L’Amant de la momie/05

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IV

LA MOMIE ET LE PRÉCEPTEUR


On remarqua bientôt que les pas s’entendaient ordinairement dans le voisinage de la chambre de Rogers. Les phénomènes semblaient se concentrer autour du jeune précepteur, qui devint bientôt un sujet d’étonnement pour tous ceux avec lesquels il vivait.

Une chose est à remarquer, car elle est fort étrange. Alors que la momie semble avoir exercé, si l’on en croit la plupart des témoins, une influence malfaisante, une action terrifiante même, cette action fut toute différente en ce qui concerne le précepteur.

Peut-on considérer comme le signe d’un dérangement cérébral le goût exagéré qu’il manifesta pour les études égyptologiques dès l’arrivée de la momie à Charing-Abbey ? C’est l’avis du docteur Martins, mais une semblable opinion paraît trop absolue. Il est plus naturel de croire que le jeune savant sentit sa curiosité s’éveiller à la vue de l’art merveilleux de l’ancienne Égypte, et qu’il eut le désir de s’instruire.

Il passait tout son temps de liberté dans la galerie, muni de ses grammaires et de ses lexiques ; il avait entrepris de déchiffrer les hiéroglyphes inscrits sur le cercueil.

La présence constante de Rogers auprès du corps de cette princesse a fait croire que l’illumination de la galerie, le bruit de pas, les cris entendus sont l’œuvre du précepteur ; il est certain que le jeune savant a eu de nombreux accès de somnambulisme ; d’autre part, le fait que les pas semblaient ordinairement s’entendre sur le chemin menant de sa chambre à la galerie et vice-versa, confirme cette hypothèse ; mais une quantité d’autres incidents demeurent inexplicables.

Un après-midi, Rogers copiait les enluminures du cercueil dont il essayait de déchiffrer les hiéroglyphes, quand il entendit quelqu’un soupirer à côté de lui. C’était un soupir profond, plein de tristesse. Il leva machinalement les yeux et s’aperçut qu’il était seul. Il crut s’être trompé et se remit au travail ; le soupir se fit entendre une seconde fois. Il éprouva alors un malaise singulier, et comme le jour baissait, il ferma son album et alla faire un tour dans les jardins.

À dater de ce jour, Rogers n’osa plus rester dans la galerie dès que le soir approchait ; il se trouvait ridicule, mais son irrésolution ne lui permettait pas de prendre une décision ferme ; il éprouvait une crainte toute particulière, dont il ne comprenait pas l’origine exacte, car il ne croyait pas aux choses de l’autre monde, et cependant c’était de ces choses-là qu’il avait peur.

Aucun nouveau phénomène ne se produisit dans la semaine qui suivit. Rogers reprit courage et se convainquit de la nature illusoire de ses perceptions. Un jour, il poursuivit son travail jusqu’au moment où le soleil se couchait. Rien ne l’avait dérangé. Au moment précis où il fermait sa botte d’aquarelle, il sentit une main chaude, veloutée, petite, qui essayait d’arrêter son mouvement. En même temps il entendit le mystérieux soupir.

Laissant là son attirail, il voulut s’enfuir. Mais quelqu’un le retenait, et il dut faire effort pour se dégager. Quand il eut atteint la porte, il frôla de nouveau l’invisible personnage, qui semblait vouloir lui barrer le passage ; il réussit à l’écarter et entendit des sanglots ; ils éclataient tout près de lui, comme s’ils eussent été poussés par l’être qu’il ne voyait pas et qu’il touchait cependant.

Le jour suivant, la température était étouffante ; vers le soir, de gros nuages livides s’amoncelèrent dans le ciel.

À cinq heures, il faisait presque nuit. Le précepteur avait plié son album et regardait la momie, songeant à l’étrange impression qu’il en recevait. Tout à coup l’orage éclata et un éclair brillant illumina la galerie sombre.

