L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848/05

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L’Allemagne catholique entre 1800 et 1848
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 603-639).
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L’ALLEMAGNE CATHOLIQUE
ENTRE 1800 ET 1848

V.[1]
LES CENTRES D’INFLUENCE CATHOLIQUE MAYENCE, TUBINGUE, MUNICH

La théologie et le droit canon, dans l’Allemagne d’il y a cent ans, étaient singulièrement infidèles à leur mission. Tels qu’on les distribuait en certaines universités, ces deux enseignemens semblaient convier les clercs à prendre, à l’endroit du surnaturel et de l’Eglise, une attitude défensive, et les vaccinaient contre l’influence romaine par une dose suffisante d’idées rationalistes et joséphistes. La « section des connaissances nécessaires pour la formation du maître populaire religieux, » créée à Wurzbourg au lendemain de la sécularisation, contrastait étrangement avec l’idéal pédagogique que le concile de Trente a défini : les jeunes clercs, à côté des jeunes pasteurs, s’asseyaient aux leçons du théologien protestant Paulus ; et l’État bavarois prétendait former en eux, non point des ministres de Dieu, mais de bons « maîtres populaires, » usant du prestige de l’Église pour frotter d’un peu de science et de morale les enfans et les adultes. L’installation à Wurzbourg, en 1806, de l’archiduc de Toscane, mit un terme à cette curieuse institution : la faculté de théologie catholique recouvra plus d’autonomie, mais l’esprit du célèbre professeur Berg, qui longtemps y survivra, était plus proche de la philosophie du XVIIIe siècle que de la théologie romaine : les élèves, au sortir des cours, cherchaient les différences qui séparent Jésus de Socrate, et ne les trouvaient plus. Fingerlos, qui dirigeait à Landshut le séminaire du Georgianum, avait le renom d’un rationaliste et ne s’en défendait point ; et lorsqu’en 1816 les évêques de Bavière et les professeurs de Landshut s’expliquèrent auprès du Pape et du Roi sur la rareté des vocations sacerdotales, ils déplorèrent à l’unisson que trop souvent une morale abstraite supplantât la foi révélée, et que le caractère transcendant du christianisme fût dénaturé par des interprétations mythiques et psychologiques. Les souvenirs d’Alban Stolz, le prêtre publiciste, nous introduisent dans la faculté de Fribourg, dont il fut l’élève : on y enseignait une religion naturelle, respectueuse de Dieu, soucieuse de l’âme immortelle ; mais passant à la révélation, le professeur Reichlin-Meldegg présentait une sorte de Christ caricatural et déroulait, sous le nom d’histoire de l’Eglise, une chronique scandaleuse aussi grossière que mesquine ; et Schreiber, à qui l’enseignement de la théologie morale était confié, en déridait incessamment l’austérité par d’agressives plaisanteries contre le célibat des prêtres. Le protestantisme accueillit plus tard le premier de ces professeurs, et les sectes « catholiques-allemandes » furent hospitalières au second ; mais ils avaient eu le temps de marquer de leur empreinte un certain nombre de prêtres badois. Les organes que publiait à Constance l’école de Wessenberg, et en Wurtemberg le fébronien Werkmeister, représentaient la science du droit canon : les vieux griefs de la Germanie contre Rome s’y condensaient, et des griefs nouveaux s’y forgeaient.

La jeunesse ecclésiastique était déroutée. Sorti de l’école avec plus de négations que d’affirmations, et condamné, sa vie durant, à traîner un bagage de doutes, l’infortuné, qui devenait pasteur d’âmes, s’abstenait autant que possible de prêcher la religion. L’apostolat catholique s’assoupissait : le jeune Ringseis, venu en France en 1815, observait que le commun des Français, malgré le mutisme des chaires durant la Révolution, était plus instruit que beaucoup de catholiques allemands.

Le prêtre, écrira plus tard Staudeumaier, avait perdu l’Évangile, et son œil aveuglé ne pouvait pas le retrouver… L’année ecclésiastique était, en fait, disparue : on fêtait Noël, mais nul Sauveur n’était né ; on fêtait la Pentecôte, mais le Saint-Esprit restait absent. De la chaire descendaient encore des paroles, mais ce n’étaient pas des paroles de vie. Le prêtre était devenu un apôtre de connaissances utiles ; les textes traitaient, même, de la culture des pommes de terre, des arbres, des prairies, de l’alcool de vin. Les gens, au sortir de l’Église, étaient remplis d’histoires qui mettaient en garde contre l’ivrognerie, qui enseignaient comment des hommes apparemment morts avaient été rendus à la vie, qui racontaient comment ce qu’on avait pris pour des fantômes n’étaient que des langes étalés au clair de lune, fraîchement lavés, et oubliés par une bonne ; mais ils étaient vides de ce dont ils avaient besoin pour la vie vertueuse et chrétienne, vides de ce qui mène au ciel. Les prêtres portaient sur eux la plus grande responsabilité de l’incroyance et du malaise de l’époque, parce qu’ils éteignaient la vraie lumière et que le sel de la terre, consciemment, volontairement, était devenu fade.


Ainsi le mot terrible de l’Écriture : « Si le sel perd sa vertu, avec quoi salera-t-on ? » se dressait devant l’Allemagne, avec l’âpreté d’un reproche et l’urgence d’une menace. La théologie, anémique et frileuse, ne pouvait attendre son salut de la Prusse, où l’hermésianisme régnait. Mais au grand séminaire de Mayence et dans les facultés de Tubingue et Munich, elle se fortifiait et commençait de se réchauffer ; et, pour faire le tour de la pensée catholique allemande à l’époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet, il importe surtout de s’arrêter en ces trois villes, dont la dernière, avec Goerres pour hôte et Louis Ier pour souverain, devint la capitale intellectuelle et politique de l’Allemagne catholique.


I

Dès le premier Empire, l’éphémère chef-lieu du département français du Mont-Tonnerre s’ouvrit comme une oasis à la pure théologie romaine. La France avait créé cette oasis, la France la fécondait. Au moment même où nos prêtres émigrés ramenaient dans la soupçonneuse Angleterre de nouveaux germes de « papisme, » que le XIXe siècle allait mûrir, un prêtre français « non-jureur, » Colmar, était installé par Napoléon sur le siège de Mayence, un autre « non-jureur, » Liebermann, était mis à la tête du grand séminaire ; et parmi l’anarchie intellectuelle et morale dont gémissaient en Allemagne les meilleurs des prêtres, et dont les moins bons profitaient, ces deux Alsaciens fondèrent un centre d’enseignement théologique et de vie sacerdotale.

Les Jésuites, au XVIIIe siècle, avaient formé le clergé strasbourgeois ; puis, dispersés, ils avaient laissé cette tâche à leurs propres élèves : Jeanjean, qui enseignait le dogme d’après leur méthode scolastique ; Dittrich, qui dans ses cours de droit canon réfutait leurs adversaires fébroniens ; Settler enfin, qui s’inspirait, dans ses leçons et dans son manuel, de leur théologie morale. Tels furent les maîtres de Liebermann. Les professeurs allemands du XIXe siècle cultiveront la théologie comme une science dont le domaine offre encore des terres vierges à défricher ; pour ces Strasbourgeois, médiocrement soucieux d’originalité, elle était surtout un dépôt, qu’ils recueillaient et transmettaient. Ils menaient de front avec leur enseignement les occupations d’un ministère actif ; prédicateurs en même temps que professeurs, ils étaient prêtres avant d’être des savans.

Lorsqu’en 1784 le jeune Bruno-François Liebermann s’essayait comme sermonnaire à la cathédrale de Strasbourg, on pouvait augurer, pour lui, les plus hautes dignités de l’Eglise d’Alsace ; et les augures ne se fussent qu’à demi trompés, puisqu’il mourra sous Louis-Philippe vicaire général du diocèse. Mais ce qu’ils n’eussent pu prévoir, c’étaient les années de tourmente, au cours desquelles Liebermann se vit tour à tour exilé par la Révolution, ramené dans les chaires d’Alsace par le Concordat, arrêté sur un ordre de Paris comme conspirateur royaliste, et relâché enfin, à la prière de l’évêque Colmar, mais avec défense de reparaître à Strasbourg. Son zèle ainsi déraciné choisit Mayence comme champ d’action, et le grand séminaire, ouvert en 1805 par Colmar, devint un coin d’Alsace. On y transporta méthodes et doctrines strasbourgeoises ; on y fut « ultramontain, » alors qu’ailleurs on était fébronien ; on y suivit un règlement très strict, très austère ; on y donna l’exemple de soigner les vocations, de les éprouver, de les affiner, alors qu’ailleurs la partie ascétique et proprement spirituelle de la formation sacerdotale était, soit négligée, soit inconnue.

Il advint, au bout d’un quart de siècle, qu’un évêque d’énergie débile permit au gouvernement hessois de faire élever les futurs prêtres par une « faculté de théologie catholique » rapidement installée à l’université de Giessen : alors l’école de Mayence disparut, mais elle laissait après elle une influence vivante et durable. Elle avait produit Raess, le futur évêque de Strasbourg ; Weis, qui s’assoira sur le siège de Spire ; Geissel, qui de son archevêché de Cologne semblera présider à l’église d’Allemagne ; Lennig enfin, qui dans sa stalle de chanoine, à Mayence même, concertera l’organisation de l’Allemagne catholique. Elle avait produit une revue maintenant octogénaire, le Catholique, fonder par Raess et par Weis. On venait à Tubingue d’inaugurer un périodique, destiné surtout aux théologiens : la revue de Mayence s’adressait à un public plus large, elle se proposait d’éclairer l’opinion catholique et de lui donner conscience d’elle-même ; c’était une tribune, attirante pour un orateur ; et nous verrons bientôt comment survint, en la personne de Goerres, un orateur qui avait besoin d’une tribune.

Féconde en hommes, féconde en œuvres, l’école de Mayence n’exerça ni ne voulut exercer, à proprement parler, une influence scientifique. Encore que Liebermann ait un des premiers donné l’exemple d’introduire dans l’exposé des dogmes un aperçu de leur histoire, son livre des Institutions théologiques demeure surtout le type d’un excellent manuel, ce qui était beaucoup, à vrai dire, pour l’Allemagne de 1819, mais rien de plus qu’un manuel. Il était réservé, cependant, à l’école de Mayence, de marquer sa place dans la théologie allemande par le témoignage qu’elle avait rendu de bonne heure, et presque seule au-delà du Rhin, à l’Immaculée Conception et à l’infaillibilité pontificale. Le 8 décembre, fête de l’Immaculée, était la fête du séminaire ; et quant à l’infaillibilité, Liebermann et Raess l’affirmaient dans leurs entretiens ; Klee, qui fut plus tard professeur à Bonn et à Munich, traduisait le livre de Joseph de Maistre sur l’Église gallicane ; et Liebermann consentait à ce que l’édition romaine de son livre fût enrichie de quelques pages où l’opinion « infaillibiliste, » dont le concile du Vatican fera un dogme, était formellement professée. A l’heure où les agitations dogmatiques soulèveront entre Rome et l’Allemagne catholique des nuages opaques, c’est parmi les disciples, immédiats ou indirects, de l’école de Mayence, que se recruteront les meilleurs champions du nouvel article de foi.

