L’Allemagne du présent/06

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L’Allemagne du présent
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 850-876).
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L'ALLEMAGNE


DU PRESENT.




VI.

BERLIN.[1]

LA SITUATION RELIGIEUSE.




Le 15 octobre 1845, l’université de Berlin célébrait, en une même solennité, l’ouverture de la nouvelle année scholaire et le jour de naissance du roi. Il y avait foule dans la grande salle des actes, la cérémonie promettait cette fois plus de piquant qu’à l’ordinaire. Sa majesté s’était donné l’innocente distraction d’habiller les professeurs en costume du moyen-âge, et l’on tenait à voir de quel air les doctes maîtres porteraient ces vénérables atours, pour lesquels la plupart avaient annoncé peu de goût, les libéraux ayant même protesté de leur mieux contre cette fantaisie d’antiquaire.

Après qu’on eut cité le Salvum fac regem, M. Bœckh, le prince des philologues, l’orateur officiel de l’université ; fit le discours de rigueur avec belle sa belle latinité de vrai cicéronien, de bénignitate principali ; puis le recteur sortant, avant de remettre à son successeur les insignes de sa dignités rendit compte de l’année qui finissait et proclama la liste du sénat académique pour l’année courante. Parmi les noms inscrits, sur cette liste, il y en eut un qui provoqua je ne sais quelle sourde rumeur, moitié de colère et moitié d’ironie : ce fut le nom de M. Hengstenberg, doyen désigné de l’ordre des théologiens, et, tandis qu’on se retirait en psalmodiant un miserere, il était des gens qui pensaient assez haut : Oui, vraiment mon Dieu ! ayez pitié de nous, car ce n’est point Hengstenberg qui nous féra miséricorde.

Quel était donc ce formidable docteur que j’avais entendu citer partout comme le plus intraitable adversaire d’un siècle de tolérance, comme le plus hardi contempteur de la raison profane, comme le dernier champion d’une cause perdue ? Il fallait arriver à Berlin dans ce moment-là pour comprendre l’homme, son entourage et son parti. M. Hengstenberg se trouvait alors l’objet d’une animadversion tout-à-fait publique, et dont le peu de passion qu’il y a maintenant chez nous ne saurait donner aucune idée. Pouvait-il en être autrement ? En pleine terre protestante et sous prétexte de sauver le protestantisme, M. Hengstenberg acceptait et prêchait les idées les plus rigoureuses que l’école absolutiste ait jamais inventées pour exposer à son point de vue la doctrine catholique. Habile meneur, hardi publiciste, plutôt qu’érudit ou dialecticien, M. Hengstenberg entreprit, bien jeune encore, la rédaction de la Gazette évangélique (Evangelische Kirchen zeitung). C’était en 1827, et, il avait à peine vingt-quatre ans. M. d’Altenstein, le noble patron de Hegel, se : méfiait déjà de l’activité du nouveau théologien ; il ne la jugeait point assez purement scientiflque. Au milieu de cette église envahie par la métaphysique de Hegel, par la sentimentalité platonicienne de Schleiermacher, par la froide critique des rationalistes, il y’avait un rôle à jouer : on pouvait se faire le représentait de ce méthodisme populaire qui, pour être moins répandu dans le nord que dans le midi de l’Allemagne, y tenait cependant sa place. L’union du culte luthérien et du culte calviniste, imposée par Frédéric-Guillaume III, ne s’était pas accomplie sans déchiremens ni sans résistances. Les résistances vaincues, mais non pas universellement étouffées, s’étaient réfugiées dans les conventicules, et l’esprit de secte regagnait en détail ce qu’il semblait avoir perdu d’un coup par ordonnance. Au plus beau moment du triomphe des philosophes, M. Hengstenberg eut le mérite d’entrevoir les élémens cachés d’une réaction dévote ; il en pressentit l’avenir, il la servit avec une ardeur singulière ; on n’a pas le droit de dire qu’il ne l’ait point servie de bonne foi. La violence avec laquelle il ouvrit sa polémique le signala tout de suite à l’attention générale, en même temps qu’elle soulevait l’opinion contre lui. Pas un des théologiens dont s’honore l’Allemagne savante n’eut le privilège d’échapper à ce brusque assaut. Les érudits, comme Gesenius, Wegscheider et de Wette, les administrateurs, comme Bretschneider et Röhr, surintendans du clergé à Gotha et à Weimar ; les philosophes, comme Schleiermacher et Jacobi, tous eurent le même sort, le dieu même du temps, le superbe Goethe, ne fut point épargné. La Gaztte évangélique ne put garder entièrement des prétentions si agressives ; elle était trop en avant du mouvement qu’elle préparait, et M Hengstenberg se vit abandonné de ses collaborateurs, notamment du doux et pieux Neander. C’était une condamnation qu’il passa d’abord sous silence et dont il appelle aujourd’hui, on va savoir avec quel fracas et quel succès.

Presque aussitôt après l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, lorsque les esprits étaient encore exaltés par les promesses libérales de 1840, la Gazette évangélique recommença la guerre interrompue depuis quelques années, et haussa le ton, plus encore qu’elle ne l’avait jamais haussé. M Hengstenberg eut une idée féconde il résolut d’exploiter la religion au profit de la politique et la politique au profit de la religion, d’intéresser réciproquement le trône et l’autel à leur commune défense. La chose s’est vue souvent ailleurs ; elle était peu près neuve en Prusse. La législation prussienne a été rédigée sous l’empire de cette sage tolérance que le grand Frédéric professait à la fois comme maxime de philosophie et comme règle de gouvernement. Le pouvoir se déclare incompétent en matière de croyances dogmatiques, et n’assume qu’une seule obligation il doit veiller a ce que « les églises n’inspirent à leurs membres que des sentimens de respect envers la divinité, d’obéissance envers la loi, de fidélité envers l’état, de bienveillance et de justice envers leurs concitoyens » Du reste, « les notions particulières que les habitans du royaume peuvent concevoir au sujet de Dieu et des choses divines ne sauraient jamais devenir l’objet de mesures coercitives, » et, la liberté des cultes est assurée, sauf les garanties de simple police. Je traduis le texte même du code prussien (Allg. Preuss. Landrecht. Th. II, Tit. XI, §1-13) ; ces la paraphrase officielle du mot de Frédéric un mot très sérieux sous air de persiflage : Laissons chacun faire son salut à sa guise.

On ne songeait pas alors à cette alliance si fructueuse des deux principes d’autorité, l’autorité d’une relation surnaturelle dans le monde des consciences, l’autorité du gouvernement d’un seul dans le monde temporel. Le pouvoir était franchement absolu, et il ne sentait pas le besoin de cacher l’absolutisme derrière des théories. Dévot par dévotion pure, s’il avait témoigné parfois un peu brutalement ses inclinations, c’était pour le bien des ames, sans arrière-pensée d’affermissement politique. Ainsi par exemple, à la mort de Frédéric, la cour de Prusse changea de conduite, et Frédéric-Guillaume II, cédant à son ministre Wollner, publia l’édit de religion de 1788, véritable arrêt de proscription contre les libres penseurs. « : Le monarque, y disait-on, bien avant de monter sur le trône, avait eu la douleur de voir que beaucoup d’ecclésiastiques de l’église protestante s’arrogeaient une licence effrénée dans leur enseignement confessionnel, qu’ils réchauffaient et répandaient les erreurs des sociniens, déistes, naturalistes et autres sectes semblables. Or, le premier devoir d’un prince chrétien, c’était de maintenir la pureté de la religion chrétienne suivant la lettre de la Bible et la foi des diverses communions exprimées dans leurs différens symboles. » Quel était donc le motif de cette stricte obligation si hautement acceptée ? la sûreté de l’état ou quelque grande nécessité de politique humanitaire ? Non ; mais simplement on voulait empêcher « que la multitude du pauvre peuple ne fût livrée en proie aux expériences des maîtres à la mode, et que des millions de fidèles sujets ne fussent dépouillés, de la paix, de leur vie et de leur consolation au lit de la mort. » Plus tard, quand Frédéric-Guilaume. III, se mêlant aussi de religion, fondit les deux églises de la Prusse en une seule et organisa l’établissement évangélique, il obéissait au besoin de simplification si naturel dans un gouvernement absolu en même temps qu’il suivait certaines tendances philosophiques auxquelles il ne renonça que très tard, si jamais il y renonça ; il poursuivait sa réforme administrative et il reprenait une idée de Leibniz. Il ne faut point oublier que Frédéric-Guillaume III était le prince qui écrivit ces belles paroles justement quand il défit l’édit de 1788 et le ministère de Wöllner : « La religion est et doit rester la chose du cœur, du sentiment, de la conviction particulière, et l’on doit éviter toute contrainte méthodique qui la réduirait à n’être plus qu’un bavardage sans pensée ; la raison et la philosophie sont ses compagnes inséparables. »

Rien donc dans ces rapports antérieurs de l’église prussienne et de l’état prussien, rien ne montre qu’on ait considéré comme un danger pour l’un les dissidences qui pouvaient se produire chez l’autre, et le libre examen ne semblait pas jusque-là l’infaillible ennemi de la paix publique. M. Hengstenberg et ses amis allaient révéler ce péril nouveau, découvert par une science nouvelle.

