L’Amant de la momie/13

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XII

LES HOSTILITÉS REPRENNENT
DÉBUT DE L’INITIATION DE ROGERS


Tel fut le résultat de la pieuse, mais inopportune intervention du Rév. Amos Dermott. Elle eut les conséquences les plus imprévues, et tourna au désavantage complet du clergyman. Sous l’influence d’une cause mystérieuse, l’hallucination de Rogers fut réveillée ; Nefert-thi lui apparut dans sa splendide beauté. Depuis lors les illusions qui avaient charmé ses soirées à Charing-Abbey lui furent rendues : l’image d’Effie s’effaça devant la radieuse figure de Nefert-thi.

La princesse ne rentra pas sans peine en possession de son amoureux ; leur bonheur devait être mêlé de cuisants soucis ! Hélas ! le bonheur est une denrée qui s’achète comme les autres, mais la monnaie qui sert à le payer n’est ni l’or, ni l’argent, ni le blé, ni l’herbe, ni le vin, ni les pierres précieuses. Ce sont nos larmes, les tourments de nos cœurs et de nos âmes qui l’achètent, et le prix est souvent supérieur à la marchandise. Mais le bonheur est une chose si précieuse qu’il ne faut jamais regretter ce qu’il nous a coûté.

Ces réflexions philosophiques me sont inspirées par l’intervention de la vénérable Mrs. Rogers, sœur du Rév. Amos-Dermott. Elle ne pouvait pas être insensible à la fervente ardeur spirituelle de son frère. Elle avait une absolue confiance dans le jugement de cet ecclésiastique, et ne voyait que par ses yeux.

Aussi fut-elle navrée quand elle apprit l’histoire lamentable de son fils Edward. L’infortunée Mrs. Rogers eut une telle émotion qu’elle dut absorber trois verres d’eau sucrée avec de l’essence de fleurs d’oranger, avant de reprendre ses sens.

— Il faut user de votre autorité maternelle, ma sœur, afin de ramener à Dieu cette brebis égarée.

— Oui, mon frère, je verrai Edward et je lui parlerai comme il sied à une mère.

En effet, Rogers fut sévèrement reçu quand il se présenta chez sa mère.

— Qu’ai-je appris, mon cher fils ? Votre oncle, le saint et révérend ministre de Dieu Amos Dermott, m’a raconté la scène horrible à laquelle vous l’avez fait assister, scène dans laquelle cette pauvre fleur, Effie, a failli être détruite par l’haleine fétide du malin Esprit !

— Mais, ma mère, ils m’ont traité comme un fou !

— J’aimerais mieux, mon fils, vous voir dans cent cellules, à Bedlam que de vous savoir la proie de Satan ! Et vous vous acoquinez avec l’esprit impur d’une momie ! d’une païenne ! je vous en conjure, renoncez à Satan, à ses pompes, à ses œuvres, et redevenez un fidèle chrétien.

— Je suis un bon chrétien, ma chère maman ; mais je ne puis renoncer à mes études pour faire plaisir à mon oncle, à cette oie d’Effie et à cet astucieux Martins.

— Oh ! mon fils ! Comment osez-vous traiter Effie ?

— C’est une façon de parler, ma mère.

— Façon détestable, mon fils. J’entends que vous quittiez l’appartement que vous avez loué, et que vous veniez habiter ici, auprès de moi. On installera votre chambre dans la salle à manger, comme d’habitude…

— Mère chérie, je ne puis pas venir. J’ai bien des choses à faire, et je ne disposerais pas ici d’un espace suffisant.

— Alors vous refusez ?

— Non, ma mère ; mais je ne puis accepter en ce moment.

— Bien, mon fils ! Allez-vous-en, et ne revenez auprès de votre mère que si la grâce divine vous a touché. Je ne veux pas vous voir auparavant.

Et pleine de dignité, Mrs. Rogers montra du doigt la porte à son fils. Le pauvre précepteur fut extrêmement contristé, car il aimait tendrement sa mère ; il rentra chez lui avec des larmes emplissant ses yeux.

Mais Nefert-thi vint avec la nuit et le consola en lui apprenant les verbes réfléchis égyptiens.

Il semble extraordinaire que l’hallucination du professeur ait au début, principalement, développé le côté intellectuel et sentimental de leurs relations.

Nefert-thi s’est conduite comme une personne raisonnable ayant un but déterminé et voulant y arriver. L’absurdité de ses leçons de grammaire et de conversation égyptienne disparaît à la lumière des événements subséquents. L’importance du but que poursuivait la momie : sa renaissance, fait comprendre sa ténacité et le soin qu’elle mit à fortifier la volonté de Rogers.

Nefert-thi, durant la période dont j’écris l’histoire, n’a blessé personne, n’a brisé aucune vitrine, n’a fait aucun dégât. Il est vrai que les gardiens ne l’ont pas provoquée et que John Smith, absorbé par la rage et le travail, ne s’occupait pas d’elle.

Depuis le nouveau règlement, le précepteur, ayant obtenu une autorisation spéciale, travaillait, sans être gêné par la foule, auprès de la vitrine qui abritait Nefert-thi. Dans un état de somnambulisme aujourd’hui prouvé, il copiait les figures peintes sur le sarcophage.

Il peignait avec une grande rapidité, regardant à peine ses modèles et les reproduisant néanmoins avec une fidélité surprenante. Un jour qu’il était en plein travail, Duncan, fatigué par une mauvaise nuit, sommeillait sur sa chaise à côté du jeune précepteur.

