L’Amant de la momie/14

La bibliothèque libre.


XIII

LES PHÉNOMÈNES DEVIENNENT MENAÇANTS


Le soir de l’expulsion de Rogers, les veilleurs entendirent dès leur première ronde un vacarme infernal. On eût dit que deux armées sauvages se livraient un combat acharné dans la salle III. Cependant, malgré le tapage, on distinguait les cris et les hurlements effrayants de Nefert-thi.

Brown et Green, les gardiens, de service, affirment que, dès leur arrivée au pied de l’escalier conduisant aux salles égyptiennes, ils ont entendu toutes sortes de cris et d’imprécations.

Ils ont pénétré dans les pièces d’où ce bruit paraissait provenir. Les salles I et II étaient tranquilles, et tout le vacarme semblait provenir de la salle III.

À peine y eurent-ils pénétré que le silence se fit, mais la salle était éclairée par cette lumière lunaire, bleuâtre et froide qu’on avait déjà remarquée.

Ils virent une jeune fille égyptienne et un jeune homme répondant à la description que Jeremiah Duncan leur avait faite de M. Rogers : l’amant de la momie. Il était en costume européen : complet veston bleu marine. La demoiselle était vêtue d’une courte tunique blanche.

Ces deux personnages avaient l’air d’être en chair et en os.

La demoiselle a regardé les veilleurs d’un air très méchant, elle a fait des gestes, a prononcé quelques mots dans une langue inconnue, s’est levée, a frappé dans ses mains.

Alors, subitement, six hommes, nus jusqu’à la ceinture, avec des jupes blanches, comme des jupes d’highlanders, les jambes et les pieds nus, sont sortis de la vitrine LVII bis.

Ils tenaient des épées brillantes ; ils se sont lancés sur les veilleurs en poussant des cris terribles. Ceux-ci ont fui en toute hâte, croyant avoir le diable à leurs trousses.

Terrifiés, les gardiens adressèrent à John Smith un long rapport, mais suivant son habitude, Smith ne lut pas ce rapport et les malheureux veilleurs ne reçurent aucune instruction sur la conduite qu’ils avaient à tenir.

Quand Jeremiah Duncan vint prendre son service le lendemain, il fut informé par ses collègues des phénomènes effarants de la nuit précédente.

Sans hésiter, il déclara que la momie se vengeait de ce qu’on eût interdit l’entrée du musée à son amoureux. Il ajouta :

— Comme je vis dans son voisinage pendant la journée, je suis sûr qu’elle s’en prendra d’abord à moi. Je me considère comme un homme perdu !

Les pressentiments de Duncan se réalisèrent à moitié. Il était chargé du nettoyage de la salle III. Tandis qu’il balayait le plancher, il fut pris d’une sorte de vertige.

Il sortit pour aller prendre une tasse de thé, eut une distraction inexplicable, dégringola jusqu’au rez-de-chaussée, se mit la figure en sang et se donna une courbature qui le retint un mois au lit.

La nuit qui suivit fut plus épouvantable que celle qui l’avait précédée. Les veilleurs étaient sans ordres particuliers, ils tinrent conseil pour savoir s’ils devaient faire leur ronde réglementaire ; ils hésitaient à courir au-devant d’un péril surnaturel.

Cependant, ils résolurent d’accomplir leur devoir, en Anglais courageux et solides au poste.

Ils se décidèrent toutefois à faire appel au chef de l’atelier, Arthur Leslie.

Leslie constata des faits semblables à ceux dont les veilleurs avaient été témoins ; au milieu de la salle III, assise sur une banquette, se trouvaient l’Égyptienne et le jeune homme, mais ils avaient changé de costume.

La demoiselle portait une longue tunique collante, croisée sur la poitrine, dessinant la sveltesse de sa taille, le modelé de sa gorge et la forme parfaite de ses jambes. Le cou, les épaules, les bras et les pieds étaient nus.

Le jeune homme paraissait être Rogers, mais sa peau était plus bronzée, il semblait plus large d’épaules et plus musclé. Il avait le torse, les bras, les jambes nus, n’étant couvert que d’une courte tunique blanche, serrée à la taille. Il portait un collier d’or et d’émail, avec des pendeloques faites de diverses pierres précieuses.