À la lueur de l’éclair, Rogers vit distinctement la momie ouvrir les yeux, et il perçut un murmure de voix, pareil au bruit que ferait une personne parlant très bas. Il ne reconnut aucun mot ; le langage d’ailleurs lui parut incompréhensible.

Sérieusement effrayé, soit par le phénomène lui-même, soit par sa coïncidence avec l’orage qui fut épouvantable, Rogers résolut de ne plus travailler auprès de la momie, craignant de tomber malade ou de perdre l’esprit. Il se confina dans la bibliothèque. Les choses ne s’améliorèrent pas pour cela ; dès que le soir venait, il entendait le soupir accoutumé, puis le murmure indistinct.

À différentes reprises, on l’appela ; son nom était prononcé maladroitement et sonnait comme « Rhô Thchèr Ssè ». Chaque fois qu’il avait cette sensation, le précepteur levait la tête ; il ne voyait que le bibliothécaire, régulièrement absorbé dans une lecture et paraissant complètement insensible au bizarre phénomène.

Rogers un jour s’enhardit jusqu’à lui demander s’il n’entendait rien, car l’appel avait été proféré à haute voix ; le vieux Johnston secoua négativement la tête ; d’ailleurs il était sourd.

Les hallucinations auditives du précepteur devenaient chaque jour plus fortes et plus précises. Maintenant il distinguait des mots ; il reconnut son nom accolé à un autre composé de trois syllabes, que les lettres Ne-ffertt-thi ou Nefertzi rendent assez bien.

Il est remarquable de constater que pendant toute la durée des hallucinations du précepteur, les phénomènes affectèrent un caractère bénin. On entendait des pas, de la musique, on voyait quelquefois la galerie illuminée, plus rarement on apercevait des formes blanches dans les corridors, ou bien l’on était frôlé par des promeneurs invisibles, mais aucune malignité ne s’observait dans les manifestations.

Rogers se familiarisa tellement avec ces phénomènes qu’il finit par n’éprouver aucune crainte. Les choses prirent assez rapidement une allure plus systématique.

Le précepteur se retirait entre dix et onze heures ; vers onze heures et quart, il entendait le soupir habituel, les mots Rotcherssé et Nefert-thi, puis des phrases assez mal articulées, qu’il percevait d’une manière imparfaite.

S’il était couché, il sentait quelqu’un s’asseoir au pied de son lit ; les rideaux de sa fenêtre se soulevaient comme si la personne présente eût voulu jeter les yeux au dehors ; quelquefois un siège glissait jusqu’au chevet de son lit, et l’invisible paraissait y prendre place. Qu’un vêtement reposât sur le siège, il se jetait, en apparence de lui-même, sur le sol.

La « présence » — Rogers avait l’impression qu’une personne invisible était présente — la « présence » devenait plus familière à mesure que le temps s’écoulait : elle semblait s’habituer aux phénomènes qu’elle déterminait, et les produire avec plus de facilité et de force.

Un jour, l’étrange visiteur vint s’asseoir à côté du jeune homme, qui sentit une main, identique à celle dont il avait déjà éprouvé le contact, se poser sur sa propre main. Rogers ne fut pas trop effrayé, il eut même le courage de palper cette main qu’il ne voyait pas. Elle était étroite, allongée, extraordinairement douce. C’était une main de femme, une main droite. Il toucha des bagues et les compta. Il y en avait cinq, une à l’index, au médius et au petit doigt, deux à l’annulaire ; trois de ces bagues étaient munies de cabochons, deux étaient ciselées.

La main devint caressante, elle se laissa complaisamment examiner, puis se promena doucement sur le visage du précepteur. En même temps, la voix murmurait, avec un accent très tendre, mais avec une intonation rauque, les mots : Rotcherssé Nefert-thi. Inquiété par cette hardiesse, Rogers sentit un frisson glacé lui parcourir la moelle.

