L’Amant de la momie/10

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IX

LA RÉPUTATION DE NEFERT-THI S’ÉTEND EN FRANCE


On sait que la vogue de la momie fut passagère. Elle manifesta bientôt une humeur si détestable que sa réputation d’esprit bénéfique fut irrémédiablement perdue ; mais à l’époque dont je parle ici, elle était encore bienfaisante, et étendait sa protection sur tous ceux qui avaient recours à elle.

Les polémiques enfiévrées auxquelles se livraient les journaux d’outre-Manche eurent en France leur répercussion. Il faut passablement de courage pour oser, dans un grand quotidien, parler sérieusement de phénomènes psychiques.

Le Matin eut ce courage. Plusieurs jours de suite, il publia sous ce titre sensationnel : « La momie tragique », le récit des prouesses posthumes de la princesse égyptienne. Ces articles mirent en émoi le monde occulte de la capitale française, et Nefert-thi devint aussi populaire à Paris qu’à Londres.

Je dois maintenant présenter au lecteur un nouveau personnage dont le rôle s’affirmera par la suite. Il s’agit d’une jeune et jolie femme nommée Magda Roberty, la fille unique de Jacques Roberty, bien connu dans le monde scientifique.

Ce savant s’occupait d’archéologie pour entrer à l’institut, suprême ambition, de sa vie et but des efforts incessants de son chef cuisinier.

M. Roberty possédait une grosse fortune, et il l’employait noblement, car c’était un homme de cœur. Ses travaux sont du reste appréciés, et ses récentes découvertes justifient l’estime dans laquelle le tiennent ses collègues.

Ayant perdu sa mère de bonne heure, Magda fut mieux qu’une enfant pour Jacques Roberty. Elle devint son amie, sa confidente, sa collaboratrice.

Cette belle jeune fille brune (au type si franchement oriental qu’on l’eût prise pour une Arabe de race pure, n’eût été sa toilette parisienne) n’était ni vaine ni frivole, elle n’aimait pas les plaisirs mondains et se réfugiait avec bonheur dans les beautés sereines et graves de la science.

L’étude lui plaisait mieux que le bal ou le flirt, et jamais elle ne se sentait plus heureuse que dans la vaste bibliothèque paternelle, compulsant des notes, feuilletant des livres vénérables ou bien écrivant sous la dictée de Jacques Roberty.

Magda, tant à cause de sa beauté qu’à cause de sa grande fortune, ne manquait pas d’épouseurs. Elle ne se déclarait point hostile au mariage en principe, mais n’avait jusqu’alors rencontré personne qui lui plût assez pour qu’elle se décidât à engager sa vie.

Cependant Magda, vers la vingtième année, avait eu son roman. Elle aimait un de ses cousins, bel officier de spahis ; le mariage était décidé ; l’officier, afin de pouvoir demeurer auprès de son beau-père, devait donner sa démission. Mais une expédition fut envoyée dans le sud oranais, et Frédéric Salignac y trouva la mort.

Le roman de Magda finit tragiquement ; elle en conçut une douleur que seuls le temps et le travail parvinrent à calmer. Peut-être est-ce la cause du peu d’empressement qu’apportait Mlle Roberty à s’engager dans de nouveaux liens. Le souvenir de son amour brisé était encore, après cinq ans, trop vivace et trop cruel.

Un matin, Magda et son père finissaient de déjeuner, lorsqu’une femme entra en coup de vent dans la salle à manger. Elle brandissait un journal et cria en manière de bonjour :

— Magda, je viens te chercher. Nous partons ce soir pour Londres.

— Vous êtes folle, ma cousine ! répondit le savant. Quelle mouche vous pique ?

— La chose la plus extraordinaire du monde, Jacques. Vous qui vous moquez toujours de moi et de ma foi spiritualiste, vous allez voir qu’elle n’est pas si sotte et repose sur des vérités profondes. Il se passe en ce moment à Londres des événements qui révolutionnent la métropole. Il y a, paraît-il, au British Museum, une momie dont l’esprit revient hanter le musée. Elle produit des phénomènes étonnants. Elle guérit, elle fait des mariages, elle se manifeste par la vision subjective aux voyants et par la matérialisation aux non voyants. Je…

— Montrez-moi donc d’abord ce journal, ma cousine. Nous verrons ensuite.

