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L’Aiglon Blanc des Illinois/14

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. img-105).


Garakonon, le loup Noir.

XIV

Chez les Onéidas


Le canot portant les deux Indiens et leur prisonnier remonta les eaux agitées du lac des Iroquois, longeant à faible distance ses rives inégales, bordées de forêts impénétrables. À un certain endroit, il se fit une éclaircie dans l’épaisseur des bois, et le canot atterrit en face d’un étroit sentier battu. L’Aiglon fut de nouveau lié au bras de l’Iroquois et l’on gravit une montée.

On se trouva alors en vue d’un grand village, où les wigwams se dressaient assez près les uns des autres. De nombreux Indiens circulaient dans ce bourg. Ils aperçurent les arrivants et leur crièrent la bienvenue.

L’Iroquois les salua de la main, le Sioux en fit autant.

« Salut, le Corbeau, fit l’un des villageois ; tu ramènes un prisonnier ?

— Hé ; c’est pour le chef.

— Vas-tu le lui conduire tout de suite ?

— Bien sûr.

— Et cet étranger, un Sioux ? Où va-t-il ?

— Celui-ci m’a aidé ; il vient avec moi chez le chef. »

L’Aiglon Blanc comprenait tout ; il se demanda si ce chef parlerait illinois, et s’il ne devait pas dévoiler qu’il était lui-même fils de chef… Peut-être le traiterait-on mieux en le sachant…

Il suivit ses ravisseurs à travers le village ; Indiens et Indiennes, gamins, enfants, tous le dévisageaient avec curiosité.

Rendus au wigwam de Garakonon, le Loup Noir, celui-ci sortit et regarda les arrivants :

Le Corbeau porta la main à son front :

« Grand chef, dit-il, j’ai jadis encouru ta disgrâce ; tu m’as demandé une preuve de ma loyauté et tu m’as envoyé comme espion sur les bords de la rivière Illinois, pour y connaître les dispositions des Visages-Pâles et la force de cette colonie.

— Hé, dit le chef ; et qu’as-tu fait, qu’as-tu appris ?

— Je n’ai pu pénétrer à l’intérieur des palissades, mais mon camarade Sioux se servit pour moi de son lasso, et je me suis emparé d’un prisonnier qui demeurait dans le fort. Il pourra te renseigner et te servir ensuite d’esclave ! »

Le chef regarda l’Aiglon, qui se tenait droit et raide, ne manifestant ni crainte, ni étonnement.

« De quelle nation est ce captif ?

— Chaouanon, répondit le Corbeau.

— Il doit alors comprendre l’illinois », dit le Loup Noir, intéressé par l’apparence du jeune prisonnier.

« Ton nom ? » fit-il, en illinois.

L’Aiglon regarda le chef, porta la main à son front, et répondit sans embarras :

« L’Aiglon Blanc, Illinois, fils du chef Aquipanetin, l’Aigle du Rocher, époux de La Taupine.

— Où sont tes parents ?

— Partis, tous les deux, au pays des manitous.

— Ton âge ?

— J’ai vu treize fois tomber les feuilles.

— Que faisais-tu avec les Visages-Pâles ?

— Je suivais mon protecteur, un guide chaouanon.

— Grand chef, intervint le Corbeau, ce garçon est d’une agilité extraordinaire, il te fera un esclave précieux.

— Hé, dit Garakonon avec un sourire ambigu, il me faudrait un esclave… »

L’Aiglon porta de nouveau la main à son front :

« Je suis fils de chef, dit-il, montrant fièrement le tatouage sur sa poitrine. Je demande au Loup Noir de me faire mourir plutôt que de me mettre en esclavage.

— Tu es blanc pour un Illinois, dit Garakonon.

— Hé, c’est que, étant papoose, le Génie des airs m’a gardé avec lui pour la durée de plusieurs lunes ; quand il me remit à mes parents, ma peau cuivrée avait blanchi !

— Le Génie des airs, dis-tu ? Et quel don, alors, t’a-t-il accordé ?

— L’agilité. Mets-moi à l’épreuve !

— Tu ne chercheras pas à fuir ?

— Non, foi de chef », dit gravement l’adolescent.

Un énorme pin étalait au-dessus d’eux sa riche verdure résineuse, mais les branches du bas avaient été coupées jusqu’à une hauteur considérable. Garakonon dit au Corbeau :

« Coupe ses liens !

— Il va se sauver, grand chef ! » objecta celui-ci.