Ce fut enfin l’honneur de l’école de Mayence d’avoir restauré dans les consciences une exacte notion de la vocation et de la vie sacerdotales, et d’avoir rendu au prêtre, vis-à-vis de lui-même, ses titres de dignité. Ceux-là mêmes, en Allemagne, à qui la nuance du Catholique fut souvent importune, et pour qui l’infaillibilité fut longtemps un épouvantail, prodiguent pourtant leur estime, sans ambages, à cette colonie alsacienne transplantée dans la ville épiscopale de saint Boniface, et qui travailla si noblement au relèvement du clergé allemand.


II

Restituer à la théologie le prestige scientifique dont elle semblait déchue, c’est à quoi se dévoua, dès 1818, l’école de Tubingue. Elle ne ressemble nullement, en ses origines, au sévère petit groupement, fortement uni dans la possession d’un rudiment défini, dont nous venons de voir à Mayence la solide assiette et la fructueuse action. Au début de l’école de Mayence, une figure d’évêque surgissait, pour fonder et pour bénir, la faculté de Tubingue est une réunion de prêtres, auxquels le roi de Wurtemberg, avant même qu’il n’ait achevé ses pourparlers avec Rome, donne mission de bien instruire le clergé de ses États. Ces prêtres sont des chercheurs beaucoup plus que des docteurs : entre leur œuvre et celle de Liebermann, il y a la même différence qu’entre des essais théologiques originaux et un sage et sûr manuel ; et, dès qu’ils commencèrent de travailler, la Theologische Quartalschrift fut créée pour accueillir leurs essais.

Il est curieux de constater, dans les premières années de cette revue, l’alternance des tâtonnemens heureux et des faux pas, des écarts et des résipiscences. Sous l’empire des opinions troublantes qu’avait soutenues Drey, en 1815, à propos du sacrement de pénitence, la Quartalschrift, en 1821, inclinait à souhaiter l’introduction, dans l’église, de confessions publiques d’un caractère général ; mais Drey lui-même, en 1831, y rompra une lance pour la confession auriculaire. Moehler, de 1823 à 1825, y soutenait le droit des laïques au calice et l’opportunité d’une liturgie en langue nationale ; mais tout le premier, en 1830, il s’y montrera l’ennemi de la messe allemande. D’aventureuses idées sur les pratiques pieuses, les rites, la valeur des œuvres et l’organisation ecclésiastique, qui vaudront à Hirscher, en 1849, de sérieux désagrémens, s’étalaient déjà dans la Quartalschrift de 1823 ; mais on les trouverait amendées, dans les fascicules ultérieurs, par des collaborateurs plus assagis. Il n’y eut d’évêque à Rottenburg qu’en 1828 ; l’école de Tubingue avait eu le temps de s’installer et de se discipliner, avant qu’une autorité ecclésiastique ne s’occupât d’elle.

L’atmosphère un peu lourde du rationalisme ambiant pesait encore sur ces professeurs, lorsqu’ils furent appelés à enseigner la vérité religieuse ; il leur manquait même, peut-être, et la pleine conscience de leurs croyances, et la vraie maîtrise de leurs opinions ; et quelques années d’érudition les amenèrent à donner l’exemple, périlleux mais décisif, d’un acte de foi dans lequel il entrait autant de travail critique que de besoin de soumission, et qui, sanctionnant leur étude analytique des sources, était comme la dernière étape de leur libre science. Plus de trois quarts de siècle ont passé ; l’école et la revue de Tubingue, toujours en labeur, illustrent la théologie allemande. Voilà quatre-vingt-six ans qu’elles forment et tiennent en haleine le clergé wurtembergeois, aujourd’hui l’un des meilleurs de l’Allemagne, et que, par un recrutement indigène, elles puisent parmi ce clergé même professeurs et collaborateurs, perpétuant ainsi, avec constance et sécurité, certaines nuances d’opinion, certaines méthodes d’analyse, certains accens de langage, certaines traditions d’une science ecclésiastique tout à la fois autonome et orthodoxe, et satisfaisante, tout ensemble, pour l’esprit de recherche et pour l’esprit de foi.

Jean-Sébastien Drey fut le vrai fondateur de l’école. Dès 1812, Drey adressait à l’Archiv de Constance un article sur l’état de la théologie ; il affrontait, directement, le radicalisme de Wessenberg, et réhabilitait les penseurs du moyen âge. La rédaction de l’Archiv sentit la portée de ces pages et ne les publia qu’en les critiquant. Elles furent bientôt oubliées, et n’empêchèrent point Hirscher de commettre à l’endroit de la scolastique, dans un opuscule de 1823, un grave péché de mépris ; mais elles témoignent qu’au moment où la théologie des XIIe et XIIIe siècles était systématiquement bafouée par l’Allemagne savante, le futur chef de l’école de Tubingue voyait plutôt dans cet irrespect une marque de routine qu’une preuve de « lumières. » Devenu professeur à Tubingue, l’original penseur eut le souci, vingt-cinq ans avant Newman, d’acclimater dans les cerveaux l’idée du développement dogmatique et de l’évolution disciplinaire ; et par là, il rendit à la pensée catholique allemande un insigne service. Le mécontentement frondeur et le besoin d’innovation religieuse, dans l’Allemagne moderne, affectaient volontiers, si l’on ose ainsi dire, une attitude archéologique, et n’affichaient d’autre prétention que d’exhumer l’Église des trois premiers siècles pour la faire revivre, telle quelle, au XIXe siècle. Il suffisait de réintroduire dans l’enseignement ecclésiastique la théorie du « développement, » c’est-à-dire, en définitive, la notion de vie, pour que les tentatives « réformistes » fussent implicitement condamnées, et pour que les archaïsans novateurs qui se donnaient comme les dévots d’une certaine « Eglise primitive » fussent convaincus de n’être nullement des progressistes, mais tout au contraire des réactionnaires.

C’est en 1821 que Drey consacra formellement l’un de ses cours à l’histoire des dogmes. On considérait le dogme, autour de lui, comme un système mort-né datant de dix-huit siècles, et protégé contre le néant par un rigide appareil de bandelettes ; Drey dévoilait, dans ce mort-né, un organisme vivant. L’idée de progrès, dont le XVIIIe siècle s’était engoué, faisait sa rentrée dans la théologie catholique ; et le progrès en matière de dogmes, tel que le révélait l’histoire, n’avait point l’audace d’une aventure, mais la sécurité d’une croissance, spontanée, naturelle, organique ; les Pères, les conciles, les décisions papales, montraient l’intelligence collective de l’infaillible Eglise s’appliquant sur la révélation, et mûrissant, observant, exploitant le germe divin, sans jamais le dessécher. Le développement du dogme, ainsi conçu, devenait une réponse incessante de la piété interrogatrice des fidèles à la complaisance révélatrice du Très-Haut, un acte séculaire de collaboration entre l’initiative humaine aux écoutes et le Verbe divin parlant à mi-voix, une inépuisable sanction des aspirations du fini vers l’infini, une incursion permanente de l’Église dans le domaine des mystères, non pour les expliquer, mais pour les sentir toujours plus indiscernables et pour en frôler toujours de plus près l’inconnaissable, — ce qui est encore une façon de comprendre et une façon de connaître. Un immense champ d’études s’ouvrait aux regards. Moehler survint, pour s’y installer en maître.


III

Jean-Adam Moehler était jeune prêtre, et soignait de son mieux des âmes de paysans, lorsque la faculté de Tubingue, en 1820, eut la pensée de l’appeler à elle pour des besognes auxiliaires ; deux ans après, la perspective d’une chaire d’histoire ecclésiastique lui était offerte. Assez savant déjà pour mesurer l’ampleur de cette tâche, et trop intimement religieux pour n’en point deviner la gravité, Moehler prit une décision qui parut alors plus naturelle qu’aujourd’hui. Sur les cinq professeurs qu’il avait eus à l’école d’Ellwangen, trois étaient d’une ignorance renommée, et les manuels qu’ils lui avaient mis entre les mains étaient, pour la plupart, l’œuvre de rationalistes et de fébroniens. Or, les facultés de théologie protestante n’avaient pas été, comme les universités catholiques, à moitié détruites par la sécularisation des biens d’Eglise : Moehler résolut d’aller s’asseoir sur leurs bancs ; il n’y trouverait pas l’orthodoxie, non plus d’ailleurs que dans ses vieux livres de séminaire, mais il y chercherait la science, et s’en reviendrait avec elle. En septembre 1822, il commença son tour d’Allemagne.

Les leçons d’histoire religieuse que professait Neander à Berlin lui furent une révélation : Neander n’expulsait pas le surnaturel de l’histoire, il l’y faisait au contraire circuler ; sa science était accessible aux impressions pénétrantes de la foi. Une certaine affinité d’âmes, un commun dégoût pour la froide sécheresse d’une théologie à demi sceptique, rapprocha les deux hommes ; et les semaines berlinoises de Moehler furent dans sa vie un moment décisif. Berlin l’avait mis en contact avec les écrits des Pères : c’est à ce contact que Moehler, avec l’émoi d’une trouvaille, sentit s’éveiller en lui, selon ses propres expressions, l’instinct catholique. Il rapportait à Tubingue une méthode de travail, l’habitude de remonter aux sources mêmes et de chercher dans cette ascension vers le passé, non point seulement des documens que le flair critique vérifie, mais une atmosphère où se retrempe l’esprit chrétien.

Deux ans s’écoulaient, et l’élève de renseignement protestant publiait un travail intitulé : De l’unité de l’Eglise, ou du principe du catholicisme d’après l’esprit des Pères des trois premiers siècles. Son âme s’était livrée aux textes, et son livre était né. « C’est le tableau de mon être, écrivait-il à Lipp, le futur évêque de Rottenburg. L’étude sérieuse des Pères a provoqué en moi un grand éveil ; c’est chez eux que j’ai découvert tout d’abord un christianisme aussi vivant, aussi vrai, aussi plein. » Analyser l’ouvrage avec quelque détail, c’est assister à la découverte de l’Eglise par Moehler : le spectacle n’a rien de banal.

« Vous êtes Christ, » disait Pierre à Jésus : à l’origine de ce premier acte de foi, comme à l’origine de la conversion du monde, au jour de Pentecôte, il y eut l’Esprit. La croyance chrétienne, avant d’être devenue parole écrite, existait dans les âmes des apôtres, remplis de l’Esprit ; et sans lui, les Écritures sont incompréhensibles, inutiles. De même que la nature et l’histoire, révélations de Dieu, ne font connaître le vrai Dieu qu’à ceux qui le portent déjà dans leur cœur, de même les Livres Saints, révélations de l’Esprit, ne sont intelligibles qu’à ceux auxquels il s’est déjà communiqué.

C’est par l’Église qu’il se communique. Collectivité des fidèles, elle a reçu d’en haut la vie divine, une fois pour toutes ; hors d’elle, ni Esprit, ni vie divine. Quand Paul reçut directement l’Esprit, il sentit le besoin de s’unir à ceux qui l’avaient déjà reçu : l’Esprit qui pousse au séparatisme est un faux esprit ; l’Esprit est un, l’Église est une.