La parente de Jacques Roberty était une dame respectable demeurée poétique et romanesque comme aux temps heureux de son adolescence lointaine. Elle était blonde et rose, mais la vérité m’oblige à reconnaître qu’un aimable artifice suppléait aux dons naturels à jamais disparus. Alors qu’elle approchait de sa cinquante-cinquième année, son mari, Léonard de Montserein, l’avait laissée seule dans notre vallée de larmes. Il lui laissait aussi une belle fortune. Ceci compense cela. D’autant plus que Mme de Montserein avait la forte conviction de n’être pas séparée de son chef disparu.

Elle s’était jetée avec ferveur dans les doctrines spirites. Un médium attaché à sa personne lui donnait quotidiennement des nouvelles de ce bon Léonard. Elle n’entreprenait pas un voyage, une démarche, un acte quelconque sans consulter le cher esprit. Avec une docilité remarquable, une fidélité digne d’être citée en exemple, celui-ci se tenait constamment à la disposition de sa femme bien-aimée. Nuit et jour il restait auprès d’elle. De son vivant, la présence constante du cher homme eût semblé bien insupportable, mais, le défaut capital de la jument de Roland, qui avait toutes les qualités et un seul vice : celui d’être morte, n’en est pas un pour les maris défunts.

— Eh bien, Jacques, que dites-vous de cela ? interrogea Mme de Montserein quand le savant eut fini de lire.

— Je dis… je dis… qu’à l’époque de bluff où nous vivons, les journalistes n’en sont pas à une invention près. Comment admettre que le gouvernement britannique permette que les salles de son plus beau musée deviennent des succursales de notre Salpêtrière ? Je ne puis croire à ces racontars ma cousine. Votre momie est un mythe, et son esprit n’a jamais existé !

— Mon cousin, vous n’êtes qu’un affreux sceptique. Apprenez, incrédule impénitent, qu’une de mes bonnes amies, la comtesse de Besson, revient justement de Londres, où elle se rend fréquemment pour consulter les médiums du bureau intermondial. Elle me rapporte que tout ce que l’on a écrit sur la momie est scrupuleusement vrai, que c’est merveilleux, inouï, qu’on n’a jamais vu une chose pareille, qu’elle a été témoin d’une guérison.

— Ah bah ! quoi donc ?

— Une dame qui souffrait depuis plusieurs années de névralgies faciales…

— Mais alors la princesse Nefert-thi va faire une concurrence déloyale à Lourdes !

— Mécréant, le ciel vous punira ! Soyez donc sérieux cinq minutes !

— Oui, papa, voyons, intervint doucement Magda. Laisse parler cousine Francine.

Mme de Montserein déclara d’un ton sans réplique :

— Voilà mon plan. Nous partons ce soir pour Londres, Magda et moi. J’emmènerai Mme Lalande, mon médium. Nous irons voir ensemble la momie et nous obtiendrons, j’en suis sûre, des communications intéressantes. Je profiterai de notre séjour pour tenter une expérience au bureau intermondial. C’est dit, Magda ?

— Ma foi, je ne demande pas mieux, si papa consent.

— Il consentira.

Roberty parut prendre une décision subite. Pendant que sa parente élaborait ses projets de voyage, il avait relu l’article concernant Nefert-thi. Il dit :

— Je vous accompagne. J’irai la voir, moi aussi, cette fameuse momie, et si elle voulait me convaincre de l’existence des esprits, rien ne lui serait plus facile.

— Croyez d’abord. Les esprits comblent ceux qui ont la foi et méprisent les incrédules. Je cours de ce pas chez Mme Lalande. Alors rendez-vous ce soir, gare du Nord, au départ du train maritime ?

— Entendu, ma cousine.

Mme de Monteserein embrassa ses parents, puis, toujours aussi trépidante, elle quitta l’hôtel.

Demeurés seuls, le père et la fille se regardèrent en souriant.

— Pauvre Francine ! fit Jacques. Elle a un grain, décidément.

— Bah ! reprit Magda non sans mélancolie, son illusion lui est douce, elle enchante sa vieillesse, elle la conduit insensiblement vers la tombe… Laisse-lui son illusion, père.

— Ma fille, la vérité est plus belle que tous les mirages.

