L’Amant de la momie/16

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II


Un matin, comme Rogers sortait de sa chambre, il se heurta contre un grand jeune homme pâle et mince, qu’il avait déjà rencontré plusieurs fois, et qu’il savait être son voisin de mansarde.

Ce jeune homme avait une physionomie intelligente et fine. Blond, imberbe, il paraissait tout au plus vingt-cinq ans. Sa mise était celle d’un étudiant pauvre.

D’ordinaire il se contentait de saluer silencieusement l’Anglais ; mais cette fois, debout sur le palier, il semblait guetter sa sortie.

— Pardon, monsieur, fit poliment Rogers en se découvrant.

L’autre ne s’effaça pas. Il rendit le salut, et dit :

— Je voudrais vous parler. J’ai quelque chose à vous apprendre, quelque chose qui vous intéressera, je crois.

— C’est que je suis pressé.

— Autorisez-moi à vous accompagner. Nous causerons chemin faisant. Ainsi vous ne perdrez pas une minute, et vous saurez ce que vous devez savoir.

Intrigué, Rogers examina plus attentivement celui qui lui parlait. Son air de franchise le rassura.

— Soit, monsieur !

— Permettez d’abord que je me présente. Louis Pierron, bijoutier de profession, actuellement sans travail et brouillé avec sa famille.

L’Anglais eut un vague sourire en répondant.

— Edward Rogers, professeur d’anglais à l’école Primrose. Beaucoup de travail, mais très peu d’argent. Je suis aussi brouillé avec ma famille… Curieux rapprochement, n’est-ce pas ?

— Je passe la plupart de mes soirées chez moi… Je veille fort tard, vous aussi. Les cloisons sont minces et…

— Et ? répéta Rogers.

— Et je vous entends… Vous avez de la peine… Vous la manifestez à voix haute… Surtout ne m’en veuillez pas de paraître vous épier. Je vous assure que je n’y mets aucune indiscrétion.

» Si je vous parle aujourd’hui, c’est qu’il le faut, il le faut absolument. »

L’Anglais convint en hochant la tête :

— Je reconnais, j’avoue que ma situation est très triste…

— Laissons de côté les choses, matérielles. Je sais ce qui vous fait souffrir. Vous pleurez une… un être que vous avez perdu, et que vous voudriez retrouver.

À ces mots Rogers fit un haut-le-corps et s’arrêta net au milieu de la rue ; il demanda d’une voix altérée.

— Comment savez-vous cela ?

— Croyez-vous aux sciences occultes ?

— Jamais je ne m’en suis occupé.

— Vraiment ? Alors vous seriez dans l’ignorance des pouvoirs merveilleux que vous possédez ? C’est étrange, je n’y puis croire ! Je vous ai vu tout blanc, environné de lumière…

— Veuillez vous expliquer monsieur ; je ne comprends rien à vos paroles.

— J’ai toujours eu du goût pour le mystérieux ; une sorte d’attirance, de fascination invincible.

» Quelle chose surprenante que, doué comme vous l’êtes, vous n’ayez jamais cherché à utiliser vos dons.

— J’ignore en quoi ils consistent.

— Peut-être ne voulez-vous pas en convenir devant un étranger… Après tout cela vous regarde. Il suffit que j’accomplisse ma mission. Si je vous parais bizarre, ça ne fait rien, je suis sûr de vous rendre service, car c’est pour vous rendre service que je vous ai abordé tout à l’heure.

— Vraiment ? Je me demande…

— Figurez-vous qu’après avoir bien étudié dans les livres, l’idée m’est venue de passer à la pratique. Je suis parvenu à des résultats assez intéressants. J’ai développé ma sensitivité, ma clairvoyance. Je peux psychométrer avec succès, et je fais à volonté des sorties en astral.

— Que signifie : sortie en astral ?

— Vous dégagez votre corps éthérique du corps physique et tandis que celui-ci repose comme mort dans votre chambre, l’esprit va où il veut, pénètre où il lui plaît.