Un craquement le réveilla. On avait ouvert une vitrine. Il se leva, jeta un regard circulaire sur les armoires et sur les tables vitrées ; tout était en ordre ; il revint à sa chaise en passant près de Rogers ; le jeune homme tenait à la main un miroir égyptien, en assez bon état de conservation.

Jeremiah Duncan est prudent ; avant de faire une observation il alla vérifier la collection des miroirs ; le no 317 série A, section b, catégorie XIV manquait ; c’était bien celui que Rogers tenait à la main.

— Monsieur, il n’est pas permis de toucher aux objets exposés, veuillez me remettre ce miroir… Remettez-moi ce miroir, monsieur, ou je signalerai votre conduite à l’administration supérieure… Ceci est grave…

Mais Rogers ne semblait pas entendre Duncan ; alors le gardien frappa doucement sur l’épaule du jeune savant, approcha sa main du miroir… et…

Duncan est là-dessus très affirmatif. Il prétend avoir vu dans le miroir la réflexion d’une figure de femme, aux yeux noirs brillants comme des escarboucles. Cette figure était celle que peignait si fréquemment Rogers, et Duncan est convaincu que c’est celle de Nefert-thi. Très hésitant, mais fidèle à sa consigne, il voulut prendre le miroir. Aussitôt ce dernier s’en alla tout seul vers sa vitrine, qui se souleva avec son craquement caractéristique, et le numéro 317 s’accrocha de lui-même à son clou.

Cet incident préoccupa l’honnête gardien. Qu’allait-il devenir si les objets confiés à sa surveillance prenaient l’habitude de se promener tout seuls ?

Il en conféra avec les veilleurs de nuit, qui manifestèrent une indécente satisfaction, en constatant que les phénomènes de la salle III cessaient de préférer la nuit à la fin du jour. Ceux-ci conseillèrent à Duncan de signaler la chose dans son rapport, mais sans y insister.

Il est important de noter que le même jour, Rogers s’était présenté chez John Smith, et lui avait demandé la permission de copier les papyrus trouvés dans le sarcophage de Nefert-thi.

— De qui ? cornes d’Isis !

— De Nefert-thi, monsieur Smith.

— Connais pas, jeune homme.

— Du LVII bis.

— Ah ! Nefretthi ! Ne-fret-thi ! Vous avez une façon très incorrecte de prononcer ce nom, monsieur… monsieur ?

— Rogers, Edward Rogers.

— Monsieur Rogers, et votre mémoire publié par cet imbécile de Blizenberger, dénote une crasse ignorance.

— Je voudrais vous demander communication…

— Vous n’entendez rien à l’égyptien ancien, et vous dissertez de sa phonétique, comme un marchand de charbon du Pays de Galles.

— …des papyrus trouvés dans le sarcophage de la momie.

— Les papyrus de la momie ? Ventre d’Horus ! Qu’en voulez-vous faire ?

— Les copier.

— Les copier ? Les copier ! Par le nez du Sphinx ! Ces jeunes gens ont aujourd’hui une extraordinaire audace !

— Je…

— Un toupet phénoménal !

— …pense.

— Un sans-gêne monstrueux ! Copier un papyrus ! Non, monsieur, vous ne l’aurez pas ! J’en ai besoin en ce moment.

— Vous refusez ?

— Je refuse, sans hésiter. Allez à tous les diables, jeune homme.

C’est après cette conversation que Rogers revint à la salle III. Une demi-heure après, il copiait le papyrus 2174. Il n’était pas à la sixième ligne que des pas précipités retentirent. John Smith arrivait, plein d’un juste et légitime courroux.

Il leva les bras au ciel, en voyant sur les genoux de Rogers le papyrus qui avait disparu de son bureau.

— Par les dents de Seth ! Quelle impudence !

Il courut à Rogers avec l’idée de l’expulser immédiatement du Muséum. Il allait lui frapper rudement sur l’épaule, quand il sentit une main se poser sur son bras et le tirer vivement en arrière.

John Smith se retourna. Il n’y avait personne auprès de lui.

— Duncan, qui a osé me tirer le bras ?

— Personne, monsieur Smith.

Le chef des antiquités égyptiennes regarda autour de lui : il n’y avait là que deux autres visiteurs, qu’il connaissait. L’un, Phillimore Brand, étudiait depuis vingt-cinq ans le nombre des plumes figurées dans les ailes des globes de l’époque memphite ; il en était à son 162e mémoire sur ce sujet d’un intérêt si passionnant pour l’humanité ; le second était Josuah Denver, qui publiait tous les six mois les nouveaux résultats de ses recherches, sous le titre de « Contribution à l’étude de la figuration, la couleur, la largeur, l’épaisseur et la longueur du quatrième orteil du pied gauche dans les peintures murales représentant des Pharaons assis ».

Ces austères savants, dont la réputation était mondiale, n’auraient pas compromis leur dignité dans un geste aussi familier.

— Quelqu’un m’a tiré pourtant le bras ! Par Osiris !

— C’est la momie, monsieur Smith.

— La momie ! vieil imbécile ! la momie…

Mais Smith éprouva une impression désagréable à l’évocation de la momie qui lui avait causé tant d’embarras et tant d’émotions.

— Oui, la momie, monsieur Smith. Je l’ai d’ailleurs vue et je l’ai entendue.

