L’Allemagne du présent/01

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L’Allemagne du présent
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 488-519).
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L'ALLEMAGNE


DU PRESENT.




A M. LE PRINCE DE METTERNICH.




L’esprit de lutte possède le monde : tout le génie des politiques ne saurait l’en défendre, puisque vous-même, prince, vous avez échoué. Dieu donc vous rende la paix, car les hommes n’en veulent plus. La France, un peu vite fatiguée, s’était endormie ; voici que l’Allemagne s’éveille ; vous ne gagnerez point au change ; elle s’éveille tout de bon. Voyageur ignoré, j’ai recueilli sur mon chemin les premiers bruits de cette vie nouvelle ; je vous la dénonce. Ne vous y trompez pas, ce ne sont plus des écoliers ou des rêveurs qui vous déclarent la guerre ; vous avez eu trop beau jeu de ces poétiques complots dont vous faisiez semblant d’avoir peur. Il n’y a plus de ces honnêtes Teutons qui méditaient la mort des rois et la ruine des trônes pour restaurer les splendeurs primitives du saint-empire germanique. On ne conspire plus dans les universités, au fond des cabarets à bière, au bruit du choc des verres et du cliquetis des épées ; on conspire au grand jour, prince, et vous n’y pouvez rien. On conspire en frac et en chapeau rond, sans appareil pittoresque, sans fantaisie romantique, chacun à sa place et à ses affaires, qui dans son comptoir, qui dans sa chaire, qui dans son cabinet, qui à sa charrue. On se dit tout simplement qu’il ne serait pas si mal d’apprendre enfin à se conduire soi-même, et qu’on a bien maintenant assez d’âge et de raison pour marcher sans lisières. On remercie le ciel d’avoir donné de si bons princes au pays, de magnanimes seigneurs qui sont nés démens, mais encore ne serait-on pas fâché d’avoir par devers soi quelque garantie, au cas où l’envie leur prendrait d’être pires. On estime qu’en matière de royales promesses, il en reste toujours plus lorsqu’on les écrit que lorsqu’on ne les écrit pas, et, si ravi qu’on soit des chefs-d’œuvre oratoires de ces beaux parleurs couronnés, on aimerait pourtant mieux voir leur éloquence mise en forme de contrat et couchée sur le papier. C’est plus vulgaire, mais c’est plus sûr. Bref, on est convaincu que les gouvernés ont assez de mérite à se laisser faire pour que les gouvernans prennent au moins quelquefois leur avis, et l’on prétend que ces avis-là sont les bons. On se dit tout cela sans beaucoup chercher, sans se gêner beaucoup ; on le dit tout haut, à tout moment, de tous côtés ; on le pense toujours, on ne pense qu’à cela.

Or, ces infatigables conspirateurs, ce sont, en vérité, les gens du monde les plus pacifiques, et c’est là pour vous le mauvais signe ; ce sont gens d’humeur posée, d’habitudes casanières, des marchands et des propriétaires qui ne songeaient auparavant qu’à gérer leur négoce ou leurs biens, des érudits qui se nourrissaient de commentaires, des juristes qui ne sortaient pas du Digeste, tous les philistins d’autrefois ! Il n’y a plus de philistins, ou du moins l’espèce en est changée. Voici venir les bourgeois, les vrais bourgeois de la société constitutionnelle ; qu’on se défende comme on pourra, cette race est sans pitié. C’est justement de la sorte qu’elle est arrivée chez nous à l’empire ; c’est en s’agitant comme elle s’agite à présent jusqu’au pied du Johannisberg. Pour mener des masses aveugles, il ne faut qu’un enchanteur populaire qui les remue du bout de sa baguette et les bride au gré de son caprice : le mal est qu’on n’avance ainsi qu’avec grand bruit et grand’peine ; mais les hommes raisonnables, qui souhaitent sciemment le juste et le possible, persévèrent et réussissent, sans avoir, pour ainsi parler, autre chose à faire que de vivre, parce que ces nobles souhaits, devenus comme une portion de leur vie, s’accomplissent d’eux-mêmes à mesure qu’elle se prolonge. C’est là l’histoire de la France de 89 ; c’est aujourd’hui celle de l’Allemagne. C’est aujourd’hui de votre côté, prince, comme c’était alors du nôtre, un invincible besoin de lumière et de liberté ; c’est une confiance absolue dans l’efficacité politique et morale de ces grandes assemblées qui régénèrent la patrie, c’est une attente universelle. Tout le monde est sur pied ; j’ai rencontré partout de l’élan, de la foi, de l’enthousiasme, que vous dirai-je ? les vertus naïves des révolutionnaires qui commencent au beau milieu de la place publique, et déjà cependant du sang-froid, de la tactique, les vertus savantes qui gagnent les batailles parlementaires dans le pays légal.

Votre sagesse a donc enfin trouvé son écueil, votre barque est brisée ; mais, quand je pense à tout ce temps pendant lequel vous l’avez gouvernée sur cette mer orageuse des idées et des passions contemporaines, sur cette mer profonde que vous vouliez faire de glace, je m’incline devant votre esprit, qui fut si puissant ; je mesure mieux la grandeur de votre nom en découvrant tout ce qu’il faut d’efforts heureux pour l’abattre ; spectateur de votre décadence, je ne puis m’empêcher d’éprouver une sorte d’admiration pour votre fortune. c’est pourquoi j’ai pris sur moi de vous dédier ces lettres, qui sont comme le récit d’une victoire en train, c’est parce que j’ai de toutes parts entendu que c’était de vous qu’on triomphait, c’est parce qu’il sied d’honorer des vaincus dont la ruine tient tant de place.

Oui, prince, vous êtes un des vaincus dont on parlera dans l’avenir : il est à la mode maintenant, parmi certains diplomates tout neufs, de rabaisser les services que vous avez rendus à votre cause, et cette cause étant perdue, comme en effet vous deviez la perdre, ils accusent impunément votre vieille habileté. Le vrai, c’est qu’ils tâchent de recommencer à leur guise cette chanceuse partie qu’on ne gagnera jamais. Ils ne connaissent rien au jeu que vous avez joué ; ce sont des enfans maladroits et présomptueux. Le siècle a sa pente ; il veut ce qu’il veut. Or, ceux-là s’imaginent lui donner le change et lui faire croire qu’ils marchent avec lui parce qu’ils font mine de marcher. Les hommes entendent partout, dorénavant, agir eux-mêmes et se porter responsables de leurs actes ; mais voilà que ces profonds politiques ont inventé de crier encore plus haut que le vulgaire ces grands mots de raison et de liberté. Vous demandez des institutions raisonnables ! reprenez celles que le temps a détruites ; nous allons vous prouver qu’elles étaient l’idéal de la science. Vous soupirez après des libertés équitables ! nous allons vous offrir des privilèges et vous démontrer que vous êtes nus ! laissez-nous faire, nous allons vous habiller avec les défroques du passé ; le clinquant en est joli. Imprudens qui ne trompent qu’eux-mêmes, et ne savent qu’irriter, en les provoquant par de fausses espérances, ces légitimes désirs qu’ils essaient de leurrer ! Vous du moins, prince, quand vous luttez contre l’impossible, vous ne vous abusez pas et ne vous mettez point en frais inutiles. Vous ne vous fatiguez pas à chercher des constitutions qui ne soient point des constitutions, un mouvement qui ne soit point le mouvement ; vous dites tranquillement que tout mouvement est mauvais, et vous rangez vos armées en travers ; vous ne vous souciez pas de rivaliser d’imagination avec la pensée publique, vous avez bien assez de la réprimer ; vous ne cherchez point tel ou tel objet de rencontre, à lui livrer en pâture ; vous ne l’encouragez point, vous l’arrêtez court. A toutes ces forces vives qui vous pressent, vous n’avez jamais opposé que la force d’inertie. Depuis trente ans révolus, vous êtes resté sur la défensive, et, lâchant pied chaque jour, chaque jour vous avez repris pied. Ç’a été là votre génie ; pendant trente ans, vous avez su ne rien faire. Vos détracteurs ont beau dire que c’était le génie de la médiocrité ; — il n’y a que la médiocrité qui s’agite au hasard et remue pour remuer. Ministre souverain d’un état mal assemblé, vous n’ignoriez pas qu’il ne fallait qu’un choc pour en déjoindre les morceaux ; vous avez employé votre vie à vous garer. Vous êtes le premier politique dont toute l’ambition ait été d’écarter les pierres du chemin des autres, de peur qu’ils ne vous dérangeassent en tombant. Vous n’avez eu ni passion ni système ; vous n’avez voulu que le silence et l’immobilité du statu quo. C’est, après tout, une bien triste sagesse, c’est un bien injuste mépris pour les vœux les plus sacrés du temps dont vous êtes ! Que celui-là pourtant vous condamne sans pitié qui eût trouvé moyen de faire durer autrement cet empire informe dont les destinées pèsent sur vous ! Que celui-là vous maudisse qui se connaîtrait le courage de sacrifier au progrès général des idées l’éclat et la puissance attachés pendant trois siècles au nom de son pays, le vertueux patriote qui saurait bravement accepter un si profond abaissement de la fortune nationale pour le profit commun de l’humanité !

C’est qu’en effet, vous, prince, vous êtes un patriote qui n’avez plus de patrie ; le temps est passé où les royaumes se gagnaient dans les traités et dans les batailles, au mépris de l’intérêt et du droit des sujets. A chaque pas de l’esprit moderne, vous perdez les vôtres : que vous restera-t-il demain ? Votre ennemi, c’est l'inévitable, ainsi qu’on disait dans les premiers âges du monde en parlant du destin ; c’est la pensée de ce temps-ci ; c’est une autre fatalité, mais une fatalité raisonnable ; c’est cette force invincible qui résulte désormais du concours éclairé des intelligences et des volontés humaines, une force immense incarnée pour toujours dans les hommes et dans les choses de notre révolution. Vous serez ainsi l’une des dernières victimes de la révolution française, non pas une victime fougueuse et révoltée comme Pitt et Castelreagh, mais une victime opiniâtre et patiente, comme le soldat qui meurt à son rang et tombe l’arme au bras ; vous tomberez avec le flegme autrichien. Peut-être essayez-vous parfois de vous faire illusion ; vous n’y réussirez pas : en vain vous fermez les yeux ; votre vainqueur vous crie son nom.