— Pour un esprit tel que toi, sans doute. Mais cette pauvre femme, si légère et si futile ! Et puis, ajouta pensivement la jeune fille, et puis ; qui sait ? Il y a peut-être quelque chose de vrai au fond de tout cela. S’il était possible que nos morts fussent comme des voyageurs exilés dans un pays très lointain, où plus tard nous pourrions les rejoindre… quelle consolation !

— Tu penses à Frédéric ?

— Oui, père, j’y pense toujours. Et je t’avoue que les théories de notre cousine me troublent parfois.

Cinq minutes avant le départ du train, le savant et sa fille retrouvaient leur cousine qui, debout dans son wagon, les appelait à grand renfort de signes et de cris. Mme de Montserein présenta son médium, Mme Lalande. C’était une petite femme rousse, de visage assez agréable, jeune encore : elle répondait au prénom de Rosalia. Elle parlait peu, observait beaucoup. Son regard vif et perçant ne quitta pas Magda pendant tout le trajet.

Les voyageurs descendirent au Carlton, où leurs chambres avaient été retenues. Si l’on eût écouté la pétulante Francine, on serait arrivé au British Museum bien avant l’ouverture des portes. M. Roberty obtint à grand’peine de sa cousine qu’on prit le lunch d’abord.

Une foule qu’on peut évaluer à cinq cents personnes faisait la queue aux abords du musée. Force fut aux Français de prendre le rang. Ils n’eurent accès dans la salle III qu’après une longue attente. Enfin ils arrivèrent devant la vitrine. Des hommes, des femmes agenouillés priaient dévotement la momie. Certains faisaient toucher au verre qui la protégeait quelque objet d’or ou d’argent qu’ils porteraient ensuite comme une amulette.

Tandis que Jacques Roberty et Magda examinaient curieusement la princesse égyptienne, Mme de Montserein, se mettant un peu à l’écart, prenait un block-notes, un crayon et disait tout bas à Rosalia :

— Commençons !

D’ordinaire, le médium accomplissait ses fonctions de messagère de l’au-delà avec une parfaite tranquillité. Rien ne trahissait qu’elle eût conscience de son rôle auguste. Indifférente, indolente, passive, elle appuyait l’extrémité de ses doigts sur une planchette ; celle-ci se mettait bientôt en mouvement, Rosalia suivait des yeux les lettres, et les épelait au fur et à mesure. Seule, Mme de Montserein apportait à les transcrire une sorte de passion.

Cette fois, à la grande stupeur de cette excellente dame, Rosalia fut tout à coup secouée d’un grand frisson. Elle pâlit, ferma les yeux, des tics nerveux agitèrent sa face. Et la petite planchette, avec une vitesse inaccoutumée, se promena sur les lettres de l’alphabet, si bien que Mme de Montserein ne parvenait point à la suivre. Rosalia, ayant les yeux clos, ne pouvait épeler. Après bien des efforts, des supplications au cher esprit d’agiter moins le médium, on obtint cette phrase :

« Pas ici, trop de bruit. Ce soir, hôtel, avec Magda. »

Un nouveau frisson agita Mme Lalande, elle renversa la tête en arrière, laissa tomber les bras le long de son corps, et demeura immobile, comme en catalepsie.

Prestement, Francine replia ses instruments ; elle allait appeler son cousin pour qu’il vînt au secours de la sensitive, lorsque celle-ci sortit subitement de sa torpeur. Elle se frotta les paupières et murmura :

— C’est étrange. J’ai donc dormi ?

— Oui, ma petite, un esprit… Mais je vous expliquerai plus tard.

Il était en effet l’heure de la fermeture du musée. Bien à regret, Jacques Roberty et sa fille durent s’éloigner de la momie dont les bijoux splendides excitaient leur admiration. En se retournant pour partir, ils se heurtèrent contre un beau jeune homme brun qui, placé derrière Magda, appesantissait sur elle son regard fasciné.

Il n’est jamais désagréable à une femme d’exciter l’admiration. Magda rougit assez pour devenir plus jolie ; d’un coup d’œil en dessous, elle examina l’inconnu et le trouva charmant. Elle ressentit un choc au cœur.

Poliment, son père salua en passant devant lui. Le jeune homme rendit le salut avec une grâce parfaite. Et Magda pensa à cette rencontre tout le reste du jour.

La petite troupe s’en fut prendre le thé dans un établissement voisin du musée. Mme de Montserein montra son block-notes, expliqua ce qui s’était passé.

