avant de quitter son implacable adversaire, Thompson voulut au moins en avoir pour son argent. À bord de la Santa-Maria, il avait retrouvé le fidèle Piperboom, et le Hollandais, comme si la chose eût été d’une évidente légitimité, s’était de nouveau incrusté à celui qu’il persistait à considérer comme le gouverneur de la colonie errante. Thompson promenait partout cette ombre triple de lui-même, et l’obstination de l’énorme passager commençait à l’agacer outre mesure.

— Ainsi donc, demanda-t-il, il est bien entendu que j’ai les droits de tout le monde, que je suis un passager comme les autres ?

— Absolument.

— Dans ce cas, vous m’obligeriez en me débarrassant de cet insupportable Piperboom, dont je ne puis me dépêtrer. Tant que j’étais Administrateur Général, il me fallait le subir. Mais, maintenant, c’est bien le moins que…

— Évidemment ! évidemment ! interrompit Baker. Malheureusement, je ne suis pas plus administrateur que vous. Au reste, rien ne vous sera plus facile, ajouta l’impitoyable railleur en pesant sur les mots, que de faire comprendre à Mr. Van Piperboom combien il vous gêne. »

Thompson, pâle de colère, dut se retirer avec ce viatique, et, à partir de cet instant, Baker cessa de faire à lui la moindre attention.

En se levant, le 6 juillet, les passagers eurent la surprise de voir la Santa-Maria presque immobile. Dans la nuit, la brise avait molli peu à peu, et, au lever du soleil, un calme plat s’était étendu sur la mer que soulevait une houle longue et sans rides. Ballottée par cette houle accourue de l’horizon de l’Ouest, la Santa-Maria frappait ses voiles contre les mâts en gémissant et en roulant d’une manière écœurante.

Malgré la satisfaction très réelle que tous éprouvèrent en constatant à quel point, sous l’influence de l’air pur de la mer, l’état d’Hamilton et de Blockhead s’était amélioré, ce fut une bien triste journée. Ce calme imprévu représentait une prolongation du voyage. Cependant, mieux valait encore trop peu que trop de vent, et l’on prit en patience un ennui qui ne s’aggravait pas d’inquiétude.

On aurait pu croire que tel n’était pas l’avis du capitaine Pip, à voir et combien fréquemment son strabisme des grandes occasions faisait diverger ses prunelles, et de quelle cruelle façon il se pétrissait le bout du nez. Évidemment, quelque chose d’anormal choquait le brave capitaine, dont les regards se portaient constamment vers cet horizon de l’Ouest d’où venaient les longues ondulations qui secouaient la Santa-Maria.

Trop au courant des tics et des manies de leur estimable commandant pour n’en pas comprendre le mystérieux langage, les passagers regardaient, eux aussi, cet horizon de l’ouest, sans parvenir à y rien remarquer. Là comme ailleurs, le ciel était d’un bleu pur sur lequel ne tranchait aucun nuage.

Ce fut seulement vers deux heures de l’après-midi qu’une légère vapeur y apparut, et grandit ensuite lentement, en passant successivement du blanc au gris et du gris au noir.

Vers cinq heures, le soleil déclinant entra dans cette vapeur, et la mer se teignit aussitôt d’une sinistre teinte de cuivre. À six heures, la nuée fuligineuse avait déjà envahi la moitié du ciel quand les premiers commandements du capitaine éclatèrent :

« À carguer le clin-foc !… À carguer le petit cacatois !… À carguer le flèche !… À carguer le grand cacatois ! »

Un quart d’heure plus tard, on amenait le grand foc et les perroquets, et, vingt minutes après, le petit volant, la trinquette et la brigantine, à la place de laquelle on enverguait une voile de cape. Ce travail à peine terminé, le capitaine faisait serrer la grand’voile, la misaine et le grand volant, ne laissant dehors que le petit foc, les deux huniers au bas ris et une voile de cape au mât d’artimon.

L’atmosphère était calme cependant. Mais ce calme trop profond n’avait rien de rassurant.

À huit heures précises, en effet, la rafale arriva comme la foudre, accompagnée de torrents de pluie. La Santa-Maria s’inclina à faire croire qu’elle allait chavirer, puis, présentant son étrave à la mer, commença à bondir sur les lames subitement dressées.