Il tenait de la main droite une longue lance terminée par une pointe de bronze. Sa tête s’ornait d’une coiffure à raies blanches et rouges, disposées horizontalement ; cette coiffure formait bandeau sur le front et retombait en pans rigides de chaque côté de la figure, derrière les oreilles.

Leslie semble avoir conservé plus de sang-froid que les autres : il déclare qu’il a parfaitement observé ces détails. Il prétend avoir vu Rogers faire des signes magnétiques à la suite desquels l’obscurité survint. On perçut un bruit épouvantable, des cris, des gémissements… et les gardiens furent poussés comme par une vague de tempête hors de la salle III. Projeté contre un des montants de la porte, le chef d’atelier se fit grand mal à l’épaule gauche.

Les choses parurent si graves à Leslie qu’il en informa Smith dès le lendemain matin.

— Cornes d’Ammon ! Leslie ! Va-t-on recommencer ces damnés tours ?

— À n’en pas douter, monsieur Smith. Voici la seconde nuit que les gardiens affirment être chassés de la salle III par des gens armés, ayant une attitude hostile.

— C’est bien, j’aviserai aujourd’hui même ! Je verrai sir Septimus. Mais pourquoi ne m’a-t-on pas informé des histoires d’avant-hier ?

— Elles sont signalées au rapport des veilleurs, monsieur Smith, et soulignées.

Smith ouvrit précipitamment l’enveloppe qu’il n’avait pas encore déchirée ; il parcourut les feuillets écrits d’une main malhabile.

— Par la queue du bœuf Apis, ces buffles auraient dû me prévenir tout de suite. Allez, Leslie, je vais m’occuper de tout cela ; il faut en finir.

La journée fut, encore plus que la nuit, signalée par des accidents. La première victime fut le chef d’atelier ; il avait été chargé de présider à l’ouverture d’une énorme caisse, clouée avec des pointes de grande dimension.

Ce couvercle, qui mesurait deux mètres sur trois, avait été enlevé et posé à plat sur le sol, les clous en l’air.

La caisse contenait une statue assise, de grandeur naturelle, représentant le prêtre Peteshonkh, de la sixième dynastie. C’était une œuvre précieuse, d’une belle exécution. En ôtant la paille qui calait la statue, Leslie fit un faux pas ; il déclare qu’on l’a poussé, mais tous les ouvriers affirment qu’au moment de son accident, il était à trois pas au moins de ses aides.

Quoi qu’il en soit, Leslie tomba si malheureusement qu’il s’enfonça dans la jambe, un peu plus haut que la jambe, à l’endroit où l’on s’assied, trois des longues pointes, qui pénétrèrent profondément dans sa chair. Il perdit beaucoup de sang et dut être reconduit chez lui en automobile.

On ne pouvait arrêter l’hémorragie, et on dut chercher un chirurgien ; celui-ci fut obligé de pratiquer une ligature d’une grosse branche de l’artère fémorale, qui avait été déchirée dans les muscles de la jambe supérieure.

Deux heures après, un autre accident se produisit dans l’atelier. Le mécanicien avait à faire une réparation. Il s’agissait de rogner au tour à métaux une tige d’acier. L’ouvrier se fit une blessure cruelle au bout du doigt ; en réalité, il commençait à roder son doigt au lieu d’entamer la tige d’acier.

— Je ne m’explique pas ma maladresse, déclara-t-il ensuite. J’ai réellement vu ma gouge attaquer la tige métallique, et c’était mon doigt qu’elle coupait !

Un troisième désastre marqua d’un caillou noir cette fatale journée : la science égyptologique fut frappée dans la personne de Phillimore Brand, qui reçut sur la tête la vitrine no 13, salle III.

L’illustre savant était occupé à compter les plumes figurées sur les treize globes ailés ornant différents objets récemment acquis ; un craquement se fit entendre. Brand recula, mais comme il est très gros, sa retraite manqua de rapidité.

La lourde armoire tomba sur lui. Le gardien de la salle III accourut à ses gémissements, et le trouva gisant sous les débris du meuble, couvert d’une nuée de scarabées d’agathe, de cristal, d’or, d’émail bleu, de lapis, et d’autres substances précieuses. La partie supérieure de l’armoire avait heurté le front de l’égyptologue.

Le gardien s’empressa d’extraire des décombres où il gisait Phillimore Brand, et constata avec une surprise extrême qu’il portait sur le front l’empreinte d’un globe ailé.