L’esprit moderne, la foi que nous a léguée le XVIIIe siècle, c’est la foi de Condorcet annonçant encore l’éternelle amélioration des destinées humaines au matin du jour où sa vie allait être tranchée par le fer du bourreau. Il n’a pas manqué de contradicteurs pour démentir cette sublime assurance, et l’on a vu toute une école de publicistes et de philosophes s’inscrire en faux contre la loi, du progrès avant même qu’on eût fini de la graver dans les institutions. L’école théocratique a hautement prétendu que c’était enlever Dieu de l’état, de l’histoire et du monde que de ne pas croire au règne immuable du péché, à l’absolue nécessaire de la souffrance, à la grace cruelle du sang répandu. Ces implacables logiciens d’un mysticisme sans tendresse se sont rendus les apologistes de toutes les ignorances et de toutes les misères ; pour mieux insulter une société qui ne voulait relever que de la raison, ils ont osé le panégyrique de l’échafaud ; en haine des faits nouveaux, ils ont proclamé partout le fait ancien comme le droit et la vérité, jetant l’anathème à tout ce qui n’était pas l’autorité sans contrôle et l’obéissance sans réserve. Qu’il y ait eu d’abord je ne sais quelle sombre grandeur dans cette ardente protestation d’une doctrine contre un siècle, ce n’est pas la peine de le nier ; mais combien de spéculateurs religieux ou politiques l’ont depuis transformée en expédient de domination ! Combien ne s’est-il pas taillé d’habits étriques et de costumes de comédie dans le majestueux manteau dont s’enveloppait de Maistre ! Le professeur Hengstenberg, ce zélé défenseur d’une église bâtarde issue de deux hérésies, n’était certes pas le moins singulier combattant dans cette armée de toutes couleurs qui s’est rangée derrière l’auteur du Pape. La science allemande venait même, avec un merveilleux à-propos, se rattacher ici aux théories ultramontaines, et, par un étrange assemblage, le fougueux protestant se rapprochait d’autant plus du radicalisme catholique qu’il était plus hardi philosophe : philosophe à la façon d’Adam Müller qui parquait les peuples comme des troupeaux, à la façon de Steffens qui trouvait une distinction de nature entre le noble né pour jouir sans travailler et le paysan né pour travailler sans jouir, à la façon de Goerres qui comparait l’état à l’arbre et lui voulait une sorte de végétation systématique d’où sortît fatalement une hiérarchie sociale comme le feuillage pousse sur la branche et la branche sur le tronc. La Gazette évangélique s’est ouverte à toutes ces exagérations d’une métaphysique trompeuse, conséquences extrêmes de ce grand revirement qui porta jadis les esprits de Fichte à Schelling. Elle en a reproduit la pensée, mais en la noyant dans les détails d’une critique quotidienne ; elle a réduit ce qu’il pouvait y avoir là d’imposant aux mesquines proportions d’un journal ; elle a fait de la polémique de rencontre avec cet amalgame de paradoxes où l’on apercevait du moins dans l’origine, la touche du génie. C’est ainsi pourtant que la faction qu’elle représente a prêché non sans succès la cause conjointe des religions d’état et des gouvernemens forts, parlant en Prusse comme aurait pu parler le despotisme autrichien daignait raisonner, raisonnant, comme il arrive en France à certaine coterie cléricale, quand elle oublie son libéralisme de commande pour affecter des airs de profondeur.

Il est, en effet, assez piquant de retrouver dans les prétentions affichées à Berlin par une orthodoxie dirigeante les mêmes thèses que cette coterie qui se dit opprimée soutient ici chaque jour avec plus d’audace. L’analogie est frappante, et, s’il est essentiel d’en tenir compte pour saisir l’histoire du parti évangélique qui aspire à régenter l’Allemagne, il ne faut pas non plus l’oublier, si l’on veut avoir l’intelligence générale de tous nos troubles religieux d’à présent. On a fait grand bruit du retour de l’Angleterre au catholicisme, et l’on a grossi tant qu’on a pu ces nouvelles variations de l’église protestante : les caprices de l’érudition et les fantaisies de la mode aristocratique y prennent pourtant plus de place qu’on n’a daigné le dire, et toute cette réaction est de nature trop élégante, trop-exquisite, pour devenir très populaire. L’évangélisme prussien s’est comporté, depuis quelques années, de manière à provoquer des espérances de même sorte, et l’on a cependant beaucoup moins attiré l’attention publique de ce côté-là ; c’est peut-être que ces rudes Allemands allaient trop vite en besogne, et, suivant l’expression de Montaigne, enfonçoient trop le sens des choses. Il est temps de réparer cet injuste silence et de révéler aux gazettes évangéliques que nous avons chez nous cette parenté trop négligée qui les unit à la pieuse Gazette de Berlin.

Et d’abord M. Hengstenberg, occupé de la lutte personnelle qu’il a engagée contre le rationalime, ne sait comment faire assez d’avances aux catholiques pour les amener avec lui sur le champ de bataille et se couvrir de leur armure contre l’ennemi commun. Luther, en ces temps-ci, a rêvé qu’il pourrait bien être pape tout comme le pape de Rome, ont il avait dit tant de mal, et c’est Rome, c’est l’esprit de Rome qu’il invoque contre ceux qui ne veulent pas lui laisser ceindre la tiare. Bel exemple des confusions du siècle ! L’église évangélique vient donc avouer son indigence par la bouche de ses plus fiers docteurs ; elle est pauvre en poésie, pauvre en solennités ; l’art et l’imagination lui manquent, la dévotion en souffre ; elle rend pleine justice aux mérites efficaces du catholicisme et repousse de son sein quiconque les méconnaît ; elle se dit elle-même toute catholique ; le protestantisme n’est qu’un mot creux ! On vit à côté de l’église-mère, on ne saurait vivre en révolte contre elle ; il n’y a plus aujourd’hui que deux églises sœurs, nourries sur le même fonds et défendant les mêmes autels ; on s’entendrait presque pour y célébré un même culte. Entre autres sujets de rancune contre M. Ronge, on ne lui pardonne pas d’avoir dénigré la sainte tunique. « Avait-il quelque chose de meilleur à mettre à la place ; et ne vaut-il pas mieux se rapprocher du Christ par les sens que de ne point s’en rapprocher du tout ? » N’est-ce pas de très mauvais goût d’attaquer les pèlerinages, et sied-il à de vrais chrétiens de les condamner au nom des intérêts matériels ? « C’est uniquement ressembler à Pharaon, qui refusait aux Juifs la permission de servit leur dieu, n’admettant pas qu’ils fussent au monde pour une autre fin que pour cuire de la brique. » Voilà les pèlerinages et les reliques réhabilités maintenant par les propres enfans du moine indompté qui fit si bonne guerre aux vendeurs d’indulgences ! Mais qu’est-ce, après tout, que cette insurrection de l’ecclésiaste de Wittemberg et le beau triomphe qu’il a remporté ? – Il a brutalement frappé du poing sur un chef-d’œuvre auquel l’esprit humain avait travaillé dix siècles, souvent même avec l’appui visible de Dieu, et il était trop étroit d’intelligence, trop borné dans son savoir pour comprendre ce qu’il détruisait ! – Aussi voudrait-on relever le plus qu’on pourrait de l’édifice ; les piétistes de Berlin ont à l’endroit des images, des cierges, des encensoirs et des chasubles, la même affection rétrospective que les puseïstes d’Oxford, ils admirent de tout leur cœur cette organisation puissante sur laquelle repose le saint-siège, ces grandes sociétés monastiques dont il sait si bien utiliser l’indestructible énergie, et telle est en particulier leur estime pour le savant mécanisme de la compagnie de Jésus, qu’ils en sont presque à désespérer de rivaliser avec elle.

La Gazette évangélique ne s’oublie pas à ces considérations trop purement historiques : naturellement elle tâche d’employer à mieux la sagesse qui les dicte et d’en tirer des résultats plus positifs. L’illustre auteur de l’Esprit des lois s’étonnait fort qu’on lui reprochât d’avoir commencé son ouvrage sans parler au début du péché originel et de la grace, et il répondait qu’il n’était pas un théologien, mais un politique pratiquant une science civile et non point religieuse. Les jansénistes qui l’avaient ainsi accusé d’impiété dans leurs Nouvelles ecclésiastiques, passèrent alors pour battus, sinon pour contens, et ne trouvèrent rien à répliquer. La réplique aujourd’hui n’eût pas manqué ; les Nouvelles ecclésiastiques qui vivent de notre temps ne seraient pas si mal à propos demeurées muettes. Il n’y a plus, en effet, de science civile qui tienne, et tous les politiques doivent se faire d’église. Cela se dit à Berlin comme à Paris. Le gouvernement n’est rien s’il gouverne en dehors d’un point de vue confessionnel et ne s’asseoit pas tout entier sur un dogme. Il faut une administration chrétienne, des fonctionnaires chrétiens des collèges chrétiens. Si l’on en croyait M. Hengstenberg, l’évangélisme serait dans une situation beaucoup plus favorable que le catholicisme pour réaliser cet idéal. Les catholiques ont voulu assurer à la fois et leur indépendance en séparant le spirituel du temporel, et leur empira en subordonnant partout l’un à l’autre. Les évangéliques ont bien mieux réussi dans cette entreprise de domination : ils ont repoussé la vieille distinction du moyen-âge, trop féconde en détours et en équivoques ; ils ont à ciel ouvert confondu l’église avec l’état ; non pas, suivant eux, que l’état absorbe et efface l’église, comme on l’a méchamment insinué ; c’est l’église, au contraire, qui, disent-ils, embrasse l’état dans la personne même du prince, et sanctifie, et sanctifie ainsi toute la machine jusqu’en ses derniers ressorts. Le prince à la charge de l’église comme premier membre de la communauté religieuse et non comme souverain politique ; il est le premier lié par les canons et les symboles ecclésiastiques ; bien loin de séculariser les choses de Dieu, c’est lui qui entre en cléricature avec son sceptre et sa couronne ; il est vraiment ordonné d’en haut, et il est aussi de l’ordre de Melchisedech. – Admirable raisonnement de ces habiles dévots qui se trouvent tout ensemble des ultra-royalistes et, je dirais presque à leur manière, des ultramontains ! C’est merveille de retourner ainsi l’histoire. Le grand-maître des teutoniques, le margrave Albert de Brandebourg ; qui s’avisa de prendre femme en 1525 et dépouilla bravement ses chevaliers au profit de sa future dynastie, n’avait donc pas alors d’autre idée que de renforcer encore son caractère ecclésiastique ! L’eût-on jamais pensé, M. Hengstenberg a découvert cela dans les articles de Smalkalde ; aussi le procédé du margrave ne déconcerte pas sa piété, et les souverains protestans de la Prusse moderne lui semblent les successeurs naturels de ces moines-soldats dont ils ont si brusquement hérité. La vocation religieuse de la monarchie prussienne commence pour lui avec la conversion sanglante des sauvages Prussiens du XIIIe siècle, et, supputant, dans une assez bizarre addition, les services rendus au pape, les bons offices prêtés à Luther, le docte théologien nous contesterait presque le titre de roi très chrétien pour en décorer la Maison de Brandebourg. Il est convenu maintenant que ce sont les évêques qui ont fondé le royaume de France et il faut être un mal pensant pour croire encore qu’on les ait aidés : les piétistes berlinois n’entendent pas rester en arrière de nos piétistes français, et décernent un honneur de même espèce aux teutoniques et aux porte-glaive. Ceux-là certes ont bien fondé la Prusse, et le sabre à la main, mais ce n’était probablement pas pour qu’elle devînt luthérienne ni même évangélique.

