L’Aiglon Blanc des Illinois/15

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 106-113).


On dansa autour d’un grand feu…

XV

Lachine


L’Iroquoise Katéri, une cousine du brave et illustre Garakontié, se montra vraiment bonne pour cet adolescent que le sort lui avait envoyé. Elle s’y attacha bientôt, voyant son intelligence et sa franchise ; elle ne se lassait pas d’admirer sa force, sa belle apparence : « Le Génie des airs le protège, celui-là, se disait-elle, nul malheur ne saurait l’atteindre. »

L’Aiglon, très malheureux au début, finit par se faire à cette existence en pays iroquois ; il se prit d’une certaine affection pour cette femme qui s’occupait si bien de lui et qui lui rappelait un peu le souvenir de sa mère illinoise ; il lui en parlait parfois, et aussi de l’Aigle, et de leur hutte en pays lointain, dont un totem gardait l’entrée ; il lui dépeignait les arbres géants et les fleurs éclatantes de ce pays sans neige… Il songeait bien souvent à ses amis de Saint-Louis des Illinois, et Katéri s’intéressait à tout ce passé de son fils adoptif ; il lui décrivait le fort et l’immense rocher, lui parlait de chef La Salle, de Tonty à la main de fer, de Nika son protecteur et aussi du bon père Membré. Son cœur était plein d’affection et d’attachement pour ces amis d’hier dont il devinait l’anxiété à son sujet, mais il n’avait pas quatorze ans… On ne peut rester toujours triste à cet âge… Alors, il adopta peu à peu les habitudes de la tribu des Onéidas, se fit des jeunes amis et partagea leurs plaisirs et leurs jeux, continua à faire des prodiges d’agilité, et, en somme, n’était pas trop malheureux. Il avait acquis la certitude que la dévastation du pays des Illinois avait été l’œuvre de trois nations iroquoises : les Agniers, les Onontagués et les Sénécas, et ceci avait grandement contribué à lui faire accepter la vie chez les Onéidas, qui n’avaient pas pris part aux attaques contre l’Aigle.

Une chose le chagrinait : il craignait d’oublier la langue française, qu’il avait été si joyeux d’apprendre ; il ne manquait pas de répéter matin et soir la petite prière que lui avait apprise le bon religieux, ce qui avait le double résultat de lui rappeler sa foi chrétienne, tout en lui faisant retenir quelques mots français.

Un jour, il aperçut un missionnaire dans la bourgade.

Il s’empressa d’aller lui parler, et le jésuite, surpris de l’entendre s’exprimer en français, ne manqua pas de s’intéresser à ce jeune Indien blanc, qui, malgré son allure de non-civilisé et sa parure de plumes blanches, avait une personnalité si différente de celle des autres indigènes de cet âge. Il se fit raconter son histoire, et chercha à faire revivre dans l’âme de l’adolescent les notions chrétiennes implantées par le bon franciscain, notions qui s’estompaient un peu dans la jeune mémoire de l’Aiglon Blanc. Malheureusement, le missionnaire ne séjournait pas dans ce bourg, où il ne comptait qu’un très petit nombre de catéchumènes, mais il y revenait de temps en temps et ne manquait jamais de revoir son nouvel ami. Ces conversations empêchèrent l’Aiglon d’oublier son français.

Les années passèrent ; l’adolescent était devenu un jeune homme grand et musclé ; une petite moustache se dessinait sur sa lèvre supérieure, ce qui étonnait chez un Indien ; mais son apparence un peu étrange dans le milieu où il se trouvait, ses goûts et ses aptitudes différentes des autres, tout cela s’attribuait sans contredit au Génie des airs.

Un autre chef de tribu avait remplacé le Loup Noir, mort de petite vérole, l’année précédente. Il se nommait l’Orignal, était d’une nature cruelle et belliqueuse, haranguait souvent les jeunes guerriers et cultivait en eux la haine des Visages-Pâles.

On ne voyait plus le missionnaire dans la bourgade ; pour plaire au nouveau chef, les Onéidas avaient chassé la Robe Noire !

L’Aiglon, cependant, aurait bien désiré parler au prêtre ! Il se faisait, dans l’esprit du jeune homme, un travail qui le rendait nerveux et mécontent de lui-même. Un atavisme inconscient le portait à des aspirations autres que celles des jeunes Indiens de son âge. L’approche de la fin de ses années d’exil le faisait réfléchir… Qu’allait-il faire alors ? Quitter les Onéidas ? Bien sûr ! Mais où irait-il ? Son désir le portait vers le fort Saint-Louis, où il revoyait par la pensée la rude et bonne figure de Nika, le visage sérieux de La Salle, le front songeur de Tonty et le sourire paternel du père Membré… Mais où étaient-ils, ceux-là, maintenant ? Durant ces longues années, personne, dans ce bourg iroquois, n’avait pu lui en donner des nouvelles, sauf, tout dernièrement, un jeune Miami, de passage, qui lui avait appris que la colonie était presque déserte, que les chefs français étaient tous partis avec leur guide depuis déjà longtemps ! Alors, inutile d’y songer. Retourner à la lointaine hutte paternelle ? Après cette longue absence, existait-elle encore ?