Il m’est venu de bonne source que le jour où sa majesté prussienne vous reçut en son château de Stolzenfels, vous lui payâtes son hospitalité par un mot de votre façon : « Serait-il vrai, sire, auriez-vous dit, que vous veuillez enfin nous donner une charte ? Prenez à notre bon voisin celle de 1830 ; c’est la plus fraîche date et le dernier goût. » L’histoire ne rapporte pas la réponse ; mais votre royal interlocuteur ne fut probablement très charmé ni dans sa vanité d’auteur inédit, ni dans son amour-propre d’Allemand de la vieille roche. Et cependant vous parliez de meilleur sens que vous ne le vouliez ; votre conseil était plus sérieux que vous ne le pensiez. Une charte française à des sujets allemands, ce n’était pas une si grande moquerie que vous aviez essayé de la faire : nous sommes tous plus près les uns des autres qu’il ne le faudrait pour vous. Il n’y a pas deux manières d’avoir du bon sens : c’est là ce qui m’a partout émerveillé dans ma route, c’est l’introduction d’un nouvel esprit jusque sous ce réseau dont vous resserrez inutilement les mailles dans votre diète de Francfort ; c’est la disparition de l’ancienne Allemagne qui abdique et s’efface pour revivre comme vit maintenant le monde tout entier ; on ne s’amuse plus aux songes, on ne rêve plus pour rêver ; on est pressé d’agir, et l’on veut des réalités en place des chimères ; religion, philosophie, politique, tout va là, et déjà presque avec cette promptitude leste et sérieuse que nous mettons chez nous aux bonnes choses dans nos bons momens.

C’est cette transformation que je voudrais maintenant raconter. Peut-être semblera-t-il qu’il est encore ici bien souvent question de théologiens et de philosophes, plus souvent certes que de politiques et de diplomates ; mais quoi ! prince, n’allez pas dire comme ce pape de trop spirituelle mémoire : « Ce sont des querelles de moines ; » attendez la fin de la métamorphose. Si simples que soient les détail dont je me fais humblement l’historien, si ordinaires que puissent vous paraître mes histoires, j’imagine cependant qu’elles auront quelque que intérêt pour vous ; je ne sache personne autre qui vienne jamais vous les dire avec tant de franchise ; et pourquoi trouveriez-vous si mauvais d’avoir été une fois si librement informé ? J’ai donc mis votre nom sur l’adresse de mes modestes épîtres ; j’ai osé cela sans intention mauvaise, sans ironie calculée, avec cette déférence qu’on doit aux illustres fortunes qui tombent ; ç’a été pour moi cet hommage involontaire que le plus obscur soldat d’une armée victorieuse rend d’instinct au plus habile général de l’armée vaincue. On assure, prince, que les rois ne vous gâtent plus tous ; ils vous ont tant gâté ! Vouloir vous faire ma cour après eux, c’est être ou bien naïf ou bien hardi. Il est vrai que mes complimens ne sont sans doute pas ceux qu’on vous offre tous les jours ; je compte un peu sur l’étrangeté d’un pareil langage pour mériter mon pardon.


I.

C’est la mode accoutumée des illustres voyageurs d’écrire leurs lettres entre deux relais, sur le coin d’une table d’auberge, pendant que les postillons crient et que les chevaux piaffent. J’avoue en toute humilité que je n’ai l’esprit ni assez vif, ni assez libre, pour saisir ainsi mes impressions au vol ; je les raconte après coup ; si peut-être elles sont moins soudaines, elles seront peut-être aussi plus exactes, et la matière en est assez sérieuse pour qu’il ne soit point mauvais de sacrifier ici le pittoresque à la sincérité. Je recommence, les pieds sur les chenets, ces quelques mois de courses et d’observations lointaines. Durant les longues veillées de l’hiver, dans le silence de cette calme solitude qui ne se trouve si bien qu’au fond des grandes villes, je me plais à revivre en esprit de cette vie agitée dont j’ai partout là-bas suivi les traces et consulté les échos ; je reviens lentement sur mes pas, je me rappelle les hommes que j’ai rencontrés, je revois leurs figures, j’écoute leurs discours, et plus je réfléchis, plus je compare, plus aussi je reste frappé de ce mouvant spectacle, dont les scènes se déroulent encore sous mes yeux. J’ai assisté, j’en suis sûr, au début de quelque grand évènement ; témoin secret, mais passionné, j’ai ressenti moi-même les premiers tressaillemens de cette fièvre inquiète qui fermente au sein de l’Allemagne ; c’est un lever de rideau : les spectateurs frémissent, ils se pressent, ils se serrent, ils se taisent, ils s’interrogent du geste et du regard ; il semble qu’ils vont prendre un rôle dans la pièce, à la façon du chœur antique. J’aime le souvenir de ces momens d’enthousiasme et d’ardeur ; je veux m’appliquer à les conserver. Nous autres, nous n’en sommes plus là : nous avons passé vite de la sécurité à la satiété : nous craignons la fatigue et le bruit comme des victorieux trop tôt repus ; nous tombons peu à peu dans cette mortelle indifférence où vont se perdre les révolutions faites ; mais, au milieu de tous ces biens dont nous jouissons, il en est un pourtant qui nous manque déjà, et qu’il faut toujours regretter : c’est cette jeunesse d’ame avec laquelle se préparent les révolutions à faire. Il n’y a plus guère, chez nous, ni opinions en jeu, ni partis aux prises ; l’Allemagne est rangée tout entière en bataille dans le champ clos des idées : c’est un cruel contraste. On dirait que la vie de la pensée s’est retirée de nous pour aller germer de l’autre côté du Rhin. Aussi, quand, à la fin de mon voyage, je saluai pour la dernière fois cette terre en travail, il se mêlait à ma sympathie je ne sais quelle tristesse jalouse ; laissant derrière moi une si chaude mêlée pour retrouver ici tout un monde endormi, je ne pus m’empêcher de retourner la tête ; l’ennui me gagnait, l’ennui d’un ouvrier laborieux qui regarderait, les bras croisés, ses compagnons courbés sur leur tâche.


FRIBOURG EN BRISGAU.

Août 1845.

Je suis arrivé à Fribourg par le plus long chemin ; je m’étais assez volontairement égaré dans les belles vallées de la Forêt-Noire, et, de village en village, j’avais suivi, comme à l’aventure, la frontière de Bade et de Wurtemberg, à partir de Wildbad, ce charmant désert placé tout auprès des pompes et des folies de Baden-Baden. J’oubliais un peu, dès mes premiers pas, la curiosité qui m’emmenait en pèlerinage, et, séduit par la simplicité de ces agrestes campagnes, je me pressais moins d’aller chercher dans la vie sociale des tableaux plus compliqués. C’était mon plaisir de voir de la route ces hardis bûcherons du pays tantôt abattre des sapins gigantesques à grands coups de cognée, tantôt les précipiter du haut des cimes dépouillées jusqu’au bord des rivières, tantôt les assembler sur ces rivières, rapides comme les torrens des Alpes, et, montant d’un pied ferme leurs trains à peine attachés, les guider sans encombre à travers les sinuosités et les soubresauts du courant. Il y a toujours un attrait infini dans le spectacle de l’industrie rustique, parce qu’elle s’applique de près à la nature C’est là surtout qu’on sent l’action du travailleur et la sainteté du travail, c’est dans cet intime rapprochement des puissances de la matière et des puissances de la volonté. Il n’est rien de solennel comme cette lutte opiniâtre de la force humaine s’attaquant toute seule aux forces invisibles de la terre ou des eaux, rien du moins, si ce n’est la lutte de l’esprit humain contre lui-même, la guerre des idées contre les idées. Pour celle-là, je la retrouvai tout d’abord en entrant à Fribourg, sur un théâtre et dans des circonstances qui lui prêtaient un intérêt particulier. Il y avait guerre en effet, guerre au sein de l’église comme au sein de l’école.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’université de Fribourg fut jadis un des foyers les plus actifs de la propagande entreprise par l’empereur Joseph II. Les jésuites à peine chassés, on y enseigna les quatre articles de la déclaration du clergé de France, et il se mêla même quelque arrière-goût de jansénisme à cette improvisation gallicane. Il s’y mêla bien autre chose : c’était au plus vif de cette grande passion du XVIIIe siècle pour l’humanité ; Herder et Lessing la prêchaient et l’inspiraient en Allemagne à peu près en même temps et de la même manière que chez nous notre Jean-Jacques. Nathan-le-Sage donnerait presque la main au vicaire savoyard. Il s’exhalait de tous les cœurs une sorte de tendresse philosophique qui était comme la charité de l’époque ; on se pardonnait toutes les différences de culte et d’opinion, tant on était heureux de se saluer en commun de ce beau nom d’homme dont il semblait qu’on eût retrouvé les titres ; cette mutuelle tolérance conduisait insensiblement à je ne sais quel idéal de religion primitive, où la raison toute seule se plaisait à se prouver son Dieu. Ce Dieu, bien entendu, n’était pas encore la raison elle-même : le despotisme hégélien méprisa fort ce rationalisme vulgaire, comme il l’a dédaigneusement appelé ; mais alors, en vérité, les esprits émancipés de la veille se sentaient encore trop fiers du libre développement de leur énergie individuelle pour abdiquer si vite au profit de l’absolu. Bien leur en prit, j’imagine, et nous devons tout au moins leur en savoir gré. Ce fut un beau moment, trop vite effacé du reste, parce que les pratiques administratives vinrent atténuer ce qu’il avait d’élan poétique et naïf : cette noble école de 1780 prépara les voies aux institutions et à la pensée française de l’autre côté du Rhin. Le plus sage, le plus illustre des docteurs qu’elle ait laissés après elle, je dirais volontiers son apôtre, c’est M. de Wessenberg. Administrateur du diocèse de Constance, M. de Wessenberg a gouverné l’Allemagne catholique du midi pendant vingt-cinq ans, et les évènemens se sont présentés tout à point pour le servir dans l’application de ses idées. Il est plus essentiel aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été de connaître ces évènemens. Tous ceux auxquels nous assistons en dépendent, et l’on ne comprend rien à la situation présente de l’église germanique, si l’on ne se reporte aux premières années du siècle.