Smith, aussitôt prévenu, vint au secours de son collègue et demeura frappé de stupeur en voyant imprimé d’une manière sanglante l’emblème dont Brand faisait une étude spéciale.

— Que la tête me fait mal, Smith ! gémit douloureusement la victime.

— Brand ! Cornes d’Ammon ! Si vous saviez ? C’est un vrai miracle !

— J’ai mal à la tête, Smith ! Je puis à peine rassembler mes idées ! Avez-vous du brandy ?… une goutte, une simple goutte ! Pour l’amour de Dieu !

— Oui, mon vieil ami ! Shaw, allez chercher un flacon de cognac sur mon bureau et apportez-le vite.

» Qu’est-ce qui a pu vous marquer comme cela, mon pauvre Brand ? C’est une chose bizarre, merveilleuse ! Que Seth m’emporte si je comprends…

— Quoi ? Smith ? Je vais m’évanouir. Je suis tué, blessé à mort, mon ami !

Le cognac arrivait enfin. Brand en but quelques gorgées et reprit faiblement possession de lui-même. Smith se fit apporter un miroir et le présenta à son collègue de la société asiatique.

— Par les Puissances ! qu’est-ce que cela signifie ? demanda Brand, ahuri.

On trouva la cause du miracle. Le fabricant du meuble avait orné la corniche d’un découpage en cuivre ciselé représentant un globe ailé ; cette pièce avait heurté le front de Brand, et y avait marqué son empreinte en traits profonds, rouges, sanguinolents.

— Par Osiris ! Brand ! c’est une chose extraordinaire, une coïncidence phénoménale…

— C’est la momie, Smith ! Ne cherchez pas ailleurs. C’est la terrible momie qui nous a tourmentés l’autre jour.

» Je m’en vais. Envoyez chercher un fiacre. La tête me fait horriblement mal. Je ne reviendrai pas ici tant que cette momie y sera. »

On emmena Brand, qui garda quinze jours le lit, et trois mois l’empreinte du globe ailé sur son vaste front. Quant à Smith, il regagna son bureau, pensif, d’un pas moins brusque et moins rapide que de coutume.

— Tout cela est bien étrange ! Brand est un homme sérieux, un vrai savant, et cependant il craint cette damnée momie… que Shekmet l’emporte ! Il est prudent d’informer sir Septimus de tout cela.

Le chef du département égyptien se fit annoncer chez son supérieur qui continuait à dicter le chapitre X de son grand ouvrage.

— Bonjour, mon cher Smith ! Vous voilà… Est-ce pour affaire urgente ?… Je suis très occupé, en vérité, Smith, mon bon ami, très occupé. Très affecté aussi. Je viens de découvrir qu’il ne pleut presque jamais, en Égypte.

» Je suis forcé de changer le titre de mon livre et de mettre…

— Sir Septimus, j’ai des choses graves…

— Tout à l’heure, mon bon Smith, tout à l’heure. Je vais mettre comme titre : « De ce qu’aurait été, en droit égyptien, la servitude de Stillicide s’il avait plu dans ce pays. » Comme cela, mon immense travail ne sera pas perdu.

Smith rongeait son frein.

— Écoutez-moi, sir Septimus, un accident horrible… Brand…

— Brand est mort ! gémit le directeur en sursautant.

— Non… mais il a failli être tué. L’armoire XIII est tombée sur sa tête, y imprimant un globe ailé.

— Pas mal trouvé pour une armoire, Smith.

— Ne riez pas, sir Septimus ! Ce n’est pas drôle du tout. On massacre le personnel du musée. Duncan, blessé ; Leslie, blessé… Et les histoires nocturnes ! Plus horribles qu’il y a quinze jours ! Que Seth m’étouffe si je ne perds pas la tête ! Je viens prendre vos instructions.

— Mes instructions, Smith ? Mais… je ne vois rien à faire, rien… rien…

— Si ! Il faut surveiller nous-mêmes la salle III.

Ce projet déplut extrêmement au gros directeur : il se souvenait des aventures désagréables qu’il avait éprouvées dans une veillée précédente.

— Est-ce bien nécessaire, mon bon Smith ?

— Par la queue d’Apis ! En pouvez-vous douter ?

Sir Septimus Long soupira. Il fallait sacrifier sa nuit, son sommeil, son bridge, son dîner, tout ! tout !

— Soit, Smith, je viendrai. Mais c’est bien ennuyeux, bien désagréable.

