L’Amant de la momie/07

La bibliothèque libre.


VI

LA MOMIE AU BRITISH MUSEUM


John Smith avait lu avidement le manuscrit, dont je viens de donner, en les complétant, les principaux détails. L’égyptologue n’hésita pas à penser comme le docteur Martins et à ne voir dans tout cela que l’effet de la fraude et de l’imagination.

C’est pourquoi, lorsqu’il reçut la visite du comte de Charing, il se montra optimiste et railleur

— Je ne trouve, milord, aucune raison sérieuse pour refuser le splendide présent que vous faites au Museum.

— Je suis ravi de votre décision. Je désire que vous n’ayez jamais à la regretter.

— Chassez cette crainte. Vous avez été mystifié par d’audacieux fumistes. Je les défie bien, ventre d’Apis ! de venir ici renouveler leurs exploits !

Lord Charing partit, enchanté d’être débarrassé de l’éléphant blanc qu’il avait sur les bras, mais curieux de savoir comment John Smith se tirerait d’affaire si la momie était aussi déraisonnable à Londres qu’à Charing-Abbey.

Dès le départ du comte, John Smith se précipita chez sir Septimus Long, son directeur, pour lui annoncer que l’affaire était définitivement conclue.

— Tant mieux, Smith, dit celui-ci. Il faut maintenant exposer la momie dans de bonnes conditions.

— Sans aucun doute, sir Septimus, je la mettrai en belle place.

— Lui laisserez-vous ses bijoux ?

— Nous verrons. Je voudrais d’abord défaire complètement les bandelettes. Peut-être trouverons-nous des objets intéressants.

John Smith plaça la momie dans une vitrine dont il en expulsa momentanément l’hôte, un scribe du pharaon Menephtah, du nom de Pra-Hotep. En fonctionnaire docile et respectueux de la hiérarchie, Pra-Hotep se laissa déposséder par la momie royale, sans manifester le moindre mécontentement.

Nefert-thi fut placée dans la vitrine hermétiquement close ; elle reposait au fond de son cercueil en carton doré, dont le couvercle avait été enlevé. Près d’elle étaient déposés le cercueil de bois et le couvercle de la bière intérieure. Sur la vitrine, le chef des antiquités égyptiennes colla une étiquette ainsi conçue :

« Momie d’une princesse royale de la XVIIIe dynastie thébaine ; fille d’Aménophis IV (?). — Non encore étudiée. Don du Très Honorable le comte de Charing. K. G. (ce qui veut dire chevalier de l’ordre de la Jarretière). Acquisition nouvelle. »

Ainsi fut installée la momie dans son nouveau domicile ; elle ne tarda pas à donner des signes indubitables de la mobilité de son esprit, de la variabilité de son humeur, et de son caractère irritable et vindicatif, si peu conforme aux usages paisibles des gens régulièrement embaumés depuis trois mille ans ; mais la princesse était assurément excentrique et indépendante.

Quatre surveillants étaient chargés de la police de la salle où se trouvait la momie, ils répondaient aux noms de Jonathan West, Robert Strass, David Embers et Jeremiah Duncan.

Deux veilleurs de nuit faisaient à tour de rôle des rondes nocturnes dans les salles égyptiennes ; Ebenezer Phipps, méthodiste intolérant et bigot, paroissien de la chapelle du révérend Amos Dermott que nous connaissons déjà, et Lawrence Brown. Il convient d’ajouter, on verra tout à l’heure pourquoi, trois autres veilleurs de nuit appartenant à des services différents ; c’était Abraham Phipps, frère d’Ebenezer, et aussi fanatique que lui ; Joe Green et Patrik Sullivan, ces deux derniers catholiques irlandais. Sullivan en outre aimait à boire.

L’activité de la momie débuta, comme cela semble d’ailleurs avoir été son exercice préféré, par de basses vengeances exercées sur ceux qui s’étaient occupés de son installation. L’ébéniste, Thomas Stevens, en arrangeant la vitrine destinée à Nefert-thi, se donna un violent coup de marteau sur le pouce gauche, un panaris s’y déclara, et Tom dut subir une opération douloureuse.

Le lendemain, Jeremiah Duncan, un des surveillants, fut victime d’un accident différent. Il causait avec un visiteur qui lui demandait des renseignements sur la momie et il ne pouvait en donner, la pièce n’ayant pas encore été décrite ni cataloguée.

— Une princesse royale, dit le visiteur ; ce n’est pas de la petite bière !

— Non, certes ! répliqua Jéremiah.

— Elle n’a pas l’air commode avec ses dents brillantes dans sa peau tannée.

— Elle ressemble à un vrai diable, approuva imprudemment Jeremiah ; elle doit être méchante comme Old Nick.