De 1803 à 1827, les catholiques de Bade et de Wurtemberg n’ont point eu de relations régulières avec le saint-siège. Les domaines ecclésiastiques une fois partagés entre les princes temporels par le recès de 1803, tout le gouvernement spirituel se trouva du même coup renversé. La simple abolition des anciennes circonscriptions diocésaines avait suscité pour la France de grandes difficultés auprès de la cour de Rome, et cependant la constituante, en augmentant ou en diminuant le territoire d’un diocèse, ne touchait pas à l’évêque, puisque depuis long-temps déjà l’évêque n’était plus propriétaire du territoire. En Allemagne, le souverain spirituel n’était point aussi parfaitement distinct du souverain temporel. Supprimer l’un, c’était en beaucoup d’endroits supprimer l’autre, et il arriva justement ainsi que les pays où la domination ecclésiastique avait été le plus profondément établie par la possession matérielle du sol se trouvèrent les plus dénués de toute direction spirituelle après la sécularisation générale. Il fallait bien y pourvoir. Les princes nommèrent des administrateurs et des conseils où les laïques siégeaient à côté des prêtres. L’église tomba donc tout-à-fait sous la tutelle de l’état. La rigueur du dogme y perdit peut-être, mais, à parler franc, la paix publique y gagna. Le goût de la tolérance religieuse, le besoin de croyances raisonnables, ces deux traits caractéristiques de la fin du XVIIIe siècle, devinrent des maximes obligées de gouvernement. Il y eut une pacification universelle de par la loi politique, et l’influence sociale du culte fut d’autant plus bienfaisante qu’on la soupçonna moins d’être intéressée. L’enseignement de la chaire produisit un meilleur effet sur les cœurs, parce qu’il évita davantage de heurter les esprits. L’éducation populaire et l’éducation sacerdotale avaient été singulièrement négligées par les anciens propriétaires des domaines de l’église ; les nouveaux maîtres que la force victorieuse du temps installait à leur place voulurent se faire pardonner leur usurpation en la rendant salutaire. Ils élevèrent des écoles dans les campagnes et propagèrent l’instruction dans le clergé.

M. de Wessenberg fut bientôt à la tête de cette grande œuvre de lumière et de charité. La cour de Rome ne consentit jamais à lui donner l’investiture épiscopale : il accepta cette situation difficile, et, tout en la souhaitant moins équivoque, il s’efforça d’en tirer parti. Il sentait bien qu’il était dans l’église le représentant trop direct du gouvernement temporel, et que c’était là une dépendance qui l’affaiblissait ; il savait encore mieux qu’il ne fallait pas compter sur le saint-siège pour travailler à la réforme des abus et au progrès des idées, et, n’y comptant pas, il n’ignorait point qu’il se mettait en péril de schisme. Il ne voulait pourtant ni du rôle de schismatique ni de la condition de fonctionnaire. Les yeux fixés sur l’église primitive, il en rêvait un peu le retour comme on le rêvait à Port-Royal. Il eut le talent d’inspirer ces généreuses illusions à tous les prêtres qu’il forma. Il en fit des hommes éclairés et respectés. Son plus pratique désir, c’eût été d’obtenir une constitution publique et une dotation fixe pour l’église d’Allemagne, c’eût été de ranger cette église entière sous l’autorité d’un primat national et sous la garantie d’un concordat avec Rome. En 1815, il crut un moment ses vœux réalisés. M. de Hardenberg parla sérieusement au congrès de Vienne d’organiser l’église catholique sur des bases analogues à celles que proposait le vicaire-général de Constance, il y eut même un article rédigé et discuté qui faillit prendre place dans le pacte fédéral ; mais la cour pontificale intervint avec son habileté ordinaire. Le cardinal Gonsalvi mena toute l’affaire à bonne fin, et sur la demande de la Bavière il fut décidé qu’on ajournerait une question si délicate. Le saint-siège réclamait d’ailleurs bien autre chose ; il entendait qu’il ne serait point tenu compte des faits accomplis, que l’église recouvrerait tous ses domaines, que les électorats archi-épiscopaux seraient reconstitués, que le saint-empire germanique, consacré par l’autorité de la religion, serait réintégré ; il exigeait en un mot, au nom de la foi catholique, une complète restauration des établissemens du moyen-âge. Quelle que fût la bonne volonté des hautes puissances contractantes, elle n’était pas au niveau de cette superbe confiance dans le droit absolu du passé. Le saint-empire ne ressuscita point ; M. de Wessenberg alla reprendre la direction de son évêché sans que rien eût été réglé pour le gouvernement général des églises allemandes, et celles des bords du Rhin demeurèrent, vis-à-vis de Rome, dans cet isolement auquel leurs propres pasteurs les avaient habituées dès le milieu du XVIIIe siècle.

Cependant les princes se voyaient de plus en plus pressés par l’opinion constitutionnelle ; sommés d’accomplir les promesses de liberté qu’ils avaient publiquement données, ils se défendaient en criant à l’anarchie et en se retranchant derrière leur légitimité. Or, quelle était en fin de cause la garantie suprême de cette légitimité nouvelle ? C’était la parole de l’apôtre, que toute puissance vient de Dieu, mais alors naturellement interprétée, par une complaisance exclusive, à l’unique profit des monarchies et des dynasties. On opposait cette légitimité de droit divin à cette autre légitimité que l’assentiment populaire avait décernée pendant quinze ans à un soldat victorieux. Il y avait beaucoup de cette idée-là dans le nom même de la sainte-alliance : c’était l’union de toutes les souverainetés chrétiennes contre la souveraineté du peuple, représentée par son plus glorieux délégué. Animés d’un pareil esprit, les gouvernemens allemands devaient chercher à le répandre, et le saint-siège ne pouvait se refuser à les aider. La réorganisation de l’église catholique sous la loi du principe d’autorité n’était pas seulement chose satisfaisante pour son premier pontife ; c’était chose rassurante au point de vue politique pour les souverains temporels, si vivement intéressés désormais à la déchéance du principe d’examen. Seulement, tout en souhaitant un établissement ecclésiastique qui, pour consolider le trône, l’appuyât sur l’autel, ils prétendaient bien ne pas agrandir l’un aux dépens de l’autre ; ils n’étaient point d’humeur à rien relâcher de leurs conquêtes sacrilèges, ils ne voulaient que les faire bénir pour les garder plus sûrement. On finit par tomber d’accord, grace à des compromis tacites. La chancellerie romaine envoya solennellement ses bulles, partagea les territoires en diocèses, institua les évêchés, établit les chapitres, fixa le chiffre des dotations ecclésiastiques, bref, décida du temporel au même titre que du spirituel. Les princes reçurent les bulles, mais avec tant de clauses accessoires, tant de modifications et de réserves, qu’ils ne crurent pas avoir entamé la suprématie de l’état. Ils nommèrent les évêques aux lieux qu’on leur désignait ; mais ils les choisirent si soumis et si dévoués, qu’ils ne s’aperçurent pas d’abord du changement. Rome laissa faire dans la pratique ; le tout était pour elle de prendre possession. Elle avait cause gagnée quant au principe. Après quelques années d’attente, elle jouit pleinement aujourd’hui de sa victoire, et se déclare partout maîtresse. En Bavière même, elle en est venue là du premier coup : le concordat de 1817, ajouté comme annexe organique à la constitution de 1818, l’annulait au lieu de la compléter. Avec la Prusse, il est vrai, avec le Hanovre et la Saxe, avec Bade et Wurtemberg, il fallut user de patience : pour ne parler que des deux derniers, ce fut seulement en 1827 que la province catholique du Haut-Rhin se trouva définitivement constituée. Elle comprit le Wurtemberg, Bade, Hesse-Casse], Hesse-Darmstadt, Nassau, Francfort et la principauté de Hohenzollern. Elle fut placée sous la conduite d’un métropolitain et de quatre évêques suffragans. Le métropolitain dut résider à Fribourg.

Dès-lors on se prépara sourdement à la lutte dont l’Allemagne catholique est maintenant le théâtre. Dissimulées sous les ménagemens nécessaires aux fortunes qui commencent, suspendues par la grande terreur que la révolution de juillet jeta dans tout le camp dont elle avait si vite triomphé, comprimées par l’influence générale du despotisme jaloux et bigot de Frédéric-Guillaume III, les prétentions ultra-montaines éclatèrent, à l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, avec l’ensemble et la précision qui suivent un signal donné. Le moment était bien choisi ; on sortait de la persécution, et le nouveau roi venait de rendre hommage aux persécutés en se hâtant de réparer les torts de l’injustice et de la violence de son père. On semblait profiter spontanément de cette favorable ouverture des circonstances et pousser en avant à mesure que le chemin se faisait. En réalité, on démasquait des batteries armées depuis dix ans. L’histoire intérieure de l’église et de l’université de Fribourg pendant cet intervalle est une preuve de plus de cette constance avec laquelle le génie de Rome, travaille et travaillera sans cesse à disputer le terrain qu’il a pour toujours perdu.

Aussitôt après l’institution de la nouvelle province ecclésiastique, M. de Wessenberg se démit complètement de ces soins difficiles auxquels il s’était si long-temps appliqué. Il entra dans la retraite où il vit encore, gardant toujours la même sagesse et la même sérénité, supportant courageusement le poids de son grand âge et les déboires du temps présent. M. de Wessenberg rappelle assez exactement ce qu’était pour nous M. Royer-Collard : rapprocher ces deux noms, c’est rendre justice aux mérites du premier sans diminuer la mémoire de l’autre. M. de Wessenberg avait entrepris de concilier l’infaillible autocratie du catholicisme romain avec l’autonomie d’une église allemande, comme M. Royer-Collard voulait accommoder ensemble la charte et la légitimité. Tous deux venaient à propos, tous deux ont eu un moment dans leur pays ; ce moment a duré tant que les compromis ont été de saison. Une fois les compromis usés et les partis décidés à courir au bout de leurs principes, ces deux illustres médiateurs se sont trouvés au bout de leur rôle. La solitude de M. de Wessenberg est aussi remplie de bons et honorables souvenirs que l’était, celle de M. Royer-Collard ; il y renferme sans doute les mêmes dégoûts ; il n’admet pas davantage que les idées se précipitent comme elles font sur cette pente rapide du siècle sans savoir enrayer. Il est donc également blessé de la raideur avec laquelle l’esprit moderne persiste à marcher de conséquence en conséquence, et de l’entêtement avec lequel l’esprit du moyen-âge prétend toujours chercher dans ses linceuls des étendards de victoire. Il a fermé les yeux pour ne pas découvrir tout ce que les nouveaux catholiques allemands lui avaient emprunté comme par instinct ; il a repoussé, dit-on, avec opiniâtreté les sollicitations indiscrètes de ces descendans sur lesquels il ne comptait pas ; il s’est refusé nettement à les avouer, et, quand Ronge est venu lui-même tout exprès à Constance pour tenter un rapprochement, le vieux prélat n’a voulu lui donner audience que par-devant témoins. Mais, s’il comprend mal cet emportement d’une secte nouvelle et s’en afflige, M. de Wessenberg a dû s’affliger bien plus encore en voyant les doctrines ultramontaines détruire peu à peu l’ouvrage de sa vie. Il n’a pas assisté sans douleur à ce progrès artificiel qui les rétablissait en souveraines dans une église dont il crut, pendant un temps, avoir sauvé tout ensemble la foi et la nationalité. Il est même probable qu’il a combattu cette fatale invasion, non pas sans doute à grands coups et avec grand bruit, ce n’était là le fait ni de sa dignité ni de son âge, mais gravement et silencieusement, par la seule influence de son caractère, de son autorité, de ses souvenirs, et, pour ainsi dire, par le rayonnement de sa vertu. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aujourd’hui même encore, dans toute la partie méridionale du diocèse de Fribourg, le clergé secondaire résiste énergiquement aux inspirations officielles qui lui viennent de l’archevêché ; c’est qu’il a même dépassé quelquefois, par cette résistance, les limites auxquelles la prudence de M. de Wessenberg a dû s’arrêter. Ainsi depuis long-temps déjà il sollicite auprès des chambres badoises l’abolition du célibat ecclésiastique. Ronge pensait bien rencontrer là des alliés ; il n’a pourtant réussi qu’à moitié. Très décidée sur tout ce qu’elle regarde comme question de discipline, cette petite église l’est beaucoup moins à l’endroit du dogme, et l’audace du concile de Leipzig l’aurait certainement effarouchée. Cependant, lorsque l’archevêque engagea dernièrement les doyens des cantons à prévenir, par une exacte surveillance, les progrès que l’hérésie rongienne pourrait faire chez leurs curés, la plupart des doyens du midi ne donnèrent pas de suite au mandement épiscopal, et l’on en vit même qui, pour toute réponse, réclamaient hardiment les nombreuses réformes exigées, disaient-ils, « par l’esprit du siècle, » pendant que d’autres suppliaient déjà qu’on leur accordât des synodes réguliers.

