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L’Amant de la momie/15

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DEUXIÈME PARTIE


I

LE ROMAN DE LA MOMIE


Il semble que les demoiselles égyptiennes du temps d’Aménophis IV et les demoiselles anglaises du temps de notre George V soient très différentes. Il n’en est rien. Dès qu’on gratte la minuscule couche superficielle ajoutée à l’âme de celles-ci par trente petits siècles, elles n’ont pas fait de sensibles progrès et ont toujours une notion exclusive, personnelle et intolérante de l’amour ; de plus, elles confondent l’amour avec bien d’autres choses. Ceci est spécialement à l’usage des demoiselles modernes.

Effie Dermott nous en offre la preuve manifeste. Son amour pour Edward Rogers était une petite affection bien sage, bien tranquille, attendant patiemment le moment où le précepteur pourrait commuer sa peine légère de fiancé en celle beaucoup plus grave d’époux.

Elle envisageait même sans appréhension l’éventualité d’un mariage avec un autre, dans le cas où la maturité nuptiale de Rogers se ferait trop attendre.

Cette patience et ce sang-froid disparurent au moment où Rogers commença les travaux qui devaient le mener à la gloire. Ils furent remplacés par une plus active sympathie, et celle-ci devint une affection exigeante et pressée après la découverte de l’explication des textes hittites.

Effie s’ouvrit à sa mère : Mrs. Dermott n’avait pas été insensible à la gloire de son neveu et aux 500 livres d’honoraires qu’avait valus à ce neveu le Lexicon linguæ aegyptiacæ.

Elle calculait qu’à raison de deux dictionnaires par an, son neveu pourrait donner le bien-être à sa femme et même la richesse, pour peu qu’il poussât l’amour du travail jusqu’à faire cinq ou six lexicons égyptiens par an. Femme de goûts simples, elle aimait les calculs simples comme elle.

On décida de profiter de l’élection du jeune savant comme membre d’honneur de la Société asiatique, pour l’inviter à dîner ; on le réconcilierait avec sa mère qui serait également conviée, ainsi que le docteur Martins.

Effie écrivit à son cousin une lettre particulièrement affectueuse pour lui transmettre l’invitation de ses parents.

Ce même jour on avait apporté chez Rogers la caisse contenant la momie et ses biens mobiliers. On avait installé le tout dans le petit salon qui précédait sa chambre. Vers le soir, le double, ou khà, de la princesse, apparut au jeune homme et manifesta une vive satisfaction.

La fatale lettre d’Effie arriva vers sept heures. Rogers était au restaurant et il avait laissé sa compagne seule, si je puis employer un pareil langage en parlant de la momie et de son ombre. Quand il rentra, vers neuf heures, Nefert-thi était assise dans un fauteuil et paraissait de fort méchante humeur.

Elle tenait, à la main la lettre d’Effie, la pressait dans ses doigts crispés et fronçait ses noirs sourcils sur ses yeux sombres où pétillaient des étincelles.

— La barbare te poursuit, Améni ! Elle t’écrit de venir prendre un repas chez elle, auprès de son père et de sa mère ; je te défends d’y aller.

— Mais tu n’y songes pas. Nefert-thi ! Je ne puis refuser l’invitation de mon oncle.

— Tu n’iras pas ; je te le défends.

— Réfléchis, ma bien-aimée, je manquerais de respect à ma mère et à mes parents. Tu me demandes une chose à laquelle je ne puis consentir.

Quoiqu’elle ne fût qu’une ombre, Nefert-thi frappa du pied avec impatience.

— Je ne veux pas que tu ailles retrouver cette petite étrangère, qui s’imagine avoir des droits sur toi.

Rogers était fort ennuyé de l’exigence imprévue de la momie. Il ne pouvait, sans offenser sa mère, son oncle Amos, sa tante Jacinthe et sa cousine Effie refuser le dîner de famille donné en son honneur. Il essaya de persuader l’Égyptienne.