Jusque-là son émoi n’avait été qu’à fleur d’épiderme pour ainsi dire, mais ce frôlement, si doux qu’il parût fit perler la sueur à ses tempes. Qu’adviendrait-il si l’être invisible avait la soudaine fantaisie de l’étrangler, de l’aveugler ? Comment se défendre contre une attaque imprévue, contre des coupa qui le frapperaient sans qu’il pût voir d’où ils venaient ?

Il semble que la « présence » ait deviné sa crainte, car la main se fit plus lente, plus souple, plus douce ; bientôt une haleine tiède, parfumée, pleine de jeunesse et de fraîcheur, passa comme une brise légère sur son front brûlant.

Ensuite, des pas veloutés sur le tapis, la porte qui s’ouvre, le bruit décroissant de la marche d’une personne qui s’éloigne. La « présence » avait disparu.

Au matin, dès la première heure, après une nuit d’insomnie, le précepteur courut à la galerie, ouvrit, la vitrine, regarda la main droite de la momie. Il compta cinq bagues, placées comme celles dont il avait subi le contact. C’étaient deux anneaux d’or ciselé, et trois autres munies de chatons où étaient sertis des émeraudes et des rubis.

Rogers se doutait bien que les impressions bizarres dont il était hanté provenaient de la momie, cette constatation acheva de le convaincre. Dès lors, il eut la certitude que la princesse égyptienne et son hôte invisible ne faisaient qu’un.

Il éprouva du contentement, de l’ennui, de la peur : ces sentiments se partageaient son âme irrésolue ; tantôt il désirait l’arrivée de la nuit pleine de mystère, tantôt il la redoutait et songeait à fuir Charing-Abbey.

Cet état dura jusqu’au soir : quand l’heure de l’apparition sonna, Rogers était assis à sa table de travail, n’ayant pas osé se coucher. Hésitant, inquiet, il feuilletait une grammaire égyptienne. Il travaillait distraitement, l’oreille tendue, l’œil aux aguets.

Bientôt il entendit des pas rapides ; quelqu’un gravissait légèrement l’escalier aux marches de bois, les escaladant deux à deux, puis les pas glissèrent dans le corridor, sa porte sembla s’ouvrir, la « présence » était là, mais elle n’avança pas.

Tout à coup, le bruit sec du commutateur se fit entendre et la lampe s’éteignit brusquement. C’est alors que Rogers eut pour la première fois la vision distincte de Nefert-thi.

Elle n’apparut pas tout de suite ; les choses se passèrent comme si l’être invisible eût éprouvé de la difficulté à se condenser.

Le précepteur ressentit un grand mal d’estomac, il éprouvait la sensation de perdre toute sa force qui s’écoulait comme par un trou creusé à l’épigastre. Peu à peu, une sorte de nuage phosphorescent, de couleur vert bleuâtre, se condensa à environ trois pieds au-dessus du sol. Cette nuée devint plus brillante et se mit à palpiter comme si de faibles éclairs l’eussent sillonnée. Elle s’allongea ensuite dans le sens vertical, de manière à toucher le sol par en bas, et à atteindre, par le haut, la taille d’une personne de cinq pieds et demi environ.

Cette colonne lumineuse prit une forme humaine ; des yeux y apparurent, puis une bouche, un nez, un visage ; les membres se dessinèrent, et un corps de femme, vêtu d’une longue tunique blanche collante, se précisa aux regards stupéfaits du jeune homme.

La sensation d’épuisement devint telle que le sujet de cette hallucination perdit connaissance et s’affaissa sur la table.

Quand il revint à lui, il sentit un souffle frais qui lui éventait le front ; il reprit ses forces et vit une jeune femme d’une étrange beauté. C’était, si l’on en croit le héros de cette aventure, la fille préférée d’Amen Hotep IV, la princesse Nefert-thi, prêtresse d’Aten, matérialisée au bénéfice exclusif d’Edward Rogers M. A.