» Il y a les sorties volontaires et les sorties faites en rêve. »

Le précepteur tressaillit. Il venait de se rappeler soudain ses voyages nocturnes au Museum, en compagnie de Nefert-thi. Comme elle le guidait avec sollicitude, comme elle poursuivait intelligemment son initiation !

— Quand je veux aller en astral, je prends soin, pour aider à mon dégagement et augmenter ma lucidité, de fumer une pipe de feuilles d’eucalyptus en mangeant six noix.

— Six noix ?

— Pas une de plus, pas une de moins. L’effet est prodigieux. La recette m’a été donnée par une vieille dame que j’ai connue à l’école hermétique dont je suis élève. Tout d’abord je la croyais timbrée ; mais un jour j’eus la curiosité d’essayer et… je continue.

» Maintenant j’en arrive à vous. Plusieurs nuits de suite, troublé par vos plaintes, je voulais frapper contre la cloison. Quelque chose, quoi ? je l’ignore, m’en a empêché. J’ai senti que je devais voir de moi-même ce que vous aviez, et qu’il fallait chercher.

» Alors hier au soir, après m’être préparé par un jeûne de vingt-quatre heures — ce qui, vu l’état de mes finances, ne m’a pas fait réaliser de grosses économies — hier donc, j’effectuai une « sortie en astral ».

» J’ai traversé le mur qui sépare nos deux mansardes, je vous ai vu en proie à un cauchemar pénible ; j’ai vu votre double errant dans l’espace à la recherche de quelqu’un. »

D’un mouvement impulsif, Rogers saisit le bras de son compagnon.

— Vous dites ?

— Je répète que j’ai vu votre double errant à la recherche de quelqu’un. Ce quelqu’un est une femme… Morte ? Vivante ? On ne m’a pas permis de le savoir.

» Quand je me suis trouvé de l’autre côté, près de votre double, une voix m’a dit : « Aide-le à redescendre et aide-le à retrouver celle qu’il a perdue. »

» Et je vous ai soutenu, et nous sommes revenus ensemble auprès de votre corps. Il y avait de grosses larmes figées sur vos joues pâles.

» Au moment de la réintégration, j’aperçus, à demi dissimulée derrière un brouillard de vapeurs rougeâtres, une femme qui vous tendait les bras d’un geste désespéré. Elle semblait prisonnière. Quelque chose l’empêche de revenir vers vous, et cependant elle vous appelle… il faut que vous la retrouviez, il le faut.

» Et la même voix m’a dit : « Répète-lui tout cela demain. » J’obéis. J’obéis parce que j’ai conscience d’accomplir un acte nécessaire. Jugez-moi maintenant comme il vous plaira.

— Monsieur, murmura Rogers, tellement ému qu’il en désapprenait le français et devait chercher ses mots, monsieur, je ne saurais assez vous remercier. Tout ce que vous venez de me dire est exact.

» En effet, j’ai perdu une créature adorable et adorée… Mes efforts pour la retrouver, pour la revoir sont restés vains jusqu’à ce jour. Elle était ma joie et ma chance. Avec elle sont parties ma joie et ma chance.

» Si vous pouviez véritablement m’aider… ah ! si vous pouviez, que de reconnaissance ! »

— Je ferai l’impossible pour cela, n’en doutez pas.

On arrivait devant l’école Primrose. Louis Pierron ajouta :

— N’avez-vous rien d’elle ?

— Non… Si, si, s’écria-t-il, se souvenant tout à coup du manuscrit hittite qui si longtemps avait dormi sur la dépouille de sa chère princesse, si, je possède un objet très précieux…

— Eh bien, voulez-vous que je vous donne ce soir une séance de psychométrie 7 Les actes sont préférables aux paroles. De longues explications ne vaudront pas une démonstration pratique.

» Peut-être avec cet objet trouverai-je le conducteur qui doit vous mener jusqu’à « elle ».

Rogers accepta d’enthousiasme, cela va sans dire. Les deux voisins prirent rendez-vous pour le soir, à sept heures, dans un petit café de la rue Saint-Jacques.