Le malheur est qu’à Fribourg même « l’esprit du siècle » a singulièrement reculé, et c’est miracle qu’il se conserve ainsi dans ces gorges de la Forêt-Noire. L’archevêque a successivement disgracié ou frappé tous les hommes qui de près ou de loin ont eu l’honneur d’appartenir à M. de Wessenberg. L’ultramontanisme est bientôt devenu dans son diocèse presque aussi correct qu’il doit l’être dans l’autre Fribourg. Peu s’en faut que l’ardeur exclusive des jeunes prêtres n’ait bientôt remplacé partout la modération trop libérale des anciens. La faculté de théologie a été renouvelée tout entière, les autres envahies par places ; il n’a plus été possible aux protestans d’arriver dans les chaires vacantes de la faculté de philosophie ; comme juristes, comme médecins ou comme orientalistes, partout dans l’université les ultramontains ont pris pied. La théologie protestante s’enseignant uniquement à Heidelberg, l’ultramontanisme règne à Fribourg sans contrepoids et sans contrôle. Ce n’était pas pour cela que Joseph II avait chassé les jésuites. Ce sont eux maintenant qui reprennent l’avantage, expulsant ou suspendant à leur gré tous les dissidens, au mépris des libertés académiques et du droit public de l’Allemagne. Le grand-duc céda trop à leurs instances, et la marche de son gouvernement, sous le coup de ces exigences de plus en plus insatiables, est en vérité chose assez instructive. Nous sommes ici sans doute sur le terrain des petites affaires, mais ce sont celles-là qui souvent apprennent les grandes.

Souverain protestant d’une population à moitié catholique, le grand-duc a toujours cru d’une bonne politique de favoriser la croyance qui n’était pas la sienne. C’est un jeu trop commode pour être toujours le meilleur. On a fini par s’en apercevoir en Belgique. Le grand-duc se trouvait pourtant soutenu dans cette voie, et jusqu’à certain point contraint d’y marcher par l’influence de la première chambre. La haute et la moyenne noblesse forment là un corps héréditaire et compacte contre lequel ne peuvent absolument rien les huit membres introduits à titre viager par la faveur du souverain, sans que le souverain ait le droit de dépasser ce nombre insignifiant. On a donc pu systématiquement employer le catholicisme très décidé de la première chambre pour se couvrir contre les prétentions libérales de la seconde. Le grand-duc s’est même ainsi défendu contre son propre ministère, et il a par là tenu quelquefois en échec l’homme le plus habile qu’il ait à son service, M. Nebenius. Il garde d’ailleurs encore plus près de lui des conseillers moins éclairés et moins responsables, dont l’intervention balance et neutralise les pouvoirs légaux. C’est la mode un peu despotique des petits princes constitutionnels de l’Allemagne, c’est leur revanche contre la constitution, le dernier asile de l’autocratie pure. Les paroles venues de ce côté-là ne sont certes pas discours de révolutionnaires : on veut avant tout affermir et relever le trône grand-ducal ; on a plus d’un grief contre la charte dont on s’est embarrassé en 1818, on lui cherche un antidote. C’est ainsi qu’on est arrivé à considérer la rigueur de la foi positive comme une sûre garantie de l’obéissance des sujets. Il n’y avait point, dans la partie protestante du duché, ce salutaire développement du piétisme que certaines puissances allemandes ont accepté de si grand cœur, comme étant le meilleur gage de leur sécurité : pourquoi donc n’aurait-on pas usé chez soi de l’autorité du prestige ultramontain, comme on use ailleurs des ressources calmantes de l’esprit méthodiste ? Ce n’était pas de trop pour assoupir l’opinion publique et dompter cette infatigable turbulence d’une chambre factieuse.

Qu’est-il résulté de cette belle tactique ? On a cru se donner des alliés complaisans : une fois pris au piège, on a vu qu’on s’était donné des maîtres. La religion s’offrait en aide à la politique ; c’est elle qui bientôt a pris la politique à sa remorque. L’indépendance des églises rhénanes vis-à-vis du saint-siège avait été proclamée par leurs chefs les plus éminens à la fin du XVIIIe siècle ; on en était alors à vouloir des libertés germaniques comme la France avait ses libertés gallicanes. Du sein même de la cour épiscopale de Trèves on fulminait contre les jésuites. Depuis quatre-vingts ans, les électeurs ecclésiastiques et les évêques non médiatisés s’entendaient pour renfermer l’autorité du pape dans de plus justes bornes. Ce n’était pas l’administration séculière de 1803, ce n’était pas même le timide retour des influences romaines en 1827 qui pouvaient effacer de pareils antécédens et gâter une situation si favorable à la paix publique. Cette situation, cependant, le grand-duc l’a perdue en quelques années, pour avoir voulu trop s’appuyer sur la main trompeuse qu’on lui tendait, et les ultramontains, devenus à Fribourg les dominateurs absolus de l’église et de l’université, tourmentent de plus en plus leurs imprudens patrons. Ceux-ci commencent enfin à réfléchir ; il est déjà tard. La nouvelle secte catholique n’en a pas moins été fort rudement traitée, fort gênée dans ses pérégrinations et dans sa propagande ; mais on a pris une attitude plus ferme vis-à-vis du tapage clérical de l’orthodoxie, et l’on a montré quelque décision. En 1842, il sortit de Fribourg un violent pamphlet sur l’état du catholicisme dans le grand-duché de Bade. La réponse, qui fut vive, attribuée maintenant à M. Nebenius, prend ainsi un caractère presque officiel. Cette année même, les professeurs ultramontains ont fondé un journal populaire, qu’ils rédigent sur le ton le plus virulent (Süddeutsche Zeitung) ; ils y plaident en faveur des superstitions de Trèves ; ils essaient de réchauffer le préjugé des masses contre les Juifs : il semble que le gouvernement ait voulu leur prouver son indépendance en donnant tout dernièrement une chaire de l’université de Heidelberg à un israélite distingué, M. Weil, l’auteur de la Vie de Mahomet. C’était vraiment osé, dans un pays où l’émancipation des Juifs est encore une question régulièrement débattue par les chambres et les divise, sans distinction de partis. Cette initiative du ministère badois fut d’un grand effet dans toute l’Allemagne ; gardons-nous bien de nous en étonner : par le temps qui court, elle eût été méritoire même chez nous.

Je rapporte tous ces détails avec l’intérêt qu’on mettait là-bas à me les raconter. Ce sont les accidens d’une grande histoire qui est en train de se faire : l’ordre civil ne tardera pas à se séparer, en Allemagne comme en France, de tout rapport obligatoire avec les cultes positifs. Lorsque je passai par Fribourg, c’était réellement sur ce point-là que portait tout l’effort de la lutte ; c’était par l’endroit le plus décisif et le plus délicat qu’elle était engagée. L’archevêque venait de renouveler, dans son diocèse, cette même querelle des mariages mixtes qui avait donné tant d’embarras à la Prusse il y a quelques années. Il s’y était pris moins violemment, avec des formes plus lentes et plus circonspectes. Il n’y gagna rien ; cette fois, le gouvernement ne mollit point, et l’affaire est pendante à Rome, tandis que les curés restent indécis entre les menaces d’excommunication lancées par le prélat et les menaces de destitution formellement signifiées par le ministère. Étrange position, fausse des deux côtés ! Les souverains allemands n’ont point encore voulu reconnaître ce principe le plus fondamental de la société moderne, à savoir que l’ordre civil subsiste par lui-même, et n’a pas besoin du support de l’église ; ils ont partout identifié l’église à l’état, plus encore par ambition que par piété. Ils en portent aujourd’hui la peine, ceux-ci d’une manière, ceux-là d’une autre : ceux-ci, parce que l’église se fait révolutionnaire comme dans l’Allemagne protestante du nord ; ceux-là, parce qu’elle se refuse aux besoins les plus essentiels de son temps, comme dans l’Allemagne catholique du midi. Pour ces derniers du moins, l’opinion les aide et leur prête plus de force qu’ils ne souhaiteraient même en avoir contre des ennemis dont ils rêvent toujours l’alliance. Elle va droit à la cause du mal, et s’en prend moins au prêtre qu’au souverain. Serviteur fidèle de la discipline religieuse, le prêtre en défend l’intégrité ; il ne veut point administrer le sacrement à quiconque ne partage pas les scrupules de sa foi ; il ne marie point au nom de la foi catholique celui de qui ne sortira pas une famille nouvelle pour le catholicisme ; il est dans son droit. Dépositaire indigne de l’autorité civile, le souverain ne l’a pas crue par elle-même assez respectable pour garantir l’état des personnes ; il l’a fondue comme autrefois dans l’autorité sacerdotale ; il a laissé aux mêmes mains l’acte ou le contrat, qui est d’ordre public, et le sacrement, qui est d’ordre mystique. Sur l’ordre mystique repose donc la société tout entière : on a prétendu rendre ainsi ses lois plus saintes et ses chefs plus vénérés ; mais ainsi, d’autre part, l’ordre public est détruit du moment où le prêtre ne le couvrira plus de sa bénédiction. Or, le souverain peut-il forcer le prêtre à bénir ? Ce n’est pas ce que lui demande l’esprit du siècle, ce n’est pas ce qu’on lui doit. Il faut seulement que la famille puisse subsister en sa simple qualité de famille humaine ; il faut qu’elle soit d’abord maintenue pour tous par la consécration solennelle de la raison laïque, sauf à la conscience de chacun de se préoccuper du soin de la consécration religieuse ; il faut un état civil indépendant et distinct de l’état spirituel. Cette institution de l’état civil, c’est aujourd’hui le vœu universel en Allemagne. Je dirais mal avec quelle intelligente vivacité je l’entendais exprimer à Fribourg. Mais, quand on reconnaît l’émancipation du citoyen par rapport à l’église, d’un mot on proclame l’égalité des cultes et l’admission de toutes les sectes aux mêmes droits ; d’un mot le pouvoir change de caractère et de principe ; c’est un premier pas, un grand pas de fait dans les voies de la révolution. Aussi, les princes ne se soucient guère de s’engager sur un terrain si glissant. Le gouvernement badois s’en tiendrait volontiers, pour toute doctrine en matière de mariage mixte, aux articles du traité de Westphalie, qui rangeaient les fils dans la communion du père, les filles dans celle de la mère. Il préférerait cet accommodement usé à des innovations trop fécondes en conséquences. Il invoque même auprès du clergé les canons de Trente, qui déclarent valide toute union contractée en présence du prêtre, le prêtre se fût-il abstenu de la bénir. Il se contenterait de cette assistance muette et forcée. Inutile modération ! le clergé repousse l’insignifiance d’un pareil rôle ; les libéraux méprisent une si pauvre comédie, et saisissent toutes les occasions d’arriver à la jouissance sérieuse d’une des garanties essentielles de la société moderne ; ils réclament la séparation de l’église et de l’état. C’est pour cela que les affaires des nouveaux catholiques, si chétifs que fussent après tout leurs mérites, ont dernièrement provoqué tant d’émotion dans les chambres badoises. C’est pour cela que j’ai vu les chambres saxonnes agiter si violemment la même question. Derrière la question religieuse, il y avait une conquête politique.