C’est du reste une justice à rendre à ces nouveaux réformateurs de la réforme, ils épurent leurs origines tant qu’ils peuvent et rivalisent de zèle avec nos catholiques ardens contre cette chose athée qu’on appelle l’état civil. La question des mariages mixtes avait été une belle occasion d’héroïsme pour le clergé rhénan ; certains ministres de la Marche ont inventé la pareille. On sait que la loi prussienne autorise le divorce, et l’on ne doit point hésiter à reconnaître qu’avant l’ordonnance du 28 juin 1844 elle le permettait encore avec une facilité regrettable ; mais cette ordonnance, inspirée par les high-churchmen de l’évangélisme, ne serait, dit-on, que le prélude de mesures plus radicales destinées à l’abolition complète du divorce même : on verrait ainsi les intrépides conservateurs de l’antiquité protestante l’abandonner avec éclat sur l’un des points qu’elle ait eus le plus à cœur, et récuser à leur tour cette infaillible autorité du luthéranisme primitif dont ils ont voulu faire l’égale de l’infaillibilité romaine. En attendant, quelques pasteurs bien soutenus par la Gazette de M. Hengstenberg ont imaginé de refuser la bénédiction nuptiale lorsque l’un des futurs conjoints aurait été déjà engagé dans un précédent mariage dissous par la loi sans l’être par la nature. Ils ont argumenté des scrupules de leur conscience pour ne point remplir cet office de consécrateur, qui, en l’absence des magistrats civils, était une nécessité d’ordre public. Ils ont obtenu gain de cause, un arrêt de cabinet, rédigé sous l’empire de ce provisoire qui frappe aujourd’hui toutes les institutions religieuses de l’Allemagne, a décidé, en 1845, que les ministres récalcitrans pourraient se décharger d’une fonction qui les blessait et renvoyer les fiancés en instance devant un collègue moins timoré. Singulière délicatesse qui, ne permettant pas de risquer son ame dans un contrat illicite, permet en même temps d’inviter son voisin à le faire ! singulier expédient qui, pour peu que cette délicatesse sacerdotale se répandît davantage, obligerait les futurs époux à courir le pays, leur dimissoire à la main, cherchant avec plus ou moins de succès, et peut-être aussi de péril, qui voulût bien enfin les marier ! Évidemment, il n’y a là que le ridicule et l’impuissance d’une demi-concession. M. Hengstenberg et ses collaborateurs réclament maintenant la concession tout entière, et prétendent de fort bon sens que, si l’époux divorcé ne peut passer à de secondes noces, c’est que les premières subsistent. Qui l’emportera, du code ou du piétisme ? Il n’y a plus qu’un pas à enlever ; et l’on boude le roi sur ce chapitre-là : c’est une petite guerre qui ne fera point de martyrs.

Que cette opposition peu hasardeuse est d’ailleurs sagement compensée ! comme ces agitateurs religieux sont au besoin de bons amis politiques ! comme ils secondent à propos ces beaux desseins inédits de monarchie vertueuse dont on aime à se bercer dans les hautes régions de la cour ! Lisez la Gazette évangélique, c’est là qu’on vous apprendra ce qu’il faut penser du grand Frédéric, — un héros, un Arminius perdu par la littérature française, et qui n’avait aucun rapport intérieur avec le Christ. Aussi quelle fatale influence n’a-t-il pas exercée sur la législation prussienne, écrite en quelque sorte à son image et tout imprégnée des poisons de la révolution qui allait éclater en 89, vrais fruits de la mer Morte, fruits dorés remplis de cendres amères !

N’est-ce point dans ce damnable esprit que les rédacteurs du code ont supprimé partout le titre de roi pour dire en place l’état, le chef de l’état, expressions abstraites malheureusement empruntées au vocabulaire philosophique, et qui peuvent s’appliquer à d’autres formes de gouvernement qu’à ce gouvernement paternel établi depuis quatre siècles, sous la protection divine, dans l’illustre maison de Brandebourg ? Il n’y a que les incrédules qui prononcent fièrement ce vain nom d’état ; un sujet chrétien ne connaît que son roi et la race de son roi. Le grand désastre aujourd’hui, c’est que de si fidèles sujets se font rares ; les libertins multiplient, ainsi qu’on eût parlé chez nous au XVIIe siècle ; ce libertinage, qui, dans l’occident, a renversé les trônes et les ébranle encore, a déjà corrompu la morale publique, l’ordre social de l’Allemagne ; les classes supérieures, les classes inférieures, sont en proue au même vertige ; on prodigue trop d’instruction aux maîtres d’école, on ne les soumet pas assez étroitement à la direction des pasteurs ; il n’y a point assez de ces pieuses confréries qui disciplinent et assouplissent le bas peuple dans les pays catholiques. Ce qui manque surtout, ce qu’on regrette, c’est cette organisation savante et chrétienne dans laquelle la prudence trop méconnue de nos ancêtres avait réparti toutes les conditions et tous les rangs ; ce sont ces corporations industrielles, ces castes hiérarchiques où chacun trouvait une place fixe qu’il ne songeait point à déserter, la regardant comme établie de Dieu. On avait pied du moins sur un terrain solide ; le matérialisme n’était pas encore assez populaire pour abattre ces barrières respectées dans l’intérêt charnel de la production et de la consommation : le philosophisme aidant, tout est tombé ; on a détruit quand il fallait seulement réformer et vivifier. Tel est le langage que tiennent ces prétendus conservateurs, et en si beau chemin ils ne s’arrêtent pas. – La noblesse, disent-ils, a perdu ses droits de police, de justice et de patronage, droits trop saints pour s’accorder avec les théories libérales. L’édit du 9 octobre 1807, qui a émancipé les paysans, a déchaîné du même coup dans les campagnes l’égoïsme, l’envie et la cupidité. Ne voudrait-on pas maintenant émanciper aussi les Juifs ? Quoi ce personnage ridicule que vous trouverez en tous lieux bavardant et parlant toutes les langues, excepté la sienne ; cet officieux insupportable qui vise à cacher son origine sous ses banales complaisances, et garde au front son signalement, ce renégat qui cherche à prendre les airs du monde et ne saurait ni marcher, ni s’asseoir, ni danser, ni tirer sa bourse, sans que tout cela ne crie qu’il est Juif : ce n’est point assez de l’avoir accepté pour changeur, ou marchand, ou médecin ; vous en iriez faire un professeur, un juge, un magistrat, un général, un ministre ! passe encore s’il avait toujours sa longue barbe grise, son visage apostolique et son œil oriental comme au temps de ses bénédictions mais à présent qu’on laisse uniquement s’accomplir la justice de Dieu : il n’y a que l’impiété qui relève ceux qu’il a frappés et touche aux destinées qu’il a réglées. La pauvreté, par exemple, doit rester un état en dehors des autres ; encourager les pauvres avec la perspective ou l’espoir d’une existence meilleure, c’est leur ôter ce rude tempérament qui leur a été donné pour souffrir la misère, comme il a été donné à l’arbre une écorce plus épaisse sur le côté par où il regarde le nord. – Il faut donc secourir les pauvres pauvrement, ainsi que disait notre Pascal, qui ne songeait point cependant à prendre pour des règles d’état les scrupules de son humilité ; il faut les abandonner aux aumônes privées ; les institutions publiques, les caisses d’épargne, les secours légaux, ne sont qu’un appel à l’égoïsme. La charité des piétistes ressemble fort aux médecins qu’ils recommandent. On vante à Berlin la médecine chrétienne, comme on vante ici la médecine catholique, une médecine qui ne guérit pas, sous ce prétexte juif qu’on ne peut empêcher les enfans d’avoir les dents agacées quand leurs pères ont mangé des fruits verts[2].