Le jeune savant a laissé de sa visiteuse un portrait enthousiaste. La princesse était de taille moyenne, admirablement faite ; elle avait une bouche souriante, des dents splendides, des lèvres rouges un peu charnues ; son nez, légèrement busqué, lui donnait un soupçon de type sémitique ; son front était élevé, ses sourcils réguliers et nettement tracés, ses oreilles petites, son visage allongé, son menton arrondi, orné d’une fossette. Elle portait les cheveux tressés en nattes minuscules qui retombaient de chaque côté de sa figure ; ils étaient bruns et faisaient ressortir la pâleur ambrée de son teint.

Quelle merveille de beauté que ses yeux ! Très grands, allongés, ils avaient l’éclat de deux diamants noirs. Leur expression était extraordinairement mobile ; ils traduisaient avec une vivacité extrême les changeantes impressions de leur propriétaire. Rogers n’avait jamais contemplé une créature plus ravissante.

Mais l’ayant mieux regardée, il éprouva un sentiment de gêne bien compréhensible. Nefert-thi était habillée à la mode de son temps, qui n’avait pas les préjugés du nôtre. Sa robe de lin presque transparente était fendue par devant, laissant apercevoir la rondeur de ses seins, l’élégance svelte de ses cuisses et la cambrure de sa taille ; elle dédaignait de voiler ses jambes et ses bras qui étaient nus et ornés de bracelets semblables à ceux de la momie.

La princesse paraissait fort à son aise. Elle examinait affectueusement Rogers et soufflait de temps en temps sur lui ; chaque fois que l’haleine de l’Égyptienne le caressait, l’Anglais respirait une odeur délicieuse et sentait la conscience lui revenir plus complètement. Il regardait avec surprise la jeune fille, et avait sans doute l’air assez désorienté, car Nefert-thi se mit à rire, découvrant ses dents pareilles à des perles.

L’original de la momie se décida enfin à parler ; elle s’exprimait dans sa langue ; Rogers cette fois la comprenait, non qu’il saisît le sens des mots isolés, mais il percevait l’idée que voulait exprimer sa jolie visiteuse. Voici la première conversation qu’il eut avec la fille du pharaon.

— Que j’ai été heureuse de te retrouver !

— Moi ?

— Toi-même ! Améni, que j’entends appeler aujourd’hui Rotcherssé. Mon âme t’attendait, elle savait que tu devais rompre l’enchantement abominable de ceux qui m’ont tuée ; mais je croyais que tu accomplirais l’œuvre dans notre pays.

— Dans notre pays ?

— Tu as donc oublié ?

Et la momie fronça son royal sourcil.

— Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! dit misérablement Rogers.

— Je vois maintenant ce qui est arrivé. Lasse d’attendre, ton âme a pris un nouveau corps, infidèle à celui que tu avais animé jadis, au temps heureux où florissait la terre du divin soleil.

— Je ne comprends pas, madame. Je suis Edward Rogers, et non pas Améni.

— Édouarte Rotcherssé, reprit dubitativement la momie. Mais alors pourquoi ressembles-tu à Améni ? Pourquoi suis-je attirée vers toi comme je ne puis l’être que vers lui ?

— Mais qui donc êtes-vous, madame ? demanda timidement le précepteur.

— Je suis Nefert-thi.

— Qui est Nefert-thi ?

Cette question déplut à la momie, qui prit un air offensé et répliqua avec beaucoup de majesté :

— Mon père était Khounaten, le pharaon puissant. Moi, je dirigeais le collège des prêtresses du Soleil, dans le temple qu’il avait fait construire près de son palais, au bord du Nil inoubliable.

Rogers ne savait que répondre, la conversation lui paraissait incohérente. Nefert-thi continua :

— Tu auras tout à apprendre, malheureux ! Aurai-je le pouvoir de t’enseigner ce que tu dois savoir ? C’est là l’œuvre la plus nécessaire.

La momie appuya gracieusement la tête sur son joli bras ambré. Rogers la contemplait avidement ; il n’avait rien vu de comparable à cette extraordinaire jeune femme.