Et le jeune Anglais donna ses leçons avec une ardeur inaccoutumée. Il semblait galvanisé. Ses élèves ne reconnaissaient plus en lui le professeur taciturne et morose des jours précédents. C’est que, bien petite et bien faible, mais brillante néanmoins, une lueur éclairait sa nuit. Il ne se débattait plus au milieu de ténèbres visqueuses, il avait un flambeau. L’espérance le visitait et son découragement de naguère était dissipé.

Inutile de dire que Rogers fut exact au rendez-vous. Assis devant un grand verre d’eau glacée, Louis Pierron l’attendait. Il expliqua que pour être plus clairvoyant, mieux valait s’abstenir d’aliments et de boissons fermentées.

Il y avait chez le précepteur un vieux fauteuil Voltaire de faux acajou et de reps autrefois grenat qui, après avoir connu les honneurs des chambres du premier étage, s’était insensiblement vu reléguer jusqu’aux combles,

C’est dans ce fauteuil que Pierron s’installa après leur léger repas. L’Anglais mit entre ses mains le manuscrit hittite.

— Bien, ne m’interrogez que quand j’aurai commencé à voir. Peut-être même ne sera-t-il pas nécessaire que vous m’interrogiez. Je vais me concentrer un moment jusqu’à ce qu’une vision se précise. Si la vision était fausse, interrompez-moi. Est-ce compris ?

— C’est compris.

Le Parisien ferma les yeux et s’accota dans le fauteuil, comme s’il voulait faire un somme. Il pressait dans ses mains croisées le papyrus ; de temps à autre, une sorte de frisson le parcourait. Il crispait ses doigts, il pétrissait fortement le manuscrit en pinçant les lèvres ; son nez, qui était long et mince, semblait s’allonger encore. Sa pâleur uniforme lui donnait l’apparence d’une cire.

Le silence se prolongea quelques instants, enfin sans faire un geste, sans ouvrir les yeux, le jeune homme se mit à parler. Les mots étaient articulés péniblement, la voix restait sans inflexion, et Rogers, qui prêtait l’oreille avec l’avidité que l’on devine, Rogers entendit ce qui suit :

— Oh ! oh ! comme on me fait aller loin ! Je vois des palmiers, des dunes de sable, des villes dont les habitants ont la peau bronzée, et portent des robes. Il y a des rayures sur l’étoffe de ces robes.

» Quelle lumière, quel soleil ! Ce n’est pas l’Asie, pourtant… On me montre un A… je sens que c’est le nom de la contrée.

» Atlantide ?… Non, les Atlantes étaient rouges… Alors, Afrique ? Oui, c’est cela : Afrique, je suis en Afrique !

» Ah ! mon Dieu ! du sang ! une femme que l’on égorge… j’ai peur… Maintenant je suis dans la nuit… on dirait une cave… il y a des peintures sur les murailles, et au milieu de la cave, un cercueil…

» C’est là-dedans qu’était l’objet que vous m’avez donné… il se rapporte à une femme… celle que j’ai vu égorger. Le fil conducteur n’est pas assez long, je puis bien remonter dans le passé, mais il m’est impossible d’aller dans l’avenir jusqu’à elle… je la sens, je la devine, je ne la vois pas…

— Alors vous ne pouvez rien me dire, ni me donner aucun conseil ?

— Attendez un peu !

Le jeune homme parut s’enfoncer plus profondément dans sa méditation. Puis il parla, toujours de la même voix lointaine.

— J’ai la sensation qu’une femme doit vous conduire auprès de cette morte.

» Tâchez de me comprendre, car je ne me souviendrai plus de ce que je vous aurai dit. C’est une… une vivante qui vous guidera jusqu’à l’autre…

— Comment la découvrir ?

— Je ne sais pas. Il faut chercher… il faut avoir beaucoup de patience et de persévérance… ne vous laissez rebuter par aucune déception. On a voulu, pour empêcher l’accomplissement d’une œuvre que je ne puis distinguer, vous séparer à jamais de celle… de celle… que vous aimez…

— Qui, on ?