— Selon moi, dit la pétulante dame, l’esprit a été gêné par le bruit des allées et venues. Mais ce soir il nous donnera une belle communication. Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est qu’il te réclame, Magda, toi, une profane !

— Je comprends encore moins, ma cousine. Toutefois si votre correspondant tient parole, nous serons bientôt renseignés. Il me tarde d’être à ce soir.

Aussitôt après dîner, Mme de Montserein entraîna ses parents dans le petit salon de leur appartement, et la séance commença. Mme Lalande, contrairement à ses habitudes de passivité, repoussa avec colère la planchette et saisit un crayon. Mme de Montserein lui glissa sous la main un cahier de papier ; aussitôt Rosalia se mit à écrire.

Mais les caractères qu’elle traçait en appuyant si fortement qu’elle trouait parfois le papier, ne ressemblaient à rien de connu. Soudain elle s’interrompit, posa le crayon et se renversa sur le dossier de son fauteuil. Jacques vint lui prendre la main, elle était froide, les bras étaient raidis par la catalepsie.

Tandis que le savant examinait les signes bizarres tracés par le médium, Rosalia se ranimait. Elle manifesta beaucoup de surprise, puis se prétendit extrêmement lasse, et demanda la permission de rentrer, dans sa chambre, permission qui lui fut aussitôt accordée. Le père de Magda paraissait fort surpris. Il murmurait à mi-voix des paroles incompréhensibles.

— Eh bien, Jacques ? questionna Mme de Montserein. Cela signifie-t-il quelque chose ?

— Ma chère amie, vous voyez un homme abasourdi. Votre médium vient d’écrire en égyptien !

— En égyptien ? s’écrièrent les deux femmes étonnées.

— Autrement dit, en écriture démotique. Laissez-moi ce texte, je l’étudierai encore, et m’occuperai ensuite de sa traduction. Voilà une des choses les plus curieuses que j’aie jamais vues ! Comment expliquer cela ?

La fougueuse Francine s’écria :

— Pourquoi ne pas admettre que Rosalia a reçu un message de la momie, et que celle-ci, pour authentifier ce message, l’a dicté dans une langue que Rosalia ne peut pas connaître ? On a vu assez souvent de tels exemples.

» Traduisez le message, ou faites-le traduire. S’il signifie quelque chose, ce sera déjà fort curieux, mais s’il s’adresse à l’un de nous, je pense que vous serez convaincu de la réalité du phénomène.

Le père de Magda se rangea à cette opinion. Il emporta la feuille de papier dans sa chambre, et employa une partie de sa nuit à traduire les signes tracés par la sensitive. Sauf quelques erreurs insignifiantes, l’écriture était correcte. Il s’agissait bien d’un message, ainsi que le supposait Mme de Montserein, et ce message, non signé, s’adressait à Magda. Voici ce qu’à sa grande stupéfaction Jacques Roberty parvint à traduire.

« Jeune fille, je t’ai reconnue, ton heure va sonner, prépare-toi. Ta destinée marche devant tes pas, tu ne peux la voir encore, mais le flambeau brillera sous peu. Sois docile, suis le chemin sur lequel va rayonner la lumière. »

Dès l’aube, M. Roberty alla montrer cette traduction à sa fille. Elle parut très frappée. Ils causèrent longtemps ensemble, et durent convenir qu’aucune solution normale ne les satisfaisait. On devait renoncer, pour le moment du moins, à comprendre ce curieux phénomène d’automatisme.

Magda voulut conserver la communication. Elle se sentait toute troublée, et ce mystère exerçait sur son esprit une véritable fascination.

Ils retournèrent dans l’après-midi au British Museum. Cette fois, le médium de Mme de Montserein resta calme. En revanche, Mlle Roberty éprouva, lorsqu’elle fut devant la momie de Nefert-thi, une sensation indéfinissable, faite d’attirance et de crainte. Elle voulait se dérober à l’espèce d’attraction qui la charmait et n’en trouvait pas la force. Ce visage noir, parcheminé, hideux, retrouvait-il pour elle un semblant de vie ? Subissait-elle le même attrait surnaturel qu’Edward Rogers ?