J’avais déjà donné quelque idée de la réaction religieuse dans l’Allemagne du midi, j’ai voulu la dépeindre dans l’Allemagne du nord ; de sentimentale, elle devient ici officielle et doctrinaire ; l’instinct passe au système : que l’un serve à juger l’autre. Peut-être maintenant pourrai-je plus facilement expliquer ce vif débat où je trouvais alors la société berlinoire engagée. L’esprit moderne se ressemble trop en tous pays pour que de telles maximes si détestables ou si folles soient quelque part, acceptées sans contexte. Elles durent, elles règnent un temps, grace à la complicité du pouvoir ou de la mode ; c’est le triomphe qui les perd. Ce triomphe semblait à Berlin décisif et complet vers la fin de 1845 : le parti dont je viens de signaler la polémique dominait au su de tous le gouvernement lui-même, et les tendances que j’ai caractérisées l’étaient, bien davantage encore par les discours, par les actes répétés du ministère Le parti se constituait et s’avouait, il y avait dans l’état une faction qui s’élevait au-dessus de l’état et le réformait par ordonnance au nom de toutes les vertus chrétiennes. C’est une loi positive du code prussien (Allegem. Landrecht, Th. II, tit. II, § 45), « que la société religieuse n’a pas le droit d’imposer à ses membres des règles de foi contraires à leur à Breslau, le ministre des cultes, M. Eichhorn, ne craignait pas de dire ouvertement « que le temps était arrivé de maintenir la vraie croyance par les moyens les plus énergiques ; » il déclarait en propres termes « qu’il ne convenait pot à la direction suprême des affaires religieuses de rester dans l’indifférence, que son rôle était d’être partiale, tout-à-fait partiale (parteiisch, ganz parteiisch). » M. Eichhorn agissait en conséquence ; il ne voulait point que l’enseignement de la théologie s’aventurât en dehors du christianisme historique et positif, il lui donnait pour règle absolue le symbole même qu’il professait : Credo ut intelligam ; il prétendait forcer, pour ainsi dire, l’érudition allemande à remonter son cours, en supprimant le droit de libre investigation dans les études philosophiques pour le borner à l’étude de la nature : « Dans un temps où la science était tout orgueil, il avait à cœur de répandre cet esprit d’humilité qui met les effets de la grace bien au-dessus de tous les mouvemens originaux de la pensée. »

Ainsi se produisait un changement inoui dans le régime des universités ; à peine avaient-elle essayé de sortir du domaine de la spéculation pure, qu’on leur interdisait la spéculation même. Une stricte surveillance pesa partout : les maîtres furent épiés, déplacés, suspendus et destitués ; suivant qu’ils se rapprochaient ou s’écartaient du credo ministériel, les livres, les journaux, les associations, furent approuvés ou défendus. Ce n’était pas seulement le radicalisme que l’on poursuivait : des hégéliens sérieux et respectés, M. Hotho par exemple, se virent refuser la concession d’un journal parce que « leur philosophie était incompatible avec l’église et l’état, tels que l’un et l’autre peuvent et doivent exister. » Au même moment, le gouvernement prussien mettait toute sa dévotion en spectacle, et en jeu dans l’affaire anglaise de l’épiscopat de Jérusalem ; il modifiait sa politique au sujet des mariages mixtes ; il autorisait les processions. Publiques et les pèlerinages ; il instituait des sœurs de la Miséricorde ; il aggravait l’obligation du dimanche ; il favorisait la société « du Christ historique ; » il gênait le développement des sociétés de lecture et des bibliothèques d’école, il s’efforçait de mettre l’instruction populaire sous la main des ecclésiastiques dits orthodoxes ; il empêchait les maîtres de se réunir dans ces congrès, jusqu’alors autorisés et fréquens, enfin il intentait des procès aux écrivains, et, comme me disait à Berlin même un homme d’un esprit aussi élégant que libéral, M. Varnhagen, les plus modérés s’estimaient heureux d’être couverts par une avant-garde moins sage, trop sûrs qu’à défaut de plus méchans, on les eût d’abord atteints.

Dans tous ces faits rassemblés, les uns odieux ou mesquins, les autres plus ou moins innocens par eux-mêmes, quiconque regardait apercevait aussitôt la trace d’une volonté suivie, et déjà certes, au bout du chemin qu’on parcourait si vite, il envisageait le but. C’était sur ce chemin dangereux que l’opinion berlinoise essayait alors d’arrêter le pouvoir ; elle avait dressé camp contre camp ; j’ai montré le camp vainqueur, visitons celui de la résistance.


La résistance à Berlin ne se manifesta pas comme elle se manifestait dans la province saxonne, où même à Kœnigsberg ; elle se produisit sous une forme peut-être moins extérieure, moins bruyante, mais plus significative et plus arrêtée. La capitale de la Prusse, n’est point une ville de grand commerce ou de grandes fabriques ; la Sprée n’est pas encore un fleuve, Il n’y a là ni l’activité industrielle, ni la richesse, ni l’indépendance qu’elle assure ; on y trouverait plutôt les qualités un peu étroites et en même temps les sujétions de l’économie bourgeoise ; on y trouverait aussi, sans trop chercher, une espèce de morgue froide, demi-bureaucratique et demi-pédante, qui a fini par s’infiltrer à travers presque toutes les couches de la population. Les Berlinois sont, dit-on, les Anglais de l’Allemagne, des Anglais pauvres, ergoteurs et persifleurs, une hiérarchie de petites aristocraties gouvernées. Berlin est, si j’ose ainsi m’exprimer, une capitale parvenue ; elle prend d’autant plus au sérieux, avec raison du reste, sont nouvel état de cité reine et son chiffre de quatre cent mille ames[3], qu’elle peut encore parfaitement se rappeler ses récentes et modestes origines. On n’en rougit pas, le progrès est trop beau ; mais on est vif sur le point d’honneur, et l’on tient à paraître digne de sa fortune en affectant toujours de la consistance et de l’autorité. D’avoir contre soi toutes ces vertus entêtées et même assez sournoises, lorsqu’on est un gouvernement paternel, ce n’est pas chose bien sûre, tel était pourtant l’antagonisme que les piétistes victorieux à la cour rencontraient à tout moment, comme à tout endroit ; dans la ville. Libéraux, par éducation, quand ils ne le seraient point par fierté, remplis des glorieux souvenirs de la belle époque philosophique d’avant 1830, les Berlinois repoussent de toutes leurs forces ce joug doucereux auquel on voudrait plier la pensée sous air de sauver le trône. Ils peuvent varier en matière d’opinions politiques, poursuivre souvent dans ce chapitre-là une originalité moins fondée que prétentieuse : en face du piétisme, en haine de ces ambitions dévotes qui, pour peu qu’on les laissât faire, mettraient le pouvoir dans la sacristie, lorsque la loi nationale met l’église dans l’état, il se lèvera toujours à Berlin une immense majorité, compacte et résolue.

Les fonctionnaires eux-mêmes, obligés à tant de ménagemens et se retranchant si volontiers dans l’isolement de leurs bureaux, répugnent à subir ces influences souterraines. Les lumières politiques leur manquent plus souvent que cette lumière morale, avec laquelle d’honnêtes gens éclairent, pour les éviter, ces mauvais sentiers où les vertus privées finissent par, périr avec les vertus publiques. Il y a des exceptions sans doute : pays essentiellement administratif, la Prusse a, bien entendu, les maladies administratives, greffés, comme partout sur les maladies humaines ; elle aussi, malgré la sévérité souvent peu intelligente de ses règlemens, elle compte des dévorés de parvenir ; mais le corps est bon. La bureaucratie prussienne a été trop vantée pour son indépendance, pour son respect de la légalité, pour son aptitude pratique, pour la réalité de son savoir : que l’on ôte de ces mérites tout ce qu’il en faut retrancher, elle est et reste toujours quelque chose d’au moins aussi beau, elle est honorable dans toute la valeur anglaise de ce mot-là. Vainement M. Hengstenberg et les siens ont frappé de suspicion la classe entière des employés ; malgré ces dénonciations dangereuses, il n’est pas commun d’y voir faire marchepied de sa conscience, et le public est sévère pour les délinquans. La malice indigène, le witz berlinois ne connaît point de pitié ; d’ordinaire moins léger que brutal, il court encore la vaste cité comme si elle était restée petite ville. « Mon frère, disait un jour dans un pieux conventicule certain personnage haut place, mon frère, je tâche en moi-même d’humilier l’homme pour expier les grandeurs du ministre. – Que deviendra l’homme, répondit l’autre, quand le diable emportera le ministre avec lui ? » Je ne jurerais pas que l’histoire soit authentique ; pour être du cru, elle en est.

Cet esprit-là, droit au fond et très sérieux, mais dur, flegmatique et frondeur, s’arrangeait mal de ces mouvemens enthousiastes auxquels se livraient les tempéramens saxons. On est trop docte à Berlin, et aussi trop réservé pour s’abandonner à cette ferme confiance avec laquelle le pasteur Uhlich envisager les difficultés religieuses. Un instant de faveur royale, l’espoir d’un grand bénéfice politique, firent beaucoup pardonner aux catholiques de Ronge et de Czersky, les Amis protestans déplurent tout de suite en haut lieu, parce qu’on avait alors fini par comprendre la portée de ces apparitions Les penseurs à la suite relevèrent aussitôt contre eux les vulgarités inséparables, de toute effervescence populaire ; puis les gens instruits, comme les gens bien élevés, se gardèrent de donner trop ouvertement dans un christianisme si commun ; ce n’était ni d’assez bonne compagnie, ni d’assez bel esprit. Si l’on eût interrogé les consciences sincères, il eût été peut-être difficile de marquer l’endroit même par où ces délicats distinguaient leur propre sens du sens trivial auquel M. Uhlich entendait les choses : ils n’avaient pas une foi beaucoup plus ample dans le christianisme positif, ils avaient une aversion aussi déclarée pour les symboles obligatoires. Seulement il leur restait soit une affection générale pour ces formes mystiques dont se revêtait la philosophie religieuse de Schleiermacher, soit un goût plus ou moins prononcé pour ces artifices pénibles avec lesquels la science hégélienne substituait le jeu de ses catégories à l’enchaînement miraculeux des dogmes. D’une façon comme de l’autre, ils accusaient les croyances des Amis protestans de platitude ou de sécheresse ; mais ils accusaient tout bas, sentant bien qu’au demeurant ces fortes convictions des simples sont la vraie puissance des idées, heureux de l’appui que la libre pensée rencontrait encore dans les masses inutilement travaillées par le fanatisme des habiles.