Celle-ci reprit, après un instant de réflexion :

— Nous avons une vie à vivre ensemble, et je ne veux pas y renoncer. Je te dirai plus tard de quelle manière nous arriverons à me ressusciter, comme Isis ressuscita Osiris massacré.

» Je t’apprendrai moi-même notre langue. Ce sera facile, car tu n’auras qu’à te ressouvenir. Mais c’est assez pour la première fois… Je sens que la lumière diminue et que bientôt je serai sans forces. Adieu. Je viendrai tous les soirs te retrouver et je serai ton guide.

Là-dessus la momie se pencha vers Rogers, l’embrassa et se leva. Le jeune homme voulut saisir Nefert-thi pour lui rendre son baiser, mais ses bras n’étreignirent que le vide.

L’apparition ne résista pas au contact du corps de Rogers, elle s’évanouit comme une vapeur qui disparaît. Elle eut cependant le temps de dire à l’imprudent :

— Ne me touche jamais, tu dissoudrais la subtile trame dont mon corps est formé. À demain.

Les pas s’éloignèrent, ils franchirent la porte, ils parcoururent le corridor, ils descendirent l’escalier… Plus rien.

Le lendemain matin, le précepteur se réveilla, assis devant sa table, le nez dans un savant livre d’égyptologie. Avait-il rêvé ? Sur la foi des événements qui suivirent, il est convaincu du contraire.

Nefert-thi fut fidèle à sa promesse, et chaque soir elle vint rendre visite à Rogers, qu’elle s’obstinait à identifier avec un certain Améni, seigneur de haut rang, dont elle avait été l’amante.

Les visites de la princesse égyptienne n’auraient eu peut-être aucun inconvénient, si la fille d’Amen Hotep s’en était strictement tenue à son rôle d’institutrice ; mais elle manqua complètement de réserve et témoigna à son élève une sympathie exagérée ; elle fila avec lui le parfait amour… C’est l’intrusion de ce sentiment périlleux dans leurs entrevues qui causa tout le mal.

Personne ne soupçonnait l’étrange roman dont depuis plusieurs mois le jeune homme était le héros. Une réserve bien compréhensible lui faisait tenir secrètes ses relations avec Nefert-thi. On avait simplement noté avec surprise le zèle extraordinaire qu’il apportait dans ses études d’égyptologie. Son ami le docteur Martins le gourmandait, prétendant qu’il se surmenait et se rendrait malade.

Il est évident que la santé d’Edward Rogers ne pouvait supporter impunément ses excès de travail. D’autre part il est probable que d’autres causes de surmenage ont contribué à l’affaiblir.

Rien n’est plus mauvais pour un jeune homme que de vivre toutes ses nuits, soit véritablement, soit en imagination, à côté d’une créature extrêmement jolie, très amoureuse et vêtue d’une robe des plus indiscrètes. La chair est faible, et le cœur des égyptologues n’est pas toujours semblable à celui des momies qu’ils étudient. Or il est très pénible de ne pas pouvoir toucher à la ravissante visiteuse avec laquelle on flirte sans la réduire instantanément en vapeur.

Tel était le cas misérable de Rogers. Nefert-thi pouvait impunément le caresser ; mais la réciproque n’était pas permise. Le précepteur était condamné au supplice de Tantale. Il maigrissait, devenait nerveux, irritable, et personne ne reconnaissait dans ce jeune homme pâle, à l’œil brillant de fièvre, le robuste champion de cricket de la saison précédente.

Les choses demeurèrent en cet état jusqu’au 10 octobre, jour néfaste ou Effie Dermott, la cousine de Rogers et un peu sa fiancée, eut la déplorable idée de venir le voir à Charing-Abbey. Elle mit le comble à son imprudence en lui apportant sa photographie, agrémentée d’une dédicace non équivoque. Rogers plaça cette photographie sur la cheminée de sa chambre, un peu distraitement sans doute, parce qu’il commençait à trouver Effie beaucoup moins attrayante que Nefert-thi. C’est alors que l’orage éclata.