Cela devait être plus ennuyeux et plus désagréable encore que ne le pensait sir Septimus ; mais Smith devait en faire seul l’expérience.

Sir Septimus mangea sans appétit, bien que le dîner fût particulièrement tentant, car il y avait un pâté d’huîtres dont il était friand. Malheureusement, la crainte de la nuit prochaine pesait sur son estomac.

Smith était partagé, entre l’ardeur et la timidité. Le docteur Martins ne l’avait pas complètement rassuré ; cependant, du moment qu’un ami du voleur représentait le jeune misérable comme un monomane, il n’y avait aucun danger surnaturel ; quant aux dangers matériels, l’égyptologue ne les redoutait pas. Mais il avait des doutes sur l’explication de Martins.

À dix heures et demie, Smith, sir Septimus, Brown, Green et Abraham Phipps prirent place dans la salle III. Sullivan, Embers et Shaw se tinrent dans la salle II, prêts à courir au secours de l’armée principale.

À onze trois quarts, rien ne s’était encore produit, sir Septimus ronflait comme un tuyau d’orgue, condition défavorable à l’établissement d’une embuscade adroite.

— La grosse brute, pensait Smith, Rogers l’entendra et prendra ses précautions ; nous ne le capturerons pas.

Mais à minuit moins dix, une lumière lunaire éclaira la chambre, et Green dit à voix basse :

— Monsieur Smith, les voyez-vous assis sur la banquette du milieu ?

— Non… cependant… il me semble qu’on marche.

— Ce sont eux… ils s’approchent… ils sont tout près de vous… ils vont vous toucher.

Smith se redressa, il avait la chair de poule.

— Prenez garde, monsieur Smith ! La momie va vous frapper. Comment ne la voyez-vous pas ?

— Où ? tripes d’Osiris !

— À votre droite.

— Ah ! je les vois ! C’est Rogers et quelque gypsie qui s’est travestie en momie. Vous avez votre revolver, Green ?

— Oui, monsieur Smith.

— Attention ! Armez-le…

La lumière s’éteignit brusquement ; le lourd silence ne fut troublé que par les ronflements rythmés de sir Septimus Long.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent : elles semblèrent durer un siècle à l’impétueux Smith qui écarquillait les yeux, s’efforçant de découvrir quelque chose au milieu des ténèbres : il prêtait l’oreille, essayait d’entendre les bruits qui se faisaient dans la salle, entre les sonorités périodiques dont sir Septimus était la source endormie.

Ces ronflements irritaient le chef du département des antiquités égyptiennes, ils excitaient son humeur impulsive, et remplissaient son âme de fureur.

— Le vieil éléphant ne peut pas se taire… Que Seth l’étrangle…

— Oh ! il blasphème ! dit soudain une voix de soprano.

— Il blasphème, répéta un baryton.

— Il blasphème ! redit une basse.

— Green ! Brown ! Phipps ! allumez vos lampes. Votre revolver, Green. Damnés voleurs ! Vous ne m’échapperez pas, vous pouvez faire les ventriloques, cornes d’Isis !

— Oh ! oh ! oh ! crièrent les voix.

— Qu’il soit châtié !

— À moi ! au secours ! au secours ! on m’emporte ! Allumez ! allumez donc ! Ho ! Aïe !

Les gardiens tremblaient de tous leurs membres, leurs mains maladroites se laissèrent arracher les lampes ; ils se mirent à crier au secours, tandis que des bruits étranges accompagnaient ce tumulte : le crissement d’une étoffe qu’on déchire, puis des claquements comme le choc d’une lanière de cuir sur une autre espèce de cuir, non tannée encore.

Smith poussait des cris désespérés, les gardiens parlaient tous à la fois, courant à droite et à gauche.

Seul, dans ce tumulte qui l’environnait, sir Septimus continuait à ronfler paisiblement.

Enfin, les gardiens postés dans la salle II accoururent ; ils projetèrent les rayons de leurs lampes sur les auteurs du tapage. Tout à coup ils furent bousculés, et quelque chose de noir comme une ombre humaine s’enfuit rapidement.

Shaw se mit à sa poursuite, il affirma l’avoir vu descendre à toutes jambes l’escalier et disparaître.

Embers et Sullivan constatèrent d’épouvantables choses.