Telles étaient les dispositions du monde berlinois au sujet de M. Uhlich et de ses amis : on les protégeait, on les défendait d’un peu haut, on s’attaquait à leurs adversaires, sans précisément les avouer eux-mêmes ; on faisait cause commune, mais lit à part. cela se vit au mieux quand on essaya d’organiser à Berlin une démonstration analogue à celles de Coethen ou de Halle. Le 1er août, quelques Amis protestans s’étaient donné rendez-vous dans un jardin public pour y délibérer sur la création d’une société de lecture et rédiger un manifeste en faveur de Wislicenus : c’était jour de concert ; on se félicita beaucoup de se toruver au nombre de cinq cents : les chemins de fer de la Saxe avaient amené jusqu’à des milliers de personnes dans la petite ville de Coethen. On débita des discours, et l’on donna lecture d’une déclaration. Signa qui voulut ; beaucoup, à ce qu’il paraît, signèrent à l’aventure. C’était purement une protestations contre un certain parti qui, fort de son crédit, trouble les consciences, impose une hypocrisie destructive de toute moralité persécute ceux dont l’opinion n’est pas la sienne, et veut les traiter comme sectaires. » Huit jours après, encouragés par ce succès équivoque, les Amis berlinois s’étaient encore réunis. On attendait M. Uhlich, qu’on avait tout exprès invité à présider la séance, malheureusement on avait compté sans la police et sans le consistoire : M. Uhlich écrivit qu’on lui défendait de quitter sa paroisse ; et un magistrat vint sur les lieux interdire toute allocution publique, interdire même de lire à haute voix la lettre du ministre ainsi mis aux arrêts. On se la passa de main en main, se récriant fort, s’indignant, s’exaspérant ; puis on s’assit en face d’un verre de bière, suivant la bonne habitude (bei einem Glase Bier), et des causeries aux chansons, des chansons au tapage, on alla si vite en besogne, que tout cela finit assez misérablement. Survint bientôt l’ordonnance qui proscrivait les assemblées populaires, et les Amis protestans ne trouvèrent plus d’occasion de se réhabiliter un peu dans l’esprit du public berlinois. Leur déclaration n’impliquait aucune question de doctrine, juifs, catholiques, réformés, vieux luthériens, tous pouvaient adhérer sans compromettre leur persuasion propre : les adhésions manquèrent ; beaucoup reprirent publiquement la leur, ceux-ci parce qu’ils redoutaient la responsabilité qu’elle leur eût attirée, ceux-là parce que l’affaire tournait au ridicule. On eut grand’peine à ramasser seize cents signatures ; il y avait dans le nombre force dames, et demoiselles, malgré le proverbe : Mulier taceat in ecclesia ; des tapissiers « heureux de voir poindre l’aurore de la liberté spirituelle, » des ferblantiers qui dans leur paraphe inséraient pour devise : «  O raison ! ô nature ! inséparable lien ! » Bref, ce furent toutes les misères où viennent se noyer, en d’autres pays, les souscriptions avortées du patriotisme quand même. La tentative si féconde, si vigoureuse en Saxe, échouait ici faute de souffle et de sérieux ; le vrai Bénin n’avait pas dit son mot.

Au milieu même de cette agitation qui faisait événement, sans pourtant réussir, le bruit se répandit tout d’un coup que le magistrat, c’est-à-dire le conseil supérieur, le sénat de la cité, avait voté une adresse au roi et formulé de véritables remontrances sur la situation religieuse. Ce ne fut d’abord qu’une vague rumeur ; puis, ceux qui avaient eu le principal honneur de la rédaction se dénoncèrent eux-mêmes ; on signala bientôt telles influence sphilosophiqueq auxquelles la sagesse municipale avait obéi sans trop le savoir ; on reconnaissait à des signes certains la main d’un disciple de Hegel, et l’ombre du maître était, disait-on, revenue pour se venger de la proscription qui pesait sur elle. Les journaux du dehors apportèrent enfin le texte de l’adresse, qui datait du 22 août, mais ce fut seulement le 2 octobre que le roi reçut le magistrat et lui permit de réciter en personne ce singulier compliment. Le bruit en vint alors jusqu’à la presse française, et sembla bien étrange, tant on était peu préparé à nous expliquer cette controverse théologique engagée de pied ferme entre un roi absolu et une bourgeoisie mécontente. On n’a pas été généralement assez juste pour ce manifeste purement berlinois, et, faute d’en apprécier les causes, on en a diminué le caractère. Ce n’était pas seulement une dissertation pédantesque et verbeuse, verbosa et grandis epistola ; sur les lieux et dans le moment même où elle parut, on voyait bien que c’était l’écho fidèle de toutes ces opinions moyennes qui se font une place si sûre dans une population cultivée.

Le magistrat signalait donc à l’attention paternelle du monarque les mouvemens qui se produisaient de tous côtés dans la sphère des idées religieuses, mouvemens profonds et non point éphémères, qui ne demandaient qu’à se frayer un chemin régulier par les institutions publiques. – Deux partis s’étaient décidément formés, l’un s’appuyant sur l’ancien état de l’église comme sur l’inébranlable fondement d’un droit historique, l’autre soutenant que l’esprit saint qui constitue l’église véritable n’est pas plus inhérent à la tradition littérale qu’à l’autorité romaine ; qu’il suit, au contraire, les progrès de l’humanité, et se révèle à chaque âge selon son intelligence. C’était de ce côté-là que penchait ouvertement l’immense majorité des habitans éclairés de la première ville du royaume ; ils n’ignoraient pas combien il pouvait se mêler à ces tendances d’élémens étrangers et impurs, mais ils apercevaient au fond le grand principe de la liberté intellectuelle et chrétienne. Abjurer ce principe, c’était se faire catholique et condamner trois siècles de l’historie du monde. « Nous tenons ferme à notre christianisme, disaient les représentans du peuple berlinois, mais nous savons que ce christianisme, éternel et immuable quant à son essence, se renouvelle dans les ames, et se produit successivement dans la vie sous des formes différentes par la parole comme par la pensée. » Sur la limite d’une ère ancienne et d’une ère nouvelle, dans la crise que traversent aujourd’hui les idées religieuses, plus large sera le symbole, plus il embrassera de croyans. Tous, par exemple, n’accepteraient-ils point aujourd’hui quelque simple formule qui réunît les ames dans un lien fraternel sans les étreindre sous le joug d’une lettre morte ? Tous ne diraient-ils point d’un même cœur : « Jésus-Christ, le même hier, aujourd’hui et dans l’éternité, est le fondement de notre croyance, et le seigneur de son église ; mais ce seigneur n’est autre que l’esprit, l’esprit du Christ en nous, l’esprit d’amour et de sainteté qui affranchit ceux qu’il possède de tout ce qui n’est pas lui, et les rend vraiment libres, vraiment fils de Dieu. »

Après cette dissertation dogmatique, le magistrat arrivait enfin à l’objet même de sa protestation, il incriminait vivement le parti qui menaçait l’avenir de l’église et de l’état pour tenter, au mépris de la pensée contemporaine ; d’enfermer le christianisme dans les livres symboliques et les confessions écrites, au lieu de lui laisser sa voie dans les consciences. Il accusait nominalement la Gazette évangélique, organe du parti, de recommencer aujourd’hui le rôle odieux des Juifs vis-à-vis des premiers chrétiens et des papes vis-à-vis de la réforme, il accusait surtout le ministère des cultes et lui reprochait solennellement le dévouement absolu qu’il apportait au servite d’une faction réactionnaire ; il croyait que cette intervention du gouvernement dais les choses religieuses blessait à la fois et les lois nationales et les lois divines. Il terminait par cette double prière : « Nous supplions votre majesté de vouloir bien recommander aux autorités ecclésiastiques de ne point gêner la liberté d’enseignement dans l’église évangélique, tant que cette liberté ne contrariera ni la morale, ni la pureté, ni le bien de l’état. Nous supplions votre majesté de vouloir bien convoquer une commission, tirée de toutes les provinces, formée de laïques et d’ecclésiastiques, chargée, sous la sanction royale, de préparer pour l’église un projet de constitution qui satisfasse les besoins du temps. »

Le roi répondit d’un ton à la fois railleur, paternel et courroucé. — Il avait désiré que le magistrat lui présentât en personne cette adresse extraordinaire ; il lui avait auparavant donné le temps de réfléchir, dans l’espoir qu’on trouverait à la fin bien singulier de venir lui débiter face à face un si long morceau de théologie ; il ne pensait pas que les conseils de ville fussent appelés par nature à se transformer en synodes, et, s’il consentait à ne point exercer cette suprême autorité pontificale dont la réformation avait investi le prince, ce n’était point pour en décorer l’une après l’autre les municipalités de son royaume. — Frédéric-Guillaume montrait là sans doute plus d’esprit que ses interlocuteurs, et, s’il n’y avait point dans ces vives paroles toute la dignité possible, du moins elles ne manquaient pas de sel. Malheureusement ce pas répondre, et les pétitionnaires avaient le cœur trop plein de leurs ressentimens, la conscience trop claire d’une position tout exceptionnelle, pour se soucier beaucoup de ces agréables moqueries. Vinrent ensuite, dans la bouche royale, des récriminations qui ne pouvaient guère peser davantage. – Le magistrat s’occupait fort de questions religieuses et il négligeait de veiller aux soins matériels du culte ; il flétrissait du nom de parti des croyans paisibles dont tout le tort était de s’attacher avec trop de zèle aux devoirs qu’ils avaient juré d’accomplir, et il ne disait rien des Amis protestans, cette véritable faction qui provoquait partout le tumulte, dans les ames et dans la rue, en sortant tout ensemble de la foi et de la légatlité. – autant eût valu accuser une armée en marche de ne point tirer sur son avant-garde. Le magistrat de Berlin se justifia, dans une seconde adresse, des reproches qu’il avait dû subir. La censure arrêta quelque temps l’apparition de cette pièce nouvelle ; mais elle ne put empêcher qu’une procession populaire ne reconduisît en pompe, jusqu’à leur maison, les fermes représentans de la cité. Le roi avait cru les battre en causant, telle était la gravité des préoccupations publiques, que, personne pourtant n’imaginait qu’il pût y avoir de ridicule à les exprimer.