Ayant été retenue au château, la jeune fille alla se coucher, assez inquiète de l’état de son fiancé, assez mortifiée de son indifférence, assez attristée de sa froideur. Elle pleura beaucoup dès qu’elle fut seule, comme il sied à une jeune personne bien élevée qui a des chagrins d’amour.

Dès qu’il eut quitté sa cousine, Rogers courut chez lui, brûlant du désir de retrouver l’aimable Nefert-thi. Il ne l’aperçut pas mais il l’entendit. Elle lui reprocha violemment son infidélité et déchira en mille morceaux le portrait d’Effie. Il y a lieu tout au moins de lui attribuer la destruction de l’innocent carton, car Rogers vit simplement la photographie voltiger autour de lui, et se réduire en miettes sous ses yeux. Nefert-thi demeurait invisible. Après avoir mis en pièces le portrait de sa rivale, elle dit rudement adieu à Rogers qu’elle appelait Améni, et déclara qu’elle ne reviendrait plus ; en outre, comme elle avait la main leste, elle lui assena un violent coup sur la tête. Rogers tomba évanoui. On le releva le lendemain matin, en proie à un fort accès de fièvre.

L’auteur involontaire du désastre ne fut pas épargné. Effie avait à peine éteint sa lumière qu’elle entendit un bruit épouvantable dans sa chambre ; son lit était secoué, ses couvertures et ses draps tirés ; elle reçut plusieurs soufflets, eut une poignée de cheveux arrachés et fut égratignée au visage. Il semblait que la personne qui s’acharnait sur elle voulût lui abîmer les yeux. Effie réussit à les protéger non sans peine, sonna, cria au secours ; Louise Morel survint. Les phénomènes cessèrent, mais la pauvre Effie avait les yeux pochés, la figure en sang ; elle paraissait en proie à une frayeur intense.

Ces événements jetèrent la consternation dans Charing-Abbey. Le personnel n’hésita pas à affirmer que la momie allait recommencer ses exploits : lord Charing et sa famille se préoccupèrent surtout de Rogers, qui était fort malade. Le docteur Martins ne cachait pas son inquiétude. En proie à un délire constant, le précepteur s’adressait sans cesse à une nommée Nefert-thi, princesse égyptienne qu’il avait aimée trente siècles auparavant.

Il discutait avec elle, s’excusait de l’avoir mécontentée, protestant de son amour, de sa fidélité et de son intention manifeste de ne pas épouser Effie.

Miss Dermott avait voulu soigner Rogers ; la nature particulière de son délire lui causait naturellement beaucoup de peine.

Si la première journée de la maladie de Rogers fut pénible, que doit-on dire de la nuit suivante ? Il se passa de telles choses que miss Dermott quitta immédiatement Charing-Abbey, pensant y avoir positivement vu le diable en personne.

Effie avait voulu veiller Rogers en compagnie de Betsy. À onze heures du soir, celle-ci dormait profondément lorsqu’elle fut réveillée par des cris d’effroi ; ces cris étaient poussés par miss Dermott qui se livrait à un exercice singulier : elle tournait sur elle-même, avec une grande rapidité, ses cheveux étaient dénoués et horizontalement tendus comme si quelqu’un les eût tirés avec force : elle tenait à la main sa Bible et répétait l’histoire des démons expulsés par Notre Seigneur du corps d’un possédé. Sa récitation pieuse était entrecoupée de cris de douleur et d’interjections telles que « Aïe ! — oh ! là là ! — assez ! — arrêtez ! Aïe ! Aïe ! »

La Bible vola au plafond, miss Dermott roula par terre ; un bruit de claques retentit, et la jeune fille poussa une exclamation déchirante, ses joues devinrent aussitôt rouges comme si elles eussent été frappées avec force.