Oui, ces choses sont vraiment épouvantables, et il est encore sans exemple que la science ait jamais subi pareille avanie. Je ne puis croire que Rogers ait eu la criminelle pensée d’exercer une aussi basse vengeance, je ne puis imaginer qu’il ait eu l’audace de l’exécuter.

S’il est vrai qu’un homme s’est enfui de la salle III comme l’assure Shaw, cet homme ne peut être Rogers. J’aime mieux croire, avec Phipps et Sullivan, que c’est le diable en personne ou quelque esprit malfaisant.

Car l’infortuné Smith était dans un état lamentable : il reposait, étendu par terre, sur le ventre ; ses lunettes, brisées, foulées aux pieds, gisaient près de lui, ainsi que sa calotte de velours, maculée de poussière et de boue.

Mais cela n’était rien à côté du spectacle qu’offrait l’extrémité du tronc opposée aux épaules. Le pantalon de John Smith était déchiré, sa chemise s’échappait de la large ouverture, comme le font les chemises des petits garçons qui mendient dans les villages du Tipperary, et le savant montrait une masse de chair bihémisphérique zébrée de lignes rouges.

Au même instant, sir Septimus Long s’éveillait, et le premier objet qui s’offrit à ses regards ahuris fut justement celui dont je viens de donner la description.

— Oh ! réellement, Smith, mon cher Smith ! Pourquoi montrez-vous ?… Qu’est-il arrivé ?

On relevait le chef du département des antiquités égyptiennes, dont la figure exprimait la fureur, la honte, la consternation. Il était visible que l’égyptologue étouffait de rage : il voulait parler et il n’arrivait qu’à balbutier des syllabes expressives par leur sonorité, mais incomplètes comme mots.

— Par Jupiter ! Smith, je crois qu’ils vous ont fouetté ! véritablement fouetté, mon digne et respectable ami. Quel scandale ! Si j’avais reçu…

» C’est encore un événement heureux… très heureux… relativement, bien entendu… que ce soit vous…

— Damné corbeau ! cria enfin Smith en recouvrant la parole et en ajustant les débris de son pantalon avec une prompte pudicité, vieil imbécile… on dirait que vous êtes content…

» Les canailles !… Le voleur et sa bohémienne… Il faut les arrêter, les emprisonner, les condamner à mort…

— Réellement, mon cher Smith, je suis désolé… je n’ai pas l’intention…

— Taisez-vous, Long ! J’en ai assez de vos sornettes… Quant à vous…

Et Smith brandissait une main fermée vers le fond de la salle… de l’autre il retenait celui de son pantalon.

On l’emmena chez lui, en automobile ; sir Septimus regagna son propre domicile dans un modeste hansom ; une expression de gaie tristesse éclairait le rouge visage du directeur, qui monologuait dans son fiacre :

— Pauvre Smith ! Pauvre vieux renard ! Ils l’ont fessé, positivement fessé… Mais je persiste à penser qu’il est préférable pour l’honneur du British Museum que ce soit lui et non moi… Il devrait le comprendre…

Smith garda la chambre trois ou quatre jours ; non qu’il fut malade, mais il ne pouvait s’asseoir.

Le docteur Martins, informé de l’événement déplorable que j’ai raconté, n’hésita pas à déclarer que Rogers s’était caché dans le musée et avait lui-même maltraité le savant.

Il expliquait tous les autres phénomènes par des hallucinations, ajoutant que si l’on n’y prenait pas garde, le personnel du Museum, du haut en bas de l’échelle, finirait par être contaminé.

Smith admettait le système du médecin ; mais avec une restriction indiquant déjà la perte de l’équilibre mental.

Il croyait que Rogers le mesmérisait ; il attribuait à des pratiques de magnétisme les effets regrettables de sa veillée.

Il est assez difficile de comprendre le raisonnement de John Smith, et c’est sans doute le commencement du délire qu’il manifesta peu après.

Il consulta le docteur Martins.

— C’est le somnambulisme prestidigitato-ventriloquiste de Rogers. Il n’y a là que des choses très naturelles.

— Pas de mesmérisme ?

— Non, rien que de très simple.

— Eh bien, je vais vous demander un service : accompagnez-moi chez sir Mark Brentham. Il faut absolument faire cesser ce scandale.

Le résultat de cette entrevue fut qu’on décida de recourir à la police.