Ce qui fit surtout dans Berlin le grand succès de cette démonstration, et qu’elle répondait à un double besoin, c’est qu’elle flattait une double espérance. La disposition commune des esprits, leur vœu le plus général, c’était d’échapper aux idées extrêmes de tous les dogmatiques ; c’était ensuite d’ouvrir une issue pratique aux idées raisonnables par une constitution nouvelle de l’église. Pour se représenter cette situation, pour comprendre le milieu moral où la majorité s’efforçait de tenir ; il faut se figurer, en face des piétistes, leurs plus déterminés opposans. Si d’un côté travaillait ce parti évangélique, avec lequel on sentait arriver l’abêtissement d’un despotisme doucereux, de l’autre grondait une faction plus effrayante encore pour les ames honnêtes, la faction philosophique des athées. Ceux-ci portaient leur drapeau tout au moins aussi haut que les piétistes, et depuis long-temps, soit à la suite, soit au-delà de Feuerbach, ils faisaient oublier leur petit nombre à force de clameurs. Bizarre contradiction et qui peint bien encore le génie d’un peuple jusque dans les exagérations individuelles ! L’athéisme compte presque en Allemagne pour une religion, et les Allemands, en s’appropriant nos vieilles folies de la fin du XVIIIe siècle, n’y ont rien ajouté, si ce n’est un air grave et solennel. Je trouvais partout, dans la société berlinoise, l’horreur de ce nihilisme absolu, et c’était en haine d’une métaphysique insensée que le magistrat s’était si vivement écrié : « Nous tenons ferme à notre christianisme ! » - Pure inconséquence ! répondaient à la fois et M. Hengstenberg et les athées, il faut être, ou tout avec nous, ou tout avec eux ! Comme la vie de l’esprit n’était pas un chef-d’œuvre continuel d’inconséquences heureuses, comme si toutes les inconséquences n’eussent pas été préférables soit à l’obscurantisme de la Gazette évangélique, soit aux invention anti-sociales de M. Stirner, l’étranger inventeur de ce livre incroyable qui s’appelle l’Individu et sa propriété. Ce n’est pas ici le lieu de dire en quels abîmes est tombée, vers ces derniers temps, cette prétendue philosophie, et je rendrais mal l’impression que causait à Berlin une déchéance si terrible : la science en était comme déshonorée. Le monde et l’histoire ont fini par ne plus faire qu’un gouffre vide peuplé de fantômes, et non pas habité par des volontés ou des personnes. L’ensemble de ces fantômes, le total de ces abstractions qu’on met en place des hommes, on le nomme quelquefois Dieu ; mais c’est par politesse ou par prudence. « Il n’y a pas de Dieu, dit Feuerbach a Stirner, il n’y a que les perfections de Dieu, et elles appartiennent à l’homme, qui les appelle Dieu, quand, dans l’enivrement de son cœur, il oublie que son cœur lui appartient. Vous, Stirner, qui soutenez que Dieu c’est le néant, vous êtes encore un athée bigot ; car le néant, c’est une définition de Dieu. » Et Stirner répond : « Je suis meilleur athée que vous, qui pensez l’être parce que vous ne croyez pas à l’existence du sujet divin. ; moi, je ne crois pas à l’existence des qualités divines, à la justice, à l’amour, à la sagesse que vous imaginez voir dans l’homme Je ne crois pas davantage à l’homme ; l’homme, le moi, n’est qu’un mot : il n’y a qu’une essence réelle, c’est l’individu particulier dans sa jouissance égoïste, c’est toi, Pierre ou Paul. » Voilà les beaux débats livrés dans cette chambre philosophique, qui nous emprunte nos distinctions parlementaires comme pour mieux ridiculiser la vanité de ses schismes. N’est-il pas, en effet, dans cette convention au petit pied des divisions qui s’intitulent la plaine, le marais et la montagne ? Il y a même un centre gauche, une extrême gauche, voire une gauche Dufaure.

Je n’ai point assez d’hommages pour l’admirable énergie avec laquelle le peuple allemand cherche à se faire une voie raisonnable et droite parmi tant d’extravagances. La science l’a trahi quand il avait cependant sacrifié tout à son culte ; il ne se fie plus qu’à lui-même, et ne gardant de la science qu’une immortelle conquête, le droit de libre pensée, il l’applique résolûment dans les limites du sens commun. Les savans se battent dorénavant par-dessus sa tête, et les coups ne l’atteignent plus : il est occupé d’organiser la vie et non pas de discuter la doctrine. Il y avait jusqu’à présent hypersthénie théologique et asthénie religieuse, dit l’un des plus respectables organes de l’école de Schleiermacher[4] : c’est pourquoi l’on travaille de toutes parts à constituer la société des fidèles, c’est pourquoi l’on demande en Prusse, comme en Wurtenberg et en Saxe, une réforme ecclésiastique. « Voulez-vous chasser le communisme des tailleurs-philosophes ? s’écriait un député wurtembergeois. Introduisez à la place le généreux communisme des chrétiens. » Etablir l’église sur le fond populaire et non pas en dehors des simples croyans, la restaurer par en bas et non pas la régenter d’en haut, substituer en un mot aux consistoires les synodes et les presbytères, tel est aujourd’hui le noble rêve de la véritable Allemagne, et à Berlin, plus encore qu’ailleurs, il s’est expressément manifesté.

L’église prussienne a subi de si nombreuses vicissitudes qu’elle est peut-être moins capable qu’aucune autre église protestante de résister à ce mouvement national. Partagé d’abord entre les administrations provinciales (Riegierungen) et les consistoires ; le gouvernement des choses de religion perdit même tout caractère ecclésiastique de 1808 à 1815 ; les consistoires devinrent alors une section particulière de la Regierung sous le titre de députation des églises et des écoles. Emancipés par l’ordonnance du 30 avril 1815, ils perdirent en 1825 la charge de l’instruction publique, et subsistèrent uniquement à titre d’autorité scientifique et morale, toujours rangés jusqu’à certain point dans la dépendance d’une commission administrative des églises et des écoles. Celle-ci, composée de laïques et d’ecclésiastiques, siégeait près de la Regierung dont le chef suprême (Ober-president) avait en même temps la présidence du consistoire. Tel, est le régime qui s’est maintenu jusqu’en 1835 dans la province du Rhin et de Westphalie, jusqu’en 1845 dans les provinces orientales : c’était la suppression plus ou moins absolue de l’église en tant qu’institution particulière et corps distinct Frédéric-Guillaume III avait bien octroyé des synodes, mais ils étaient presque aussitôt tombés en désuétude, Frédéric-Guillaume IV les convoqua de nouveau, et en 1844 ce fut un cri général pour qu’on rendît à l’église une existence propre sans laquelle périssait le sentiment religieux, écrasé pour ainsi dire sous les rouages politiques. L’ordonnance du 17 juin 1844 a transféré au consistoire l’administration ecclésiastique tout entière. La Regierung n’a plus gardé dans son ressort que les détails de police et de matériel, le consistoire a pris en main la direction du personnel ; il n’avait antérieurement que la surveillance des études. Voici maintenant ce qui arrive. Cette agitation d’à présent qui se produit tout, d’abord dans la commune, le premier élément solide de la société spirituelle aussi bien, que de la société civile, ce soulèvement presque général des consciences vient se heurter non plus, contre un corps à moitié laïque tel qu’était la Regierung, mais contre une hiérarchie sacerdotale relevant de la rencontre est bien autrement rude, pour peu que le ministère ait apporté dans la formation des consistoires et le choix des surintendans cet esprit de parti dont il se glorifie ; cet esprit-là est en opposition naturelle avec l’esprit séculier de qui procèdent ces nouvelles aspirations relieuses, et, preuve singulière du renversement de toutes les situations, il semble aujourd’hui que les consciences soient plus gênées sous la tutelle de l’église qu’elles ne le furent sous la tutelle de l’état. Aussi, de même que les consistoires ont échappe à la Regierung, les fidèles veulent se soustraire aux consistoires en organisant les presbytères, et, conservant le principe de la séparation de l’église et de l’état, ils sollicitent comme une garantie de plus la participation du peuple à l’église.

Entretenir l’activité de la pensée religieuse en lui ouvrant une place au sein de la vie communale, l’empêcher de se fractionner à l’infini en la reliant partout avec elle-même, grace à des synodes libres et réguliers, appeler toujours à côté du sacerdoce l’intervention sérieuse de l’ordre laïque, c’est la le problème que poursuivent les intelligences les plus distinguées comme les plus humbles. Le roi Frédéric-Guillaume ne savait pas trop s’il n’était point le complice du magistrat de Berlin qu’il réprimandait pour avoir imploré cette grande réforme ecclésiastique. M. Bunsen venait de faire un livre qu’il avait intitulé la Constitution de l’Église de l’avenir, et ses espérances ; s’y traduisaient par des projets encore plus précis que ceux de M. Ullmann. Tout le monde, en est là maintenant sur la terre allemande, et, pendant qu’on se relâche de la sévérité dogmatique des formules et des confessions, on resserre d’autant les liens moraux qui peuvent remplacer, les obligations littérales : on élargit le champ de la doctrine, pour s’y mieux entendre sans se gêner par les textes ; on organise à tous les degrés l’association religieuse pour se rencontrer de plus près dans l’adoration commune des mêmes vérités raisonnables. Cet effort intelligent me frappait encore plus en Prusse qu’en Saxe, et j’y reconnaissais tout particulièrement la sagesse berlinoise.