— Entendue ? Duncan ? Vue ? Jeremiah ? Vous êtes donc aussi fou qu’idiot, tête d’Anubis !

Mais Duncan raconta l’incident du miroir, jurant ses grands dieux qu’il n’avait pas la berlue. Smith, malgré son impétuosité naturelle, se sentit intimidé. Il songea à sir Septimus Long, et alla demander secours à l’obèse directeur.

Sir Septimus était fort occupé, il dictait à un sténographe un chapitre de son grand ouvrage sur le Droit égyptien, œuvre remarquable, consacrée à « l’Histoire de l’évolution de la servitude de Stillicide dans les lois égyptiennes ».

Le savant frémit en voyant entrer Smith.

— Qu’y a-t-il, mon cher Smith ? Je suis bien occupé…

— Un événement extraordinaire, sir Septimus. Je crains que les affaires de la salle III ne recommencent.

— Défendez-vous, mon cher Smith. Je vous en donne l’autorisation.

— Il vaudrait mieux que vous fussiez là. Les choses qui se passent deviennent intéressantes et graves.

— Intéressantes ? Graves ? Sans doute, sans doute. Smith… Dès que j’aurai dicté mon chapitre je vous rejoindrai.

— Combien de temps vous faut-il ? Cinq minutes ?

— Vous n’y songez pas, mon cher Smith. Il me faut quinze jours ou trois semaines.

— Et pendant ce temps, mufle d’Ammon ! on vole les bijoux ! on vole les miroirs ! on vole les papyrus sur mon bureau ! on vous volera votre manuscrit, sir Septimus !

Le gros égyptologue tressaillit. Ces derniers jours de calme et de tranquillité lui avaient rendu le sommeil et l’appétit ; il remplissait mieux son gilet, son pantalon, sa redingote. Allait-il, entraîné par ce damné Smith, se jeter encore dans un guêpier ? Non certes ! Cependant ? Son manuscrit ?

La juste colère de l’égyptologue triompha enfin de l’apathie de l’obèse directeur. Il se leva et se rendit à la salle III.

Rogers poursuivait tranquillement la copie du papyrus. L’heure de la fermeture avait sonné, et Jeremiah Duncan montrait l’agitation inquiète d’un fonctionnaire que l’on retient en service au delà de l’heure réglementaire. Il n’avait pas osé faire évacuer la salle, attendant le retour de John Smith.

Brand et Denver, surpris de voir que le musée ne fermait pas, s’étaient réunis et rapprochés de Rogers, qui continuait à copier, bien que la lumière fût à peine suffisante.

Sir Septimus voulut interroger Rogers, mais Smith venait de le saisir brutalement et il criait avec impétuosité :

— Où est le papyrus, jeune voleur ?

— Vous me l’avez refusé, monsieur Smith !

— Par les cornes d’Ammon ! impudent jeune homme ! nous l’avons tous vu entre vos mains, il n’y a qu’un instant.

— Je vous jure que non !

— Ne mentez pas, jeune homme, reprit sir Septimus, vous aviez le papyrus sur vos genoux, et tenez, regardez votre album, vous en avez copié plusieurs pages.

— C’est vrai, sir Septimus ! J’ai dû le copier, mais je ne sais pas comment.

— Le jeune criminel se moque de nous.

— Ha ! ha ! ha ! entendit-on près des égyptologues effarés.

Smith n’est pas poltron. Il se retourna.

— Quel est l’imbécile qui rit ? Queue d’Apis !

La jeune voix prononça quelques mots en égyptien, auxquels Rogers répondit dans le même idiome.

Smith reçut aussitôt un formidable et retentissant soufflet.

— Tripes d’Osiris ! s’exclama-t-il avec fureur, vous poussez la plaisanterie trop loin ! Je vous prie de faire conduire ce jeune homme au bureau de police. Il vient de me frapper.

— Mais non, Smith, il n’a pas bougé de son tabouret.

Brand et Denver, très émus, confirmèrent le témoignage de sir Septimus.

— Alors ! ventre d’Horus ! qui m’a touché ?

— Moi ! moi ! moi ! dit la voix cristalline.

— Qui, vous ? Mille millions d’Anubis !

— Moi ! moi ! moi ! Nefert-thi.

— Allons-nous-en, mes amis, dit sir Septimus, qui n’était pas rassuré. Ces choses sont fantastiques. Smith, reconduisez ce jeune homme à votre bureau, où je l’interrogerai.

À peine arrivé, sir Septimus s’écria :

— Ah ça, Smith ! le papyrus est sur votre bureau.

— Que Seth m’étripe ! c’est vrai !

On relâcha Rogers ; toutefois Smith le retint pour lui demander des explications ; sir Septimus, très effrayé par les incidents extraordinaires dont il venait d’être témoin, rentra directement chez lui sans jouer au brigde.

Smith essaya d’obtenir de Rogers quelques éclaircissements ; ce fut inutile. Le précepteur déclara ignorer comment le papyrus avait fait le voyage d’aller et retour du cabinet du chef des antiquités égyptiennes à la salle III.

Et les gardiens, convaincus que Nefert-thi était amoureuse de M. Rogers, prirent l’habitude de le désigner sous ce nom : « l’Amant de la momie ! »

Or à dater de ce moment, tous les veilleurs de nuit eurent la même hallucination ; ils prétendirent avoir vu, en faisant leur ronde, la princesse Nefert-thi se promenant dans la salle III avec le « jeune toqué ».