Comme la veille, comme tous les autres jours, le jeune précepteur restait posé aux environs de la vitrine, devant laquelle tout un peuple de pèlerins défilait sans interruption. À sa vue, Magda rougit. Il parut la reconnaître, il salua. La jeune fille inclina doucement sa jolie tête brune, ne songeant point à s’offenser de cet hommage d’un inconnu. Armé d’une loupe, son père s’extasiait sur le « fini » de la ciselure des anneaux d’or. Rogers s’approcha de Magda et lui parla.

La voix humaine a quelque chose de mystérieux et de magique ; ce n’est pas sans une secrète perception des forces dont l’intelligence est l’expression, que les religions assimilent le Verbe au Créateur ; les sons, dont les combinaisons forment les paroles et les phrases, composent la matière dans laquelle la pensée trouve sa réalisation concrète. La voix attire ou repousse, séduit et attache, ou déplaît et sépare. Elle caresse comme une musique, ou blesse comme un déchirement.

Magda subit le charme de la voix de Rogers. Son émotion fut si profonde qu’elle balbutia une réponse stupide à l’interrogation banale du jeune homme.

— Vous aimez cette momie, mademoiselle ?

— Oui, monsieur.

— Voilà deux ou trois jours que je vous aperçois ici.

— À peu près, monsieur.

— Vous habitez Londres ?

— Oui… c’est-à-dire non…

Rogers sembla écouter quelqu’un ; ses grands yeux bruns se fixaient sur des choses invisibles à Mlle Roberty. Celle-ci était encore troublée par l’émotion intense que lui avait donnée la voix grave et chantante du jeune Anglais. Elle ne comprenait pas ce trouble ; les sentiments délicats que son éducation avait développés s’offensaient de la familiarité avec laquelle Rogers lui adressait la parole, et cependant elle ne pouvait s’empêcher de trouver qu’il avait la voix douce, la figure sympathique, le regard agréable. Il lui semblait que l’air était plus frais auprès de lui ; elle se sentait calme, reposée, alanguie par une impression de bien-être exquis.

Tout à coup, Rogers tressaillit. Il tourna son regard vers Magda, et dit à voix basse :

— C’est celle qui doit venir ?… Elle est belle et te ressemble, Nefert-thi.

L’entrée d’une jeune fille portée sur une civière détermina un remous dans la salle. Magda fut séparée de Rogers. Elle prit le bras de M. Roberty.

— Rentrons, père.

— Es-tu souffrante ? Je te trouve pâle.

— Un peu de migraine… Cette foule… Viens.

— Allons, mon enfant.

Mlle Roberty garda le silence en revenant à l’hôtel. Elle écoutait toujours la voix grave qui disait : « C’est celle qui doit venir ? Elle est belle et te ressemble, Nefer-thi ».

Était-ce d’elle que Rogers parlait ?

Mme de Montserein n’aimait pas beaucoup à demeurer longtemps au même endroit. Elle déclara pendant le dîner qu’elle en avait assez de la momie, et qu’elle désirait rentrer à Paris. Somme toute, les scènes auxquelles il lui avait été donné d’assister ne différaient guère de celles dont sont témoins les lieux de pèlerinage. En fait de merveilleux, elle s’estimait suffisamment bien servie avec le message en égyptien obtenu la veille par Rosalia.

Magda revint à Paris toute changée. Son bel équilibre moral semblait se rompre sous l’empire d’une hantise dont elle n’avait point encore nettement conscience, mais qui agissait sournoisement, et la livrait déjà sans défense aux assauts de la superstition.

Elle était sur le point de croire à ce merveilleux que niait son père. Il la frôlait… Dans le silence de sa chambre n’entendait-elle pas une voix mystérieuse chuchoter ces mots : « Mission ! Sacrifice ! Destinée ! »

Sa destinée ? Jusqu’alors elle n’y avait pas songé. Heureuse auprès de son père, aimant sa vie laborieuse, d’une austérité qui convenait à son caractère réfléchi, elle attendait, confiante en l’avenir, sans se demander ce que serait cet avenir. Soudain, la question se posa devant son esprit, et cela devint une sorte d’obsession.

— Que va-t-il m’arriver ? Que veut-on de moi ? Ce jeune homme, le reverrai-je un jour ?