Une, d’abord, d’une unité mystique. « L’esprit qui habite en nous, dit saint Cyprien, étant un et le même en tous, unit partout étroitement les siens, par le lien de l’amitié. » Moehler insiste sur cette idée d’accord, d’amitié : il établit, avec saint Ignace d’Antioche, que c’est par l’amour puisé dans le sein de l’Église, par l’amour reliant les fidèles entre eux, que nous possédons, conservons et propageons l’Esprit. La compréhension du christianisme est le fruit et la sanction d’une vie d’amour ; et « plus la communauté des fidèles devient vivante en nous, plus notre conviction de la divinité du Christ demeure entière. »

L’Église est une, encore, d’une unité doctrinale. L’amour en Jésus par l’Esprit rattache le fidèle à toutes les générations précédentes : la tradition symbolise ce lien. Jésus aurait pu écrire un livre : chacun l’aurait lu, à l’écart ; chacun s’en serait assimilé personnellement la doctrine abstraite. Mais Jésus voulut que le christianisme fût une vie, et que cette vie reposât sur l’association des âmes : le fait initial, c’est la communauté chrétienne ; la tradition existait avant la rédaction de l’Écriture. Sans l’Écriture, nous n’aurions pas une image complète du Sauveur, ni ses propres paroles ; et « je pense, ajoute Moehler, que je ne voudrais plus vivre si je ne l’entendais plus parler. » Mais sans la tradition, nous ne le comprendrions pas. Saint Irénée mentionne des barbares, qui ne connaissent ni papier, ni encre, et qui, gardiens de la tradition, cet Évangile vivant, sont par là même chrétiens. La tradition est à travers les siècles la voix de l’Esprit, et cette voix, comme l’Écriture, est inintelligible hors de l’Église.

L’hérésie, c’est « l’action de chercher le christianisme par la pensée seule, abstraction faite de la vie commune des chrétiens et de toutes les obligations qu’elle impose ; c’est une doctrine se développant à part de la vie commune et perpétuelle des fidèles. » Pour le catholique, l’Esprit qui produit l’amour au sein de l’Église est le même qui produit la vérité : cela, l’hérétique le nie. Il traite le christianisme comme une pensée pure, comme une idée sans vie. De même que Pelage croyait l’homme assez enclin vers le bien pour se pouvoir passer d’une relation perpétuelle et efficace avec Dieu, de même l’hérésie, « sorte de pélagianisme théorique, » estime qu’avec un livre l’homme peut atteindre et garder la vérité, sans l’assistance de l’Esprit. L’hérétique oublie qu’il faut être en communauté pour bien connaître Dieu, pour bien connaître le Christ. Bref, la vérité religieuse ne peut être le partage que de la société religieuse, et Moehler estime que l’hérétique qui vit dans une communauté de fidèles, même limitée, possède une plus haute idée du Christ, que celui qui veut rester tout à fait seul.

Peut-on même connaître Dieu, rationnellement, sans cet Esprit qui est à la fois un lien social et un messager de vérité ? Moehler, en ce livre, répondrait volontiers par la négative. Les Pères, tels qu’il les interprète, admettent chez les païens des rayons de la sagesse divine, donnés à certains individus par le Verbe même, ou dérivant d’une révélation primitive : ainsi cette connaissance rationnelle reposait finalement sur la foi, sur une révélation. Au reste, l’ancienne Église exigeait, pour une parfaite connaissance de Dieu, une âme pure et sainte ; et c’est là un mérite que Dieu seul est en état d’accorder, et qu’il n’accorde pas hors de l’Église.

Un chapitre suit, dans lequel Moehler, déroulant le double cortège des théologiens spéculatifs et des théologiens mystiques, nous veut faire admirer l’infinie variété qu’implique l’indispensable unité de l’Église ; il passe, ensuite, à la hiérarchie. Derechef, l’amour est à l’œuvre : c’est l’amour qui, dans l’Église, provoque le mouvement vital par lequel elle s’organise. Au début, tous les fidèles se sentirent tellement entraînés les uns vers les autres, qu’ils avaient besoin de se voir représentés par une image : l’évêque fut cette image, personnification de la tendresse des uns pour les autres. La communauté l’instituait ; mais le besoin qui faisait agir la communauté était inspiré par l’Esprit et satisfait par l’Esprit. Un jour vint où la réunion des évêques en concile signifia l’union indivisible de tous les fidèles ; et Moehler observe que la première définition formelle de la divinité de Jésus fut donnée à Nicée, où, pour la première fois, tous les fidèles étaient réunis dans la personne de leurs « images d’amour : » Jésus attendait ce jour-là pour se laisser pleinement connaître. Quinze ans avant que Feuerbach, dans son livre sur l’Essence du christianisme, n’accusât la religion du Christ de créer un conflit entre la foi, qui asservit, et l’amour, qui émancipe, entre la foi, qui sépare, et l’amour, qui unit, le théologien catholique de Tubingue expliquait avec toute son âme que les satisfactions de la foi sont des récompenses de l’amour.

Une question subsiste : elle concerne la primatie pontificale. Moehler confesse avoir longtemps douté, et presque nié que cette primatie appartînt à l’essence de l’Église : il lui semblait que l’histoire des premiers siècles en refusât la preuve. Mais voici se dessiner, dans l’architecture même de son système, l’issue par laquelle il s’évadera de ses propres objections. Pour que la primatie rayonnât, il fallait que des besoins se fissent sentir. Jésus n’a pas dit : « Je suis fils du Dieu vivant ; » il a attendu que ses disciples eussent assez de vie pour le lui dire eux-mêmes. Pareillement, c’est lorsque l’idée d’unité eut pénétré tous les membres de l’Eglise, que la primatie fut nécessaire comme expression de cette unité. Il semblerait, à suivre ces principes, qu’aux yeux de Moehler ce ne fût pas le Christ qui a créé la papauté, mais la papauté qui a germé dans l’Eglise. Et lorsqu’il observe ensuite que les périodes de splendeur de la chaire de Pierre coïncidèrent avec l’époque où « l’Église, étant dans l’état le plus affligeant et le plus embrouillé, » avait besoin d’un remède puissant, il suffirait peut-être de serrer sa pensée pour constater que dans l’idée qu’il se fait de l’Eglise, l’exaltation de la papauté se présente, si l’on peut ainsi dire, comme quelque chose de trop occasionnel et de trop accidentel : « Ce n’est pas l’ignorance et la barbarie, disait-il à cette époque, qui ont été un produit de la papauté ; la papauté a été nécessitée par l’ignorance et par la barbarie. » Il croyait ainsi défendre cette institution contre les, reproches dont l’accablait la Réforme. Le protestantisme imputait à la papauté les malheurs de l’Eglise. — Vous vous trompez, répond Moehler ; l’exaltation de la papauté fut au contraire la conséquence de ces malheurs. Il plaide pour la primatie plutôt qu’il ne la justifie ; il l’accepte plutôt qu’il n’y adhère ; et ce n’est point une apologie qu’il lui décerne, c’est un laissez-passer qu’il lui délivre. « Deux extrêmes sont possibles dans la vie de l’Église, écrit-il en terminant ; ils s’appellent l’un et l’autre égoïsme ; ils existent quand chacun, ou quand un seul veut être tout ; dans le dernier cas, le lien de l’unité devient si étroit et l’amour si ardent, qu’on risque d’étouffer ; dans le premier cas, tout se dissout tellement et devient si froid qu’on risque de geler ; un égoïsme engendre l’autre ; mais, ni un seul, ni chacun ne doit vouloir être tout ; tous seulement peuvent être tout, et l’unité de tous peut seulement former un tout. C’est là l’idée de l’Église catholique. »

Ce serait affaire aux théologiens de discuter, point par point, les thèses successives de ce livre ; et, consultant les écrits ultérieurs du même auteur, ils pourraient critiquer, et même, s’ils le voulaient, réfuter Moehler par Moehler. Si, par exemple, il leur semblait que la théorie de Moehler sur la connaissance de Dieu confine au traditionalisme, la cinquième édition de la Symbolique leur montrerait que Moehler, sans doute inquiet de l’attitude de Bautain, s’insurgea formellement, vers la fin de sa vie, contre un traditionalisme abrupt. S’ils estimaient que cette autre théorie, d’après laquelle la révélation serait purement accréditée par le témoignage de l’Esprit, méconnaît implicitement la valeur probante des miracles, la Symbolique encore, au chapitre sur l’Église, leur offrirait une satisfaisante rectification. A supposer enfin, — et l’hypothèse est plausible, — que le plaidoyer de Moehler pour la papauté leur parût indigne de cette auguste cliente, Moehler encore, tout le premier, leur donnerait pleinement raison.

Car, moins de deux ans après le livre de l’Unité, il expliquait en une belle page de son Athanase le Grand, que « le Pape, a qui Pierre a transmis sa dignité, est le chef avec lequel tous les membres sont placés dans une union organique ; que les évêques réunis à Sardique voulurent mettre tous les mouvemens des Eglises particulières en harmonie avec les siens ; qu’ils défendaient, à la voix d’Athanase, la divinité du chef invisible de l’Église, et qu’ils devaient, du même élan, défendre et relever le pape Jules, chef visible de l’Église ; et qu’ainsi tout se liait, et qu’une chose devenait la condition d’une autre. » Et déjà, derrière ce commentaire de la lettre du concile de Sardique au pape Jules, on entrevoyait d’autres idées que celles où s’était arrêté l’auteur du livre de l’Unité. Un peu de temps encore, et elles prendraient figure de système. Pour le Moehler de 1825, les apôtres et tous ceux qui, par ordination, avaient reçu d’eux la puissance sacerdotale, représentaient le pouvoir doctrinal et disciplinaire : la conclusion eût été une sorte de presbytérianisme. La première édition de la Symbolique, qui est de 1832, explique que, sans le Pape, l’harmonie et l’ordre de l’Église sont détruits, et qu’en ce qui concerne les rapports du Pape et des évêques, le système épiscopal, qui assure l’activité propre de toutes les parties, et le système papal, qui centralise la vie, sont tous deux utiles à l’Église, en se faisant en quelque sorte contrepoids. Dans la quatrième édition, qui est de 1835, le « système épiscopal, citramontain, gallican, » tel qu’il fut énoncé à Constance et à Bâle, n’est plus, au regard de Moehler, qu’une « doctrine étroite, usée depuis longtemps. » Ainsi s’approchait-il, toujours plus avant, de la conception romaine de la primatie papale ; il fit à coup sûr plus de chemin, de 1825 à 1835, qu’il ne lui en fût resté à parcourir pour devenir un « infaillibiliste. » Il disait lui-même de son ancien écrit sur l’Unité de l’Église : « C’est le travail d’une jeunesse enthousiaste, qui pensait loyalement à l’endroit de Dieu, de l’Église et du monde ; mais il y a maintes assertions dont je ne pourrais plus me faire le défenseur. »

Tel quel, avec ses lacunes, ses aperçus incomplets, ses ébauches fautives d’idées vraies, ce premier livre de Moehler fut pour l’Allemagne catholique un bienfait. La chaleur en était belle, l’accent conquérant. L’Esprit d’amour, l’Église d’amour, étaient révélés, non par une pensée dogmatisante, mais par une âme vivante ; la cueillette intérieure de la foi par les âmes saintes et unies, dans ce jardin qu’était l’Eglise, avait quelque chose de fascinateur, et invitait à l’accès du jardin. Il en était de ce livre comme, d’après Moehler, du christianisme lui-même : ce n’était pas un développement abstrait, mais une apologétique vécue. De là, le charme pénétrant qu’il exerça, et que le temps n’a point amoindri. Staudenmaier raconte de quelles joies tressaillait sa jeunesse lorsqu’il contemplait dans les pages de Moehler « la grande œuvre du grand Dieu ; » dix et vingt ans après, dans ses écrits, il rappelait avec gratitude ce livre « incomparable, vraiment classique, d’une impérissable valeur. » Il y avait coïncidence, d’ailleurs, entre les tendances de Moehler et les aspirations de l’époque, et la coïncidence fut salutaire. Un certain séparatisme mystique trouvait alors crédit parmi les âmes pieuses : l’évêque Sailer, le jeune médecin Ringseis, n’avaient-ils pas été quelque peu gagnés et troublés par le prêtre Boos et autres illuminés wurtembergeois ? Moehler élevait la voix, et parlait, lui aussi, de l’Esprit ; il en faisait toucher l’immanence dans l’Église, et dans elle seule ; et c’est en vertu de considérations mystiques, au nom même des désirs des mystiques, qu’il laissait voir qu’il n’est pas bon que l’âme s’isole orgueilleusement avec l’Esprit, et qu’elle ne doit faire qu’un avec le corps social de l’Église.