— Chère Nefert-thi, je t’en supplie, laisse-moi accomplir ce devoir. Je le jure, tu m’entends, je te jure que je n’aime que toi !

Il s’agenouilla gentiment devant la jolie païenne, mais il ne la toucha pas, sachant très bien qu’il la réduirait aussitôt en vapeur invisible.

Nefert-thi eut alors recours à un moyen généralement irrésistible ; elle leva ses beaux yeux sur Rogers, et le jeune amoureux s’aperçut que des gouttelettes claires comme des perles de cristal se suspendaient aux longs cils de soie.

— Ne pleure pas, ma bien-aimée ; tes larmes me font mal.

— C’est que je ne suis qu’une ombre impalpable, Améni ! Je sens mon infériorité à ce point de vue. La jeune barbare est vivante, sa chair est gonflée de sang rouge et sa peau blanche se tend sans rides sur ses os.

» Tandis que moi je suis moins que le zéphyr qui courbe les tiges de lotus !

— Mais puisque je n’aime que toi !

— Sans doute, tu m’aimes, Améni ; mais comment résisteras-tu aux caresses de cette fille, puisque je ne puis offrir à tes lèvres qu’un simulacre de lèvres, alors qu’elle te présentera la fraîcheur réelle de sa bouche ? Ah ! si j’avais eu le temps de reprendre mon corps vivant et jeune, ma beauté ne craindrait pas la sienne !

— Tu es pour moi la seule femme désirée !

Nefert-thi sécha ses larmes, un joli sourire éclaira sa figure brune, et elle appuya la main sur la tête de Rogers.

— Alors tu n’iras pas, Améni ?

Les femmes, même lorsqu’elles sont déduites à l’état de spectre, semblent conserver l’entêtement délicieux de leur sexe volontaire.

Rogers n’avait aucune connaissance pratique de la psychologie féminine ; ce qui eût semblé parfaitement naturel à un homme expérimenté, lui parut la marque d’une obstination condamnable.

— Tu n’es pas raisonnable, dit-il avec une pointe d’humeur, tu me demandes l’impossible.

— Eh bien ! vas-y ! vas-y ! mais que Shekmet te fasse mourir, toi, et tous ces barbares !

Rogers ne savait quelle contenance prendre. Jusqu’ici, ses relations avec Nefert-thi avaient conservé un caractère plus intellectuel que passionné. La momie, ou son double, s’était montrée, sans doute, tendre et caressante, mais elle avait surtout témoigné de l’empressement à instruire son amoureux.

Elle n’avait manifesté la violence africaine de ses sentiments qu’en maltraitant l’innocente Effie ; toutefois, Rogers n’avait pas été le témoin de cette scène véhémente et brutale. Le désespoir et la fureur de Nefert-thi lui parurent en conséquence extraordinaires.

— Nefert-thi, voyons ! Sois raisonnable.

— Non ! tu n’es qu’un ingrat. Je te déteste ! Je regrette de t’avoir appris toutes les choses qui t’ont rendu illustre ! Je regrette de t’avoir montré mon amour ! Va-t’en ! Tu me fais horreur !

Et l’Égyptienne disparut brusquement, elle alla sans doute s’abriter dans sa momie, car elle poussa toute la nuit des gémissements qui empêchèrent Rogers de dormir ; son insomnie lui parut d’autant plus cruelle qu’il se désespérait d’avoir fait de la peine à sa chère Nefert-thi.

Le lendemain de la discussion, à sept heures du soir, la momie boudait encore et avait repris ses gémissements, dès que l’ombre était venue. Cela irritait Rogers, qui avait inutilement supplié Nefert-thi de se montrer, de causer avec lui et d’entendre raison.

L’Égyptienne s’obstinant dans sa rigueur, avait refusé d’apparaître et s’était conduite exactement comme une enfant gâtée aux caprices de laquelle on résiste.