Les agents se présentèrent vers trois heures du soir à Smith. Ce dernier les mit au courant de tout ce qui s’était passé ; les trois inspecteurs Bob Simpson, Thomas Burke et Isaac Burns, recueillirent aussitôt les déclarations des divers témoins, et acquirent la conviction que la présence de deux personnes, la nuit, dans la salle III, était constatée par l’enquête.

Une seule d’entre elles pouvait être identifiée, celle d’Edward Rogers, précepteur des enfants du comte de Charing. Ils sollicitèrent un ordre d’arrestation contre lui, et l’obtinrent à titre provisoire.

Quand ils se présentèrent au domicile de Rogers, celui-ci était absent. Simpson demeura près de la maison pour arrêter le prévenu lors de son retour. Burke et Burns se rendirent au Museum afin de prendre avec Smith les dispositions nécessaires. Le docteur Martins s’y trouvait, Smith l’avait appelé par téléphone.

Pour bien comprendre ce qui va suivre, il est nécessaire de connaître l’installation du bureau de Smith.

C’était une grande pièce éclairée par deux fenêtres faisant face à la porte d’entrée. Les murailles étaient garnies de hautes bibliothèques. À droite de la porte, au milieu du panneau, se trouvait la cheminée ; près de la cheminée, un bureau debout.

Le fauteuil de Smith était placé de telle manière que le chef des antiquités égyptiennes tournait le dos au feu.

Les visiteurs s’assirent autour de la cheminée, en cercle, Smith au milieu d’eux. Leurs visages étaient dirigés vers le feu qui brillait dans la grille.

Ils s’entretenaient des faits qui motivaient leur réunion et la conversation était fort animée. Smith, à un moment donné, eut besoin de chercher un document ; il se leva, se retourna, fouilla dans les papiers épars sur le bureau, et tout à coup poussa une exclamation.

— Cornes d’Ammon ! le voleur est là !

Le docteur Martins et les inspecteurs se redressèrent. Smith, la figure convulsée, montrait du doigt un individu tranquillement assis à une table, près de la fenêtre la plus éloignée de la cheminée.

Martins reconnut Rogers, qui copiait paisiblement un manuscrit.

— Ne bougez pas, dit-il, je vais essayer de tirer cela au clair.

Il s’approcha de Rogers, qui semblait ne pas s’apercevoir de sa présence. Le précepteur tenait un crayon et reproduisait une écriture inconnue, tracée sur du parchemin. Rogers avait l’air d’une personne vivante.

— Que faites-vous là, Rogers ? demanda Martins.

Rogers ne répondit rien, et ne parut même pas entendre la voix du docteur ; ce dernier posa doucement la main sur son habit. Il ne sentit aucune résistance, mais au même moment Rogers se déroba rapidement vers la porte.

Les inspecteurs coururent pour lui barrer le chemin, il passa entre eux et disparut. On entendit aussitôt Jim, le garçon de bureau, pousser un cri aigu.

Les policiers sortirent en toute hâte. Ils trouvèrent Jim gémissant dans l’escalier, assis sur la première marche.

— Avez-vous vu passer quelqu’un ?

— Oui, il courait si vite que j’ai voulu lui demander des explications. Il m’a bousculé… je suis tombé. J’ai le pied cassé, pour sûr.

Jim fut embarqué dans un fiacre et reconduit chez lui.

Les autres revinrent au bureau.

— Encore un accident bizarre, dit Smith avec préoccupation. Cette fois-ci, le jeune voleur en est la cause certaine.

— Quelle heure est-il exactement ? demanda Martins.

— Cinq heures vingt.

— Il faut noter l’heure. Que pensez-vous de tout cela, messieurs les inspecteurs ?

— Nous croyons qu’Edward Rogers était ici, qu’il est sorti très rapidement et très habilement, mais qu’il a été surpris par la rencontre inopinée du garçon de bureau et l’a renversé dans sa précipitation. N’a-t-il rien volé ?

Smith courut à la table où travaillait Rogers.

— Par Isis ! Il a emporté le manuscrit !

— En êtes-vous certain ?

— Certain.

— Où le placez-vous d’habitude ?

— Dans mon tiroir.

— Vérifiez avant de dénoncer Rogers ; il ne faut pas agir avec trop de hâte.

La vérification fut faite ; le manuscrit était à sa place.

— Je n’y comprends plus rien, gémit Smith, ce mesmérisme me rend fou.