IV

Au temps où Moehler demandait à une autre Eglise les moyens de servir la sienne, il avait observé que, dans certaines universités protestantes, l’étude des divergences dogmatiques qui séparent les confessions chrétiennes faisait l’objet d’un cours ; il regrettait qu’il n’en fût pas de même dans l’enseignement supérieur catholique. Il lui semblait qu’un protestant qui s’échauffe pour sa doctrine fait un pas vers le catholicisme, par cela même qu’il cesse d’être indifférent, et qu’un catholique qui s’exalte pour la sienne fait en quelque façon une courtoisie au protestantisme, par cela même qu’il cesse d’être passivement somnolent. Les débats théologiques inspiraient à Moehler plus de confiance que d’effroi : il y voyait l’indice que l’idée religieuse est vivante. En 1828, rendant compte d’un livre anglican sur les controverses, il souhaitait qu’un jour les catholiques allemands possédassent une Symbolique. Quatre ans plus tard, il la leur donnait.

« Pourquoi l’Église catholique conçoit la justification comme elle la conçoit, et ne peut pas la concevoir autrement, et pourquoi, inversement, l’Eglise protestante doit concevoir la justification comme elle la conçoit, c’est là ce que personne ne pénètre, faute de comprendre l’enchaînement organique de toutes les doctrines. » Tout le plan de la Symbolique se ramasse d’avance en cette phrase, qui est de 1826. La justification est le point capital du débat. L’homme, dans le catholicisme, concourt à sa régénération ; dans le protestantisme, Dieu seul en est l’auteur ; là, il y a coopération entre la grâce divine et la volonté humaine ; ici, il y a souveraineté absolue et inéluctable de la grâce. De ce contraste entre les symboles des deux confessions, tous les autres découlent. Ce ne fut point par fronde, par coups de tête, mais par logique, que la Réforme, en matière de dogme, dut être de plus en plus réformatrice. Sur le paradis terrestre, la chute, le péché originel, la vie intérieure des fidèles, l’Église, le royaume de Dieu, les deux confessions devaient fatalement diverger. La Symbolique nous fait assister à l’antithèse de deux logiques ; et c’est une antithèse en marche, toujours plus implacable. Les discussions sur l’idée d’autorité religieuse, et sur l’antériorité de l’Eglise visible à l’Église invisible ou de l’Église invisible à l’Église visible, alimentent les polémiques ; mais elles sont logiquement, sinon historiquement, postérieures à une dissonance fondamentale, d’ordre philosophique, qui sépare les deux confessions ; cette dissonance concerne l’homme et ses rapports avec Dieu. Il s’agit de savoir si Dieu le justifie en le mettant en mesure de se sanctifier, ou bien en le laissant radicalement incapable d’être sanctifié ; si, dans l’œuvre du salut, l’élément humain est régénéré ou bien opprimé par l’élément divin ; et si enfin, dans la vie quotidienne, pour que le péché quitte l’homme, il faut que l’homme quitte le péché.

La théorie de l’Église, telle que la développait Moehler au cinquième chapitre de son ouvrage, fut une révélation pour les catholiques eux-mêmes. On était accoutumé à lire, dans les manuels, des développemens abstraits, d’un esprit quasi juridique, sur la nature de cette institution, sur son caractère de société parfaite ; on s’y formait, si l’on peut ainsi dire, une conception statique de l’Eglise ; il semblait que dans son auguste prestige il y eût quelque chose de figé ; et si, de ces prémisses, on déduisait quelque thèse sur les rapports entre la société civile et la société religieuse, celle-ci dès lors risquait d’apparaître comme une cité bien close, divinement insurgée contre la cité « laïque. » Moehler survenait, et volontiers dirions-nous qu’avec lui la conception dynamique reprenait ses droits et retrouvait faveur. La théorie de l’Église se déroulait, sous sa plume, comme une sorte d’épilogue à l’histoire de l’Incarnation ; elle se confondait, presque, avec cette histoire elle-même. L’Église, pour lui, c’était le Verbe continuant de se faire chair ; c’était Jésus se renouvelant sans cesse, inlassable à reparaître sous une forme humaine pour achever à travers les siècles l’éducation de ses frères ; c’était l’incarnation permanente du Fils de Dieu. Lorsque Léon XIII, dans l’encyclique Immortale Dei, déploiera l’idée de l’Eglise, on ressaisira, sous la signature papale, les pensées de Moehler ; et c’est en effet l’originalité de la Symbolique, de rejoindre avec une intrépide fidélité les premiers Pères, de ne s’être point attardée aux droits abstraits de l’Église dans l’ordre politique et social, de l’avoir définie comme un courant de vie, et de l’avoir envisagée, non point en fonction de la terre, mais en fonction du ciel.

Moehler émut les consciences, même couronnées : Frédéric-Guillaume III, pour susciter des réfutations, promit une récompense. C’est que la Symbolique, par la façon même dont elle posait le problème, était gênante pour le piétisme prussien. Si elle eût prétendu montrer que le rationalisme, qui détruit l’élément divin en glorifiant l’élément humain, a été la suite fatale du protestantisme, les piétistes eussent objecté que ce reproche ne les frappait point. Mais Moehler les visait, se reportait à ces symboles dont ils se réclamaient, les convainquait d’annihiler l’homme, à l’inverse du rationalisme qui annihilait Dieu ; et par-dessus ces deux extrêmes, à l’écart, le catholicisme planait. Plusieurs ripostes jaillirent : la principale, sortie de Tubingue même, était signée de Christian Baur, lequel s’illustra peu de temps après, en résumant en un duel entre saint Pierre et saint Paul l’histoire de la primitive Eglise. Dans l’histoire du développement de la théologie protestante au XIXe siècle, le livre de Baur a son importance. Il suit Moehler, chapitre par chapitre ; mais ce qu’il lui oppose, c’est une combinaison, très intelligemment concertée, entre la théologie de Schleiermacher et la philosophie de Hegel. On sait qu’à cette date, la plupart des penseurs de la Réforme s’essayaient à concilier ces deux systèmes, dont l’un fait reposer la religion sur le sentiment de notre dépendance, et dont l’autre, au contraire, la considère comme un acte de liberté, comme une prise de possession rationnelle de la nature par l’esprit ; et l’on sait à quelles conclusions ruineuses aboutirent, au terme de cette conciliation, le philosophe Feuerbach et plus tard le théologien Strauss. L’adaptation de l’hégélianisme à la doctrine de Schleiermacher, telle que la réalisait Baur, était beaucoup moins subversive ; mais il y avait, entre la position dogmatique que prenait ainsi Baur, et la vieille orthodoxie des livres symboliques, qu’il prétendait défendre contre Moehler, un abîme dont Baur méconnaissait la profondeur. Le symboliste, d’après lui, n’a pas à envisager les conséquences mêmes que les symboles tirent de leurs principes, mais seulement ces principes eux-mêmes ; et Baur, à la faveur de cette rassurante distinction, créait, sans toujours s’en douter, un protestantisme nouveau.

C’était faire à Moehler la partie belle. Le théologien catholique revint à la charge. Reprenant chacune des divisions de sa Symbolique, il articula tour à tour, avec une ironique patience : « D’abord l’adversaire défend contre nous la doctrine protestante, ensuite il attaque la doctrine catholique, puis il propose une nouvelle doctrine ; » et successivement, il critiquait en Baur l’avocat du protestantisme ancien et l’inventeur d’un protestantisme nouveau. Quelques années plus tôt, à l’occasion du centenaire de la confession d’Augsbourg, Moehler avait écrit, non sans quelque sourire, que c’étaient les catholiques qui conservaient encore, dans leur propre Credo, bien des articles de cette confession, et que c’était dommage, pour le christianisme, que les évangéliques, qui la fêtaient comme un manifeste de sécession, en gardassent, pour leur propre compte, moins de lignes que les fidèles de Rome, qui la déploraient. Le propos est d’un polémiste : Moehler, dans sa réplique à Baur, eut occasion de déployer ses talens. La Symbolique avait examiné l’ossature du protestantisme orthodoxe et piétiste ; c’était, avec Baur, un protestantisme rationaliste qui s’offrait aux coups de Moehler, et la Défense de la Symbolique se pourrait lire comme appendice à l’Histoire des Variations[2]. Doellinger, en 1845, s’attardera volontiers à relever ces « variations ; » de Baur, en même temps qu’il défendra Moehler contre le reproche qu’inclinait à lui faire Gladstone, d’avoir exagéré les divergences entre catholicisme et protestantisme. « La Symbolique, ajoutera-t-il, a dans l’Allemagne catholique une sorte d’autorité classique, et c’est de ce livre, en partie, que la jeune génération de notre clergé a tiré ses principes dogmatiques. »

C’est ainsi que Moehler, mourant à Munich en 1838, laissa derrière lui une innombrable postérité intellectuelle ; et l’un des maîtres à la prise desquels elle s’abandonnait le plus volontiers était un disciple de Tubingue, professeur à Giessen, puis à Fribourg, François-Antoine Staudenmaier. À la fois théologien et historien, comme ses maîtres Drey et Moehler, leur propre expérience lui servit à éviter des écarts. Il publia en 1834 une Encyclopédie des sciences religieuses ; en 1835, un Esprit du christianisme, qui fit époque en Allemagne pour la connaissance de la liturgie ; en 1840, une Philosophie du christianisme ; de 1844 à 1852, une Dogmatique. À ces titres seuls, on devine une pensée qui a sa règle et son système, et qui prend conscience de cette règle, et qui, laborieusement, construit ce système. L’œuvre entière de ce disciple, que les événemens de 1848 rappelleront à notre attention, témoignait que l’école de Tubingue était parvenue à sa maturité.


V

À l’époque où le livre sur l’Unité de l’Église commençait d’illustrer Tubingue, l’hospitalité française, oublieuse des injures de Goerres, accueillait et retenait à Strasbourg le publiciste exilé, et avec lui la revue Le Catholique, proscrite de Mayence par la censure. Sortie d’Alsace, il semblait que par une émigration forcée l’école de Mayence y fût ramenée ; et d’autre part, c’est à la faveur de l’accueil alsacien que Joseph Goerres, s’exerçant comme publiciste catholique, préludait aux inoubliables luttes qui grouperont autour de lui l’école de Munich.

Goerres avait, en 1814, donné une voix à l’opinion allemande ; il voulait, désormais, donner une voix à l’opinion catholique. Le Mercure avait ouvert un forum : sur ce forum, le catholicisme allait descendre. « Il y a une entente générale dans toute l’Allemagne protestante, écrivait Goerres, pour dénaturer et évincer les livres catholiques ; il nous faut un périodique de pénétration générale. » Humble fugitive, la Revue de Mayence fut ce périodique. Goerres réclamait, pour le catholicisme, le droit de s’étaler au grand jour de la publicité, comme une opinion librement professée par un certain nombre d’êtres pensans, comme un capital d’idées, homogène, intangible, susceptible de redevenir un facteur d’histoire, comme un système de pensées, ayant sa répercussion sur la science, échangeant avec elle lumières pour lumières. Les romantiques avaient réintégré le catholicisme dans l’art ; Goerres le réintégrait dans la science, supprimait les cloisons étanches entre la révélation et le savoir humain, et rendait à ses coreligionnaires leur fierté. Pour la première fois depuis la Réforme, pareille tentative s’essayait en Allemagne.