Le capitaine invita alors tout le monde à aller chercher le sommeil. Il n’y avait plus rien à faire maintenant qu’à attendre.

Jusqu’au matin, en effet, la Santa-Maria demeura à la cape, et les passagers lurent durement secoués dans leurs couchettes. La tempête malheureusement ne montra, au cours de cette nuit, aucune tendance à décroître. Bien au contraire, au lever du soleil, elle parut redoubler de violence.

Le capitaine Pip, au surplus, n’était pas trop mécontent de la manière dont la Santa-Maria tenait la cape. Elle montait légèrement à la lame, le pont à peine mouillé par les embruns. Par contre, il était moins satisfait de la mâture, et il constatait avec ennui la mauvaise qualité du filin acheté à São-Thiago. Les haubans et les galhaubans, sous les chocs imprimés par la mer, avaient subi un allongement considérable, et les bas-mâts jouaient dans les emplantures.

Durant toute cette journée, la rage de l’ouragan ne cessa d’augmenter. Sans nul doute, on avait à lutter contre un de ces cyclones capables de désoler des contrées entières. Avant midi, les lames devenues monstrueuses commencèrent à déferler avec fureur. La Santa-Maria reçut plus d’un paquet de mer dont son coffre fut rempli.

Le capitaine s’entêtait cependant à tenir la cape. Mais, vers sept heures du soir, l’état du vent et des flots s’aggrava dans de telles proportions, la mâture se mit à osciller d’une façon si menaçante, qu’il jugea impossible de conserver cette allure. Comprenant qu’il y aurait eu folie à s’obstiner, il se résolut à fuir vent arrière devant la tempête.

Dans la situation où se trouvait la Santa-Maria, passer de la cape au vent arrière ou réciproquement est toujours une manœuvre délicate. Entre l’instant où le navire présente son étrave aux lames courroucées et celui où il a pris assez de vitesse pour qu’elles glissent sous son couronnement, il en est forcément un où il les reçoit par le flanc. Un navire frappé à ce moment par une lame suffisamment forte serait roulé comme un bouchon. Il importe donc de surveiller la mer et de profiter d’une accalmie. Le choix de la minute propice est du plus haut intérêt. Le capitaine Pip avait pris lui-même la barre, tandis que l’équipage tout entier se tenait prêt à haler sur les bras de bâbord du grand hunier.

« Brasse carré derrière ! commanda le capitaine, choisissant avec tact l’instant favorable et tournant rapidement la roue du gouvernail.

Le navire abattit d’un seul coup sur tribord et tomba dans le lit du vent. Mais tout n’était pas dit encore. Il ne suffit pas qu’un navire présente son arrière aux lames, il faut aussi qu’il ait acquis une vitesse assez grande pour atténuer la violence de leurs assauts.

— Brasse carré devant ! commanda le capitaine dès que le navire fut arrivé. À larguer la misaine !… Cargue le petit foc et le foc d’artimon ! »

La manœuvre avait heureusement réussi. Sous l’impulsion de la misaine offrant au vent sa vaste superficie, la Santa-Maria, en quelques secondes, commença à fendre les flots avec la vitesse d’un cheval au galop. Précaution supplémentaire, elle traînait derrière elle un filet de pêche trouvé dans la soute aux voiles, filet dont le rôle consistait à empêcher les lames de déferler sur la dunette.

L’allure du vent-arrière succédant à celle de la cape, ce fut pour les passagers un repos relatif. Ils en apprécièrent fort la douceur et estimèrent le danger considérablement atténué.

Le capitaine était d’une opinion contraire. À fuir ainsi dans l’Est, il calculait qu’on aurait atteint la côte d’Afrique avant d’avoir fait trois cent cinquante milles. Et trois cent cinquante milles ne sont pas longs à franchir, à la vitesse que le vent imprimait à la Santa-Maria.

Durant toute la nuit, il veilla. Mais le soleil se leva le 8 juillet sans que ses craintes se fussent réalisées. De tous côtés l’horizon était libre. Le capitaine espéra s’être trompé dans son estime et souhaita une anordie lui permettant d’aller coûte que coûte en relâche à Saint-Louis du Sénégal.