Les quelques mois vécus dans le fort, avec les Français, avaient laissé en lui un sentiment qu’il se reprochait amèrement comme un manque de loyauté envers sa race : il n’éprouvait plus de fierté d’être un Illinois ! Il avait senti naître en lui un regret inavoué de ne pas appartenir à la race blanche ! Durant son adolescence, les enseignements paternels avaient inculqué en lui l’idée de la supériorité de sa nation : « Les Peaux-Rouges, les Illinois surtout, étaient la race par excellence, les autres, des races inférieures ! » Mais l’expérience lui avait démontré le contraire ; il n’en parlait à personne, mais il se sentait d’une nature différente de celle des Peaux-Rouges ; leur cruauté le révoltait, leur fourberie lui semblait méprisable…

Quant à ce qui concernait l’Aigle lui-même, le jeune homme vénérait sa mémoire, mais il ne trouvait dans son cœur, pour La Taupine, qu’un faible souvenir affectueux… Et s’il songeait parfois au bonheur conjugal, c’était pour rêver d’une femme blanche qui ne ressemblerait aucunement ni aux jeunes Iroquoises qu’il voyait dans son village, ni à celle qui avait bercé son enfance et qu’il appelait sa mère… Ah ! comme il se reprochait ces pensées déloyales qui l’obsédaient !

Personne autour de lui ne se doutait du travail intérieur qui se poursuivait derrière le beau front de l’Aiglon Blanc. Ses camarades l’aimaient bien, le craignaient un peu ; étant superstitieux, ils attribuaient au Génie des airs sa force et son agilité, et se gardaient d’encourir sa colère. Les anciens l’admiraient et comptaient bien qu’il allait rester dans la tribu, décidés, même, à le créer plus tard leur chef, afin de l’empêcher de les quitter.

Le nouveau chef n’était pas aimé, mais on le craignait. Poursuivant ses ambitions cruelles, il venait de se liguer avec ses voisins, les Iroquois onontagués, et l’on avait décidé l’extermination des Visages-Pâles ; en plusieurs descentes concertées et soudaines, on irait les massacrer et brûler leurs villages…

On convoqua une grande assemblée et des discours enflammés allumèrent chez ces barbares une fureur sanguinaire ; on offrit des sacrifices à Agrescoué[1], on leva la hache de guerre, on dansa autour d’un grand feu, on entonna des chants de carnage… L’attaque fut décidée pour les premiers jours des moissons[2]. On se réunirait deux jours à l’avance, pour fixer les derniers détails !

L’Aiglon était atterré… Les Visages-Pâles, les Français… ses amis ! Ah non ! Il ne se joindrait pas à leurs ennemis ! Ses années de captivité sur parole allaient finir… il partirait, il irait avertir les Blancs de l’attaque projetée ! Mais, où irait-il ? Il ne savait pas où les Iroquois allaient se lancer ! Alors, il fallait user de ruse, feindre de partager les idées de la tribu afin de connaître leurs projets… C’était la seule manière d’enrayer, si possible, leurs plans diaboliques !

Le lendemain, ses amis vinrent le chercher pour la réunion finale ; les guerriers étaient en nombre considérable. Harangués par leur chef, Onéidas et Onontagués jurèrent de nouveau l’extermination des Français. Pour cette incursion, on partirait en canot par le lac des Iroquois, atteignant ensuite le fleuve Saint-Laurent où il s’élargit et prend le nom de lac Saint-Louis ; rendus à Laprairie, on se trouverait juste en face du village de Lachine, prospère et populeux… C’est par cet endroit qu’on allait commencer !

L’Aiglon se joignit aux jeunes guerriers, convoqués pour le lendemain matin ; en honneur de l’exploit projeté, les hommes avaient tous la figure bariolée de noir, de rouge et d’ocre ; ils étaient presque nus, et portaient à leur ceinture des tomahawks, des couteaux, des flèches, enfin tout l’attirail des armes indiennes.

« Ta face n’est pas décorée, l’Aiglon, lui dit un camarade, pourquoi ?

— Défense du Génie des airs, répondit laconiquement celui-ci.

— Hé, c’est vrai ! J’avais oublié… Mais tu es armé ?

— Hé, bien armé, je te le jure !

— Viens-tu dans mon canot ?

— Si tu veux ; nous serons plusieurs ?