À sept heures et demie, Rogers partit pour aller au dîner de famille que le Rev. Amos Dermott donnait en son honneur. Il était préoccupé, pensait uniquement à Nefert-thi, et se reprochait d’avoir tenu bon. De tristes pressentiments roulaient leurs nuages noirs dans son esprit inquiet. Hélas ! ils étaient semblables aux lourds cumulus qui annoncent l’ouragan prochain.

Mrs. Rogers accueillait son fils comme si elle eût oublié les paroles sévères qu’elle lui avait naguère adressées. Le Rev. Amos Dermott et sa femme furent cordiaux. Effie fut presque tendre.

— Heureux de vous recevoir, mon neveu ! s’écria le clergyman. J’ai vu avec plaisir que vous aviez trouvé le moyen de lire une langue encore inconnue.

— Oui, oncle Amos, mais je n’y ai pas eu grand mal.

— Vraiment ? dit Mrs. Dermott.

— Oui, tante Jacintha, on m’a aidé.

Mr. Dermott se hâta de changer le cours de la conversation.

— Nous n’attendons plus que votre vieil ami, le docteur Martins.

Rogers fronça les sourcils. Il en voulait à Martins à cause des souvenirs qu’il avait gardés, comme de rêves, de sa visite nocturne et accidentée dans les salles égyptiennes du Museum.

Rogers alla s’asseoir à côté de sa mère ; Effie se plaça près de lui et prit part à leur conversation. Enfin Martins arriva, il se mordit les lèvres en voyant Effie familièrement assise auprès de Rogers, qu’il salua d’un ton ironique.

— Ah ! vous voilà Rogers, mon vieux ! Vous vous mettez maintenant à dénicher de vieilles langues oubliées dans les galetas de l’histoire ?

— Oui, Martins, mais cela ne doit pas vous intéresser beaucoup.

— Vous savez, mon cher linguiste, que vous m’intéressez à d’autres points de vue.

Rogers ne répondit pas, et Amos Dermott reprit son rôle de tampon.

— Quelles nouvelles de lord Charing et de sa famille, docteur ?

— Ils sont bien ; enchantés surtout d’être débarrassés de leur momie.

Martins décidément n’avait aucun tact.

On annonça le dîner : il se passa sans encombre, grâce à l’intervention de Mrs. Dermott, qui accapara Martins, ce qui acheva de le mettre de mauvaise humeur.

Car Effie faisait positivement les yeux doux à cette canaille de Rogers ! Elle lui parlait bas, se montrait prévenante et veillait à ce que son verre de sherry fût toujours plein. Ce spectacle contribuait à exaspérer le docteur qui conservait l’espoir de remplacer son ami dans le cœur de la gentille Effie.

De retour au salon, miss Dermott, envers qui le jeune savant avait été d’une amabilité distraite, se résolut à le mettre au pied du mur.

— À quoi songez-vous donc ? dit-elle ; vous avez l’air d’être dans la lune.

Poussé par son vilain sentiment de jalousie, Martins s’était rapproché des deux jeunes gens.

— Vous demandez à quoi il songe ? interrogea-t-il sans souci des convenances, à sa momie, parbleu !

L’intervention du docteur Martins mit fin à la rêverie du jeune homme, qui prit soudain conscience de la situation ; il se rendit compte de la portée des attentions d’Effie. Il était réellement engagé avec elle. Ses engagements étaient écrits et aucun tribunal n’aurait hésité à lui infliger une forte indemnité pour rupture de promesse de mariage.

Et cependant il ne pouvait sérieusement penser à épouser sa cousine, maintenant qu’il connaissait Nefert-thi et qu’il avait goûté dans des rêves étranges la douceur de ses baisers.

Les circonstances étaient cruelles pour l’honnête garçon. Il ne voulait pas faire le moindre chagrin à sa cousine, qu’il aimait bien ; mais il ne pouvait pourtant l’épouser la tête et le cœur pleins d’une autre image, chimérique peut-être, mais qu’il chérissait uniquement.

