L’Amant de la momie/11

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X

ROGERS RENTRE EN SCÈNE


Nefert-thi recevait une foule toujours plus nombreuse de fidèles. Sa renommée s’étendit jusqu’aux confins les plus reculés. Les protestations indignées des journaux hostiles à la momie n’amenaient qu’un redoublement de visiteurs, et des scènes de désordre vraiment regrettables se produisaient chaque jour devant la vitrine contenant le numéro LVII bis.

Là-dessus un reporter du New-York Herald eut l’idée d’interviewer John Smith. Le chef du département égyptien n’avait plus revu sir Septimus et se contentait de lui transmettre les rapports quotidiens des veilleurs. Les uns, diurnes, signalaient l’encombrement croissant des salles ; les autres, nocturnes, rappelaient la persistance des cris et des lamentations.

Smith soulignait rageusement au crayon rouge tous les passages qui pouvaient alarmer le timide directeur et secouer sa torpeur inexcusable. Mais sir Septimus demeurait dans une expectative désespérée ; il continuait à maigrir, commençait à dépérir, avait des aigreurs d’estomac, perdait le sommeil, et était tenté de maudire le jour de sa naissance.

Smith avait les nerfs particulièrement sensibles le jour où le rédacteur du New-York Herald força la porte de son bureau. Avec la perspicacité perfide de ses pareils, le pêcheur d’interviews découvrit le point faible de son interlocuteur. Il sut habilement en profiter, l’excita sournoisement, et après quelques boutades, Smith partit comme un bouchon de champagne.

— Cornes d’Apis, monsieur ! Vous vous étonnez de l’indifférence de l’administration qui laisse un tas d’imbéciles faire des simagrées ridicules devant la momie LVII bis ! Qui permet à des gens, encore plus crétins que malades, de chanter leurs hymnes idiots devant une payenne d’Égypte ? Ventre d’Horus ! cela vous étonne, n’est-ce pas ? Cela vous surprend ! Cela vous stupéfie ! Et moi, monsieur ? Et moi ? Cornes d’Isis !

— Mais alors…

— Ah ! vous vous demandez pourquoi l’administration ne fait rien ! Et moi ! Mufle d’Ammon ! croyez-vous que je ne me le demande pas ?

— Mais…

— Ah ! ah ! ah ! — et Smith ricanait sinistrement — les étrangers eux-mêmes sont suffoqués ! La libre Amérique s’émeut. Par Seth ! elle s’émeut, tandis qu’ici !…

Et Smith fit un geste vague dirigé vers le bureau de sir Septimus. Le reporter profita de la pause du fougueux égyptologue pour placer une question.

— Comment n’intervenez-vous pas, monsieur Smith ?

L’autre darda sur lui des prunelles irritées, semblables à des nuées chargées de foudre.

— Moi ? monsieur, moi ? intervenir ? In-ter-ve-nir ? Cornes d’Ammon !

— Cependant…

— Suis-je le directeur du Museum, monsieur ? Suis-je chargé de la correspondance avec l’autorité supérieure, monsieur ? Suis-je qualifié pour augmenter le nombre des surveillants ? Suis-je investi des pouvoirs suffisants pour convoquer la police, monsieur ? Par la queue du bœuf Apis, dites-le moi !

— Je croyais…

— Vous croyez ? Et tout le monde le croit ! Et le monde savant croit que John Smith est un vieil imbécile qui ne fait rien !

— Mais…

— Je ne suis pas le vieil imbécile, ventre d’Horus !

— Je dirai…

— Je ne suis pas le vieil idiot, museau d’Apis !

— Sans doute…

— Je ne suis pas le vieux poltron, tête d’Osiris !

— Non, assurément.

— Je ne suis pas le vieux cancre, m’entendez-vous, monsieur ? Je ne suis pas le vieux cancre, le vieux poltron, le vieil idiot, le vieil imbécile…

Le reporter n’en put rien tirer de plus, et il dut compléter son interview, laissant au langage de Smith sa virile saveur, mais ajoutant que l’honorable chef du département égyptien avait les mains liées par ses supérieurs.

Des gens bienveillants signalèrent à sir Septimus l’interview de son subordonné ; le pauvre directeur en fut douloureusement frappé. Il ne put jouer au bridge, et rentra chez lui l’estomac fermé. Il n’eut pas d’appétit au dîner, et il fit des rêves pleins d’amertume.

— Trahi ! répétait-il, trahi… par Smith !

Et il gémissait tristement.