TUBINGUE.

Je ne saurais me rappeler sans un vif plaisir les heureux momens que j’ai passés à Tubingue ; je voudrais retrouver, pour les raconter, tout ce qu’il y avait d’alerte et de mouvant dans la vie qu’on mène là, une vie joyeuse et laborieuse, insouciante et tracassée, pleine de menues intrigues et de studieux loisirs, de mesquines rancunes et de généreux projets, une vie de petits bourgeois et de féconds penseurs. Tubingue est un village, mais ce n’est pas dans toutes les capitales qu’on dépense à la journée ce qui se dépense là d’esprit et d’intelligence. C’est un village, sans doute, mais un glorieux village où vient battre le plus riche sang de la Souabe, comme au cœur même de ce fortuné pays. Je n’ai rencontré nulle part en Allemagne autant d’animation sérieuse, nulle part cette ardeur de conquêtes si bien tempérée par un si juste bon sens. Cette race des Souabes est toujours une race forte et puissante ; elle a gardé tout ce qu’il y avait, de plus original dans sa nature primitive. Il n’est guère que deux provinces qui puissent encore aujourd’hui donner une idée de l’ancienne Allemagne c’est la Westphalie, où se conserve, au fond des campagnes, toute cette rustique sauvagerie qui choquait si singulièrement la France polie du XVIIe siècle ; c’est la Souabe elle-même, où l’on croirait que l’ame des héros du moyen-âge n’a pas cessé d’inspirer le génie national.

Il y a là bien des têtes à la fois poétiques et songeuses, je ne sais quel curieux mélange de critique et d’enthousiasme, d’abandon naïf et de sang-froid railleur, un grand goût d’aventures, un grand penchant à l’audace, et néanmoins une sorte d’ironie sceptique, de réserve méfiante à l’endroit des choses extraordinaires, beaucoup de prudence et de finesse, et tout ensemble un emportement terrible à la première occasion, une violence très sincère, enfin cette fougue brutale qui a fait dire en forme de proverbe : qu’un Souabe avait droit d’attendre ses quarante ans pour devenir sage. Ajoutez à ces traits perpétuellement contradictoires deux autres plus saillans encore, et qui couvrent le tout : la conscience très assurée de sa valeur personnelle, et, malgré certaine gaucherie native, le besoin de montrer ce qu’on est ; puis, pour couronnement, cette disposition d’humeur qui n’a pas de nom dans notre langue, parce qu’elle n’est pas trop de notre fait, qui n’est précisément ni la sensibilité, ni la bonhomie, ni la simplicité, ni l’onction, qui est quelque chose comme tout cela, et qu’on appelle en allemand Gemüthlichkeit. En somme, c’est un type singulier qui s’est conservé à travers tous les âges. Les fameux caractères de la maison de Hohenstauffen sont marqués à cette empreinte vigoureuse, et il en reste jusque sous l’éducation moitié italienne et moitié arabe de Frédéric II.

Quand la chute de cette illustre maison eut enlevé à la Souabe le rang qu’elle tenait dans l’empire, la place laissée par une si vaste ruine devint une sorte d’arène où le pays s’exerça tumultueusement à la vie politique ; elle fut là plus active que partout ailleurs, et mieux qu’ailleurs donna du relief à ses personnages. Puis, quand les progrès de l’ordre européen eurent mis à néant les petites existences nationales, la fécondité de cette terre privilégiée ne se ralentit pas. Il en sort à la fois trois hommes qui pourraient seuls immortaliser tout un peuple : Schiller, Hegel et Schelling ; et si, après cette génération glorieuse, il était permis de citer d’autres noms trop jeunes encore pour avoir mérité l’honneur d’un pareil rapprochement, on verrait bien que la veine n’est pas épuisée, et qu’on peut se fier en l’avenir.

Or, tous ces mouvemens et tous ces hommes, nés sur le sol d’une même patrie, ont laissé trace de leur passage à Tubingue. Ç’a été là le berceau de bien des agitations qui sont venues renouveler la politique comme la philosophie. C’est à Tubingue que fut juré, en 1514, le pacte constitutionnel du vieux duché de Wurtemberg. C’est à Tubingue que Hegel et Schelling étudiaient ensemble, sur la fin de l’autre siècle, et l’on visite encore la chambre où ils vécurent dans cette première communauté de leurs pensées.

Ceux qui habitent maintenant les lieux qu’ils habitèrent ne sont pas restés au-dessous de pareils souvenirs. On est tout étonné de rencontrer tant de personnes distinguées si fort serrées les unes contre les autres dans cette petite ville universitaire, et la variété de ces mérites qui se coudoient augmente encore la surprise. Tout est remuant et divers. Il y a jusqu’à trois camps au sein de cette population d’élite, et l’un plus richement peuplé que l’autre. Il y a les savans d’ordre spécial, M. Baur, l’un des théologiens les plus respectés de l’ancienne école, trop vieux pour marcher avec Strauss, son élève, trop hardi pour accepter l’enseignement littéral de la stricte orthodoxie ; M. Valz, connu dans toute l’Allemagne par ses travaux d’archéologie ; l’orientaliste Ewald, l’un des proscrits de Goettingue, le jurisconsulte Warnkœnig, qui vient d’arriver de Fribourg. Il y a, d’autre part, des hommes déjà engagés dans les affaires de l’état, et faisant leur métier de politique en même temps que celui de professeur, quelquefois même quittant l’un pour l’autre : M. de Wächter, par exemple, chancelier de l’université, président de la seconde chambre, esprit fin et habile, très propre à conduire une assemblée délibérante ; M. de Mohl, le plus ferme soutien de la faculté des sciences administratives, et en même temps le plus direct de tous les héritiers présomptifs du ministère actuel, qui l’a récemment destitué pour l’avoir accusé publiquement devant les électeurs. M. de Mohl, M. de Wächter, sont en passe d’arriver au pouvoir, et modèrent le libéralisme de leurs opinions pour l’y faire entrer avec eux. M. Schlayer, au contraire, use tant qu’il peut de tout le sien pour leur mieux résister ; ministre de l’intérieur, M. Schlayer soutient ainsi presque tout le poids du cabinet vis-à-vis des chambres ; c’est encore un enfant de Tubingue, le fils d’un boulanger, que son mérite infini d’homme pratique et de parleur délié a élevé rapidement aux plus hautes positions.

Sans sortir de l’université, nous voilà donc au milieu des ambitions et des difficultés de la vie constitutionnelle ; rentrons davantage au sein de l’école, nous y trouvons un troisième groupe tout au moins aussi remarquable que les deux autres, plus jeune, plus actif, plus passionné, moins occupé de la science qu’on ne l’est dans le premier, moins réservé, moins prudent qu’on ne l’est dans le second, mais animé par des intelligences si vives et en même temps si droites, que c’est un charme de s’arrêter là. Je veux parler des hégéliens de Tubingue ; quelle que soit la violence avec laquelle on les ait attaqués, personne ne leur a contesté une réputation vite acquise de gens d’esprit et d’honnêteté ; mais ce qu’on n’a pas assez dit, et ce que j’aime surtout à dire, c’est cette fermeté de bon sens, c’est cet amour du réel, qui les a séparés à temps des folies impuissantes du nouvel hégélianisme. Il y a là trois hommes d’avenir et de talent qui me représentaient bien la situation morale de l’Allemagne nouvelle et me donnaient la plus juste idée de ce progrès qu’elle accomplit vers les choses positives : M. Vischer, le professeur d’esthétique frappé d’une suspension de deux ans, dont l’histoire a récemment occupé la presse ; M. Zeller, rédacteur de la Revue théologique la plus estimée de l’Allemagne ; M. Schwegler, qui publie ces Annales du Présent où les hégéliens de Tubingue ont rompu si net avec ceux de Halle. Par une rencontre qui n’a rien de singulier en Allemagne, ces trois maîtres en philosophie sont d’anciens théologiens, des élèves du séminaire protestant de Tubingue. Ce grand cloître que la réformation s’est élevé pour l’étude des sciences religieuses a, pour ainsi dire, porté malheur à l’orthodoxie. C’est de cette rude maison que sont sortis presque tous les théologiens qui ont ruiné la théologie. En France, on étudie pour employer ce qu’on apprend quelque part et à quelque chose, en Allemagne, on étudie pour étudier : la science est la science ; ce n’est ni un moyen ni une profession. Qui dit chez nous théologien dit un homme occupé à servir par son travail le culte qu’il professe. Nous sommes encore sous le coup de la règle d’autorité catholique ; en Allemagne, un théologien est tout simplement un homme qui fait de la théologie, comme un juriste fait du droit, avec entière liberté de prendre l’opinion qui lui convient et de laisser celle qui lui déplaît. Il n’y a rien de si naturel pour un théologien allemand que d’expliquer la trinité comme Schelling et l’Évangile comme Strauss. Règle générale, théologien ne signifie point là-bas homme d’église ; c’est bien souvent tout le contraire.