D’un bond, Effie se releva et s’enfuit dans sa chambre, suivie de Betsy terrorisée. Une fois la porte solidement verrouillée, miss Dermott se laissa tomber sur son lit en pleurant à chaudes larmes.

— Oh ! Betsy, balbutia-t-elle, au milieu de gros sanglots, Edward est possédé du démon !

Betsy secoua négativement la tête

— Non, mademoiselle, c’est la chose.

— Quelle chose autre que le malin esprit ?

— La chose de la vitrine, mademoiselle, la momie. Mais n’en parlons pas maintenant, elle pourrait venir.

Elle vint en effet, comme si elle eût suivi les deux femmes. La chambre de miss Dermott fut bouleversée. Des mains invisibles jetèrent avec force tous les objets posés sur les meubles. On arracha violemment les draps du lit, la cousine de Rogers fut secouée et méchamment battue.

Ces accidents augmentèrent l’effroi des persécutées ; elles s’enfuirent une seconde fois, et coururent vers la chambre de Louise Morel, s’imaginant être poursuivies par d’insaisissables ennemis dont elles entendaient les pas derrière elles. Louise, réveillée en sursaut, ouvrit sa porte aux fugitives et leur donna asile pour le reste de la nuit, qui se passa sans nouveaux incidents.

L’aventure fut ébruitée dès le lendemain matin et les circonstances qui l’avaient accompagnée furent amplifiées et dramatisées à souhait. Mac Donald émit une opinion qui rallia tous les suffrages : la momie était amoureuse du précepteur et jalouse de la cousine.

Telle paraît avoir été l’idée de miss Dermott, qui demanda à lord Charing une audience, et lui fit le récit détaillé de son extraordinaire nuit. Surpris à l’extrême par ces incidents nouveaux, le comte fit appeler le docteur Martins et pria Effie de répéter devant lui son histoire. Le médecin essaya de rassurer miss Dermott, mais il ne put y parvenir ; la cousine de Rogers manifesta son intention irrévocable de partir le jour même, considérant son cousin comme la proie définitive du démon, à moins que le révérend Amos Dermott, son père, ne prît en main le salut de cette âme menacée.

— Que pensez-vous de tout cela, Martins ? demanda lord Charing au docteur, après le départ de miss Dermott.

— Moi, mylord ? Je pense que miss Dermott et Betsy sont deux folles. L’une a été victime d’une attaque de nerfs, elle s’est battue elle-même, elle a produit elle-même tout le désordre et causé tous les dégâts ; quant à Betsy, superstitieuse et crédule comme elle l’est, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle se soit fait la plus grossière illusion.

— C’est aussi mon avis, mais il convient d’éviter que la folie ne gagne toutes les filles de service. Avez-vous vu Rogers ?

— Non, j’y vais de ce pas.

Le docteur éprouvait une grande inquiétude, son malade était resté abandonné depuis plus de huit heures ; il n’avait pas eu de glace sur la tête ! Il n’avait pas pris sa potion ! Sans doute on l’allait trouver en proie à une fièvre épouvantable.

Martins constata au contraire que la température était redevenue normale, que Rogers dormait paisiblement, d’où il conclut que son traitement avait été des plus efficaces.

Rassuré par l’état du patient, Martins n’hésita pas à le réveiller pour l’interroger. Le précepteur se sentait tout à fait bien : il voulait se lever, reprendre ses occupations. Martins s’aperçut avec une stupéfaction grandissante que les dernières vingt-quatre heures n’avaient laissé aucune trace dans la mémoire de Rogers.

Ce dernier fut consterné en constatant cette amnésie.

— Voyons, Martins, mon vieux, ne me cachez rien. Suis-je très malade ?

— Non, mais il faut prendre des précautions.

— Lesquelles ?

— D’abord, il faut que je sache exactement ce qui vous arrive. Vous avez eu un délire très particulier, vous avez parlé charabia, vous paraissiez en difficultés sérieuses avec une demoiselle égyptienne, nommée Nefert-thi. Avez-vous quelque idée de ce que cela peut signifier ?