Naturellement, ce « jeune toqué » était l’objet de toutes les conversations à la salle de garde. Au passage, certain jour, John Smith entendit Ebenezer Phipps dire à ses camarades :

— Je sais qui est ce Rogers.

— Vraiment ? interrogea l’égyptologue, qui est-ce ?

— C’est le neveu de mon vénérable pasteur, le rév. Amos Dermott. Il devait épouser miss Effie Dermott, sa cousine. Mais la fille d’enfer ne veut pas. Le rév. Amos Dermott doit exorciser M. Rogers un de ces jours. D’ailleurs, son ami, le docteur Martins, affirme qu’il est complètement fou.

— Fou ! par Anubis ! que dites-vous là ?

— Je répète les paroles du docteur Martins.

— Eh bien, Phipps, sachez où demeure le docteur Martins, allez chez lui et priez-le de venir me voir d’urgence. Faites vite, ventre d’Horus ! Par lui je saurai à qui nous avons affaire : un habile simulateur ou un fou.

Ayant retrouvé la possibilité de se manifester à Rogers, la momie en profitait amplement. Le soir où Effie, son père et le docteur Martins vinrent chez lui, Nefert-thi était présente. Sa forme éclairait la pièce d’une lumière bleuâtre, semblable à un air lumineux. Elle s’exprimait en égyptien, que le précepteur comprenait, et qu’il parlait facilement.

— Cette barbare ! Qu’avait-elle à faire ici ? Je lui ai défendu de s’approcher de toi, Ameni ! Elle serait l’obstacle à notre réunion, l’obstacle aussi à ma vie.

» Ô Ameni ! comment as-tu pu emprunter à cette race de sauvages un corps pour loger ton âme errante ? Tu sais cependant que leurs yeux sont clos, leurs oreilles bouchées, leurs sens grossiers ; ils n’aperçoivent, n’entendent, ne touchent que la matière, et s’effrayent des forces spirituelles que nos pères savaient diriger.

» Mais je te rendrai cette science. Par l’intelligence et l’amour, tu arriveras à la gloire, et tu sauras soumettre à ta volonté les mystérieuses influences qui président à la vie. Éloigne-toi de ces aveugles, reste toujours auprès de moi.

— J’oublie auprès de toi, Nefert-thi, tout ce qui n’est pas ta beauté, ta science, ton intelligence.

— J’inscris ton serment dans mon cœur et je serai terrible si tu le violes ! Prends garde !

» Mais le temps presse, la douce jeunesse nous est mesurée avec parcimonie, et l’heure décisive doit sonner bientôt. Il faut que tu connaisses tout ce que les hommes savent de la vie et de ses mystères. La tâche est immense, et si je n’étais pas là, tu serais incapable de l’accomplir. »

Nefert-thi parlait avec volubilité. Son jeune corps resplendissait d’une lumière surnaturelle, comme si son enthousiasme eût été une flamme jetant des rayons immatériels.

Le lendemain, elle revint avec la nuit ; le précepteur était triste, sa mère l’avait chassé. L’Égyptienne fut émue ce son chagrin. Elle s’assit légèrement sur la table de travail, tout près du jeune homme, et lui mit doucement la main sur l’épaule.

— Pourquoi t’attrister, Ameni ? Je ne te dirai pas que ta mère est une étrangère pour toi, puisque c’est elle qui t’a porté dans ses flancs, et que ton sang s’est formé du sien. Mais ne vois-tu pas que sa colère est fille de son erreur ? Laisse le temps passer. Bientôt elle sera fière de t’avoir engendré ; bientôt elle bénira mon nom.

— Pardonne-moi, Nefert-thi, je devrais sourire quand tu es auprès de moi mais les reproches de ma mère ont fermé mon cœur à la joie.

— Pauvre Ameni ! dit l’ombre en entourant le cou de Rogers avec ses bras couleur d’ambre, pauvre Ameni ! Ne suis-je pas là pour prendre ma part de ta douleur ?

Le précepteur voulut embrasser le bras parfumé qui était tout près de ses lèvres : il ne sentit qu’une légère résistance, comme celle d’une brise légère qui glisse sur le visage, mais la lumière disparut et Nefert-thi s’évanouit.

Elle reparut au bout d’un instant.

— Rappelle-toi que le contact de ton corps vivant dissout la ténuité de mon apparence. Je puis te toucher, mais tu ne peux t’approcher volontairement de moi ; ta volonté est l’ouragan qui disperse les molécules légères de mon corps, fait d’un nuage subtil.

Et Nefert-thi recommença son geste affectueux, en regardant avec tendresse le visage attristé de Rogers.

— Viens, lui dit-elle, viens avec moi près de ma dépouille ; le moment est arrivé pour toi d’apprendre à diriger ton double sans le secours de la matière. Quand tu seras semblable à moi, ton contact ne me détruira pas. Étends-toi sur ton lit, ferme les yeux.

L’Anglais obéit… Il sentit un souffle frais caresser son visage, et pénétrer son corps ; peu à peu le froid gagnait ses membres, paralysait les muscles de sa poitrine, arrêtait les mouvements de son cœur. Il crut tomber dans un abîme sans fond, sans lumière, sans air. Il étouffait, et ne pouvait pas crier ; sa gorge se fermait, sa tête se perdait, et la sensation de chute infinie semblait durer des siècles.