Ce séminaire de Tubingue est pourtant la plus belle institution scientifique de l’Allemagne du sud ; il fait l’honneur du Wurtemberg, et, s’il a contribué à diminuer la pureté de l’ancienne orthodoxie, il a d’ailleurs répandu partout une instruction bienfaisante. Il n’y a pas de pays plus généralement éclairé que le Wurtemberg, pas d’écoles élémentaires plus sagement dirigées, plus fréquentées, plus utiles que les siennes, pas de gymnase où les études classiques soient plus sérieuses. La Prusse est entrée depuis long-temps déjà dans cette voie féconde ; mais le Wurtemberg l’y avait précédée, grace à l’influence de son clergé. On rencontre au fond des moindres villages des ecclésiastiques tout pleins de connaissances et de politesse : ce ne sont pas seulement de bons et honnêtes pasteurs, ce sont des musiciens, des philologues, des naturalistes, des hommes de goût en même temps que de savoir. Tous ne vont pas, assurément, jusqu’aux extrémités révolutionnaires de la théologie ; il faut des natures ardentes pour certains entraînemens de logique ; la masse est en général, et fort heureusement, très volontiers inconséquente ; ils s’arrêtent donc en chemin, les uns ici ; les autres là, et ce qui leur reste de commun, c’est un même culte pour la libre pensée, un même amour de la raison, un même penchant à prêcher la morale plus souvent et plus familièrement que le dogme. C’était là, du moins, la situation générale il y a quelques années ; elle est aujourd’hui devenue beaucoup moins paisible en devenant moins uniforme : en Wurtemberg, comme ailleurs, il y a réaction violente contre les tendances modernes de l’intelligence humaine, contre cette loi qui, de plus en plus, la pousse à vouloir gouverner tout et se gouverner elle-même par ses seules forces. Le Wurtemberg est maintenant l’un des champs de bataille du piétisme.

Il est clair, pour qui veut y regarder sérieusement, que depuis quelque temps l’esprit du siècle semble lutter contre ses propres besoins, et revenir sur les pas qu’il a faits. Partout en Allemagne, en France, en Angleterre, on met en question la valeur des idées sur lesquelles reposent cinquante années de conquêtes ; on dispute à la société spirituelle comme à la société politique les fondemens sur lesquels elle s’est lentement assise par un travail de trois siècles. L’une comme l’autre procède du droit absolu que la raison s’est décerné, de n’obéir partout qu’à elle-même, et de chercher partout son entière satisfaction : peu s’en faut qu’on ne tienne maintenant ce droit suprême pour une usurpation sacrilège. On le poursuit, on l’accuse, on le calomnie dans toutes les œuvres accomplies à sa gloire et en son nom. L’on affirme hardiment que ce droit n’est une garantie suffisante ni pour le repos de l’état, ni pour la sérénité des intelligences. On lui reproche d’avoir tout renversé dans le monde des faits et dans le monde des idées ; on se prend de compassion et d’amour pour ces ruines qu’on regrette ; on les voudrait vivantes ; on s’imagine qu’elles vivent. Vienne donc la foule pour s’incliner et baisser la tête devant cette résurrection : voici l’ancienne église et l’ancienne royauté. Ce n’est plus une restauration brutale, imposée par la force, c’est une réhabilitation morale, obtenue par la science, confirmée par la voix éclatante du cœur humain, dont l’invincible tendresse ne trouvait plus à se rassasier dans cette sécheresse de l’ordre rationnel qui règne sur le temps présent. En somme, n’est-ce pas là le dernier mot du puséysme et du mouvement qui vient à sa suite ? n’est-ce pas là le fond des baroques doctrines de ces gens d’esprit fourvoyés qui se sont appelés la jeune Angleterre, parce qu’ils avaient inventé de copier l’Angleterre d’avant 1688 ? N’est-ce pas chez nous l’argument souverain de quelques sages bien connus, quand ils veulent faire de la haute morale politique ? En Allemagne, du moins, c’est à peu près toute la pensée des disciples plus ou moins illustres de cette école historique, monarchique, dévote et féodale, qui parle toujours des vertus de la fidélité allemande et des graces paternelles d’un règne chrétien. C’est enfin ce qu’il y a de plus net, de plus catégorique dans les manifestations si complexes du piétisme.

Qu’en présence de ces phénomènes l’esprit moderne doive douter de l’avenir et subir de nouveau tous les jougs qu’il a secoués, personne pourtant ne l’oserait prétendre ; mais est-ce à dire qu’il ne doive point réfléchir sur lui-même, s’observer, et voir s’il a usé de toutes ses facultés, s’il n’a point mis trop de confiance dans les unes et pas assez dans les autres ? est-ce à dire qu’il ne doive point prendre note de réclamations trop générales pour être seulement spécieuses ? Non pas, assurément. Il y a là comme un grand procès qu’il doit gagner, parce qu’on ne pourrait l’empêcher d’y être à la fois juge et partie ; mais encore lui faut-il tous ses titres. Il faut, par exemple, que cette froide et grave raison de notre âge se demande s’il n’y a point au fond d’elle-même, tout comme au fond des plus antiques traditions, une abondante richesse de forces morales ; il faut qu’elle apprenne à tirer d’elle toutes ces ressources de sentiment dont on lui reproche de manquer. Non, certes, elles ne lui manquent pas ; rien de ce que l’homme éprouve n’est hors de sa raison ; mais, attaché depuis si long-temps au labeur de l’émancipation, toujours armé pour la bataille et luttant au dehors, l’esprit moderne, l’esprit philosophique ne s’est pas encore assez occupé de pourvoir aux besoins de la vie intérieure, aux douces consolations des ames ; il a presque abandonné cette tâche précieuse aux croyances antiques ; il a laissé dire que c’était là l’office privilégié des cultes positifs. On en a conclu qu’il ne saurait lui-même le remplir, et c’est ainsi qu’on a commencé à renier sa puissance. N’est-il pas temps aujourd’hui qu’il avise ? De ce point de vue peut-être il est bon maintenant de rappeler les origines du piétisme allemand, et plus particulièrement sa propagation dans le Wurtemberg.

La sainte-alliance s’était formée sous la garantie de la religion ; à la mode de l’ancienne diplomatie, elle s’était mise sous les auspices de la trinité ; on avait même cru nécessaire de prévenir la Sublime-Porte qu’on n’avait pas l’intention de recommencer les croisades. Cet esprit de dévotion chrétienne n’agit pas de même sur les diverses classes de la société allemande. Les classes éclairées, les classes moyennes, entrèrent de plus en plus, par opposition comme par conscience, dans les voies du rationalisme. La morale stoïcienne de Kant et de Fichte resta l’idéal de la règle pratique. Ce furent là les dieux qui régnèrent long-temps sur l’esprit de la bourgeoisie, et aujourd’hui même que la science s’est élevé de nouveaux autels, les hommes d’un certain âge, qui ne sont ni des ignorans, ni de beaux-esprits de profession, s’en tiennent, pour la plupart, au culte de leur jeunesse. C’étaient pourtant des dieux sévères, d’humeur peu populaire, d’accès peu gracieux. Il n’y avait point là de quoi parler à la multitude. Celle-ci prit au sérieux le programme de ses bien-aimés souverains. Ce qu’il y a toujours eu d’exaltation mystique en Allemagne se ranima par une subite effervescence, qui se ressentit surtout dans l’Allemagne du midi ; seulement le don de spiritualité manquait, ce don précieux du moyen-âge, d’où lui venait tant de grandeur jusque dans la naïveté de sa foi. Ce nouveau mysticisme eut la naïveté sans la grace, et quelquefois sans la sincérité ; ce fut une naïveté voulue, et en quelque sorte brutale ; on s’en prit au plus gros des choses, parce qu’on n’avait pas l’essor de l’ame pour aller puiser au fond ; on rechercha les pratiques par goût pour les pratiques elles-mêmes ; on s’y livra comme à une besogne matérielle qui rapportait le salut. Ce ne fut point un élan passionné, ce fut un besoin froid et calculateur. Les grandes époques du cœur humain se tiennent sans se ressembler jamais. Ce n’était plus dans la religion, même dans la religion des masses, qu’il fallait chercher le mysticisme ; il entrait alors dans la philosophie où l’apportait Schelling ; il y déployait toutes ses séductions, il y ouvrait tous ses abîmes ; le vrai sens du mysticisme ancien n’était pas plus dans les rigueurs du zèle piétiste que dans les minuties de la direction jésuitique.

Malheureusement les pasteurs, trop séparés de la portion inférieure de leur troupeau par leur éducation philosophique, ne s’appliquèrent point assez au service de leurs plus humbles auditeurs ; ils ne surent point voir tout ce qu’avait de légitime ce vague désir d’émotions et de consolations spirituelles. Ils ne surent ni satisfaire ses justes exigences, ni redresser ses mauvaises voies. Ce fut ainsi que le peuple se retira insensiblement de l’église. Dégoûté du culte officiel, de la parole languissante du ministre, de la sécheresse d’un enseignement mal approprié à des aspirations plus vives, il se jeta dans les associations privées, et forma des conventicules où s’introduisit aussitôt l’esprit de secte. En haine de la hiérarchie ecclésiastique, cet esprit, qui put un moment sembler révolutionnaire, abolit, pour son usage particulier, le privilège du sacerdoce, et déclara suffisamment investis du sacré ministère tous ceux en qui la grace se manifesterait comme en des vases d’élection ; chacun put devenir son propre prêtre et celui de sa famille. Ce fut une grande tentation, une tentation bien ancienne en Allemagne ; c’était par là que les anabaptistes avaient fait fortune ; c’était une tendance très marquée chez les séparatistes de l’école de Spener qui, datant déjà de la fin du XVIIe siècle, étaient eux-mêmes pour beaucoup dans l’enfantement du nouveau piétisme.