— Des forces, des forces puissantes et malfaisantes. Mais il existe sur terre une créature qui renouera le lien. Elle seule en est capable.

» Je m’épuise, assez ! Retirez la chose de mes mains pour que je ne sente plus l’influence. Puis laissez-moi revenir de moi-même. »

Rogers fit ce qu’on lui demandait. Il prit le papyrus ; Pierron tressaillit. Au bout de peu de temps, il ouvrit les yeux, sa figure redevint vivante, et de son accent ordinaire il interrogea :

— Est-ce que j’ai pu voir quelque chose ?

— Oui, seulement je me trouve plus embarrassé et plus perplexe qu’auparavant peut-être.

— Comment cela ?

— Parce que je ne parviens pas à démêler le sens caché de vos conseils.

Jusqu’alors, Rogers n’avait voulu livrer à âme qui vive son secret ; mais à cette heure, captivé par le jeune ouvrier, mis en confiance, il dégonfla son cœur trop lourd, et raconta dans tous ses détails l’histoire de la momie jusqu’au moment tragique de la séparation.

— Tout cela est très grave, dit Pierron, et je ne me sens pas de taille à supprimer les obstacles dont vous êtes entouré.

» Je ne suis qu’un novice, un humble étudiant en occultisme, et j’ignore beaucoup de choses. Mais j’ai le grand désir de vous être utile.

— Merci. Malheureusement, vous le reconnaissez vous-même, les difficultés sont énormes. Comment faire pour vaincre les forces hostiles ? Comment faire surtout pour rencontrer celle qui doit me conduire jusqu’à Nefert-thi ?

— Rien ne prouve que je ne me sois pas trompé. Il me semble que vous devriez d’abord vous entourer de conseils plus autorisés que les miens.

» Je connais un homme qui pourra peut-être vous tirer d’affaire. C’est un bouquiniste du quai Malaquais. Si vous voulez, nous irons le voir demain. »

Rogers accepta, et le lendemain, à l’heure fixée, ils se retrouvaient devant la boutique du libraire.

Sur les planches brutes s’alignaient des ouvrages neufs portant des titres bizarres, à terre gisaient des ballots de brochures et de revues, bleues, vertes, roses, revues d’astrologie, d’hermétisme, de spiritisme, de cosmogonie occulte dont Balaruc était l’éditeur et qui ne devaient pas, d’après la quantité de « bouillons », être lues par un nombreux public.

À ce jeu, Balaruc ne s’enrichissait guère. Il vivotait chichement de la vente des vieux livres occultes dont sa bibliothèque était abondamment fournie.

Tous les collectionneurs d’éditions princeps, tous les fervents bouquinistes du quartier des Écoles fréquentent assidûment sa maison, puisent dans ses « réserves », fouillent parmi les anciennes reliures et y font parfois de précieuses trouvailles.

Balaruc est un vieillard jovial, ami de ses clients, qui s’attardent volontiers chez lui en d’interminables causeries, car sous ses dehors simples, il cache un homme très savant que l’on peut consulter avec fruit sur les sujets les plus divers.

Pierron entra en habitué de la maison, il présenta son camarade et la conversation prit bientôt une tournure intéressante pour le jeune Anglais, car elle roula sur l’occultisme.

Le vieux libraire savait beaucoup de choses : il intéressa Rogers par l’exposé de ses théories sur la vie, la mort, la réincarnation à laquelle il croyait fermement.

— M. Rogers désire vous demander quelque chose, déclara Pierron lorsqu’il vit que Balaruc et l’Anglais sympathisaient.

— De quoi s’agit-il ?

Edward raconta son histoire, et tout en l’écoutant le vieillard posait sur son interlocuteur ce regard étrange qu’il avait parfois lorsque son esprit voyait plus clairement que ses yeux.

— Je ne puis aujourd’hui vous dire que ceci : attendez… attendez que sonne l’heure favorable. Cette épreuve était nécessaire, mais elle va finir, je le sens.