Tout à coup, il se trouva dans sa chambre. Nefert-thi était près de lui : elle lui tenait la main, il attira doucement vers lui la jeune fille, et la pressa sur son cœur ; il sentait contre sa poitrine la résistance de sa chair. Elle n’était plus un fantôme insaisissable… à la condition qu’il devint une ombre comme elle.

Qui dira la douceur d’un premier baiser ? Nefert-thi approcha ses lèvres de celles de Rogers et leurs haleines se mêlèrent dans la joie infinie de l’exquise caresse.

— Je t’aime, Ameni ! Depuis trente fois cent ans, mon âme attend le moment de te revoir, de renouer la chaîne brisée de notre amour. Viens ! Il ne nous sera possible d’être l’un à l’autre qu’après l’heure de ma résurrection. Viens, mais auparavant, regarde !

Et Rogers, très ému, vit son corps étendu sur le lit : il était pâle, avait le nez aminci, les lèvres blanches, les yeux enfoncés.

— Ne t’effraye pas. Viens ! Aie seulement la volonté de me suivre. Qu’aucun obstacle ne t’arrête. Rien n’est infranchissable maintenant pour toi.

Rogers, tenant la main de Nefert-thi, voulut la suivre partout. Aussitôt il se trouva dans la salle du musée où il avait chaque jour l’habitude de se rendre. L’Égyptienne s’approcha de la vitrine où était sa momie.

— Voilà ce qui reste de moi, dit-elle pensivement. Qui reconnaîtrait dans cette chose noire et desséchée celle dont tu vois l’image toujours jeune ?

— Je te vois belle et fraîche, comme si le sommeil seul avait abaissé tes paupières.

— Je le sais, Ameni. C’est à ce signe que je t’ai reconnu. Tes yeux ont conservé l’empreinte ineffaçable de ma beauté d’autrefois.

— Sans doute t’ai-je moi-même reconnue, et je n’ai vu que celle dont le souvenir était encore vivant dans mon âme ignorante.

— Je te montrerai, quand l’heure sera venue, la splendeur de nos temples, et tu t’initieras, à la science secrète de nos prêtres. Cela sera nécessaire, mais je veux d’abord préparer ton âme à la réception du germe qui doit s’y développer.

» Je veux que ton cœur s’ouvre à l’amour de ton ancienne race, je veux que tu connaisses sa gloire et sa force, qui a su vaincre le temps, comme sa sagesse a vaincu la mort.

» La mort ! elle n’avait pas de secrets pour nous.

» Nos formules magiques, en rendant le corps incorruptible attachaient le mystérieux à son support, et lui donnaient une existence indéfinie. C’est dans la puissance de ces formules que je puise ma force ; c’est par elle que je puis t’apparaître, séparer ton double de ton corps. Et quand mon âme fond sur mon double comme l’épervier sur sa proie, alors je suis celle que tu vois auprès de toi, pleine de force et de vie, dans le monde des esprits immortels.

» Tu sauras un jour ce qui est interdit à ma faiblesse, et tu pourras me rendre la vie, sans qu’une naissance nouvelle m’oblige à recommencer une existence ignorante de nos destins passés. Tu seras plus puissant que moi, et cependant combien de choses je puis réaliser ! »

À ce moment, le bruit des pas de Sullivan et de Brown résonna à l’entrée de la salle. La princesse et Rogers s’assirent sur une banquette.

— Je veux que ces esclaves me voient et te voient, Ameni. Bientôt il faudra que je leur apprenne à redouter ma colère.

Sullivan et Brown virent les deux ombres, qu’un simple effort de la volonté de Nefert-thi fit ensuite disparaître à leurs yeux.

Rogers se trouva sans transition dans sa chambre, après avoir eu la sensation d’un déplacement si rapide et si bref qu’il se confondait avec l’immobilité. L’Égyptienne était près de lui et le tenait par la main. Elle s’approcha du lit, où le précepteur vit ce qui lui parut être son propre cadavre.

Il se regardait, et jamais il n’avait éprouvé de plus fantastique impression. Nefert-thi se serra tendrement contre lui. Il passa son bras autour de la taille flexible de la jeune fille et la pressa d’un geste caressant contre son cœur qui battait plus vite.

— Te voilà, Ameni, aujourd’hui Rotcherssé ! Bien que tu sois né dans une race de gens au teint clair, ton âme a imprimé la couleur ancienne à ton corps nouveau. Tu dors d’un sommeil magique. N’essaye pas de t’endormir hors de ma présence, car le monde où je t’ai conduit est plein de périls que tu ne soupçonnes pas.

» Il vaut mieux, crois-moi, errer sans armes dans les marais pleins de bêtes dangereuses, que de voguer dans le monde immatériel où nous sommes. Il est plein de formes qui t’épouvanteraient, si tu les voyais sans y être préparé.

Songe que ce monde est justement celui des formes ; il est le réservoir de celles qui sont passées, comme de celles qui sont présentes et de celles qui sont encore à venir. Mais les unes se trouvent à l’orient, les autres à l’occident, près du noir Amenti. Et cependant elles sont toutes au même endroit puisque la distance et l’heure n’existent pas ici, comme dans le monde de la matière.

Je puis écarter de ton regard ce qu’il est encore trop faible pour contempler : un jour viendra où tu devras cependant voir, connaître et dompter ces formes, car elles gardent le seuil du sanctuaire où il est écrit que tu dois pénétrer. C’est celui de la science, Ameni, de la science qui doit nous réunir pour que nos destins s’achèvent.

— Quels sont ces destins, ma bien-aimée ?