Cet amour d’isolement, ce zèle de petite église s’est surtout manifesté en Wurtemberg ; les piétistes ont là des établissemens distincts, des communes qu’ils peuplent exclusivement, et qui, reconnaissant l’autorité extérieure de l’état, repoussent en tout celle du consistoire. Les colonies religieuses de Kornthal et de Wilhemsdorf sont comme les deux contreforts sur lesquels s’appuie tout le piétisme wurtembergeois. Le gouvernement s’opposa d’abord à des dissidences si violentes ; un jour le roi, recevant les membres de la seconde chambre, interpella le chef de l’un de ces établissemens, qui se trouvait parmi les députés, et lui reprocha de vouloir une patrie à part au sein de la patrie commune. « Sire, répondit-il, si celle-là nous manque, nous irons la chercher en Amérique ; nous sommes deux cent mille résignés par avance à l’émigration. » A vrai dire, quarante ou cinquante mille l’auraient bien suivi. C’est qu’en effet la persécution n’y pouvait rien, et la persécution ne manqua nulle part. Frédéric-Guillaume III, qui faisait de force une seule église avec deux, n’était pas d’humeur à souffrir patiemment cette nouvelle église qui, chez lui aussi, se formait dans l’ombre. Son esprit méthodique et bureaucratique s’accommodait mal de cette irrégularité plus ou moins sentimentale des manifestations religieuses ; son autorité s’alarmait à la pensée de ces congrégations souterraines qui semblaient devoir miner le sol politique en même temps que l’édifice ecclésiastique. Presque tous les souverains allemands partagèrent alors ces dispositions, et les piétistes, poursuivis par mesure de police, condamnés par les tribunaux, se renfermèrent davantage dans la foi intérieure, et se livrèrent aux bonnes œuvres avec une ardeur trop féconde pour n’avoir pas été du moins d’abord désintéressée.

De meilleurs jours allaient enfin leur venir, une fortune plus prospère, sinon plus honnête. Quelques ministres se laissèrent gagner par les simples vertus de leurs ouailles persécutées ; d’autres, sortis des classes inférieures, apportèrent avec eux dans la chaire pastorale les inspirations habituelles de leur éducation première. Puis arriva le grand mouvement rétrograde pour toute une portion de l’église. Avec Kant, avec Fichte, on distinguait encore facilement le travail de la raison critique et le devoir de la raison pratique ; on ne répugnait point à faire deux parts de son intelligence, et l’on réservait toujours avec bonne foi les vérités de l’ordre révélé. La philosophie n’avait point absorbé la théologie ; elle lui prêtait seulement un sens plus large, une discussion plus sévère. Avec Schelling, cette absorption commença, mais sous une forme si poétique, sous des voiles si amples et si mystérieux, qu’on se laissait prendre au charme sans trop y songer. Vint enfin la dialectique hégélienne, et cette fois il fallut bien ouvrir les yeux. Souveraine impérieuse de l’histoire humaine, l’idée, l’idée pure et unique, en dominait tous les momens, en embrassait toutes les faces. Il n’y avait plus ni religion, ni philosophie dans le sens primitif des mots ; il n’y avait dans le monde qu’une seule et même pensée se confondant plus ou moins avec une seule et même existence : tous les contraires disparaissaient et se fondaient au sein de cette unité redoutable. Ce fut alors une grande frayeur ou un grand entraînement. Ceux qui ne marchèrent pas en triomphateurs à la suite du maître se rejetèrent en arrière avec épouvante, et, pour échapper à ce violent ébranlement de l’esprit, se rattachèrent de toute leur force à la lettre. Pour sauver l’orthodoxie protestante, ils se firent anti-protestans ; ils résolurent de clore ces feuilles menaçantes que le libre examen soulevait l’une après l’autre, et, pour éviter toute discussion nouvelle, ils mirent le sinet à la page où il leur plaisait d’en rester. Ils voulurent un dogme officiel, comme si l’on pouvait décréter la vérité par mesure de salut public. Le piétisme populaire leur offrait un terrain solide où les croyances s’acceptaient d’emblée, sans questions gênantes, sans réticences secrètes ; ils y posèrent le pied, et s’y établirent comme en une citadelle : il y eut ainsi un piétisme érudit qui prit la conduite de l’autre. Le piétisme eut ses sermonaires et ses docteurs ; il infesta les vieux cantiques et la vieille liturgie de ses formules pédantesques. Puis l’intérêt et l’ambition s’en mêlèrent. Les philosophes prêchaient avant tout la logique, ils y renfermaient tout : leurs adversaires prétendirent s’appliquer avec une supériorité absolue au perfectionnement de la loi morale ; ils aspirèrent publiquement à la sainteté. C’est une cruelle chose que la sainteté sans l’abnégation ; Dieu préserve le monde du gouvernement des saints ! Aspirer au commandement des hommes de par la sublimité de sa vertu, mettre la vertu à l’ordre du jour, comme on disait chez nous en 93, c’est ouvrir la carrière au plus effréné de tous les despotismes, parce qu’il en est le plus convaincu, ou bien c’est lâcher la bride aux corruptions les plus infimes, parce qu’elles souillent les sentimens les plus sacrés ; c’est organiser la terreur ou l’hypocrisie. L’hypocrisie trouve toujours sa place dans la société, ce n’est pas le piétisme qui la lui fera perdre ; mais la terreur est, de nos jours, un procédé bien violent : les consciences cèdent à moins ; il n’y a malheureusement nulle part d’exaltation assez puissante pour résister aux ennuis continus d’une oppression sourde et tracassière. Ç’a été là toute la tyrannie des piétistes ; ç’a été le résultat des conseils qu’ils ont donnés aux princes dont ils ont bientôt fini par avoir l’oreille. Ils ont usé des argumens dont usaient en même temps qu’eux les meneurs ultramontains auprès des souverains catholiques ; ils leur ont promis de conquérir le siècle à l’obéissance. Au milieu de ces agitations nécessaires de la libre pensée qui va et vient comme le sang dans les veines, ils ont célébré les charmes et les bienfaits de la vie stagnante. On les a crus sur parole. Ils ont, petit à petit, occupé tous les emplois, et garni de leurs créatures toutes les conditions et tous les rangs. Le vieux Frédéric-Guillaume a fini par leur complaire ; son fils s’en est entouré, parce qu’il a trouvé chez eux je ne sais quel parfum de vétusté qui flattait les goûts d’artiste du royal amateur. Le sage Guillaume leur a donné sa confiance en Wurtemberg, voulant ainsi fortifier la stricte orthodoxie dont il fait profession.

Si la réaction piétiste cause plus de bruit en Prusse, elle n’est ni moins profonde, ni moins tenace en Wurtemberg. La philosophie hégélienne est arrivée très tard dans ce Tubingue, où s’était pourtant passée la jeunesse de Hegel. Strauss, étudiant à son tour, en 1827, dans le vieux séminaire où Hegel lui-même avait étudié, ne connaissait encore rien de ses écrits, et c’était à peine, racontent les amis de Strauss, si l’on entendait alors parler à Tubingue « de la théologie excentrique d’un certain Marheineke. » En 1830, quelques-uns de ces singuliers séminaristes, qui n’avaient pourtant pas encore quitté leurs capes du moyen-âge, entreprirent de lire la Phénoménologie. Ils le firent en commun, et sans maîtres, puisqu’aucun des leurs ne les pouvait aider. Le maître, à vrai dire, c’était l’un d’eux, c’était Strauss, qui, l’année suivante, abandonna la chaire qu’on venait de lui confier dans l’école préparatoire de Maulbroun, pour aller suivre les leçons de Hegel à Berlin. Le peu de temps qu’il put en jouir porta ses fruits. La Vie de Jésus parut en 1835. Le Christ n’était plus une personne vivante et unique ; lidée ne s’incarnait pas ainsi dans un individu à l’exclusion de l’humanité, lidée était dans tous les hommes et dans tous les temps, dans tous les momens et dans tous les actes de l’existence universelle. La personnalité du Christ disparaissait ; à la place du Christ historique venait un Christ idéal, construit lentement par toutes les traditions antérieures à son apparition terrestre. C’était la plus superbe conquête de l’hégélianisme, celle qui flattait le mieux cette ambition singulière avec laquelle il prétendait passer uniquement pour un christianisme agrandi. « Je vous donne bien plus de Christ que vous n’en aviez ! » s’écriait Strauss de la meilleure foi du monde. Le fond vraiment original de cette nouvelle théologie, il était là. Pour la partie négative, pour la destruction dut Christ ancien, Strauss avait simplement continué ou résumé les recherches critiques de tout un siècle ; mais la partie positive, la fondation du Christ philosophique, s’appuyait fièrement au plus ardu de la métaphysique hégélienne, et celle-ci était ainsi transplantée, sous forme d’érudition palpable, au cœur même de la dogmatique.

Ce ne fut qu’un cri d’alarme dans toute l’église wurtembergeoise. La réaction s’opéra d’autant plus vivement qu’on s’était moins attendu à de pareils coups. On destitua Strauss de son emploi de répétiteur au séminaire ; l’université, gagnée peu à peu dans presque tous ses membres, pénétrée d’une horreur croissante pour les hégéliens, se convertit à une orthodoxie de plus en plus scrupuleuse. La faculté de théologie embrassa le piétisme d’un accord unanime, son doyen excepté, M. Baur, qui resta rationaliste. Vers le même temps, la faculté de théologie catholique passait des opinions de M. de Wessenberg à l’ardeur exclusive des opinions ultramontaines ; celles-ci prenaient là, sous l’influence de M. Mohler, qui fut plus tard appelé en Bavière, cette couleur mystique que les amis de M. Baader lui ont tous involontairement empruntée, Schelling comme les autres. L’hégélianisme était vaincu dès sa naissance dans l’université de Tubingue, et avec lui malheureusement, par suite des circonstances générales, la liberté de l’esprit philosophique. Cet esprit se relève aujourd’hui à force de bon sens, de raison pratique et de modération. C’est là ce qu’il est si curieux de voir de près ; c’est là ce qui donne un intérêt sérieux aux Annales hégéliennes de Tubingue, quoiqu’elles n’aient pas encore en Allemagne tout le retentissement qu’elles auront : c’est la clarté, c’est la simplicité vigoureuse avec laquelle elles sont entrées dans cette route, où le pays tout entier marche à la conquête des droits positifs et des réformes possibles.