Malheureusement, l’anordie espérée ne vint pas, le vent resta fixé dans l’Ouest-Nord-Ouest, et la Santa-Maria continua à filer comme un express vers la côte d’Afrique.

Mis au courant de la situation par quelque indiscrétion des hommes de l’équipage, les passagers partageaient maintenant les angoisses de leur capitaine, et tous les yeux cherchaient dans l’Est cette côte vers laquelle courait le navire.

Ce fut seulement vers cinq heures du soir qu’on l’aperçut par bâbord devant. Le rivage sans doute se creusait en cet endroit en une sorte de golfe, car la Santa-Maria le longeait comme une flèche, au lieu de se diriger normalement sur lui. Mais peu à peu la côte s’infléchit vers le Sud, et la distance qui en séparait la Santa-Maria diminua rapidement.

Seul, à bâbord, sur la dunette, le capitaine regardait de toute son âme cette côte basse, sablonneuse, limitée à l’arrière-plan par des dunes et défendue par une barrière de récifs.

Tout à coup il se redressa et, ayant craché dans la mer avec violence, formula à l’adresse d’Artimon :

« Dans une demi-heure nous serons au plein, master, mais, par la barbe de ma mère, on se défendra, monsieur !

Puis, Artimon ayant paru approuver vivement, le capitaine commanda dans les hurlements de la mer et du vent :

— La barre à bâbord toute ! À larguer le foc d’artimon, les enfants ! »

L’équipage s’était élancé. Deux minutes plus tard, la Santa-Maria, revenue à l’allure de la cape, s’efforçait péniblement de s’élever de la côte. De nouveau, elle bondissait au-dessus des lames, qui, capelant son gaillard d’avant, déferlaient sur le pont de bout en bout.

Le capitaine jouait là sa dernière carte. Serait-elle bonne, et emporterait-elle le gain de la partie ? On put le croire d’abord.

En effet, peu d’instants après celui où le navire avait cessé de courir vent arrière, le vent et la mer manifestèrent une tendance à s’apaiser. Bientôt, le capitaine fit hisser le grand volant et laissa porter d’un quart. Dans ces conditions, il n’était pas impossible d’arriver à reprendre du champ.

Malheureusement, tombant dans un excès contraire, le vent, tout à l’heure si furieux, ne cessa de mollir par degrés. En quelques heures, la Santa-Maria, effroyablement secouée par la mer encore démontée, se vit immobilisée dans le calme de l’atmosphère que n’agitait plus une risée, plus un souffle.

Le capitaine inféra de ce changement si prompt qu’il se trouvait au centre même de la tempête, et ne douta pas de la voir renaître dans un délai plus ou moins long. En attendant, cette accalmie rendait la voilure inutile. La Santa-Maria ne gouvernait même plus. Ce n’était qu’une épave que la houle portait peu à peu à la terre.

Vers sept heures du soir, le rivage restait à moins de cinq encâblures. À trois cents mètres du couronnement, les lames se brisaient avec rage contre la barrière de récifs.

Il est rare que l’on puisse s’approcher aussi près de la terre d’Afrique. D’ordinaire, des hauts fonds en défendent les abords, et parfois jusqu’à quinze kilomètres au large. On devait en somme remercier le hasard qui, tout malveillant qu’il fût, avait du moins conduit la Santa-Maria à l’un des rares points où cette immense succession de bancs de sable a été entamée par les courants et les remous.

Cependant, on ne pouvait aller plus loin. Le fond se relevait rapidement. La sonde, jetée sans cesse, n’accusait plus qu’une vingtaine de brasses. Le capitaine résolut de mouiller à tout prix.

Peut-être, en s’affourchant sur trois ancres, les deux ancres de bossoirs et l’ancre du grand panneau, en frappant cent brasses de chaîne sur chacune d’elles, réussirait-il à tenir tête à l’ouragan, quand celui-ci rugirait de nouveau.

Certes, c’était bien improbable. Combien de chances opposées de voir les chaînes brisées, les ancres chasser ! Toutefois, c’était encore un espoir, et cet ultime espoir, un homme énergique ne devait point le mépriser.

Le capitaine fit donc faire peneau aux ancres de bossoirs et parer la bitture de la chaine. Il allait donner l’ordre de mouiller, quand un incident inattendu vint changer la face des choses.