— Je ne les connais pas exactement, ami, car l’avenir ne m’est pas complètement accessible. Je puis savoir ce qui adviendra quand l’événement futur est déjà déterminé dans les choses, à la manière du lotus dont la fleur et la tige à venir sont encloses dans la graine. Mais j’ignore les choses dont la semence n’existe pas encore.

» Ma science est imparfaite, je veux pourtant que tu la partages avec moi, car tu dois me dépasser. Tu seras le bâton solide sur lequel s’appuiera mon bras. »

L’Égyptienne entraîna Rogers vers le corps endormi ; elle écouta le rythme ralenti de sa respiration, les mouvements accélérés de son cœur. Puis elle mit la main sur la poitrine de son compagnon.

— Ton cœur bat avec force, et la cadence de ses palpitations est rapide comme celle du vol des oiseaux. L’amour ancien revient vers toi, après l’oubli de l’Amenti sombre. Moi ! je ne t’ai jamais oublié, et mon âme te sera éternellement fidèle.

Elle éleva ses mains aux doigts minces vers le visage de Rogers, l’attira vers sa bouche et le baisa au front.

— L’heure de nous aimer librement n’est pas encore venue. Bien des choses doivent auparavant s’accomplir. Maintenant que tu connais assez bien la langue sacrée, il est nécessaire que tu apprennes la langue des arts magiques, celle de ma mère, la magicienne Thadukhipa.

» Le livre qu’elle m’avait donné a été enseveli avec moi. Le scribe qui est ici, et dont les yeux sont ornés de cristal et d’or, n’a même pas essayé de le déchiffrer, car les caractères en sont inconnus. C’est le langage du peuple puissant qui a balancé longtemps la fortune des pharaons, la race savante des Khêtas.

» Je t’apprendrai leur langue, Ameni, ou plutôt je t’en ferai ressouvenir, car tu la connaissais jadis, et tu la parlais avec moi. Tu traduiras le livre magique dont seul tu comprendras le sens mystérieux.

» Je veux que ton esprit, puisse soumettre à ta volonté ceux qu’elle doit dompter et asservir ; ainsi, cette forme où je vis cessera d’être une ombre impalpable et s’entourera d’os et de chair.

» Et le secret de tout cela est dans le livre… »

Nefert-thi cessa de parler, son regard se fixa sur le corps rigide de Rogers, elle le contempla, écouta sa respiration ralentie, les pulsations faiblissantes de son cœur. Elle reprit ensuite la parole :

— Il ne faut pas que ton double reste plus longtemps séparé de son support matériel, il ne pourrait plus le retrouver vivant. Adieu ! tu vas « vouloir » rentrer dans ta chair et tu dormiras ensuite. Va, je le veux !

Le précepteur se souvient d’avoir éprouvé la même sensation de chute abyssale, la même angoisse, la même dypsnée, puis plus rien.

Il s’éveilla le lendemain matin très tard. Le soleil était déjà levé, et ses rayons décolorés éclairaient les stores jaunes des fenêtres. Il se sentait las comme s’il eût fait la veille un exercice fatigant.

Rogers demeura pensif toute la journée ; il ruminait dans sa mémoire les événements extraordinaires de la nuit, et pensait les avoir vus en songe. Il alla comme d’habitude au Museum ; il croyait y avoir travaillé chaque jour, et ne conservait, dans son état normal, qu’un souvenir indistinct des événements qui s’y étaient passés.

Il n’avait conscience de lui-même, en réalité, qu’à son arrivée et à son départ ; il demeurait dans un état de somnambulisme pendant toute la durée de sa visite, état dans lequel il pouvait, assurent les occultistes, communiquer librement avec Nefert-thi.

Celle-ci reparut vers onze heures du soir ; l’humeur de la princesse était cette fois très gaie. Elle vint s’asseoir familièrement sur la table du jeune homme ; Rogers ne travaillait pas. Il avait roulé près de la cheminée son fauteuil, et, les jambes allongées parallèlement au meuble qui lui servait de bureau, il chauffait ses souliers humides au feu de charbon de terre. Il fumait des cigarettes, pensait à la jeune Égyptienne, et sentait son cœur palpiter au souvenir de sa princesse aimée, attendue, désirée.

Aussitôt assise, Nefert-thi se pencha, le baisa au front tendrement, et appuya ses jolis pieds nus, couleur d’ambre pâle, sur les genoux du jeune homme.

Soudain un vertige s’empara de lui. Il tombait, il tombait… il tombait toujours, comme s’il eût été précipité du sommet d’une très haute montagne. Ses yeux obscurcis apercevaient vaguement la main de Nefert-thi dirigée sur son front. Il eut des sensations pénibles comme la veille, et se trouva debout à côté de la princesse ; près de lui, son corps semblait sommeiller, avec l’apparence d’un être privé de vie. Seule, sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers et singulièrement espacés.

— Viens avec moi, Ameni ! Je veux que tu saches comment tu dois te diriger quand ton âme a repris sa liberté. Allons au musée, sais-tu comment t’y rendre ?

— Non, Nefert-thi.

— Il faut avoir la volonté d’y aller. Pense à la salle III et prends la résolution d’y être.

Rogers obéit, mais sans doute il ne savait pas vouloir comme il convient, car il se trouva suspendu dans l’air, au milieu d’une rue presque déserte ; il était à la hauteur d’un troisième étage.