Et il ressassait ces choses si contradictoirement affligeantes.

— Il est à cent lieues de nous, miss Dermott ! Il est sans doute dans quelque temple égyptien, avec l’ombre de sa momie !

— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire, Martins ?

— Cela m’intéresse énormément, mon cher Rogers, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Cela m’intéresse… médicalement.

— Vous me portez sur les nerfs, Martins ; mêlez-vous de ce qui vous regarde, mon bonhomme.

— Votre santé me regarde, mon vieux, et je constate avec peine que vous n’avez pas suivi mes conseils.

— Vous m’embêtez !

— Rudoyer le médecin est un des symptômes les plus connus de la maladie qui vous pend au nez. Laissez-là votre hittite et faites une saison dans les montagnes.

— Laissez-nous, Martins, pour l’amour de Dieu, ou je vous mets mon pied quelque part.

— Bien, mon ami, Bien ! Je vais vous prescrire une potion calmante.

Dès que Martins eut été rejoindre à la table de bridge Mrs. Rogers et les parents d’Effie Dermott, celle-ci reprit :

— Puisque nous sommes en mesure de fixer la date de notre mariage, ne pensez-vous pas qu’il convient de choisir le jour dès à présent ?

— Mais, Effie… laissez-moi réfléchir…

— Vous n’êtes guère aimable, mon cousin…

— Eh bien, là, franchement ! Effie, ma chère, je ne me sens pas digne d’être votre mari… Je craindrais de ne pas vous rendre heureuse…

— Chassez cette crainte. Edward, je suis persuadée que vous ferez un excellent mari.

— Non vraiment ! je serai un mauvais mari.

— Pas du tout ! Je vous connais assez pour être complètement rassurée. Répondez à ma question. Quand notre mariage ?

— Très sincèrement, je ne puis pas me marier avec vous.

— Pourquoi cela ? dit la jeune fille offensée.

— Parce que… parce que… eh bien, parce que j’en aime une autre…

— Et qui donc ? Votre momie peut-être ? fit miss Dermott sur le ton d’ironie méprisante qui convenait aux circonstances.

— Elle-même, ma chère cousine.

Effie se mit à fondre en larmes. Sa mère, qui la surveillait du coin de l’œil, fut tellement impressionnée par le chagrin de sa fille qu’elle coupa toutes les cartes maîtresses de son partenaire.

Elle vint ensuite auprès des jeunes gens ; Effie avait son mouchoir sur les yeux et Rogers l’air bête, selon l’expression concise du docteur Martins.

— Qu’avez-vous fait à Effie, Edward ? dit vivement tante Jacintha.

— Oh ! mère ! Il ne veut pas se marier avec moi ! gémit Effie.

— Amos ! Margaret ! s’écria Mrs. Dermott en s’adressant à son mari et à sa belle-sœur, entendez-vous ce que dit Effie ? Ce vilain garçon ne veut plus l’épouser ! Il refuse sans motif !

— Il m’a dit qu’il aimait la momie, mère !

Mrs. Rogers s’était approchée, et avait entendu.

— Quoi ! mon fils ! Avez-vous encore cette folie diabolique dans la tête ? Allez-vous faire à Effie l’injure de lui manquer de parole ?

— Mère, je ne voudrais pas lui causer de la peine, mais… en ce moment, dans les circonstances actuelles…

— Edward, mon garçon, cela est très grave. Vous offensez non seulement Effie, mais sa mère et moi, barytonna le clergyman.

— Et moi-même, mon fils, ajouta sévèrement Mrs. Rogers. Si vous aviez écouté mes conseils, vous ne seriez pas devenu la proie du démon !

Rogers, qui ne voulait pas céder, mais qui redoutait de dire une parole blessante, se leva brusquement, s’excusa en balbutiant des mots inintelligibles, et prit la porte.