Subitement, sans que rien eût annoncé l’étrange phénomène, la mer s’était mise à bouillir autour de la Santa-Maria. Ce n’étaient plus des lames. L’eau s’entrechoquait bruyamment en une sorte de clapotis monstrueux.

À bord du navire, un cri universel de terreur s’était élevé. Seul, le capitaine demeura impassible et, d’un œil clairvoyant, observa la nouvelle attaque de la nature. Sans perdre son temps à rechercher les causes du phénomène, il s’efforça d’en profiter. Le remous poussait la Santa-Maria à la côte, et, circonstance favorable, grâce à une insaisissable brise de l’Ouest, elle gouvernait maintenant. Peut-être réussirait-on à s’approcher du rivage et à mouiller dans une meilleure situation.

Précisément, devant l’étrave, un étroit chenal trouait la barrière de brisants, au delà de laquelle une nappe d’eau tranquille apparaissait en avant d’une seconde rangée de récifs. S’il était possible de l’atteindre, on pourrait considérer le salut comme très probable. Dans ce port naturel, la Santa-Maria, agrippée au sol par ses ancres, résisterait certainement au retour prévu de l’ouragan ; puis, le beau temps définitivement revenu, elle regagnerait le large, en sortant par le même chemin.

Le capitaine prit lui-même la barre et mit le cap sur la terre.

Toutefois, l’aspect singulier de la mer ne laissant pas de l’inquiéter, il fit avant tout déblayer le pont et la dunette de la foule qui les encombrait. Par son ordre, tous les passagers et employés non marins durent vider la place et se réfugier dans l’intérieur. Ceci fait, le capitaine se sentit l’esprit plus libre.

Sous la main de son maître, la Santa-Maria s’engagea dans le chenal, le franchit…

Le capitaine allait crier : « Mouille ! »

Il n’en eut pas le temps.

Tout à coup, une lame énorme, gigantesque, colossale s’était dressée sur la mer, et ce coursier de l’Océan accourait au galop sur l’arène liquide. En trois secondes, elle atteignit le bâtiment.

Que celui-ci l’eût reçue par le travers, il était roulé, détruit, anéanti, dispersé en impalpables allumettes. Mais, grâce à la manœuvre du capitaine, il présentait l’arrière à la vague prodigieuse, et cette circonstance fut le salut. La Santa-Maria fut enlevée comme une plume, tandis qu’une trombe d’eau s’abattait sur le pont, puis, portée par la crête tumultueuse, elle fila vers la terre avec la vitesse d’un boulet.

À bord, tout était dans la confusion. Les uns se retenant aux manœuvres, les autres envahis par l’eau jusque dans le carré, marins et passagers avaient perdu la raison.

Le capitaine Pip conservait la plénitude de la sienne.

Ferme à son poste, il surveillait son navire, et sa main n’avait pas lâché la barre, à laquelle il se cramponnait dans ce désordre des éléments. Homme, si petit au milieu de la fureur grandiose de la nature, son âme la dominait encore, et c’est sa volonté souveraine qui guidait vers la mort son navire révolté. Rien n’échappa à son regard, qu’aucun strabisme n’affaiblissait à cette heure. Il vit la vague frapper les récifs, s’écraser contre eux, se recourber en une volute immense et monter à l’assaut du rivage, tandis que les cataractes du ciel, s’ouvrant tout à coup, mêlaient le déluge de leurs eaux à celles de la terre.

Au sommet de la volute d’écume, la Santa-Maria, en brave navire, s’était légèrement enlevée. Avec elle, elle était montée. Avec elle, elle redescendit. Un épouvantable choc l’arrêta dans sa course.

Il y eut un horrible craquement. Tout fut renversé, tout fut brisé à bord. In formidable paquet de mer balaya le pont de bout en bout. Le capitaine, arraché de la barre, fut jeté du haut de la dunette. Les mâts, d’un seul coup, vinrent en bas avec tout leur gréement.

En un instant, la catastrophe était consommée, et la Santa-Maria — ce qui en restait, du moins — demeura immobile dans la nuit, sous la pluie diluvienne, tandis qu’autour d’elle hurlait la tempête renaissante.