Il eut une peur terrible, il s’imagina qu’il allait tomber et se briser sur le pavé, près de deux policemen dont il apercevait la forme raccourcie au-dessous de lui. Ils étaient pareils à deux nains trapus. Rogers poussa un cri, s’accrocha à Nefert-thi, qui le tenait par la main.

L’Égyptienne riait de tout son cœur.

— Rassure-toi, tu ne risques rien ! Ton corps ne pèse pas plus que ces graines légères dont le noyair, entouré de soies brillantes, vole dans l’air, entraîné par la brise. Aie donc la volonté d’être au musée. Suis ta route habituelle, en imagination, puisque tu ne sais pas encore supprimer complètement les distances.

Rogers essaya. Il lui sembla qu’il volait rapidement dans les rues de Londres, il traversa les murailles du musée et ne reprit sa tranquillité que dans la salle III.

Nefert-thi continuait à sourire en se moquant de lui.

— Ton cœur a faibli, tu as eu peur. Cela est indigne du guerrier que tu fus autrefois.

— Oui, j’ai eu peur quand je me suis vu volant comme un oiseau.

Elle s’approcha de Rogers, lui mit la main sur l’épaule et l’entraîna.

— Souviens-toi de ce que nous avons fait dans les journées passées.

— Je t’ai enseigné mon langage, Nefert-thi.

— Oui, et tu m’as tout de suite appris des mots de tendresse. Puis tu as irrité le vieux dont l’œil est cerclé d’or et cuirassé de cristal.

— Ce sont là des lunettes, Nefert-thi.

— Des lunettes ? lunettes… répéta-t-elle.

— Oui, sa vue est affaiblie par l’âge, et le cristal, taillé comme il convient, lui permet de voir les choses rapprochées.

— Les barbares sont de grands magiciens, ils savent des choses que nos prêtres ignoraient. J’ai vu dans la nuit sereine de mon pays, leurs lourds bateaux de fer, et les cylindres de métal qui lancent la mort au loin dans le feu et dans la fumée. Tu as pu apprendre les arts des Occidentaux et cette science nous servira le moment venu.

» Les événements qui changeront notre sort ne tarderont pas à s’accomplir. Le vieux aux lunettes d’or va t’interdire l’entrée du musée, mais je frapperai son âme de terreur. Il en perdra l’esprit et celui qui prendra sa place te rendra mon corps embaumé dont nous aurons besoin.

Nefert-thi conduisit son amoureux devant une armoire vitrée où se trouvaient une quantité de statuettes représentant des musiciennes jouant de la harpe. Leurs corps étaient blancs ; leurs cheveux teints en bleu, leurs grands yeux immobiles semblaient immenses, dans leurs visages grossièrement sculptés.

La princesse s’assit auprès de Rogers, elle fit quelques gestes lents, graves, comme hiératiques. Aussitôt l’armoire se remplit d’une buée lumineuse, et peu à peu douze jeunes filles aux corps blancs comme du lait, aux cheveux teints d’une couleur foncée, aux grands yeux noirs, vêtues de tuniques blanches étroites, sortirent de la vitrine.

Elles portaient des harpes allongées, aux nombreuses cordes. Elles saluèrent Nefert-thi et Rogers, puis s’accroupirent en cercle devant eux ; après quoi elles accordèrent leurs instruments et jouèrent une mélodie monotone.

— Je vais chanter, dit l’Égyptienne, vous autres jeunes filles, vous m’accompagnerez. Je dirai la chanson d’amour des bateliers de Thèbes.

Et Nefert-thi chanta ; l’air était simple, primitif et pauvre, mais la jeune fille faisait des roulades prolongées semblables au chant des rossignols, et Rogers n’avait jamais rien entendu d’aussi doux. C’était ainsi que les bateliers thébains, il y a trois ou quatre mille ans, rythmaient la cadence de leurs rames sur le fleuve Hapi, le père. Et ils disaient la joie des lèvres qui s’entr’ouvrent aux baisers, sous la protection d’Isis la féconde, celle qui porta dans ses flancs l’immortel Horus, le soleil du printemps nourricier.

Nefert-thi s’était tue depuis longtemps, et Rogers écoutait encore la lente mélopée.

Elle frappa doucement dans ses mains, et les musiciennes s’évanouirent comme une fumée qu’emporte le vent,

— Qu’est-ce, Nefert-thi ? Quelle magie viens-tu de me montrer ?

— La magie de la pensée et de la volonté, Ameni. Les barbares qui t’ont recueilli dans leur race savent bien des choses, mais leur science est celle de la matière, non celle de l’âme. Je crois que nos prêtres, si leur sagesse n’avait pas été si grande, auraient pu savoir ce que vous savez. Mais ils voulaient donner aux hommes le bonheur, qui est dans la quiétude et la paix ; et la science de la matière est pareille à un tourbillon qui entraîne les hommes, comme l’ouragan emporte les grains de sable.

» Sache donc que l’âme humaine est une émanation de l’âme divine, de l’âme universelle dont le soleil est l’emblème.

» Notre âme est une pensée de Dieu et de même, chacune de nos pensées est une âme, moins vivante assurément que celle dont la pensée divine est la créatrice.

» Les actes qui réalisent des pensées donnent la vie rudimentaire aux objets dans lesquels ces pensées s’incorporent ; ainsi, de l’image d’une chose peut naître la chose elle-même.