Il revint rapidement chez lui et entra dans son appartement ; tout heureux de se rapprocher de Nefert-thi, il espérait que son accès de jalousie serait passé, et qu’elle se montrerait joyeuse d’apprendre, si elle ne la connaissait déjà, sa rupture avec Effie.

Il traversa son petit salon, sans allumer l’électricité et ouvrit la porte de sa chambre. Son cœur battait, sa main tremblait, et il éprouvait les effets désordonnés de l’amour dans l’incohérence de ses pensées, dans l’agitation de ses systèmes nerveux, respiratoire et circulatoire.

Peut-être Nefert-thi était-elle déjà là, gracieuse apparition, délicate forme de lumière, messagère de joie ; Rogers jeta un rapide regard dans la chambre obscure : l’Égyptienne n’y était pas !

Il revint dans le salon, dont le sarcophage était l’ornement le plus précieux. Il tourna le commutateur…

Était-ce une illusion ? Non ! La place où devait se trouver le sarcophage était vide. Il fit des perquisitions complètes dans l’appartement : le cercueil, la momie et ses bijoux avaient disparu.

Il se précipita comme un fou chez sa logeuse. La bonne dame dormait. Aux appels frénétiques de Rogers, elle se leva, croyant que le feu était dans la maison ; elle se vêtit toutefois décemment, la pudeur étant chez elle plus forte que l’instinct de la conservation, à cause de l’habitude ancienne et de l’exercice répété de cette vertu digne de respect.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mrs. Townshend en montrant sa figure coiffée d’un bonnet de nuit dans l’entre-bâillement de la porte.

— Ma momie ! mistress Townshend.

— Eh. bien quoi ? Votre momie ?

— Elle a disparu !

— Disparu ! Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Volée !…

— Volée, monsieur Rogers ! Vous n’y pensez pas ! On ne vole pas chez moi…

— Volée, Mrs. Townshend ! volée, vous dis-je.

— Allez tout de suite au bureau de police.

— Vous n’avez rien entendu ?

— Rien absolument.

Rogers, sortit sans pardessus et sans chapeau, il se mit à courir vers le bureau de police, rencontra deux agents, leur fit sa déclaration.

Conduit par eux au poste, il la renouvela devant le fonctionnaire compétent qui refusa d’aller faire au milieu de la nuit les constatations légales et les remit au lendemain.

Je n’ai pas besoin de dire au lecteur que le jeune orientaliste ne se coucha pas. Je dois à la vérité d’ajouter qu’il donna des signes du plus violent désespoir.

Rogers avait perdu Nefert-thi ! La lumineuse présence de la jolie Égyptienne ne viendrait plus éclairer sa vie, réchauffer son cœur, donner des forces à son intelligence.

Encore Rogers ne pensait-il guère à ses travaux scientifiques ni à l’aide que lui prêtait l’ombre, il n’était sensible qu’à la perte cruelle dont son cœur était frappé.

Je surprendrais beaucoup le lecteur intelligent et réfléchi si je lui affirmais que l’enquête de la police donna d’excellents résultats. Je ne me permettrai pas dans un récit où je m’efforce de ne pas imposer à sa crédulité des efforts difficiles, de lui dire des choses par trop invraisemblables.

Non, malgré mon respect pour la police, malgré mon admiration en général pour le courage et le dévouement de tous les agents et mon estime en particulier pour ceux que je connais, le souci de la vérité m’oblige à confesser que la Sûreté ne vit que du feu dans le vol de la momie.

On constata que le précieux objet, avec tous ses accessoires, avait dû être enlevé :

1o Entre dix heures et dix heures et demie du soir ;

2o Par deux ou plusieurs personnes ;

3o À l’aide de fausses clefs ;

4o Dans une maison habitée, et enfin que :

5o Ce coffre avait dû être descendu par la fenêtre.