— Un fait semble démontré : M. Rogers était ici, n’est-ce pas ? dit l’inspecteur Burke. Il a disparu subitement. Allons chez lui pour avoir des éclaircissements. Nous y trouverons Simpson. À ce soir, messieurs, à neuf heures.

En arrivant chez Rogers, Borne et Burke trouvèrent Simpson en train de causer avec le prévenu.

— Depuis quand est-il rentré ? demandèrent-ils.

— Quatre heures et demie sonnaient.

— C’est impossible !

— Heure vérifiée par moi. Je m’impatientais à l’attendre et je venais de regarder l’heure quand je l’ai appréhendé. À ce moment, la demie sonnait à Saint-Paul.

— Mais il était au musée à 5 h. 20 !

— Cela n’est pas possible, camarade. Je suis sûr de mon heure, et d’ailleurs plusieurs personnes nous ont vu rentrer ensemble, la logeuse entr’autres.

Une rapide enquête confirma l’exactitude des dires de Simpson.

Il en résultait cette chose surprenante que Rogers était en même temps chez lui et au Museum — constatation qui rendit fort perplexes les trois inspecteurs de Scotland Yard.

Y avait-il deux Rogers pareils l’un à l’autre, comme deux jumeaux, et habillés de même ? Cela compliquait la question, car il fallait arrêter celui qui causait des dégâts au musée et non l’autre.

Y avait-il eu hallucination ? Dans ce cas, Smith, Martins, Burns et Burke avaient pris une ombre pour la réalité. Mais alors comment une ombre avait-elle pu bousculer Jim et le faire tomber ?

Enfin Rogers possédait-il le don d’ubiquité ? Cette hypothèse parut absurde aux policiers ; cependant ils se sentaient gênés en y pensant, tant les récits de Smith contenaient de choses étonnantes.

Ce savant homme parlait de mesmérisme. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

Par extraordinaire, la veillée fut calme. À neuf heures, les inspecteurs et le docteur Martins rejoignirent Smith ; la conversation roula sur l’inexplicable événement de la journée, et le docteur Martins y trouva la confirmation de sa théorie sur l’hallucination. Il se demandait comment Rogers pouvait provoquer de pareilles illusions à distance. Il n’attacha qu’une médiocre importance à un détail qui semble au contraire en avoir beaucoup. Le voici :

Arrêté à quatre Heures et demie, Rogers était monté dans sa chambre avec Simpson. Subitement, il s’était endormi de cinq heures à cinq heures et demie environ ; l’heure n’a pu être fixée avec une précision plus grande.

Rogers passa la nuit en prison. Il avait inutilement protesté de son innocence ; il fut remis en liberté le lendemain, sur le rapport des inspecteurs qui avaient constaté visuellement sa présence au Museum, le coupable ne pouvant être Rogers et devant être un sosie.

Ce jour-là, Rogers entra dans la gloire en sortant de prison.

Le Zeitschrift, de Blitzenberger, arrivait à Londres, avec le premier mémoire du jeune homme sur les monuments littéraires et épigraphiques hittites. Ce mémoire était si long et si important, que la revue y avait consacré un numéro spécial.

L’alphabet hittite, sa valeur phonétique, la grammaire et le vocabulaire du langage ancien des Khêtas y étaient clairement exposés. Cette découverte eut un immense retentissement ; la société asiatique de Londres se réunissait à cette date, et le mémoire de Rogers fit l’objet unique des conversations et des communications.

Le document principal sur lequel s’appuyait le mémoire était le manuscrit hittite annexé à la momie LVII bis. De longs passages en étaient traduits et révélaient le sens général du livre qui était consacré à la magie. Des vérifications sommaires faites par les linguistes de la société asiatique confirmaient d’une manière éclatante les hypothèses de Rogers, qui fut élu par acclamations membre d’honneur de l’illustre société.

Smith faillit avoir une attaque d’apoplexie. Il assistait à la séance, et voulut s’opposer à la nomination du nouveau membre d’honneur, mais il fut seul de son avis et un collègue malveillant attribua l’animosité de l’égyptologue à la correction savante que Rogers lui avait infligée en rectifiant certaines erreurs commises par le Smith susnommé.