Son réveil fut encore plus affligeant ; de noirs pressentiments emplissaient son âme, et l’événement les justifia. Une lettre du directeur des musées nationaux l’appelait au ministère. C’était la fin du monde.

Il se rendit en toute hâte auprès du directeur général, sir Mark Brentham, qui se montra sévère.

— Vous avez lu l’article du Herald, sir Septimus ?

— Oui, sir Mark.

— Qu’en dites-vous ?

— Moi, Brentham, rien. Rien, en vérité.

— Vous n’avez rien fait pour mettre un terme au scandale des salles égyptiennes ?

— Moi, mon cher Brentham ? Que voulez-vous que je fasse ?

— Cela ne peut durer.

— Vous avez raison, mon bon ami, mais je ne puis interdire l’entrée du Museum.

— Sans aller jusque-là, vous pourriez prendre des mesures de police. Vous a-t-on signalé toutes les scènes ?

— Oui, mon cher Brentham, ce vieux renard de Smith les a signalées. Et au crayon rouge encore, le vieux chien !

— Évidemment, Smith a eu tort de vous traiter comme il l’a fait, et je vous enverrai un blâme à lui transmettre. Mais il a, au fond, raison. Vous manquez d’énergie, Long.

— Que faire, Brentham ? Que me conseillez-vous ?

— À votre place, je ne laisserai entrer dans la salle III que vingt personnes à la fois, et, sauf autorisation spéciale, leur visite ne devrait pas durer plus de dix minutes.

— C’est une excellente idée, Brentham, réellement une excellente idée.

— Appliquez-la dès aujourd’hui.

Et sir Septimus alla au Museum, mais ses hésitations revinrent en route. Comment aborderait-il Smith ? Comment aurait-il le courage de lui laver la tête ? Smith avait une langue bien pendue, il était capable de rendre des points à un Irlandais de Cork. La situation était bien embarrassante.

Le faible directeur s’en tira en transmettant la lettre de blâme, y joignant des instructions précises sur les mesures à prendre pour éviter l’encombrement de la salle III.

Ainsi fut décidée la première restriction des visites à la momie. Est-ce une des causes de son mécontentement ultérieur, comme l’ont prétendu les spirites ?

On n’aurait pas une idée exacte de la vie de Rogers à cette époque si l’on ignorait l’emploi de son temps. Il passait dans les bibliothèques spéciales tous les instants qu’il ne consacrait pas à la momie, et acquérait une science extraordinaire. Ses progrès ont été si rapides qu’ils font penser au mot de Platon, pour lequel apprendre est se ressouvenir. Ayant fait une très savante étude sur la véritable lecture et la prononciation du nom de la momie LVII bis, il essaya de faire publier ce travail dans des revues anglaises, mais, comme le nom de Rogers était encore inconnu, personne ne voulut accepter son mémoire.

Il envoya sa note à Blitzenberger, qui dirigeait à Leipzig la revue d’égyptologie et d’assyriologie ; celui-ci accepta l’article, surpris à l’extrême de la science déployée par ce jeune inconnu.

La phonétique égyptienne ne semblait avoir aucun secret pour lui. Mais comme il relevait certaines erreurs commises par Smith dans son rapport sur les origines de la fameuse momie, celui-ci fut naturellement furieux. Il répondit à Rogers dans une revue rivale qui recueillait ses communications. Le monde savant donna tort à Smith, qui répliqua encore ; bref, du jour au lendemain, le nom du jeune précepteur devint quasi célèbre, si bien que la fameuse maison d’éditions Teubner, de Leipzig, entra en pourparlers avec lui et lui acheta, moyennant 500 livres, son Lexicon linguæ ægyptiacæ, qui est aujourd’hui le dictionnaire universellement employé dans l’étude de l’ancien égyptien.

C’est un sujet d’étonnement pour tout le monde qui réfléchit. Ce dictionnaire compte 800 pages ; il a été écrit en trois mois, et le manuscrit est à peine raturé !

Rogers n’hésite pas à reconnaître devant ses intimes que Nefert-thi en est l’auteur et qu’elle le lui a effectivement dicté. Le docteur Martins prétend n’y voir qu’un travail de l’automatisme moteur et intellectuel du jeune homme, mais alors comment expliquer la science profonde de l’ancien égyptien qui s’y révèle dès le premier mot ? Ce manuscrit a été commencé à Charing Abbey, à un moment où Rogers ignorait certainement la langue égyptienne. Le docteur Martins ne résout pas le problème qui demeure sans explication satisfaisante, au moins pour ceux auxquels l’hypothèse d’une collaboration effective de Nefert-thi semble inadmissible.