L’église même de Berlin, par l’organe de ses membres les plus relevés, s’était alors prononcée dans ce sens-là. Quatre-vingt-six personnes, professeurs, prédicateurs, ou conseillers de consistoire, quatre-vingt-six personnes, de distinction avec deux évêques en tête[5] avaient signé, le 15 août, une déclaration faite pour réparer le mauvais succès de la déclaration des Amis protestans ; ils dénonçaient comme eux et comme le magistrat ce certain parti qui troublait la paix et la liberté, ils demandaient aussi une constitution ecclésiastique ; enfin ils professaient pour tout symbole cette opinion que le magistrat allait répéter après eux : « Jésus-Christ, le même hier, aujourd’hui et dans l’éternité, est le seul fondement de notre béatitude, et tout l’enseignement religieux doit partir du Christ pour aboutir au Christ (von Christus aus zu Christus hin). » La maxime était large, et bien des convictions y pouvaient tenir à l’aise : c’était justement ce que demandait la prudence pastorale des honorables signataires. Toute la Saxe répondit à cet appel bienveillant, toutes les villes où les Amis protestans, s’étaient réunis envoyèrent de nombreuses adhésions, celle d’Uhlich la première ; ils acceptaient de grand cœur la formule des modérés de l’église évangélique, et ne voulaient y rien changer, si ce n’est peut-être qu’ils eussent mieux aimé dire simplement : « Nous croyons en Jésus le sauveur du monde. » On n’a guère ici parlé de cette manifestation ; elle avait cependant produit plus d’effet à Berlin que l’adresse du magistrat, et soulevé plus de passions en même temps qu’elle prêtait matière à plus d’étonnement. Le docteur Eylert, le premier de tous les prélats dans la hiérarchie évangélique, donnait la main au pasteur Uhlich, l’objet de tant d’anathèmes ; ce n’était la sans doute qu’un compromis, mais pour l’oser, pour le trouver naturel, il fallait que de part et d’autre on fût plus rapproché qu’on ne le croyait peut-être.

M. Hengstenberg ne s’y trompait pas, et maudissant cette invasion du rationalisme, qui s’installait ainsi dans les premiers rangs de l’église officielle, sous air de conciliation, il attaqua violemment la déclaration du 15 août. Déjà M. Stahl avait publié contre ce nouveau tiers-parti qui se montrait ainsi à l’improviste deux lettres éloquentes. — il n’admettait point de constitution ecclésiastique sans la même réserve qu’il exigeait pour une constitution politique, c’est-à-dire qu’il ne voulait, ni dans l’église, ni dans l’état, de peuple constituant : il n’admettait pas davantage un autre symbole que celui d’Augsbourg, et, cherchant à lui donner un signe d’infaillibilité, il s’efforçait en vain de lui attribuer la perpétuité qui lui manque ; adversaire radical du protestantisme qu’il croyait pourtant défendre, il n’acceptait plus l’Écriture qu’à titre d’autorité absolue, il lui fallait une formule qui fût un pape, comme l’en avaient énergiquement accusé l’évêque Eylert et ses co-signataires. — M. Hengstenberg, atteint dans sa personne par la déclaration, releva le gant avec encore plus de vivacité que M. Stahl. Il dénonça « ces mauvais écoliers de Schleiermacher, qui mettaient plus de prix à recueillir dans l’œuvre de leur maître le bois, le foin et la paille, que l’or et les pierreries ; ». Il les combattit pied à pied, et fit mine de démolir par morceaux tout leur édifice. Puis, rempli d’une amertume singulière, portant droit devant lui le coup d’œil d’un ennemi clairvoyant, il leur reprochait de vouloir enlever l’empire des âmes et du monde aux vrais dévots, à l’aide d’une coalition immorale. « Le beau spectacle, disait-il, que prépare cette sagesse astucieuse ! le bel avec lequel elle ménage son triomphe ! Écoutez-la parler et laissez-la faire : elle va pousser à l’extrême du Gazette évangélique, rejetée pour un si grand écart en dehors de toute influence ; à l’extrême gauche, les rationalistes de Wislicenus ! Au centre alors, avec l’excellent Uhlich d’un côté, avec les demi-partisans de l’orthodoxie de l’autre, au centre resteraient ces doux et compatissans élèves de Schleiermacher pour conduire dans toute leur sagesse une harmonie si nouvelle. Alors aussi arriverait sans doute le règne de Dieu, puisque les loups et les brebis, les chevreaux et les panthères, habiteraient paisiblement ensemble. » M. Hengstenberg ne consentira pas à cet accouplement monstrueux, tant qu’il gardera de la voix et de la vigueur : il ne désespérera jamais, et cependant on découvre aujourd’hui, jusqu’au milieu de son assurance mystique, la trace visible du découragement de l’homme d’affaires ; c’est un mélange curieux d’exaltation biblique et de sagacité mondaine. Je cite seulement ce passage original de sa brochure, où les psaumes et l’Histoire. de Dix ans se trouvent l’un après l’autre invoqués, comme pour mieux peindre l’esprit de l’auteur et nous montrer dans une même nature le politique ambitieux à côté du dévot chagriné. « Louis Blanc raconte que Casimir Périer, épuisé par un long et dur combat, s’écriait : Ah ! je suis, perdu ! Ils m’ont tué. Il avait une bonne cause, mais une cause humaine qu’il défendait avec des forces humaines, et la chair n’est pas d’airain. La communauté de Dieu, attaquée de touts parts, a son soutien dans le ciel et son témoin en haut. Mon pied a trébuché, dit le prophète, mais ta grace, Seigneur est mon appui. J’avais bien de la tristesse dans mon cœur, mais tes consolations ont réjoui mon ame. Je ne mourrai pas, mais je vivrai et j’annoncerai les œuvres du Seigneur. Le Seigneur me châtie, mais il ne m’abandonnera point à la mort. »

M. Hengstenberg se flatte assurément ; on croit, en général, que la colère divine, ne l’a pas jusqu’à présent bien cruellement visité : on imagine, en revanche, que ses travaux n’auront point l’éternité qu’il se promet. Depuis un an que j’ai quitté Berlin, une conférence de toutes les églises évangéliques, un concile national de l’église prussienne, sont venus, l’un après l’autre, y délibérer. S’il est sorti quelque chose de ces assemblées, trop bien triées pour n’avoir pas été complaisantes, ce sont des preuves nouvelles de cette tendance libérale dont le haut clergé de Berlin et de Potsdam avait fourni un gage solennel par sa déclaration du 15 août, c’est l’envie très manifeste de s’en tenir aux résolutions moyennes la situation est, il est vrai, si complexe, qu’il serait fort difficile de la trancher par mission, officielle et spéciale ; tout ce qu’on peut c’est d’adoucir les pentes où coule dans son ampleur le flot populaire, et combien encore de heurts et de soubresauts à mesure qu’il descend ! Que d’inconséquences nécessaires, d’indispensables démentis donnés par le lendemain à la veille ! Ainsi, par exemple, on n’oblige point le candidat au sacerdoce à jurer qu’il enseignera les symboles et les prendra pour base de sa doctrine ; on le fait prêtre d’un culte qu’on ne détermine pas. Ainsi, d’autre part, on dit au nom du roi et le roi lui- même professe que la résurrection de l’église doit partir de la commune, et, quand les communes adressent leurs vœux au synode, le roi se fâche et gourmande. En toutes choses il est besoin du temps pour que la pensée s’asseoie, et, si solide qu’on la suppose, elle n’est rien sans lui. C’est faiblesse peut-être, mais c’est sagesse et vérité de répondre comme faisait un membre du synode à ceux qui lui reprochaient de déserter la confession d’Augsbourg : « Rassurez-vous, nous attendrons encore avant de vous donner une confession de Berlin. » Il y avait déjà des siècles que la vieille mythologie comptait parmi les fables, quand on rédigea le symbole de Nicée.

Du milieu de ces contradictions, du fond de ces trop visibles embarras apparaîtra-t-il maintenant quelque expédient nouveau qui doive tout concilier les idées et les personnes ? ou bien quelque main, vigoureuse ramènera-t-elle décidément en arrière les intelligences qui se pressent en foule vers ces portes étroites par où s’ouvre l’avenir ? ou bien enfin ces intelligences suivront-elles leur voie jusqu’au bout, et cette voie est-elle assez large pour les contenir assez solide pour les porter, et pour les nourrir assez féconde ?

Je ne me fie point à la durée des moyens termes ; je ne m’effraie pas de la puissance des réactions, mais surtout je ne crois point que la force dépensée par l’esprit humain depuis un siècle soit une force perdue, et qu’il ait marché si long-temps sur un même sentier pour trouver au bout un abîme. Il y a dans la vie sociale un éternel progrès qui répand et vulgarise, les idées salutaires ; ce ne sont pas nécessairement les individus qui se font plus grands ou meilleurs, ce sont les idées qui descendent en quelque sorte de leur piédestal et se rendent accessibles. Il a fallu l’immortel génie de Descartes pour découvrir les usages de l’algèbre, il suffit aujourd’hui d’un écolier pour le savoir. De même aussi les ames héroïques sont de tous les temps ; mais la plus belle récompense qu’elles aient chacune dans le leur, c’est de mettre en circulation l’exemple des vertus où elles ont excellé, de manière à les insinuer, comme par nature, dans la constitution morale des générations qui leur succèdent. Telle règle pratique dont l’origine fut un effort, sublime n’est aujourd’hui qu’une habitude légale. C’est ainsi qu’il peut arriver qu’il y ait en somme plus de justice ou de charité dans un âge que dans l’autre, sans que les cœurs soient eux-mêmes plus parfaits. La personne humaine ne change guère ; par son caractère intime, par tout ce qu’il a chez lui de propre et de spontané, l’homme d’à présent ressemble beaucoup à l’homme des anciens jours ; il n’est plus riche que de cette richesse qu’il puise au domaine commun. Cet accroissement perpétuel du domaine commun de l’espèce, cet exhaussement continu du niveau général, voila l’œuvre de la société : autrement à quoi servirait-elle ? les forts seront toujours les forts, ce sont les faibles qui ont inventé le pouvoir.