Goerres s’y consacra : il adressait à Raess de longues lettres techniques sur l’agencement de la publication, sur la façon d’y faire collaborer les jeunes gens, sur l’appareil bibliographique ; il envoyait articles sur articles, histoire, polémique, synthèses doctrinales, analyses de livres ; et comme il ne se pouvait résoudre à écrire superficiellement, son labeur eût écrasé tout autre que lui. Ses amis l’essoufflaient : c’était à qui lui suggérerait une étude, lui proposerait un travail Brentano, surtout, le persécutait, réclamant de lui, tour à tour, un tableau de l’Eglise, une apologétique où serait approfondi l’enseignement secret de tous les peuples, une psychologie des âmes contemporaines une autobiographie dans le genre des Confessions. « Puisque dès ta jeunesse tu as été un organe public, lui écrivait-il, puisque tu es, par la grâce de Dieu, revenu à la porte de l’Eglise, je désire que tu décrives le voyage de ton âme, d’une façon aussi émue, aussi enthousiaste, qu’Augustin. Une histoire des troubles de la science et de la foi, chez tes contemporains et chez toi-même, histoire humble et vraie, serait très bienfaisante pour toi, pour nous tous, pour notre siècle. » Le romantique impénitent qu’était Brentano eût aimé que Goerres étalât son moi. Mais Goerres était devenu publiciste religieux avant même que le monde n’eût appris qu’il était définitivement converti ; on ne saisit pas, dans ses lettres, la trace de crises de conscience ; la poussée des circonstances, son propre besoin de s’extérioriser, le rejetaient hors de lui-même et ne lui laissaient point le loisir d’être spectateur du travail intime qui tour à tour l’avait mené de l’Eglise vers la Révolution et ramené de la Révolution vers l’Église. Il n’avait ni le temps ni le goût de revivre son passé et de thésauriser les miettes de ses existences antérieures ; il préférait ramasser toutes ses énergies peur l’action nouvelle.

On lut dans toute l’Allemagne, en 1825, une prosopopée du prince électeur Maximilien Ier au nouveau roi Louis de Bavière, publiée par le Catholique, et signée de Goerres. Maximilien ressuscité disait au jeune souverain : « Ce que tu peux édifier, ne le bâtis point sur les eaux courantes et le sable fugitif des opinions humaines, mais fais-le reposer sur Dieu, citadelle de tout ce qui est solide. Sois un prince chrétien, colonne pour la foi, protecteur de la liberté de l’esprit, afin que la Bavière redevienne ce qu’elle fut : un bouclier, une pierre fondamentale de l’Église. » Goerres, « le persécuté des rois de l’Europe, » prévoyait-il que le souverain qu’il faisait interpeller du fond d’une tombe allait devenir son protecteur ?

« Avec sa majesté royale, disait Goethe à Eckermann, Louis Ier a sauvé le beau naturel d’homme qu’il avait reçu en naissant ; c’est un phénomène rare. » A distance, et lorsqu’on oublie qu’en une heure de caprice il sacrifia sa politique aux susceptibilités d’une ballerine, on est séduit par cette riche et fougueuse nature, dont la spontanéité ne se laissa pas entamer par l’étiquette, et qui comprenait qu’en nous abandonnant à nos enthousiasmes, nous plaçons à gros intérêts les richesses de notre âme. Fils d’un père qui avait aimé la France, Louis Ier, lui, était un Allemand passionné : le Panthéon germanique qu’il édifia sous le nom de Walhalla était pour lui un sanctuaire ; et ses regards de patriote germain, agressivement tournés contre la France, s’arrêtaient avidement sur l’Alsace. C’était par surcroît un romantique : sa jeunesse, éprise d’art grec, s’était laissé convertir par son médecin Ringseis aux prestiges de l’art chrétien ; lorsque ses voyages à Rome l’eurent rapproché des Nazaréens, il leur consacrait un poème dans lequel Cornélius était comparé à saint Pierre, Overbeck à saint Jean ; et, mettant en vers son rêve d’un « règne de beauté qui s’étendrait sur l’Allemagne, » il les appelait tous deux « ses hommes d’État. » Pour l’art comme pour la patrie, Goerres et Louis Ier vibraient à l’unisson. Quant à la politique, il ne semblait pas qu’elle les dût diviser. Ringseis, après le congrès de Carlsbad, remontrait au prince Louis que l’État des Wittelsbach gagnerait la gratitude de l’Allemagne et supplanterait en prestige l’Autriche et la Prusse, si la dynastie expliquait avec force que jamais elle ne dérogerait à la constitution. Sans vouloir s’aventurer dans une sorte de donquichottisme constitutionnel, le roi Maximilien fit du moins la sourde oreille aux ordres de la Sainte-Alliance, et c’est au prince Louis que les esprits en surent gré. La reconnaissance de Goerres lui était acquise ; et puisque cette âme princière était à tant d’égards jumelle de la sienne, Goerres, de son exil, criait au roi nouveau d’être un roi catholique.

Catholique, Louis Ier l’était. La disparition de la surdité dont jadis il était affligé avait coïncidé avec la visite du prêtre Alexandre de Hohenlohe, thaumaturge étrange, que toute l’Allemagne du Sud réputait pour ses guérisons ; et Louis de Bavière aimait à se dire que la clarté de son ouïe lui était un bienfait de Dieu. Mais quelque joie qu’il éprouvât à se considérer comme l’objet d’un miracle, une autre impression, plus profonde, plus intense, avait contribué, dès sa jeunesse, à préparer et à pénétrer son âme : il était comme le fils spirituel du prêtre Sailer ; il avait subi, longuement, l’étrange et précieux ascendant qu’exerçait ce grand lecteur de consciences ; et l’on peut dire qu’avec lui le culte pour Sailer s’installait sur le trône même de Bavière.

Sans Clément XIV, Jean-Michel Sailer eût été jésuite : la suppression de la Société rendit ce novice au ministère pastoral et au professorat. Il connut maintes difficultés : sa théologie manquait de rigueur ; et puis, en présence de la médiocrité de la hiérarchie et de l’anémie du clergé, il encourageait de quelque complaisance les écarts des mystiques wurtembergeois, et même leurs théories, fortement imprégnées de « hussitisme. » De là certaines suspicions dont à Rome Sailer fut l’objet, et qui lui valurent d’attendre longtemps la mitre ; mais son influence sur le peuple chrétien, qu’il évangélisait à l’occasion six et huit fois par jour, demeura puissante. Moraliste tolérant, sauf pour lui-même, et philanthrope sensible, sauf à ses propres fatigues, il y avait en Sailer quelque chose de Fénelon, d’un Fénelon qui, au lieu d’être le précurseur du XVIIIe siècle, en eût été l’héritier ; ses illusions et ses défauts mêmes, sorte de patine que son époque avait mise sur son âme, ne pouvaient, dans le monde d’alors, qu’aider à son apostolat. Ses dévots furent innombrables, et plusieurs illustres. Un jeune soldat, Diepenbrock, songeait au suicide, lorsque Sailer le conquit à la prêtrise ; et, devenu cardinal, il appelait Sailer, dont il avait été le secrétaire, « un homme vraiment grand, et plus grand encore dans l’intimité. » Le bon chanoine Schmid, un autre familier de Sailer, pensait comme Diepenbrock, et c’est sur les instances du vieux prêtre qu’il composa ses célèbres contes pour les enfans. L’hommage qu’on rendait à la sainteté de Sailer se terminait par un acte de foi en ses dons d’inspiration : c’était une foi dans laquelle protestans et catholiques communiaient. Certains de ses livres ascétiques, mystiques, pédagogiques, édifièrent les deux confessions ; et dans les deux clergés Sailer mort trouvera des biographes.

Entre tous ses admirateurs, il n’en était pas de plus fidèle que le roi Louis. Il l’avait fait nommer, en 1823, coadjuteur de Ratisbonne ; il l’en nommera évêque en 1829. Dès son avènement il le gratifia d’un château. Sailer aurait pu devenir une Eminence grise ; mais il lui suffisait d’avoir fait de Louis Ier une âme religieuse, et le reste viendrait par surcroît… Le reste, ce serait l’efflorescence monastique dont la Bavière allait être l’asile ; le reste, ce serait l’attitude catholique que, devant le monde, la Bavière allait prendre. L’ombre de Maximilien pouvait, par la plume de Goerres, supplier son descendant d’être un bouclier de l’idée religieuse : le disciple de Sailer comprendrait la leçon.

Une grande décision marqua le début du règne : l’université de Landshut fut transférée à Munich. Ringseis avait été l’instigateur de cette réforme ; un protestant converti, Schenk, y présida. L’esprit des universités portait alors ombrage aux grands de la terre : Louis Ier, lui, appelait la science près de son trône, et lorsqu’en 1833, après les échauffourées de Francfort, les gouvernemens persécuteront les étudians, un orateur catholique se lèvera, dans l’aula de Munich, pour défendre les franchises universitaires ; ce sera le recteur Ringseis, confident du roi. Louis Ier, comme l’en suppliait Maximilien par l’organe de Goerres, se montrait « protecteur de la liberté de l’esprit. » Mais en même temps, « colonne de la foi, » il offrait à l’intelligence catholique un beau terrain d’épanouissement : la théologie, dans la jeune université, allait se relever de l’assoupissement où l’avaient plongée, dans les facultés de Bavière, les quarante dernières années ; et des catholiques notoires furent appelés aux principales chaires. La chaire d’histoire fut offerte à Joseph Goerres, au vif déplaisir du roi de Prusse. Louis Ier était fier de rouvrir l’Allemagne au grand contumace de Goblenz, et cette initiative royale assurait les destinées de l’école de Munich.


VI

Ringseis, Sailer, Brentano, pressaient Goerres d’accepter : il quitta Strasbourg, en déclarant que le vol des oiseaux déciderait de son chemin ; et les oiseaux l’orientèrent vers Munich, qui fut ainsi sa dernière patrie. Derrière lui, la revue Le Catholique obtenait aussi droit de cité en Bavière ; elle s’installait à Spire jusqu’en 1841.