» Revenez, il faut que je tâche de bien comprendre. »

Rogers devint un des fidèles de Balaruc, et ce fut ainsi que le hasard ou la cause inconnue qu’il représente pour nous, se chargea de mettre Edward en présence de celle dont dépendait sa destinée.

Un soir, en pénétrant chez le vieux bouquiniste, il vit une jeune femme brune, mince et pale qui feuilletait des livres devant la grande table encombrée. Au bruit que fit l’arrivant elle se retourna… et Rogers sentit que l’inévitable venait au-devant de lui.

La boutique de Balaruc, quoique sombre, lui parut soudainement illuminée comme pour une fête.

Car cette femme qu’il venait de reconnaître d’un regard, c’était Magda… c’était celle qu’il avait rencontrée un jour à Londres, devant la momie de Nefert-thi.

C’était celle qui devait venir et c’était aussi Nefert-thi, une Nefert-thi moderne, vêtue comme une élégante personne du XXe siècle, car cette belle jeune fille inconnue ressemblait étonnamment à la princesse pharaonique.

Rogers n’analysa pas ces choses en détail, elles se présentèrent à son esprit soudainement ; il les devina, il en eut l’intuition foudroyante dans l’instant même où, incliné très bas, il saluait la jeune femme.

Celle-ci semblait aussi émue qu’Edward. Une impulsion douce et violente lui fit tendre la main à Rogers comme si elle retrouvait en lui une ancienne connaissance.

— Vous habitez donc Paris ? demanda-t-elle.

— Oui, madame, depuis plusieurs mois. Daignez permettre que je me présente.

Il se nomma, il déclina ses qualités. Une expression de joyeuse surprise se peignit sur les traits purs de Magda.

— M. Edward Rogers l’orientaliste, c’est vous ?… Mon père sera ravi de vous recevoir, car il s’intéresse passionnément à l’histoire d’Égypte. Il a lu votre grand ouvrage, il en est enthousiaste.

Et dans un léger rire la jeune fille ajouta :

— Continuons les formalités nécessaires. À mon tour de me présenter. Je suis Magda Roberty, je vis seule avec mon père qui s’occupe fort d’archéologie…

Comme si elle se fût aperçue seulement alors de la bizarrerie de leur situation, Magda poursuivit en enveloppant le jeune homme de son regard lumineux :

— La vie est singulière, n’est-ce pas ? Elle ménage à chacun de nous, au moment le plus inattendu, d’étranges surprises.

» Nous nous sommes vus deux ou trois fois dans un endroit public, nous avons échangé quelques paroles à peine… Ce même hasard nous remet en présence ici, et il semble que nous sommes déjà de vieux amis. »

Quelle influence occulte subissait donc la sérieuse Magda pour qu’elle osât s’exprimer de la sorte, elle si fière et si réservée ? Rogers était mis presque pauvrement, n’ayant gardé que quelques vestiges de son élégance passée ; il avait cependant l’air d’un gentleman ; n’importe, si M. Roberty eût été présent, quelle surprise attristée n’eût-il point ressentie ?

Rogers d’ailleurs se conduisait avec la même inconséquence que Magda. Sur-le-champ, il accepta son invitation de passer la soirée du surlendemain à l’hôtel Roberty. Il mit la jeune fille en voiture, lui baisa la main, et resta debout sur le trottoir tant que l’auto n’eut pas disparu.

Accotée dans un angle de la limousine, Magda se ressaisissait péniblement ; on eût dit que les vapeurs de l’ivresse bizarre à laquelle elle venait de céder se dissipaient peu à peu.

Elle se rappela les paroles imprudentes prononcées, l’impulsion irrésistible, l’invitation faite… Et à qui ? à un inconnu ! Quelle aberration ! quelle folie ! Qu’allait dire son père ?

Heureusement, le nom du jeune égyptologue était familier à M. Roberty. Il ne verrait dans l’acte inconsidéré de Magda qu’un accès de spontanéité juvénile, le désir d’être agréable à son cher père en lui faisant connaître de près l’auteur du Lexicon linguæ ægyptiacæ.