Cela s’applique très particulièrement aux idées religieuses, et c’est de la sorte que je comprends les vicissitudes successives des cultes. Nous ne naissons pas de plus habiles théologiens, des métaphysiciens plus profonds que nos pères ; le vrai progrès d’une époque sur l’autre, ce n’est pas de faire que Bossuet soit plus élevé que saint Thomas, parce qu’il vient après lui, et je ne vois pas pourquoi la tête d’Aristote serait moins grande que celle de Kant ; mais ce que je vois très bien, c’est que les pures notions qui restaient jadis l’attribut exclusif des plus sages tombent désormais en la puissance des plus humbles : le pâtre, l’ouvrier, le marchand, ne raisonnent, à coup sûr, ni comme Kant ni comme Bossuet, ni leur cœur ni leur cerveau ne se consument en efforts plus pénibles qu’autrefois : seulement leur nourriture spirituelle est plus saine sans qu’elle leur coûte davantage. Ç’a été le résultat de ces prodigieux mouvemens de la pensée, si, laborieusement accomplis pour se renouveler encore, ç’a été leur prix le plus noble d’élargir tous les horizons, d’ouvrir plus librement à tous les regards l’étendue de la patrie religieuse en même temps que celle de la patrie politique. L’âge où les différences extérieures et dogmatiques des cultes n’empêchent pas de saisir le fonds commun des vérités et des préceptes, je l’aime mieux que l’âge où le Turc est infame, le Juif et l’hérétique brûlés. On a beau dire qu’on brûlait par politique et non par dévotion : il y a quelque chose de plus frappant que l’interprétation des faits, ce sont les faits eux-mêmes, comme aussi fort inutilement on ressuscitera les pèlerinages, et l’on retrouvera les saintes robes, et l’on voudra provoquer des idolâtries. L’âge où l’idée de l’être suprême se manifeste dans les esprits sous une forme toujours plus abstraite, où sa personnalité sensible s’efface de plus en plus des imaginations pour n’y laisser d’autre impression que celle, d’une immatérielle volonté, cet âge sévère, je l’aime mieux que l’âge puéril qui crée son dieu à sa ressemblance et le couvre d’oripeaux.

Il est un péril sans doute dans ce vaste embrassement de la pensée moderne, c’est que, voulant trop étreindre, elle ne saisisse et ne s’erre plus rien ; il est un inconvénient à cette universelle tolérance, c’est que l’on chérisse moins ses propres convictions à mesure que l’on respecte davantage celles des autres. Tel est le premier écueil que le siècle ait rencontré sur cette mer nouvelle où il s’engage ; un écrivain de génie l’a signalé par son nom ; il s’appelle l’indifférence en matière religieuse. Heureusement que l’esprit humain ne va nulle part en ligne droite ; il procède, pour ainsi dire, et monte par spirales ; il semble souvent revenir sur ses pas, et l’on ne s’aperçoit point qu’à cette apparente retraite il gagne un étage de plus. Luther a écrit avec la trivialité pittoresque de son langage : « L’esprit humain est comme un paysan ivre à cheval ; quand on le relève d’un côté, il retombe de l’autre. » Nous sommes donc retombés. En tout pays et venant de toutes bouches, le même cri s’est fait entendre : Seigneur, nous périssons ! Beaucoup ont supposé que la vie religieuse allait s’éteindre parce qu’elle se métamorphosait, et si complète fut leur défiance de l’avenir, qu’ils entreprirent pour l’arrêter en chemin cette œuvre impossible de copier le passe. Les uns étaient des cœurs courageux avec des intelligences étroites ; les autres, et le plus grand nombre, des timides ; d’autres enfin, et plus bruyans, les plus actifs, les plus radicaux, c’étaient des habiles. Ainsi s’est produit en Europe ce qu’on est convenu de nommer la réaction religieuse. Puséistes d’Oxford, puritains d’Ecosse, piétistes allemands, ultramontains de France, opiniâtres gardiens du vieux rabbinisme, tous ont évoqué la tradition et l’autorité, soit en haine, soit par peur de cette liberté qu’ils jugent sans but parce qu’elle sera sans fin. Patience, car ils la servent.

Qu’un fleuve s’épanche en large nappe dans un lit régulier, vous croiriez son cours endormi, tant il est silencieux et puissant ; qu’une roche brute se détache de la rive et vienne tomber en travers des eaux, celles-ci s’indignent, écument et bondissent, minent l’obstacle ou le renversent et ne reprennent que plus loin leur majestueuse tranquillité. C’est là l’image naturelle de la réaction religieuse et de ses effets. Tout le tumulte qu’elle a suscité n’est pas une improvisation factice, une exubérance inutile ; ce n’est pas, comme on voudrait bien le dire, le mauvais sang de la pensée qui s’en va. Le siècle suivait sa route, on la lui barre, il se soulève. Laissez faire, il se retrouvera bientôt rassis avec une nouvelle conscience de lui-même. Le sentiment religieux, trop flottant sur une pente trop spacieuse, ne se prenait point assez à la vie réelle ; il manquait de caractère pare que la contradiction lui manquait, peut-être aussi d’enthousiasme parce que l’enthousiasme ne naît qu’avec la lutte. La lutte est arrivée. Il s’estimait sage, on lui a déclaré qu’il était impie et athée ; il avait tiré de la simple raison, des motifs suffisans de paix et de joie, on a voulu lui montrer qu’il n’y avait là que trouble et misère. A-t-on réussi ? a-t-on redressé les vieux autels pour les avoir plâtrés ? Non, mais on a seulement précipité l’inauguration des nouveaux. L’Allemagne s’est mise en avant la première ; à ses risques, et périls, avec les entraînemens, avec les naïvetés de toute force qui ne se connaissait pas et qui s’essaie, elle a proclamé le droit imprescriptible des convictions raisonnables ; elle a répondu aux dogmatiques impérieux de l’école positive non plus par la critique, mais par l’affirmation. La foi, l’adhésion par amour n’est pas le privilège exclusif des enseignemens mystiques, c’est le couronnement des grandes œuvres sincères.

Je me souviens, encore de l’émotion que j’éprouvai en lisant dans une gazette de village le récit d’une assemblée des Amis protestans tenue sous la présidence d’Uhlich à Eisleben, la patrie de Luther. Voici cette charmante description toute pleine d’une poésie qui s’ignore : « Nous sortîmes de la ville avant midi ; nous étions au moins six cents. Il fallut rester en plein air, le beau temps nous favorisait, quelle meilleure place les amis auraient-ils pu choisir pour y converser ? ils aspirent à la lumière, comme on le dit d’eux par une moquerie dont ils ne se fâchent point, et le matin leur versait sa lumière si douce. Ils tiennent le monde entier pour l’école de tout esprit qui pense, et le large aspect du monde s’ouvrait librement devant eux. Ils suivent cette impulsion frémissante de leur temps vers la connaissance et le progrès, et partout à leurs côtés frémissait la nature, poussant et développant le germe des choses pendant qu’un vent rapide baignait leur front de ses vives haleines. Nous restâmes donc là sur la terrasse. Le feuillage alors récent des chênes nous faisait un toit magnifique ; au-dessus encore le ciel bleu, à nos pieds la ville d’Eisleben, puis au-delà le regard s’étendait sur l’immensité des plaines et des montagnes. Enfin arriva le pieux orateur. Sa première parole, et vis-à-vis de ce ravissant spectacle pouvait-il en trouver une autre ? sa première parole fut celle-ci : « Pénétrés comme nous le sommes de la présence du Père éternel que tous nous sentons, ne voulons-nous pas soulager notre ame avec des chants ? » Et l’on chanta : « O Créateur, lorsque je contemple à genoux ta puissance, la sagesse de tes voies, ton amour qui veille sur tout, je ne sais plus, dans mon admiration, comment m’élever jusqu’à toi ! mon Dieu, mon Seigneur et mon père ! » Cette noble et grave exaltation vaut-elle donc moins que la crédulité des pèlerins de Trèves ? De quel côté la piété féconde ? De quel côté la grandeur ? Où sent-on le mieux l’approche divine, le souffle d’en haut ?

Or, qui ne se rappellerait ici la foi de Jean-Jacques ? N’est-ce pas cette simple et forte éloquence du vicaire savoyard, et, par une heureuse rencontre, n’est-ce pas le début même de son discours, mis pour ainsi dire en action ? n’est-ce pas toujours la magnificence de la nature qui sert de texte à ces religieux entretiens ? Il n’y a qu’une différence, et je la note pour résumer ma pensée, comme elle résume tout ce progrès auquel je crois. — Le pauvre vicaire n’avait qu’un auditeur, encore était-il de rencontre, et lui-même n’eût point ainsi prêché devant ses ouailles ; le pasteur Uhlich haranguait sur ce ton-là tous ses paroissiens, et la profession de foi leur plaisait en sermon.


ALEXANDRE THOMAS.

  1. Arrivé à Berlin, dans le récit de son voyage, l’auteur de l’Allemagne du présent avait cru devoir ajourner cette dernière partie de ses souvenirs. Un concile national s’assemblait, et la fameuse constitution était une fois de plus annoncée pour la fête du roi. L’état de choses que l’auteur avait vu pouvait d’un coup disparaître pendant qu’il le racontait. Le concile est fermé, a fête du roi est passée, rien n’est changé. Il s’en faut de quelque temps encore avant que l’Allemagne du présent ait commencé d’être l’Allemagne de l’avenir. — Voyez les autres parties de cette série dans les livraisons de 1 février, 1er mars, 1er avril, 1er mai et 1er juillet.
  2. Tout l’exposé qu’on vient de lire n’est qu’un résumé fidèle, souvent même une traduction littérale, des écrits et des journaux du piétisme berlinois. Il suffit quelquefois de laisser la parole à ses adversaires pour les combattre. Ce n’est pas notre faute si l’analyse dispensait ici de la critique.
  3. Il n’y en a guère que 350,000 ; mais le roi, réprimandant le magistrat l’année dernière, parlait de près de 400,000. Berlin, en 1851, ne comptait encore que 6,500 habitans.
  4. Pour l’avenir de l’église évangélique d’Allemagne, un mot à ses protecteurs, et à ses amis, par M. Ullmann.
  5. C’est le titre que prennent les surintendans de l’église évangélique en Prusse.