Le portrait fait par Henri Heine du pauvre M. Goerres, « condamné, tout le long de l’année, à réciter à des séminaristes l’histoire du péché originel, » n’est qu’une caricature. Il faut se défier des jugemens de Heine sur les professeurs bavarois : en lui faisant espérer une chaire à l’université de Munich, et en ne la lui donnant point, on l’avait mis en fort méchante humeur ; et dans une lettre à Varnhagen, il s’avouait « capable de pendre ces Polignacs allemands. » Faute de pouvoir pendre Goerres, il l’a de son mieux diffamé. De fait, deux cents étudians et beaucoup de gens du peuple se pressèrent aux premières leçons de Goerres ; peu à peu, l’auditoire se restreignit ; une élite fut fidèle. C’était plutôt une philosophie de l’histoire qu’un enseignement de l’histoire : Goerres ne suivait pas les faits, mais, d’un regard impérieux, il les convoquait autour de certains pôles élus, le Sinaï, le Calvaire. Il voyait, dans l’histoire, « la servante de la fraîche et verte vérité, qui n’a pas besoin de manteau pour se couvrir. » Mais cette histoire, toujours véridique, devenait comme la matière à laquelle il imposait une forme ; et dans une « perspective d’aigle, » suivant le mot de Diepenbrock, il la mettait en acte. Le protestant Boehmer, un maître en érudition, admirait profondément cette « manière titanique. » Les trois conférences publiées en 1830 sur le fondement, les divisions et la suite de l’histoire du monde, et la préface donnée par Goerres à la Vie de Jésus, de Sepp, nous donnent l’image de ces ascensions hebdomadaires dans lesquelles le professeur, promenant entre ciel et terre sa somptueuse imagination, interprétait avec l’ « au-delà » les événemens d’ici-bas. Le romantisme allemand déroulait à son tour un Discours sur l’Histoire universelle. Mais on ne trouvait pas, ici, cette régularité superbe avec laquelle, sur un geste de Bossuet, les faits de l’histoire s’alignent devant Dieu, comme les courtisans devant le grand Roi. Le geste de Goerres est plus saccadé ; et l’histoire, telle qu’il la maîtrise, s’abandonne à des soubresauts avant de se venir ranger dans la voie, fixée d’avance, où les conseils éternels s’accompliront. Les peuples, chez Bossuet, semblent se soumettre à la règle dramatique de l’unité d’action : le drame où les jette Goerres est moins sobre et plus tourmenté. Gravement effacé dans la coulisse, Bossuet se cache derrière le Très-Haut ; Goerres se découvre ; il précède Dieu, il le devine ; et si Dieu voulait se taire, il lui arracherait ses tacites pensées. L’évêque ne parle qu’après Dieu ; le laïque par le au nom de Dieu.

D’une même haleine, le commentaire des âges antérieurs expirait, sur les lèvres de Goerres, en prédictions d’avenir ; et lorsque, en 1827, l’Eos, journal catholique fondé par un converti, publia son article apocalyptique sur le Miroir du temps, il semblait à Diepenbrock voir se dérouler dans les colonnes de l’Eos un vieux rouleau de parchemin d’Isaïe. Goerres, avec une fantaisie luxuriante, aimait à se représenter les prochaines commotions qui menaçaient la terre à mesure qu’elle se détachait du ciel.

Mais il voulait encore faire besogne d’historien, lorsque, devant des auditeurs éblouis dont l’un s’appelait Montalembert, il professait ses leçons sur la Mystique. N’était-ce point, en quelque façon, poursuivre l’étude de l’histoire terrestre, que de contempler en tous leurs épisodes, les plus augustes comme les plus baroques, les plus purs comme les plus indécens, les plus authentiques comme les plus discutables, toutes les projections du ciel et de l’enfer dans la vie de la terre ? Dans sa préface aux œuvres d’Henri Suso, traduites par Diepenbrock, Goerres avait trouvé de poétiques accens pour célébrer ces « oiseaux de tempête » qu’avaient été les mystiques du moyen âge :


Ils cherchaient le calme, écrivait-il, dans le centre mystérieux des êtres, dans la divinité qui mire sa douce beauté, sa face rayonnante, dans les eaux qui sont au-dessus du ciel, comme dans celles qui sont au-dessous. Ils ont renoncé à l’élément infidèle qui, remué continuellement par des puissances furieuses, déplaçait et défigurait l’image qu’ils s’efforçaient de conserver intacte ; et après avoir pris leur essor vers cette région plus tranquille au-dessus du firmament, ils se bercèrent, comme des cygnes du ciel, dans ses ondes limpides.


Il montrait avec allégresse, dans cette même préface, comment les études de mystique « soustraient l’esprit à l’influence raidissante des lois de la nature. » Il fallait à ce prophète quelques aventures spéculatives nouvelles : un ordre de connaissances existait, que les catalogues de bibliothèques qualifiaient lestement de « philosophie fausse et fanatique ; » c’était la mystique ; Goerres s’y jeta. Il lançait un premier volume où la physiologie tenait la plus grande place ; il s’en allait visiter de pieuses visionnaires, Apollonia Filzinger en Lorraine, Maria de Moerl en Tyrol ; Brentano le renseignait sur Catherine Emmerich ; Diepenbrock lui donnait des documens sur le moyen âge ; et Goerres affectait la contenance d’un savant qui, dans un organisme, va mettre à nu certaines adhérences pour les analyser et les disséquer. Ainsi travaillait-il, courbé sur l’organisme de l’Eglise, épiant les mystérieuses adhérences du ciel et de la terre ; et de ce qu’il voyait et de ce qu’il lisait, quatre volumes de Mystique résultaient, troublante encyclopédie de tous les merveilleux, diabolique et divin, collection scientifiquement classée de toutes les anecdotes de l’au-delà. Les extatiques s’y racontent et les stigmatisées y saignent ; les possédés s’y tordent et les sorcières y font sabbat ; les hosties saintes y laissent tomber leurs voiles, et l’on eût dit que Joseph Goerres passait son temps dans l’autre monde.

En quoi l’on se fût trompé. Soudain surgissait une brochure, œuvre de polémique politique ou de défense religieuse : le ciel et l’enfer rendaient Goerres à la terre. Sa voix s’élevait, en 1826, pour défendre les catholiques de Hollande et de Suisse ; en 1829, pour accabler, en quelques pages sur le droit des morts, les détracteurs de Schlegel et d’Adam Müller ; en 1831, pour ridiculiser les politiciens qui accusaient le gouvernement de Bavière, comme notre Restauration française, d’être à la merci d’une « Congrégation ; » et ces diverses escarmouches, qu’il livrait pour l’indépendance de l’Église à l’endroit de l’État, n’étaient que le prélude de la grande mêlée de 1837, dans laquelle Goerres, avec son Athanahius, provoqua le roi de Prusse et le vainquit[3]. L’Athanasius amenait des ripostes : elles étaient signées Léo, Marheineke, Bruno, noms estimés dans la théologie et la philosophie adverses : Goerres, dans sa brochure des Triaires, invectivait leur intolérante trinité, et son ami le Tyrolien Giovanelli exultait de « reconnaissance pour tous ces publicistes qui par leur colère, leurs raisons et leurs déraisons, permettaient de rendre populaire une bonne dose de vérité catholique. »

On croyait Goerres à jamais enchaîné dans cet engrenage de polémiques ; l’homme de luttes, sans doute, avait tué l’homme d’érudition… Une fois de plus il démentait les augures en professant, en 1841, un cours sur la mythologie, qui faisait « sensation : » c’est le propre mot de Doellinger, qui, dans une lettre à Gino Capponi, en prolongeait le retentissement jusqu’à Florence. Henri Heine s’essayait à sourire de cette gigantesque activité : « C’est la tour de Babel, » s’exclamait-il. Mais le philosophe Schelling avait un mot plus exact lorsqu’il disait non sans ébahissement : « Partout M. Goerres est chez lui. »


VII

Dans les « antres du jésuitisme, » dans « l’officine de tout mal (c’est ainsi qu’Henri Heine qualifiait Munich), » Schelling, lui, professait la philosophie. « Il a fait beaucoup de rétractations, » écrivait Brentano. « Il a trahi la philosophie et l’a livrée à la religion, » confirmait Henri Heine. Le bruit courut même, en 1828, qu’il s’était fait catholique. Ce qui était vrai, c’est que la situation du christianisme, dans l’évolution religieuse de l’humanité, devenait, pour lui, l’un des problèmes essentiels : son enseignement de Munich en cherchait la solution Il la crut trouver en deux versets de l’Épître aux Philippiens, et, sur eux, bâtit une « christologie, » dont l’aspiration fondamentale était de montrer dans le paganisme, non seulement la base historique, mais l’étoffe même du christianisme. Le Christ de Schelling préexistait à l’ère chrétienne, comme divinité du paganisme : il jouissait déjà des honneurs divins, mais c’était malgré le Père ; durant cette période païenne de son existence, il ne croyait pas, dit saint Paul, « que ce fût une usurpation de s’égaler à Dieu ; » en quoi il se trompait et trompait les hommes. Une révolution se fit en lui : dans la crèche et sur le Calvaire, « il s’anéantit, prit la forme d’esclave ; » il déchut volontairement ; alors les païens reconnurent qu’en lui ils n’avaient pas adoré le vrai Dieu. Mais le Père, lui, sut gré au Christ de cette résipiscence humiliée ; et pour le récompenser il l’autorisa derechef à être une divinité : c’est de l’aveu du Père que désormais Jésus fut Dieu. Ainsi la période mythologique et la période de la révélation sont les deux actes d’un même drame, dont Jésus est le héros.

Une lettre qu’écrivait à Doellinger l’étudiant Bernard Fuchs, plus tard professeur de théologie morale, nous offre une image curieuse de l’enthousiasme qu’excitait cette synthèse parmi certains jeunes théologiens. « Comme grandeur, disait Fuchs, comme portée, comme pénétration, comme simplicité, comme charpente, comme force, comme profondeur, toute la spéculation chrétienne est de beaucoup surpassée. Si ce système était en conflit avec le dogme, les intérêts catholiques péricliteraient, un grand nombre de catholiques se détacheraient. » Le futur professeur Sepp faisait écho : « Le cœur ne nous brûlait-il pas lorsque Schelling parlait ? » Encore que la théorie des trois Eglises, pétrinienne, paulinienne, johannique, fût aussi malaisément acceptable que l’était cette « christologie, » de bons esprits parmi les catholiques bavarois, Ringseis, Michel Strodl, crurent longtemps qu’une philosophie chrétienne pouvait s’adapter au système de Schelling ; et depuis Patrice Zimmer au début du siècle jusqu’à Rosenkranz en 1868, des essais furent tentés pour cette adaptation.

Munich s’enorgueillit lorsque, à l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, l’université de Berlin fit venir Schelling pour vaincre cet hégélianisme qui, après avoir été sous le règne précédent l’une des colonnes de l’État prussien, devenait, avec les jeunes hégéliens, une école de radicalisme révolutionnaire. Une médaille, frappée à Berlin en 1830, avait représenté Hegel en philosophe antique, écrivant sous la dictée d’un ange, qui lui-même s’appuyait sur la Religion, et, dans les bras de la Religion, la croix du Christ se dressait. Ainsi se traduisait, même pour rendre hommage à Hegel, le besoin de l’intelligence allemande, de rapprocher toujours la philosophie et la religion. Là où l’hégélianisme avait échoué, Schelling réussirait peut-être… « Il est, avant tout autre, disait Sulpice Boisserée, appelé à résoudre les plus importantes questions de la philosophie et de la religion, » et dès 1836, de Berlin, le sculpteur Rauch écrivait : « Tous les yeux se portent vers Schelling avec un regard de feu. » Les Bavarois cédèrent à ces regards de feu : il leur agréait d’apprendre que les Berlinois, longtemps attardés à l’école d’Hegel, qui blasphémait l’Eucharistie et souhaitait de ne point mourir avant d’avoir vu succomber le catholicisme, se mettaient à l’école de Schelling, qui, tout protestant qu’il fût resté, déclarait formellement que, sans le Pape, le Christ historique serait à jamais perdu.