— Huit. Le manitou nous favorise, le temps est lourd et chaud, la nuit prochaine sera noire… l’orage s’en vient…

La troupe partit à l’aube ; elle se composait de plus de mille guerriers, répartis en groupes de dix, vingt ou trente hommes. Les nombreux canots suivirent le trajet convenu ; vers le soir, ils avaient traversé le lac Saint-Louis et glissaient furtivement leurs embarcations le long des rivages boisés de Lachine. Ils atterrirent, cachèrent leurs canots dans les broussailles et disparurent dans l’épaisseur de la forêt.

Le plan d’attaque avait été convenu d’avance ; les guerriers, divisés par groupes, se chargeraient chacun d’un certain nombre de maisons du village ; chaque groupe avait son chef qui devait commander. On attendrait le milieu de la nuit et on se glisserait vers les habitations ; à un signal donné, on foncerait, tous à la fois, sur la population endormie.

L’Aiglon, à cause de la rapidité de ses mouvements, fut assigné à la maison la plus éloignée.

« Tu cours si vite, dit le chef iroquois, et tu es si agile ; tu vas pouvoir bien nous aider ! C’est pourquoi je t’envoie au plus loin !

— Si tu veux, dit l’Aiglon, je puis partir un peu d’avance et voir où il faut commencer…

— Attends la nuit noire, il ne faut pas que tu sois vu !

— Hé, j’attendrai ; vous me suivrez de près, je suppose ?

— Tu peux être sûr de cela ! »

La chaleur était suffocante ; les nuages s’amoncelaient, l’orage éclata avec violence… les éclairs, le tonnerre, la grêle, la pluie torrentielle…

« Ce sera bientôt l’heure, Aiglon Blanc », murmura le chef du groupe, croyant le jeune homme près de lui… Mais celui-ci était déjà parti ; ses yeux perçants lui avaient fait trouver un sentier conduisant au grand chemin ; il marchait à pas rapides, puis se mit à courir, pour arriver à temps et avertir les Blancs du danger… Par cette nuit d’orage, le chemin était désert… Voici que les maisons commençaient à être plus rapprochées ; finalement, il en vit une qui semblait être la première du bourg ; il courut vers elle, traversant un bocage… il essaya une fenêtre qui ne s’ouvrit pas, puis la porte… fermée au verrou… Mais un guichet s’ouvrit doucement…

« Cache-toi, cache ta famille, dit l’Aiglon en français, voici les Iroquois !

— Qui es-tu ? demanda une voix d’homme.

— Un ami des Visages-Pâles… Vite, vite, les voici ! »

Une bande d’Iroquois, venus par un raccourci, avaient envahi le bocage ; ils ne virent pas d’abord l’Aiglon, mais se précipitant vers le logis, ils défoncèrent la porte, les fenêtres, cherchant les premières victimes… Une clameur sinistre retentit ; c’était le signal du massacre qui se mêlait aux grondements du tonnerre… À la lueur des éclairs et aussi de leurs torches, les hordes de barbares, avides de sang, se ruaient dans les maisons… L’Aiglon vit bien qu’il était trop tard… Que pouvait-il, seul contre près de quatorze cents guerriers ! Mais les Français de cette maison, il pourrait peut-être leur aider à se défendre, à fuir ? Il pénétra à l’intérieur à la suite des bandits.

« Personne ici ! dit-il, pour les tromper, allons ailleurs !

— Ailleurs, ailleurs ! crièrent les Iroquois, allons où il y a du monde… Mets le feu, l’Aiglon, jeta le chef en sortant, et viens vite nous rejoindre !

— Hé, cria celui-ci, allez, laissez-moi ce qu’il faut, ça ne sera pas long ! »

Ils partirent en courant, hurlant de joie féroce, laissant à l’Aiglon une torche incendiaire.

Tout à coup, celui-ci entendit un cri de victoire, suivi d’un gémissement de détresse… Un Iroquois, resté pour aider à l’incendie, venait de découvrir une proie dans le haut de la maison et il descendait l’escalier, la traînant par les cheveux. L’Aiglon fonça sur lui, le jeta par terre, et le tint immobile, tandis que la victime se débattait, incapable de se libérer de l’étreinte du Peau-Rouge, car celui-ci, lâchant sa chevelure, lui avait pris le bras et le tenait serré comme dans un étau. Mais l’Aiglon saisit son adversaire à la gorge et, resserrant ses doigts nerveux, le tint à demi étouffé.

« Sauve-toi, je le tiens ! » dit-il en français.

Les doigts cuivrés relâchèrent leur proie, et la Française put s’échapper. Mais le désespoir de cette strangulation décupla les dernières forces de l’Iroquois, et il saisit son couteau pour le plonger dans le cœur de l’Aiglon, lorsque, tout à coup, une lourde bûche de bois, lancée sur eux avec force, immobilisa les lutteurs : le couteau meurtrier tomba des mains de l’Iroquois expirant, et l’Aiglon, frappé à la tête, tomba à la renverse et ne bougea plus…



  1. Dieu des combats.
  2. Août.