À peine Jeremiah Duncan avait-il prononcé ces mots que la vitrine sur laquelle il s’appuyait lui parut glisser en arrière, ses pieds se portèrent en avant, et le malheureux heurta, en tombant, le cercueil de bois. Sa bouche porta rudement sur l’angle du coffre ; il se fendit la lèvre et se cassa les deux plus belles incisives supérieures.

Se relevant avec peine, il exhala sa colère dans le langage le plus profane.

— Cet imbécile de Stevens aurait bien pu fixer solidement ce meuble, dit-il en crachant ses dents dans son mouchoir.

Il essaya de ramener la vitrine à sa place et s’aperçut, très surpris, qu’elle n’avait pas bougé.

— Ai-je la berlue, monsieur ? N’avez-vous pas vu la vitrine glisser pendant que je m’appuyais dessus ?

— Non, surveillant, c’est vous qui avez glissé, pas elle.

— Voilà une chose étonnante, je l’ai positivement senti reculer.

Il prononçait mal, n’étant pas habitué à l’absence de ses dents, et son irritation n’en était pas amoindrie.

Il est probable que ces accidents n’auraient été l’objet d’aucun commentaire superstitieux si Ebenezer Phipps n’avait eu lui-même une petite aventure en faisant sa ronde. Au moment où il arrivait, muni de sa lampe électrique, dans la salle III, il aperçut une dame vêtue de blanc, appuyée contre une vitrine nouvellement installée. Il donna aussitôt l’alarme : Joe Green et Patrick Sullivan vinrent à son appel.

Ebenezer cherchait la dame habillée de blanc ; il ne la voyait plus, mais elle n’avait pu s’enfuir, le bouton de la sonnette étant près de la porte d’entrée et l’unique issue des salles se trouvant être cette porte.

Cependant les recherches les plus minutieuses ne permirent pas de découvrir la personne dont Ebenezer avait constaté la présence indue.

— S’il s’agissait de Sullivan, remarqua Joe Green, je serais disposé à croire qu’il était gris et s’est illusionné ; mais vous, c’est autre chose. Toutefois, vous avez pu vous tromper.

— Non, Green, je suis sûr de ce que j’avance. J’ai certainement vu une femme en blanc. Je signalerai le fait dans mon rapport de nuit.

L’enquête à laquelle John Smith procéda dès le lendemain matin, sembla démontrer néanmoins qu’Ebenezer avait pris pour une femme vêtue de blanc un reflet de sa lampe sur la vitrine, qui avait été déplacée et n’occupait plus sa position accoutumée.

Ebenezer ne fut pas convaincu par l’enquête de Smith ; il s’obstina dans son affirmation, si bien que l’irascible égyptologue le traita de vieil imbécile ; blessé dans son orgueil, le méthodiste, qui faisait partie de la congrégation dirigée par le Rév. Amos Dermott, raconta son aventure au pasteur.

D’après la description d’Ebenezer, le clergyman crut reconnaître le démon de Charing-Abbey ; il interrogea son paroissien et apprit qu’en effet l’objet provenait du lord. Pour être mieux fixé, il conduisit sa fille au Museum. Effie identifia définitivement la dépouille de Nefert-thi. Amos et sa fille mirent les frères Phipps au courant des extravagances de la momie durant son séjour à l’abbaye ; les frères Phipps transmirent ce récit à leurs camarades, et le germe du mal fut ainsi semé.

Le jour où John Smith F. R. S. procéda à l’examen de la momie, fut une date célèbre dans les annales de la science.

Smith espérait trouver le nom de la morte dans son cercueil ; aussi était-il impatient de débarrasser la momie de tous tes bandages qui l’entouraient encore.

À deux heures de l’après-midi, cinq ou six savants, sous la haute direction de sir Septimus, se réunirent dans l’atelier où le cercueil avait été transporté. On admira les bijoux splendides de la princesse, on les enleva délicatement et, Leslie plus adroit que le nerveux Smith, commença le déroulement des bandelettes de lin.

Une chose bien extraordinaire est à retenir à l’occasion de cette opération scientifique ; quand la morte apparut dans sa nudité, un sentiment indéfinissable de malaise s’empara de l’âme endurcie des égyptologues. Il semblait que le rictus de la momie devenait plus affreux ; ce n’était plus seulement l’effet de la rétraction des muscles de la face qui disjoignait ses lèvres, c’était une intention maligne, perverse, vindicative ; une menace semblait se formuler dans sa bouche muette, l’air était devenu lourd, oppressant

— Dieu qu’il fait chaud ! s’écria le gros sir Septimus en épongeant son crâne chauve.

Mais John Smith ne voyait que la beauté du spécimen unique dont s’enrichissait la collection du musée ; il fit reporter la momie nue dans la vitrine, conservant les bandelettes et les bijoux pour les examiner à loisir.