« C’est un ragoût panthéiste avec une sauce chrétienne, » disait de la philosophie de Schelling son collègue et ancien ami, François Benoît Baader. On eût pu dire de Baader, à son tour, qu’il donnait un ragoût théosophique avec sauce catholique. Munichois d’origine, appelé en Russie comme ingénieur, il avait en 1814 adressé, aux trois souverains de Russie, d’Autriche et de Prusse, un mémoire « sur les liens entre la religion et la politique, rendus nécessaires par la Révolution française : » le manifeste de la Sainte-Alliance lui fut une satisfaction. Alors, encouragé par les questionnaires scientifiques que lui adressait le prince Galitzine, il rêva d’une autre Sainte-Alliance entre la science et la religion : Saint-Pétersbourg en serait le centre, et les héritiers des Encyclopédistes, qui voulaient, eux, séparer la science d’avec la religion, trouveraient avec qui compter. Mais Baader, suspect aux uns d’être un démagogue, aux autres d’être un jésuite déguisé, dut abréger, en 1823, un nouveau voyage qu’il faisait en Russie : et lorsqu’en 1825, Munich devint ville savante, il se réjouit d’y pouvoir « enseigner la philosophie catholique de la nature, de la société civile et de la société religieuse, et chasser de la philosophie, comme Goerres les chassait de l’histoire, cette légion de diables qui depuis longtemps s’en étaient emparés. » Causeur incomparable, ses cours, au sortir de l’université, se prolongeaient à l’angle des rues, devant les promeneurs émerveillés ; il déroulait, à perte de vue, la série de ses digressions, qui toutes confluaient vers une interprétation théosophique de l’univers. Il était disciple du mystique Jacob Boehme, avant de l’être du catholicisme ; et même, ses dernières années seront consacrées à préparer l’union des Églises à l’écart de la « dictature papale. » Mais il se flattait toujours d’être catholique à sa façon ; et le livre qu’il avait dédié à Goerres sur « la bénédiction et la malédiction de la créature, » ainsi que d’autres écrits religieux qu’il appelait ses Sommes théologiques, déposaient en faveur de son christianisme, autant que leur obscurité permettait de les saisir. Doellinger songea même à le faire collaborer au Catholique, mais Goerres trouva que « ce Moïse, » lorsqu’il tenait la plume, « était inintelligible sans le secours d’un Aaron. » Baader s’éteignit en 1841 ; et sa mort fut catholique, comme avait voulu l’être sa pensée.

Schelling et Baader, par leurs nuances d’attitude, imposaient à l’opinion universitaire le respect du catholicisme, et Munich, grâce à eux, était la seule capitale d’Allemagne où la spéculation philosophique passât pour l’auxiliaire de la foi romaine. Mais on ne pouvait méconnaître que, pour de jeunes théologiens, le voisinage de ces aventureux systèmes n’était pas sans périls. La présence de Doellinger à la faculté de théologie, et puis, après 1836, la trop brève apparition de Moehler, contrebalancèrent efficacement ces dangers. Transportées par Doellinger dans les premiers siècles de l’Eglise, les imaginations s’assagissaient, et le catholicisme cessait d’être un thème de rêves pour devenir un thème de travaux érudits.

Jean-Joseph-Ignace Doellinger était théologien de profession : il l’était exclusivement, peut-être trop. « Pour presque tous les autres séminaristes, disait-il un jour, la théologie n’était qu’un moyen en vue d’un but. Pour moi, au contraire, la théologie, ou principalement la science fondée sur la théologie, était le but, et le choix de l’état sacerdotal (die Wahl des Standes) n’était qu’un moyen. » Ce sont là des propos qui eussent résonné désagréablement aux oreilles d’un Liebermann : le plus médiocre de ses clercs, étudiant avec un modeste directeur de séminaire les appels de la grâce, lui eût paru plus qualifié pour le sacerdoce qu’Ignace Doellinger, qui ne cédait qu’aux attraits tout intellectuels de la théologie. Chez Doellinger, le professeur primait le prêtre, et quand le professeur aura des difficultés avec son Eglise, le prêtre les terminera par une sécession.

C’est en 1825 que le jeune Doellinger, après avoir tant bien que mal étudié la théologie à Bamberg, était appelé à l’université de Munich. Il publiait en 1826 son premier livre, sur l’Eucharistie dans les premiers siècles ; le livre avait l’allure d’une thèse, faite d’après les textes. On sentait l’auteur très familier avec les Pères : l’intimité ne fit que s’accroître. Elle était troublée, de temps à autre, par les soucis contemporains : le besoin de dire son fait à Henri Heine ou de batailler au sujet des mariages mixtes faisait d’Ignace Doellinger un publiciste. Mais ce ne furent pas seulement les tentations du journalisme, ce furent aussi les obligations du professorat, qui retardèrent, chez Doellinger, l’activité productrice du savant. Pour l’enseignement de l’histoire ecclésiastique, tout un outillage technique était à créer. Il conçut le plan d’une encyclopédie théologique, à laquelle eût collaboré l’école de Mayence ; il remania le vieux Manuel d’histoire de l’Église dont Hortig était l’auteur ; à son tour, il entreprit un précis original, qu’il laissa inachevé. Grâce à ces travaux, plus ingrats pour sa notoriété scientifique que ne l’eût été la grande histoire des hérésies médiévales, qu’il projetait et n’écrivit pas, les facultés de théologie possédèrent désormais de bons rudimens et une bonne méthode d’histoire ecclésiastique : Doellinger fut, dans toute la force du terme, un créateur ; et c’est avec cette auréole qu’aux alentours de 1848, il deviendra le consulteur et le tribun de l’Église d’Allemagne.


VIII

Munich, qui devenait, grâce à Doellinger, un centre de sciences ecclésiastiques, était grâce à Goerres un véritable foyer d’où la vie catholique rayonnait sur l’Allemagne : la Table Ronde (ainsi l’on appelait le cercle de Goerres) avait la vertu d’une institution ; littérateurs, artistes, juristes, théologiens, romantiques de la veille et parlementaires du lendemain, s’y coudoyèrent et s’y mêlèrent, pendant plus de vingt ans.

Après le coup d’œil d’admiration respectueuse donné au maître du logis, les regards s’y portaient, tout de suite, vers un étrange original, qui tantôt causait pour lui tout seul comme s’il détaillait un rêve, et tantôt s’absorbait comme s’il en élaborait un nouveau. C’était Clément Brentano, et par sa seule présence, il évoquait le souvenir des jours d’Heidelberg, de ces années 1806 et 1807 où, sous les auspices de Goerres, l’Allemagne à demi morte avait ressuscité sa vieille littérature. Brentano était né romantique ; l’ironie, chez lui, n’était ni un prétexte à sensations, ni le déguisement d’une impuissance artistique, mais l’essence et le tourment de son être ; elle était dans son âme avant d’être dans son art. L’impression de charme qu’il laissait se nuançait d’une certaine peur : « Il pourrait me rendre fou, disait le jeune Ketteler, si je causais beaucoup avec lui ; » et Emilie Linder, l’artiste bâloise fixée à Munich, ne fit son entrée dans l’Église qu’après la mort de Brentano, comme si elle eût craint de ne point assez se posséder elle-même si, déférant à ses instances, elle se fût convertie, lui vivant. A la minute même où Brentano exerçait une action, il provoquait une réaction ; du même geste dont il conquérait un interlocuteur, il le mettait en recul. D’autre part, son indolente ironie lui rendait odieux de se voir imprimé. Aussi semblait-il prédestiné à n’être qu’un délicieux inutile ; il le sentait et en souffrait.

Fatigué de ses libertinages, « né pour la lumière mais mille fois mort, » il invoquait en 1816 « une goutte de sang du Christ, » lorsque survint à lui l’ « ange du désert, » sous les traits d’une fille de pasteur, Luisa Hensel. Il voulut se confesser à elle et l’épouser, dût-il se faire protestant. « Vous êtes assez heureux, lui dit Luisa, pour avoir la confession ; voyez un de vos prêtres ; » et quant au mariage, elle voulait rester « une colombe, qui s’enfuit dans le bleu du ciel. » Et Brentano gémissait à l’idée de mourir solitaire, « comme un mendiant dans les broussailles, comme le jour dans le gris du soir. » Alors les deux influences de Luisa, qui bientôt allait se faire catholique, et du prêtre Sailer, amenèrent cet amant de la solitude à se fixer, sept années durant, près d’une nonne malade, stigmatisée, emportée loin d’elle-même par des extases, qui couronnaient ses rédemptrices souffrances. On fut stupéfait, en Allemagne, lorsqu’on apprit que Brentano recueillait pieusement les révélations de cette Catherine Emmerich, rustique, illettrée, au fond d’une bourgade westphalienne. « Je sens que je trouve une patrie ici, écrivait-il, il me semble que je ne peux plus quitter cet être prodigieux, que Dieu me donne une besogne. » Stolberg, Over-berg, tous les survivans du cercle de la princesse Galitzine, s’intéressaient aux visions de Catherine ; mais la merveille des merveilles, c’était de voir le subjectivisme romantique assagir soudainement ses fantaisies débridées, pour s’asseoir à un chevet et s’instituer greffier. Emmerich, morte, régnait encore sur l’âme de Clément ; et puisqu’elle n’était plus là pour qu’en elle il trouvât Dieu, il le chercha dans les pauvres.

Il y avait à Coblenz un conseiller municipal nommé Diez, qui s’intitulait crânement « le valet de notre bon Seigneur Dieu dans sa ville de Coblenz ; » auprès de lui, pour le même service des malheureux, Luisa Hensel, Apollonie Diepenbrock, étaient accourues ; Brentano survint à son tour. Et comme Diez se sentait mortel, comme Luisa et Apollonie étaient à Coblenz deux déracinées, et comme les misères, elles, sont immortelles, Diez eut un jour la pensée, pour que l’œuvre de bien lui survécût, de remonter la Moselle et de s’en aller quérir des filles de France. Les sœurs de Saint-Charles de Nancy répondirent à son appel : huit d’entre elles se détachèrent du tronc lorrain, et Coblenz fut l’une des premières villes étrangères où la France catholique, relevée des ruines révolutionnaires, dépensa quelque chose de son cœur. Alors, témoin de cette fondation, Brentano s’en fit l’historien. Son livre sur les sœurs de charité parut en 1831 ; il fut pour l’Allemagne une lumière. L’opinion bavaroise, surtout, s’éprit de ce livre ; la Bavière envia la France. Puis, en 1833, la publication des visions de Catherine commença ; elle fit grand bruit. Arnim, Diepenbrock, Goerres, inclinèrent à quelques réserves ; il semblait que les conversations dans lesquelles Brentano avait raconté à la pieuse fille les expériences d’autres visionnaires eussent parfois influé sur l’imagination de Catherine, et l’on sentait malaisé, sinon impossible, de distinguer, dans les révélations, entre ce qui venait d’Emmerich — ou de Dieu — : et ce qui avait été inconsciemment suggéré par Brentano. Mais puisque Emmerich, sur un signe d’en haut, avait choisi Clément comme confident, l’on ne devait s’en prendre qu’au ciel si un ancien romantique, spectateur de sept années d’extases, avait manqué, parfois, à la passivité d’un bon protonotaire.