À quelque temps de là, un soir qu’elle dînait chez sa cousine et que la conversation roulait sur le sujet cher à Mme de Montserein, celle-ci s’écria tout à coup, répondant aux dénégations d’un de ses convives :

— Je soutiens que, dans certaines circonstances, l’avenir peut nous être dévoilé. Ainsi, tenez, j’ai connu Desbarolles ; il m’a prédit l’ensemble de ma vie. À ce point que certaines de ses prédictions se réalisent encore actuellement pour moi. Il existe à Paris en ce moment un homme aussi fort que Desbarolles. C’est Legras. On entre chez lui, il vous regarde, et aussitôt vous dit les choses les plus étonnantes.

Magda tressaillit.

— Avez-vous consulté cet homme, ma cousine ? interrogea-t-elle.

— Parfaitement.

— En avez-vous été satisfaite ?

— Il m’a presque épouvantée ; il m’a annoncé trois événements. Deux se sont déjà accomplis… et comme le troisième est très triste… j’ai peur…

La fille de Roberty n’insista pas. Mais parmi l’assistance, des personnes réclamèrent l’adresse du devin. Quelque sceptique qu’on soit, on se laisse toujours tenter par l’attrait de ces sortes de choses. Ils le savent bien, les nombreux professionnels qui vivent de la crédulité publique. Magda nota l’adresse, et dès le lendemain elle se présentait chez Legras.

Le sorcier moderne habitait un appartement sombre et triste aux alentours de l’Odéon. Seul, son bureau était suffisamment éclairé. Au premier abord, Legras n’avait rien d’extraordinaire ; petit, gros, trapu, il ressemblait à un bonhomme quelconque, mais ensuite il impressionnait par la fixité troublante de son regard et le timbre grave de sa voix.

En entrant dans le cabinet de consultation, Mlle Roberty voulut relever sa voilette.

— Inutile, mademoiselle, lui dit le devin. Je sens les raisons qui vous ont conduite ici. À quoi bon vous parler du passé et de votre situation ? Je vous vois matériellement heureuse, ayant la vie très large. Vous aimez le travail et la solitude, vous réfléchissez beaucoup. Deux pensées surtout vous absorbent. L’une concerne quelqu’un qui est loin de vous. Vous le reverrez… vous le retrouverez ; il viendra à vous, et vos destinées s’uniront. Peut-être pas dans le sens que vous désirez. Sachez attendre… soyez prudente… ne parlez pas… Ai-je bien dit ?

Magda approuva en silence : un effroi superstitieux lui ôtait la faculté de prononcer une parole.

— Vous pensez secondement à… comment me ferai-je comprendre ? à une… non ce n’est pas une chose, c’est une personne aussi, mais cette personne… Bizarre ! J’ai l’impression tout ensemble d’une morte et d’une vivante. Là, ce que je vois est trouble et confus. Prenez garde, une fatalité pèse sur vous… l’eau vous sera néfaste ou bénéfique… je ne puis définir au juste. Prenez garde à l’eau. Oui, un grand voyage qui pourrait être suivi d’un voyage plus long encore…

Le devin s’interrompit brusquement, et la voix changée :

— Mademoiselle, dit-il, je ne puis rien ajouter à mes paroles. Je crains de ne pas vous avoir satisfaite.

Mlle Roberty leva sur son interlocuteur ses grands yeux noirs pleins d’intelligence et de feu.

— Je sens que vous n’avez pas la possibilité d’en dire davantage, monsieur, fit-elle, et je devine confusément pourquoi. Je commence à croire au destin ; il nous mène et nous devons le subir. Je prévois, d’après vos réticences, que le mien sera court.

— Précisément, mademoiselle, je l’ignore, et voilà ce qui me trouble. D’un côté, je vous vois vivant longuement et heureusement auprès de… celui qui occupe votre esprit ; de l’autre, je… Enfin rappelez-vous ceci : un grand voyage, une traversée de plusieurs jours… ce n’est pas la mer que je redoute, c’est l’eau… l’eau perverse sous son calme apparent. Si vous traversez ce danger et en sortez victorieuse, le bonheur complet viendra ensuite.

Magda prit congé, et rentra chez son père toute soucieuse. Le point d’interrogation qu’elle avait sans cesse devant les yeux, personne, décidément n’y pourrait répondre. L’avenir n’est point un livre ouvert dans lequel il soit permis de lire à volonté. Parfois peut-être une page se détache de l’ombre, quelques lignes apparaissent, suffisantes pour nous angoisser, puis le livre se referme. Il faut attendre… il faut attendre…

Et pour Magda l’heure n’était point encore venue.