La nouvelle de la grande découverte, qui mettait Rogers au rang des Champollion, des Lepsius, des Petrie, des Maspero, des Ebers et des grands initiateurs de l’archéologie orientale, fut propagée par les journaux : des articles rapidement composés et payés à prix d’or aux membres de la société asiatique, exposèrent les résultats des recherches de la nouvelle illustration scientifique anglaise. Rogers, à peine rentré chez lui, dut subir dix-sept interviews ; il fut photographié dix-neuf fois et cinématographié trois fois.

Les joies humaines ressemblent aux bonbons du nouvel an. Ceux-ci contiennent le germe funeste des embarras gastriques, la potentialité des tisanes et des purgatifs, la joie des hommes contient de même le germe des ennuis futurs.

Il en fut ainsi pour Rogers. Sa gloire excita la jalousie de Smith déjà un peu fêlé et l’affection languissante d’Effie, ce qui irrita la sensible Nefert-thi, et des inconvénients graves résultèrent de cette double action psychologique.

J’exposerai d’abord le cas de Smith, dont la science psychiatrique s’est longuement occupée. On est d’accord pour reconnaître que le moral de l’égyptologue avait été fortement secoué ; les inexplicables événements dont il a été le témoin et la victime, les pertes subies par ses collections, la préférence donnée par le monde savant aux traductions de Rogers avaient agi sur son cerveau. Il désignait la force occulte qui la persécutait sous le nom vague de mesmérisme diabolique.

Comment fut-il mis en relations avec le mage Tait ? On suppose que ce spirite vint le voir à l’occasion de la brochure qu’il préparait sur la « médiumnité de la momie LVII bis ». Il raconta à Smith des choses tout à fait merveilleuses et prétendit posséder une puissance occulte capable de mettre à la raison les esprits les plus rétifs, et les fantômes les plus récalcitrants.

Il intéressa Smith, qui lui demanda de venir la nuit suivante au Museum.

Tait était un homme de haute taille, avec une longue barbe et de longs cheveux. Il voulut demeurer seul dans la salle III. Quand il en sortit, au bout d’une grande heure, il était blême. Il ne fournit aucune explication sur ce qu’il avait fait.

— Vous êtes en présence d’une force très redoutable, dit-il simplement à Smith. Je me déclare incapable d’entamer la lutte avec l’entité qui vous tourmente. Peut-être, si elle était seule, pourrais-je essayer de l’amener à la raison. Mais elle est assistée d’un homme dont la puissance dépasse la sienne, bien qu’il ne s’en doute pas !

» Si j’ai un conseil à vous donner, c’est celui-ci : débarrassez-vous sans tarder de cette momie. Elle n’est pas méchante, mais elle veut sa liberté.

— Et si je la lui refuse ?

— Le Museum brillera. Au reste, voici les propres paroles de Nefert-thi :

» — Fais savoir à ceux de qui cela dépend, ma volonté immuable, apprends-leur que de terribles infortunes les frapperont s’ils résistent à cette volonté.

» Sache que tous les accidents qui sont survenus ici sont l’effet de ma puissance Je ne puis emporter ma momie, mais je puis vous contraindre à la rendre à qui je veux.

» Si dans trois jours on n’a pas restitué ma momie à Edward Rogers, le Museum sera la proie des flammes »

Malheureusement pour Smith, il n’écouta pas les sages avis de M. Archibald Tait. Quand une intelligence est déjà assez affaiblie pour avoir recours aux charlatans, elle devient insensible à ceux qui s’expriment avec modération, hostile à ceux qui s’opposent à ses secrets desseins.

Trois jours plus tard, la momie était encore derrière sa vitrine, mais… un incendie se déclara inopinément dans la salle III, entraînant des pertes irréparables.

Smith en éprouva une telle commotion qu’il eut un accès de fièvre chaude et dut passer un mois, dans un asile, à recevoir des douches sévères.

Son successeur n’eut rien de plus pressé que de provoquer le refus de la donation de lord Charing. La paix et la tranquillité valaient mieux que toutes les momies.

Le comtéme de Charing ne voulait à aucun prix de sa redoutable trouvaille ; il la donna à Rogers, qui fit transporter Nefert-thi dans son appartement, où habitait provisoirement la gloire.

Il était accablé d’invitations à dîner, et la tendre Effie se ressouvenait avec une admirable fidélité qu’il devait l’épouser, lui en ayant fait la promesse un soir, dans le bateau à vapeur qui les ramenait d’une excursion à Greenwich.

Et Martins crevait de jalousie et de rage.


Séparateur