On se souvient peut-être d’un incident qui a fait cette année quelque bruit au-delà du Rhin : un professeur de Tubingue venait d’être suspendu pour avoir ouvert son cours en disant qu’il se garderait bien de parler de l’immortalité de l’ame et de l’existence de Dieu, vrais contes d’enfans, qui n’étaient plus à l’usage des hommes ! L’histoire nous arrivait, embellie par la bonne foi des piétistes allemands et de nos piétistes français. Heureusement elle n’est pas si noire, et ne dément point si cruellement cette loyale sagesse qui m’a frappé chez la jeune génération de Tubingue. Il s’agissait simplement d’un discours prononcé par M. Vischer devant le sénat académique, au moment où il prenait possession de la chaire d’esthétique fondée pour lui, malgré la plus vive opposition. Compagnons de Strauss, partisans déclarés des libertés politiques, rangés ouvertement sous la bannière de Hegel, M. Vischer et ses amis excitaient autour d’eux bien des méfiances. Ils portaient tout le poids de cette qualité d’hégélien que les excès de continuateurs insensés rendent si compromettante. On les appelait des jacobins, parce qu’ils s’en tiennent à cette philosophie qui, quinze ans au moins, fut dans toute l’Allemagne une philosophie d’état. Gens de bon sens, mais d’humeur violente, ils avaient peut-être trop durement traité leurs adversaires. On se vengea. Dans cette harangue solennelle, M. Vischer exposait les rapports généraux de l’esthétique avec toutes les sciences enseignées dans l’université. Le sujet était donc par lui-même assez banal pour qu’on ne pût l’accuser d’être un programme d’athéisme ; mais M. Vischer avait dit, en comparant l’art catholique et l’art protestant, qu’il ne se mettait au point de vue d’aucune des deux confessions ; il s’était demandé s’il pouvait y avoir encore un art religieux dans l’ancienne acception du mot, une peinture qui peignît de bonne foi des démons et des anges. C’en fut assez, on jura qu’il s’était vanté de n’avoir point de religion ; l’on déchaîna sur lui les prédicateurs de Stuttgart, déjà irrités par ses mordantes épigrammes contre les piétistes. Le ministre, cédant aux clameurs sans partager les ressentimens qui les inspiraient, a suspendu M. Vischer pour deux ans. Ç’a été une assez grosse affaire qui a long-temps occupé la presse et les chambres.

J’ai lu ce discours, écrit après coup, et reconnu conforme par le sénat qui l’avait entendu. Un trait m’a surpris, un trait qui caractérise toute la situation morale de l’auteur, de ses amis, toute celle de l’Allemagne. C’est une profession de panthéisme qui se présente de front et se nomme avec pleine franchise, mais avec tant de restrictions en faveur de la libre existence des individus, qu’on ne sait plus trop comment concilier cette souveraine indépendance de la personne et cette identité absolue de l’être universel. C’est en effet là qu’en est venue l’Allemagne, c’est à l’impasse de cette contradiction. Épreuve salutaire où elle puisera certainement un sentiment plus assuré des vrais ressorts de la nature humaine ! scabreux défilé d’où elle se tirera bientôt par le développement des énergies individuelles au sein de la vie publique ! Il semble pourtant que l’Allemagne ait cédé beaucoup à cette exaltation superbe par laquelle l’homme réussit à s’enfermer en lui-même, ne compte plus qu’avec soi, et s’isole dans l’orgueil de ses propres jugemens. L’Allemagne est un pays de critique ; mais on ne réfléchit pas que, si Luther évoqua le libre examen, ce fut pour anéantir le libre arbitre ; on ne songe pas que, si Kant et Fichte agrandirent tellement le domaine de la conscience, ce fut en supprimant toute réalité extérieure, de sorte que la conscience humaine put bientôt devenir identique à l’intelligence absolue. En fait, le génie allemand s’est toujours plus ou moins complu dans l’abnégation du moi. Or, c’est ce moi de la pensée, de la volonté, de la croyance, que la société moderne a pris à tâche de fortifier et de grandir. Plus donc l’Allemagne entrera dans les voies modernes, plus elle se fera sagement et sciemment révolutionnaire, plus aussi elle s’éloignera de ces fantômes nuageux qui l’oppressent. Il arrive bien, dans l’inertie d’une existence muette et servile, qu’un peuple laisse absorber à plaisir tout ce qu’il a de vitalité par la contemplation trompeuse de l’infini : c’est l’esprit de l’Inde. Quand on n’a rien à faire avec le réel, on est sans défense contre cette puissance maligne du cerveau qui peut bâtir et toujours bâtir en l’air, on est l’esclave d’une logique artificielle, belle de cette beauté stérile qu’aurait la géométrie si les corps n’existaient pas. On ne touche rien de positif et de concret : on peut ainsi tout simplifier et tout abstraire, on supprime à son gré toutes ces diversités nécessaires qui font l’harmonie du monde pour les ramener au néant de je ne sais quelle formidable unité ; mais on aura vingt fois démontré cette ruine de l’essence humaine, que vingt fois, s’il le faut, l’homme se relèvera, se touchera, s’écoutera, et, respirant en lui-même la force originale et créatrice de la liberté, dira toujours : Moi ! Admirable retour des intelligences ! On voulait avoir un Dieu si grand, qu’on n’en avait plus du tout, et qu’on sacrifiait l’homme sur un autel vide. L’homme n’accepte pas cette unité dévorante qui lui coûte son être ; il veut vivre, et pour vivre il lui faut la dualité. L’homme anéanti ressuscite, et, du même coup, retrouve sa foi dans un Dieu existant par le seul sentiment de sa propre liberté. La liberté de l’homme sauve et garantit la personnalité de Dieu. On aura beau calomnier ce magnifique moment de la pensée, c’est un moment religieux. L’Allemagne s’en approche à mesure qu’elle mûrit pour l’avenir, et plus les terroristes de la dernière école hégélienne ont poussé leur panthéisme à bout, plus la réaction salutaire a fait de progrès. Le nom de panthéisme reste et restera sans doute encore par habitude scientifique, la chose s’en va. Ceux même qui croient garder la doctrine l’interprètent ou la démembrent pour la plier aux exigences de leur esprit ; ils ne s’aperçoivent pas qu’entre ces deux termes, dont le contraste les fâche toujours, quoi qu’ils en aient, entre l’universel et l’individu, ils sont bien plus soucieux de préserver l’un que d’embrasser l’autre. Ils se réjouissaient autrefois de cette science qui leur donnait la clé des harmonies du monde, et, comme enivrés d’un si beau triomphe, ils oubliaient volontiers la petitesse de leur personne, confondue dans l’immensité du grand tout ; ils tiennent fort aujourd’hui à prouver, soit pour eux, soit pour les autres, que cette chétive personne humaine a cependant sa place à part et son libre mouvement au milieu de cet infini qui paraissait l’absorber ; ils y réussissent mieux qu’il ne le faudrait pour l’ensemble du système. C’est là une situation toute récente, et, si quelque chose peut donner une idée du mérite solide de ces modestes hégéliens de Tubingue, c’est de l’avoir comprise et servie.

Ç’a été en effet la raison décisive qui leur a fait abandonner à temps la rédaction des Annales Allemandes, et fonder si à propos chez eux les Annales du Présent. Quand MM. Vischer et Zeller s’étaient associés à MM. Marx et Ruge, ceux-ci étaient encore bien loin d’avoir pris Bruno Bauer pour idole. Strauss était regardé par les publicistes de Halle comme un pédant novateur, dont l’érudition indigeste venait déranger une croyance garantie par les catégories hégéliennes. Depuis, on est allé bien loin avec ces catégories ; on s’en est servi pour prouver que Strauss était un fanatique qui se donnait encore la peine de lire l’Écriture ; on les a braquées sur toutes les parties de la vie sociale, on a démoli toute existence, et l’on est tombé soi-même dans un abîme sans fond ouvert par la rage sincère de Feuerbach et par la manie affectée de Bruno Bauer ; on s’est brutalement glorifié d’un absurde athéisme et l’on a tendu la main aux communistes. Tout cela répugnait beaucoup aux allures naturelles de ces francs esprits de la Souabe ; ils ne pouvaient soutenir cette perpétuelle abstraction qui menait de théories en théories jusqu’aux folies les plus impraticables ; c’était là pourtant ce que M. Ruge appelait joindre la pratique à l’idée. Les hégéliens de Tubingue, non contens de protester par leur retraite, résolurent de relever un drapeau plus honorable et de donner meilleure idée du sens moderne dont les hégéliens des Annales Allemandes s’étaient proclamés les représentans. C’est là l’œuvre poursuivie par les Annales du Présent.

Voir des hégéliens, dans l’ardeur de la jeunesse, convertis aux côtés les plus sérieux des idées politiques et sociales, c’est d’un bon augure pour toute cette grande question de principes qui s’agite maintenant de l’autre côté du Rhin. J’aimais à les écouter quand ils exprimaient avec tant de sens et de modération le généreux esprit qui les anime. On sait bien maintenant en Allemagne qu’il ne s’agit plus de construire un édifice tout entier dans les nuages de la spéculation pour le mettre ensuite à terre et y pousser les hommes par troupeaux. On sait qu’il faut commencer par prendre pied dans la vie réelle pour la corriger et l’améliorer, afin d’assainir d’autant l’esprit lui-même en ne l’abandonnant plus à la rêverie des chimères. On veut des choses positives, qui ont un nom, qui sont un objet d’utilité immédiate, un embellissement ou une force de plus pour la destinée de l’homme ; on veut toutes les libertés pratiques, la liberté de la parole et de la conscience, la liberté de la presse, la publicité et l’oralité des débats judiciaires, l’institution du jury, la centralisation nationale avec toutes ses conséquences ; on veut enfin, et par-dessus tout, l’émancipation de l’état dans ses rapports avec l’église, et la reconnaissance de son autonomie morale. Je copie le programme et je répète les discours de mes amis de Tubingue. Voilà les vrais ennemis de la politique absolutiste en Allemagne, voilà les vrais alliés de l’esprit français. Ce ne sont pas des radicaux ou des socialistes, ce sont les éclaireurs de ce grand parti constitutionnel que j’ai partout rencontré. Ils possèdent une charte, ils veulent en tirer tout ce qu’elle leur donnera ; ils ont foi dans la puissance des moyens légaux aidés de cette autre puissance toujours croissante de l’opinion publique ; ils ont foi surtout dans la valeur de ces procédés purement intellectuels avec lesquels l’esprit moderne travaille et change les nations. Leur patriotisme ne s’amuse pas très naïvement de ce beau songe d’un nouvel empire allemand qui ravissait encore les prétendus libéraux de 1840 ; mais ils se réjouissent sincèrement et sans arrière-goût romantique de ce progrès naturel qui rapproche des peuples frères ; ils y voient une garantie contre la tyrannie des petits princes ; ils calculent tout ce que la liberté générale gagne au croisement des lignes de fer, à l’union des douanes, à l’uniformité des mesures et des monnaies ; ils saluent cette révolution pacifique au nom d’un avenir inconnu, déterminés pourtant à la repousser, si jamais on voulait profiter du juste entraînement de l’orgueil national pour faire avorter sous le joug d’un seul empire les justes exigences des principes constitutionnels.

Tout cela se disait en de longues causeries, tantôt à la promenade, sur les bords silencieux du Neckar, tantôt le soir, à la table de mes hôtes, et le charme paisible des lieux, l’antique simplicité des mœurs, contrastaient agréablement avec la vivacité passionnée des idées les plus sérieuses de ce temps-ci. Nous nous séparâmes trop tôt ; il fallait bien cependant quitter cet aimable gîte et continuer ma route. Je voulais aller voir à Stuttgart les dernières séances des chambres wurtembergeoises et l’ouverture du concile rongien.