» Dans les statuettes que tu as vues tout à l’heure vit la pensée du sculpteur, qui était celle de belles jeunes filles jouant de la harpe. Tant que ces statuettes dureront, cette pensée vivra par elles, et pour celui qui sait, il est facile de rendre la vie à cette pensée.

» C’est ce que tu m’as vu faire.

» Nous avons attaché une importance extrême aux rites ; le sculpteur et le peintre travaillaient rituellement, car ils savaient que leur travail était l’œuvre magique à laquelle l’observation des formules donne une puissance plus grande.

» Aussi m’est-il facile de faire revivre l’âme de ces statuettes informes, alors que je ne saurais aussi rapidement évoquer celle des statues grecques. Mais ces choses t’apparaîtront plus tard clairement. »

Ainsi Nefert-thi commença l’initiation de Rogers.

Vraies ou fausses les hallucinations du précepteur l’ont conduit à des découvertes admirables et ont développé son intelligence et sa volonté d’une manière surprenante.

Il n’hésite pas à remercier Nefert-thi de cette heureuse modification de son caractère. L’orientaliste a démontré au surplus, devant quelques rares témoins, que la magie égyptienne avait un fondement expérimental.

On a beaucoup parlé dans le temps d’une scène à laquelle assistèrent trois hauts personnages, dont un est le père du monarque respecte qui règne actuellement.

Cette scène a été la reproduction de celle que je viens de raconter : l’évocation des douze musiciennes jouant de la harpe. En admettant même que Rogers ait appris en Égypte ou dans l’Inde l’art d’halluciner son entourage, il n’en reste pas moins acquis que la puissance de sa volonté est devenue assez grande pour influencer par pure suggestion mentale, à l’étal de veille, les cerveaux les plus vastes de l’Angleterre contemporaine.

Rogers subit ainsi véritablement l’empire de la momie. Mais, de même que le jeune Anglais subit l’influence de l’Égyptienne, de même celle-ci subit à son tour l’influence du premier ; sa nature autoritaire s’adoucit, sa tendresse s’épura et sa susceptibilité devint moins vive.

Les hostilités annoncées par Nefert-thi ne tardèrent pas.

Aussitôt informé des relations de son ennemi Rogers avec le clergyman Dermott et le docteur Martins, Smith se mit en rapport avec eux. Il leur raconta ses impressions et ses griefs.

L’attitude de ses deux interlocuteurs fut bien différente.

— Vous avez affaire à un jeune homme réputé pour son adresse dans tous les exercices physiques, dit le docteur Martins ; cette adresse est centuplée par le somnambulisme ; en outre je n’hésite pas à penser que dans cet état il est ventriloque.

» Par conséquent, du moment que vous admettez ces prémisses indiscutables, vous devez conclure que vous avez été le jouet d’un malade atteint de somnambulisme prestidigitato-ventriloquiste.

— C’est mon avis, cornes d’Ammon !

— Ce n’est pas le mien, déclara le révérend Amos Dermott. Vous avez grand tort de croire que la prestidigitation et la ventriloquie suffisent à expliquer tout cela. M. Smith est un homme trop avisé pour avoir été le jouet d’un malade.

— C’est vrai ! par Osiris ! On ne me tromperait pas aussi facilement. Alors ?

— Une seule conclusion s’impose. Vous êtes en présence d’une action diabolique.

Le docteur Martins haussa les épaules.

— Je ne veux pas contredire M. Dermott. J’abandonne provisoirement le côté théorique de son système pour n’envisager que l’aspect pratique des faits. Je me place au point de vue du médecin et de l’ami de Rogers. Sa santé me donne les plus vives préoccupations.

— À moi aussi, dit le révérend Amos Dermott.

— Dans ces conditions, il faut absolument l’écarter de cette sacrée momie qui trouble son imagination.

— Sans aucun doute.

— Pour cela, monsieur Smith, ne pouvez-vous pas lui interdire l’entrée du musée ?

— Je puis le faire, surtout si vous m’invitez comme médecin à refuser à M. Rogers l’entrée des collections égyptiennes, qui lui troublent la cervelle.

Le lendemain, Rogers savait que l’entrée du musée lui serait refusée. Il se présenta à la porte, mais le gardien lui déclara que son autorisation avait été retirée.

Le précepteur fut poussé par une force irrésistible à aller trouver Smith dans son antre. Le bouillant égyptologue jubilait. Le jeune « voleur » était un simple monomane somnambule prestidigitato-ventriloquiste ! Il voulut prendre sa revanche et le terrasser définitivement.

— Ah ! vous voilà encore, jeune égyptologue !

— Oui, monsieur ; on m’informe que vous m’avez retiré l’autorisation…

— En effet, votre médecin m’a écrit. Il paraît que vous avez le cerveau faible, et que votre idée fixe est de vous croire égyptologue, égyptisant égyptiquement. Par Horus !

— Le docteur Martins se trompe, monsieur. Je viens vous mettre en demeure de me rendre l’autorisation retirée.

— Non, jeune homme, non. Que Shekmet m’étouffe si je vous la rends !

— Vous vous repentirez de cette décision imprudente, monsieur.

— Par le museau d’Apis ! Vous me menacez ?

— Je vous préviens seulement.

— Allez à tous les diables, à tous les diables, à tous les cinq cent mille diables, par Seth et Shekmet !

Et Smith, au comble de l’indignation, expulsa injurieusement Rogers.

C’est à ce sujet que la momie déclara la guerre à l’administration du musée et ouvrit les hostilités par une offensive vigoureuse.