Et puis, et puis… quoi que pensât M. Roberty, quelques remontrances qu’il pût adresser à sa fille, le mal, si mal y avait, était réparable. On recevrait une fois ce jeune homme et s’il ne plaisait pas au savant, on en serait quitte pour ne pas renouveler l’invitation.

Pendant que Magda réfléchissait de la sorte, l’auto gagnait la demeure paternelle. M. Roberty travaillait encore. Il posa sa plume en voyant entrer la chère enfant qui vint l’embrasser.

— As-tu trouvé le livre que je désire Magda ?

— Oui, père, chez Balaruc, quai Malaquais. Une très vieille édition en fort bon état. On livrera demain matin. Mais que je te dise qui j’ai rencontré là-bas. Le jeune homme de Londres, tu sais bien ?

Le savant parut chercher sans succès dans sa mémoire.

— Quel jeune homme de Londres ?

— Celui qui m’a parlé avec un air si drôle et qui… au British Museum, devant la fameuse momie… Te souviens-tu comme je fus étonnée de ses façons ?

Magda se garda bien d’ajouter quelle impression persistante et pleine de trouble elle avait conservée de ce bel Anglais et qu’il avait occupé son esprit au point de la faire aller consulter à son sujet un diseur de bonne aventure.

— Ah oui ! fit M. Roberty, une espèce de fou.

— Mais non, père… rétorqua vivement la jeune fille, au contraire, c’est un des plus grands savants de notre époque et tu l’admires sans le connaître, c’est M. Edward Rogers, l’auteur du Lexicon.

— Pas possible ! Comment le sais-tu ?

— Il me l’a dit tout à l’heure chez Balaruc. Car, figure-toi, la chose est des plus amusantes, nous nous sommes salués et présentés nous-mêmes.

» Sachant combien tu admires son œuvre, j’ai pensé qu’il te serait agréable de causer avec M. Rogers, qui est vraiment un gentleman bien sympathique. Aussi je l’ai invité ; il viendra après-demain soir. »

Du coin de l’œil Magda examinait quelle figure faisait son père. Il laissa échapper un mouvement de surprise, mais ne parut pas contrarié. Bien, mieux il sourit en disant à sa fille :

— Voilà un trait qui m’étonne de ma sauvage Magda. D’ordinaire elle ne se lie pas avec cette facilité.

— En effet, père, mais l’invitation est partie sans que j’y songe, oui, ma foi, je n’ai réfléchi qu’ensuite, il était trop tard. Alors je me suis dit qu’une mauvaise soirée est somme toute assez vite passée, et que si M Edward Rogers te déplaisait, nous en serions quittes pour ne pas récidiver.

Le savant baisa avec tendresse les cheveux noirs de sa fille.

— Je recevrai avec plaisir M. Edward Rogers, puisque tu l’as jugé digne d’être de nos amis ; j’ai pleine confiance en ton sentiment.

M. Roberty dit tout à coup a sa fille :

— J’ai une idée, Magda, je montrerai à M. Rogers la communication égyptienne obtenue par Mme Lalande. Il est plus ferré que moi, il verra si des fautes ont été commises ou si le langage est pur.

La jeune fille ébaucha un mouvement de protestation, elle rougit et ressentit un émoi singulier.

Une soudaine lueur éclairait les événements qui s’accomplissaient et qui jusqu’alors lui avaient paru incompréhensibles. Mais elle n’acheva pas le geste, car elle eut l’impression d’une fatalité contre laquelle la volonté humaine resterait impuissante.

Ce qui devait être serait… On l’avait avertie… L’être annoncé entrait dans sa destinée…les temps étaient venus.

Ce destin, quel serait-il ? Joyeux ou misérable ? Qu’importe, puisqu’elle ne pouvait le changer. Elle acceptait la vie, elle acceptait la peine, elle acceptait tout, sachant combien la lutte serait inutile.