Rogers hésita longtemps avant de répondre. La question directe de Martins touchait au secret le plus intime de sa vie ; cependant le souci de sa santé triompha de sa confusion.

— Est-il bien nécessaire que vous le sachiez ?

— C’est absolument indispensable ; je ne pourrai pas vous conseiller convenablement si vous ne me dites pas toute la vérité.

— Elle est si extraordinaire !

— Raison de plus pour vider complétement votre sac. Songez que vous courez un grand danger ; vous vous exposez à aller à Bedlam.

Les paroles de Martins impressionnèrent Rogers à un point inexprimable. Devenir fou ! Être interné dans un asile d’aliénés ! À tout prix, il fallait éviter un pareil malheur.

Il fit alors à Martins le récit de ses entrevues quotidiennes avec Nefert-thi, après avoir obtenu de lui la promesse d’un secret inviolable.

— Que pensez-vous de tout cela ? demanda-t-il au docteur quand il eut terminé sa confession.

— Je pense que votre cas est très grave, et qu’il convient d’agir énergiquement. Il faut voyager, vous reposer, quitter Charing-Abbey.

— C’est impossible ! J’ai des travaux à terminer. Et puis je ne suis pas riche, Martins ; j’ai besoin de conserver ma situation chez lord Charing.

— Je suis certain que l’unique moyen de la conserver est de vous soigner. Si vous ne prenez pas le repos nécessaire, vous tomberez plus sérieusement malade.

Martins rendit compte au lord du résultat de sa visite.

— Rogers a énormément travaillé dans ces derniers mois, il a besoin de quelques semaines de repos intellectuel. Je lui ai conseillé de vous demander un congé, mais il craint de vous mécontenter.

— Il est fou ! Pauvre garçon ! Je lui accorderai tous les congés qu’il voudra.

— Il y a encore autre chose. Rogers n’est pas riche et…

— Que ceci ne l’inquiète pas, Martins. Je prends à ma charge toutes les dépenses de Rogers, et je lui payerai son traitement. Dites-lui de ne pas se tourmenter.

Le docteur alla immédiatement porter la bonne nouvelle à Rogers. Celui-ci partit le jour même en compagnie d’Effie Dermott, mais la jeune méthodiste regardait son cousin avec quelque inquiétude, redoutant toujours qu’il ne fût possédé d’une légion de diables. Elle n’alla pas avec lui jusqu’à Battersea, où demeurait la mère de son cousin. Elle rentra directement, ayant besoin de raconter à son père les événements diaboliques dont elle avait été la victime.

Le révérend Dermott éprouva une indignation profonde. Le diable avait poussé l’audace jusqu’à molester sa fille ! Il provoqua le prince des ténèbres à lutter avec lui, mais, pour une raison qu’il ne m’a pas été possible de découvrir, Satan n’osa répondre au révérend Amos Dermott.

Rogers ne resta auprès de sa mère que deux ou trois jours. Le désir de poursuivre ses études le reprit avec une telle force qu’il désobéit aux prescriptions du docteur Martins, et passa la plus grande partie de son temps dans les bibliothèques publiques.

Malgré son labeur excessif, il reprenait des forces ; mais je dois avouer que Rogers, tout en se portant physiquement mieux, demeurait moralement très malade ; son mal avait changé d’allure.

Ce n’était plus de la présence troublante de Nefert-thi qu’il souffrait, mais bien de son absence. Il ne pouvait se consoler de ne plus voir chaque nuit sa fantastique visiteuse ; elle lui manquait, et son intelligence comme son cœur s’en plaignaient. Il avait oublié la colère de la momie ; d’ailleurs il était disposé à l’excuser. Il ne se sentait pas le courage de tenir rigueur à une femme qui se montrait jalouse de lui, cette femme fût-elle un fantôme.