Le captif le regarda avec mépris. Le chef saisit ce regard. Il dit à l’Iroquois :

« Obéis ! » Puis il continua : « Aiglon Blanc, j’ai foi en ta parole, je sais que tu ne chercheras pas à fuir. Peux-tu, pour me prouver ton agilité, atteindre ces hautes branches ? »

L’Aiglon regarda l’arbre, passa la main sur son poignet libéré, s’éloigna un peu pour prendre son élan, et, comme sur les cocotiers de la Louisiane, il courut et fit quelques pas sur le tronc vertical, puis, l’encerclant de ses bras et se cramponnant à l’écorce, il se hissa graduellement et finit par atteindre les branches. Là, il se jucha sur l’une d’elles, se retourna, regarda le Loup Noir et le salua ; puis, revenant vers le tronc, il s’y laissa glisser un peu, et sauta ensuite sur le sol d’une hauteur vraiment remarquable. Il se tint alors debout devant le chef et attendit.

Celui-ci était aussi étonné que l’avait jadis été Cavelier de La Salle. Il dit au jeune athlète :

« Je crois que le Génie des airs t’a, en effet, accordé le don d’agilité ! Tu n’as jamais peur en faisant ces sauts périlleux ?

— Le fils de l’Aigle ne connaît pas la peur », répondit fièrement l’Aiglon.

Le chef se retourna vers l’Iroquois et le Sioux :

« J’ai dit, déclara-t-il, qu’il me fallait un esclave… Ce Sioux fera bien l’affaire !

— Mais, chef, protesta l’Iroquois, je…

— Tais-toi, Corbeau, dit Garakonon. Je t’ai envoyé en mission pour éprouver ta bravoure, dont j’ai toujours douté. Qu’as-tu fait pour prouver ta valeur ? Avec le secours d’un autre, tu as réussi à capturer… un guerrier ? Non ! Un enfant ! Deux hommes forts et armés contre ce petit ! Le Sioux va rester ici comme esclave ; toi, poltron, tu es chassé de la bourgade sous peine d’y trouver la mort… Tu as failli à ta mission, tu es indigne de séjourner parmi les braves !

« Et toi, Aiglon Blanc, fils de chef, tu ne seras jamais esclave, mais il te faudra rester en ce pays ; je t’y laisserai libre si tu me donnes ta parole de ne pas chercher à t’enfuir.

— Pour combien de temps, grand chef, dois-je faire ce serment ?

— Pour six fois les douze lunes. Tu seras alors un homme, un brave, je le pressens, et tu pourras, si tu le désires, comme je l’espère, devenir un des nôtres ; mais tu seras libre de partir si tu le veux !

« D’ici là, se dit le Loup Noir, cet enfant sera sûrement devenu un Iroquois, et il nous gardera ainsi la protection du Génie des airs ! »

L’Aiglon resta un moment silencieux… C’était une longue captivité ! Mais que pouvait-il, seul, contre la tribu ? Levant fièrement la tête et désignant de la main l’aigle tatoué sur sa jeune poitrine, il dit gravement :

« L’Aiglon remercie le grand chef de sa clémence ; il jure par le grand Aigle, son père, de ne pas s’enfuir du pays des Onéidas pour le temps fixé. L’Aiglon Blanc est triste d’être séparé de ses protecteurs, mais le Génie des airs lui trouvera sans doute un gîte ! »

Tandis que cette scène sensationnelle se déroulait devant la demeure du Loup Noir, un attroupement considérable s’était formé et chacun semblait anxieux de voir ce captif si peu banal. Lorsque le Sioux fut déclaré esclave, les Indiens le saisirent, le rouant de coups, et lui liant les mains derrière le dos, ils le poussèrent vers l’abri des serviteurs du chef. Le Corbeau chercha à s’esquiver sans être remarqué, mais il fut poursuivi par une bande de jeunes qui le chassèrent à coups de pierres et de bâtons.

À ce moment, une Indienne s’avança vers Garakonon :

« Grand chef, lui dit-elle, tu sais que mon fils a été massacré par les Nez Percés, il y a deux ans ; je te demande de me donner ce jeune Illinois que je désire adopter.

— Tu traiteras bien, dit le chef, ce protégé du Génie des airs, tu le soigneras comme ton fils ?

— Hé, répondit la femme, je le traiterai de mon mieux.

— Alors, Aiglon Blanc, fit le Loup Noir, tu as maintenant un wigwam et une mère. Garde bien ta parole et il ne te sera fait aucun mal ; je désire que tous ici te traitent en frère ! »

L’Aiglon remercia le chef, salua de nouveau de la main et suivit sa nouvelle protectrice…

À cette même époque, dans l’enceinte du lointain fort Saint-Louis des Illinois, Nika, le chasseur chaouanon, revenant, triste et découragé, de sa vaine randonnée de recherches, faisait voir au père Membré, à La Salle et à Tonty, le couteau de chasse de l’Aiglon, ramassé dans la brousse, à l’orée d’une grande forêt, en face du territoire miami et à une courte distance de la rivière… L’évidence s’imposait… l’Aiglon Blanc avait été victime d’un enlèvement !