Le temps était loin, où l’on pouvait comparer la muse de Brentano à une « princesse chinoise, caprice personnifié, dont la joie la plus grande était de pouvoir déchirer les plus somptueuses étoffes d’or et de soie ; » elle se mortifiait, se macérait, s’imposait des besognes d’apologétique. D’aucuns plaisantaient : « C’est un saint comique, » disait-on de Brentano. Alors l’érudit Boehmer, tout protestant qu’il fût, s’insurgeait : il voulait qu’on respectât cet « homme prodigieux, le plus grand poète de tous les vivans, » doué d’une force d’esprit et d’une richesse d’âme « qui l’égalaient à Dante, à Calderon, à Shakspeare. »

Brentano vint fixer à Munich les dernières années qu’il avait à vivre ; et lorsqu’on le voyait, accoutré en pénitent, porteur d’un vaste rosaire dont il murmurait les dizains, s’acheminer vers la maison qu’habitait Goerres, ce dévot fantôme était à lui seul un symbole, le symbole du rêve romantique étreignant enfin les réalités chrétiennes, et de l’indolence romantique venant enfin s’offrir à l’Eglise pour être disciplinée, travailler et servir. A ses côtés, dans le cercle de la Schoenfeldstrasse, on voyait parfois Boehmer, le patient éditeur des Regestes du vieil Empire germanique, et qui venait de Francfort apporter à Goerres l’hommage de l’historiographie nationale ; les Boisserée, qui, promenant à travers l’Allemagne leurs projets de restauration du dôme de Cologne, offraient à Goerres le salut de l’idéal gothique retrouvé ; le peintre Cornélius et ses disciples, en qui Goerres fêtait « ses adjudans pour l’enseignement de l’histoire allemande, » et qui lui savaient gré d’avoir aidé à la résurrection d’un art religieux et national.


IX

Brentano, Boehmer, les Boisserée, Cornélius, c’était le romantisme en ses aspects les plus divers ; et c’était, à l’arrière-plan, la pénétration du catholicisme dans les imaginations fascinées. Mais autour de la Table Ronde se concertait une tâche nouvelle, la pénétration du catholicisme dans la vie politique, parlementaire et sociale. En un coin de la table, les juristes avaient leur thé. L’un d’eux, George Phillips, était l’intime de la maison : en 1828, au moment où les universités prussiennes mettaient en lui leur espoir, il avait, en se faisant catholique, perdu la faveur du ministre Altenstein ; Munich le recueillit, et lentement il y préparait son manuel de droit canon, que 1845 vit éclore. Jarcke, son ami, s’échappait souvent de Vienne, où il avait un poste, pour venir causer à Munich. C’était aussi un converti. Prussien d’origine, il s’était acquis à Berlin une grande réputation de criminaliste, et puis un renom d’écrivain politique par un livre sur la révolution de 1830. Encouragé par le succès et par le général de Radowitz, on l’avait vu fonder et diriger, quelque temps durant, la Semaine politique berlinoise, dans laquelle, en face des périls d’anarchie révolutionnaire, il développait une notion organique de l’État. Dans le cercle de Goerres, c’est lui que l’on consultait sur le droit public, comme Phillips avait la parole sur le droit canon. Il n’était pas jusqu’à la question des mariages mixtes, troublante pour l’Allemagne entière, qui ne trouvât près de la Table Ronde un spécialiste ; il s’appelait Ernest de Moy, était fils d’un émigré français, et ce laïque, dès 1830, empruntant à la tradition catholique les élémens d’un traité sur la théorie canonique du mariage, avait éclairé l’Église d’Allemagne de cette lumière même que son clergé laissait vaciller.

Les théologiens voisinaient avec les juristes : il y avait là Hofstaetter, le futur évêque de Passau ; l’exégète Haneberg, qui mourra sur le siège de Spire ; l’orientaliste Windischmann, plus tard vicaire général de Munich ; il y avait là Moehler, qui, lui, s’effaçait volontiers, car la chaleur des conversations lui faisait mal aux nerfs ; Doellinger, enfin, était un visiteur très régulier. Entre juristes et hommes d’Église, le parallèle ne laissait pas d’être piquant ; il advenait, dans le coin des prêtres, qu’on trouvât ce Jarcke légèrement fanatique, et ce Phillips singulièrement ultramontain. Les canonistes laïques, à Munich, se préparaient à être infaillibilistes, avant les théologiens.

Nous n’avons, parmi les hôtes de la maison, nommé que les sommités ; et nous ne devons pas cacher que ce qu’il y avait de plus intéressant dans la vie d’un pareil cercle, c’est ce que l’histoire n’a pas su, ou bien ce qu’elle a tu. Sous le toit de « papa Goerres, » on faisait (mieux que de nouer des relations, l’on resserrait des liens d’âmes. Ce Jarcke, que Phillips rencontrait, n’était-ce pas lui qui naguère avait converti Phillips ? Jarcke, à son tour, saluait dans Windischmann le fils de ce professeur de Bonn auquel il devait sa propre conversion ; Brentano retrouvait dans le numismate Streber le gendre de cet admirable Diez, qui lui avait révélé ce qu’est la charité ; et si Moy était croyant, c’était sous l’influence du médecin Ringseis, qui partageait ses loisirs entre la maison de Goerres et celle d’Emilie Linder. La Table Ronde, avec Goerres comme « maître du concert, » était plus qu’un salon, mieux qu’une académie ; elle ressemblait à une famille spirituelle, dont le jeune Guido Goerres, le doux et candide Guido, était comme l’enfant de chœur.


Quels nobles et ardens entretiens ! écrivait plus tard le comte de Falloux. Quelle passion pour l’Église et pour sa cause ! Rien n’a plus ressemblé aux discours d’un Portique chrétien, que les apologies enflammées du vieux Goerres, les savantes déductions de Doellinger, la verve originale de Brentano, la candeur naïve de Guido Goerres, endoctrinant de jeunes professeurs ecclésiastiques, tels que l’abbé Windischmann, et tant d’auditeurs bénévoles, de disciples de toutes nations, qui emportaient de là chez eux une ineffaçable empreinte, et d’immuables convictions.


D’Angleterre et de France, en effet, les catholiques regardaient vers Munich. Lamennais, Montalembert, Lacordaire, s’y rencontraient en 1832 ; Lamennais discutait avec Schelling, et Rio recueillait leurs propos. On se rappela toujours, à Munich et à la Chesnaie, cette journée d’août de l’année 1832, où les trois fondateurs de l’Avenir causaient avec Goerres, Schelling et Baader, et parlaient sans doute de l’Église, lorsqu’un courrier de la nonciature survint, apportant à Lamennais l’encyclique Mirari vos. Montalembert meurtri ne quitta Munich que pour y revenir bientôt, et pour s’y attarder : « Chaque mois, écrivait-il, voit éclore des ouvrages capitaux et inappréciables sur l’histoire de la chrétienté et de la littérature au moyen âge. » En cette même année 1833, Wiseraan faisait écho : il s’enflammait pour « la science et le talent » des catholiques allemands, rêvait avec Doellinger de créer une étroite union entre les clergés d’outre-Manche et d’outre-Rhin, et demandait, pour la Dublin Review, des collaborations à Munich. Doellinger, voyageant en France et en Angleterre, était fêté comme le messager d’une aurore catholique ; et Newsham, président de l’Ushaw-College, lui demandait, en 1839, de venir s’installer en Angleterre pour y représenter l’histoire de l’Eglise. On réputait au dehors la Bavière assez riche pour qu’elle pût faire des prêts aux autres nations, lors même que l’objet du prêt s’appelait Ignace Doellinger. Mais la Table Ronde, qui sans cesse acceptait de l’étranger des hôtes nouveaux, ne laissait pas émigrer ses commensaux indigènes.


X

Elle connut, aux alentours de 1840, une période de longs et beaux espoirs. Le ministère Abel gouvernait à Munich et laissait aux sympathies catholiques du roi Louis, naguère paralysées par la bureaucratie, toute liberté d’agir. Hurter, l’évêque protestant de Schaffouse, qui devait, peu de temps après, se déclarer catholique, saluait dans le règne de Louis Ier la « glorification de Dieu, » et célébrait avec enthousiasme ce roi bâtisseur d’églises. Sur les ruines qu’avait accumulées Montgelas, nombre de cloîtres se rouvraient : le livre de Brentano avait donné son fruit. Jarcke passait pour très influent auprès d’Abel ; un autre ami de Goerres, Hoefler, devenait rédacteur de la gazette officielle. Phillips et le fils de Goerres lançaient en 1838 les Feuilles historico-politiques, une revue qui dure encore ; et la Prusse prenait peur ; c’était, entre les mains du vieux Goerres, une arme de plus ; et l’arme visait la Prusse. Les Feuilles de Munich glorifiaient Droste Vischering, la victime de Frédéric-Guillaume III ; elles traquaient, jusqu’à ce qu’il démissionnât, le prince-évêque Sedlnitzky, son courtisan. Elles faisaient école : un protestant converti, Zander, ouvrait dans un journal de Wurzbourg, qu’il dirigeait, une tribune pour les doléances des Rhénans ; et le jeune Auguste Reichensperger, tout fonctionnaire prussien qu’il fût, expédiait une prose audacieuse à celle accueillante gazette. La presse des Wittelsbach devenait persécutrice des Hohenzollem : la bureaucratie prussienne proscrivait les Feuilles de son territoire, et rêvait d’attirer Zander dans quelque guet-apens ; mais, à la dérobée, par la porte du Palatinat, à la faveur des flots impartiaux du Rhin, l’on parvenait à jeter en Prusse rhénane des ballots de prose bavaroise, encourageans pour l’Eglise rhénane et provocans pour l’Etat prussien. Boehmer, qui pleurait la persécution dont les vieux luthériens étaient l’objet en Prusse, et qui savait de quelle tolérance les couvrait Louis Ier dans son université d’Erlangen, songeait aux Feuilles de Munich pour les défendre : la Table Ronde devenait l’arsenal où l’on forgeait des armes contre Berlin. Et Goethe avait vu clair, lorsqu’il avait pressenti qu’Arndt et Goerres, ces deux patriotes, soldats l’un de la Réforme et l’autre de l’Eglise, risquaient fort de rendre l’Allemagne du Nord et l’Allemagne du Sud de plus en plus étrangères l’une à l’autre.

Un jour vint où l’on apprit que l’intervention pacifiante de Louis Ier rassérénait l’église de Cologne en préparant la nomination du coadjuteur Geissel : alors le roi de Bavière passa pour le protecteur né du catholicisme allemand. Autour de la Table Ronde, de vastes rêves politiques prenaient consistance : la Bavière paraissait prédestinée à un rôle d’élite, et dans l’Allemagne et dans le monde, comme porte-drapeau du catholicisme. L’imagination du roi ne répudiait pas ce rôle : il s’occupait d’envoyer des missions allemandes dans l’Amérique du Nord ; il fondait, sous le nom de Ludwig-Verein, une sorte de propagation de la foi allemande, rivale de notre œuvre lyonnaise ; enfin les Feuilles de Munich faisaient une collecte pour la custodie de Jérusalem, afin qu’à perpétuité une messe fût dite, au tombeau du Christ, pour l’Allemagne catholique. On songeait, en Bavière, à une Allemagne travaillant pour Rome et grandie parmi les peuples par les services mêmes qu’elle rendrait à Rome ; et il semblait que le geste de Goerres, en indiquant à Louis Ier, dès 1825, sa vocation de roi catholique, eût à l’avance tracé ses voies à l’histoire, et que, dans la Bavière autrefois joséphiste, l’Église s’acheminât vers la puissance, à l’instant même où, dans la Prusse de Frédéric-Guillaume IV, elle allait s’acheminer vers la liberté.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet 1903, 15 janvier, 1er et 15 septembre 1904.
  2. La collection de la Pensée chrétienne (librairie Bloud) publiera prochainement un volume sur Moehler, où nous essaierons de rassembler et de relier les pages principales de son œuvre.
  3. Voyez sur cet épisode notre précédent article (Revue du 15 septembre 1904).