La précision de ces constatations causa une grande satisfaction à l’autorité qui les considéra comme un succès véritable, l’identité des voleurs et la reprise de l’objet volé étant choses secondaires.

Et Rogers resta seul.

Son désespoir était navrant. Le coup qui le frappait était si imprévu, si soudain, si cruel pour son imagination amoureuse, qu’il demeura plusieurs jours sans pouvoir réunir ses idées.

Il ne mangeait plus et ne dormait plus, ruminant sans cesse dans son esprit désolé le souvenir des heures exquises passées dans l’intimité de l’ombre, et l’amer regret de leur disparition.

Plus rien ne réussissait à Rogers, il était incapable de travailler, et il dut renoncer à écrire, pour le moment, les différents articles qui lui avaient été commandés.

En même temps ses économies, déjà entamées, furent englouties dans une catastrophe financière ; il avait cru bien faire en prenant des actions d’une société fondée pour l’exploitation des mines d’émeraudes de la baie d’Hudson ; cette société fut mise en faillite.

Un mois ne s’était pas écoulé depuis la mystérieuse disparition de Nefert-thi que Rogers se trouvait dans la plus complète misère ; il ne pouvait exercer une profession manuelle et devait conserver son rang social.

Il chercha une situation, et sur le conseil d’un ami, il offrit ses services à l’école Primrose : le directeur de cet établissement ne put l’engager comme professeur de conversation en hittite ou en égyptien ancien, mais l’agréa en qualité de professeur d’anglais.

Pour rien au monde, il n’aurait consenti à solliciter des secours de sa mère irritée où de sa famille offensée. Il acceptait la lutte qu’engageait la malechance contre lui, résolu à ne pas plier devant elle, à opposer son énergie intelligente à la force brutale des choses, et déterminé à en triompher avec Nefert-thi retrouvée, ou à succomber dans la bataille sans amener son pavillon cloué au mât.

Il fallait d’abord vivre, et la vie intelligente n’était possible que grâce aux appointements que lui offrait l’école Primrose.

Il dut quitter Londres, ayant été attaché à l’école de Paris, où M. Primrose pensait qu’un orientaliste en renom serait un élément de prestige, ce qui est utile dans l’aimable capitale de nos voisins d’outre-Manche.

Et l’amoureux désolé de l’Égyptienne arriva un matin à Paris, avec ses hardes, son estomac creux et ses idées noires.

Il n’emportait qu’un trésor apparent, le manuscrit hittite, mais il avait en lui d’autres trésors cachés, plus précieux encore : sa jeunesse, sœur de l’espoir, et son énergie, mère du succès.

Il alla loger dans un hôtel réservé aux étudiants pauvres, en plein quartier latin, près de l’Odéon, ami des poètes et du Luxembourg, où s’abrite la sagesse de la nation française, et il commença aussitôt ses leçons.

Dans la détente forcée de son intelligence, qui travaillait par routine, comme un cheval attelé à un manège de pompe, Rogers reprenait conscience de sa force latente, et les leçons de Nefert-thi, troublées par la douleur des premiers jours, revenaient à sa mémoire.

Le jeune, homme médita les paroles de l’Égyptienne. Comment avait-elle brusquement cessé de se manifester à lui ? Deux causes étaient également acceptables pour expliquer ce malheur. Ou elle ne voulait plus le revoir, ou elle ne pouvait plus se mettre en rapports avec lui.

Il écarta résolument la première hypothèse. Il avait foi en la demoiselle égyptienne, or la foi ne se raisonne pas, elle s’impose à notre conscience comme une donnée indiscutable ; elle est l’œuvre du sentiment qui nous domine et non du jugement qui est dirigé par notre raison.

Donc, puisque Nefert-thi ne pouvait plus venir vers Rogers, il devait aller vers elle, à l’aide de ces procédés mystérieux qu’elle avait commencé à lui révéler, mais il savait que ces procédés étaient périlleux.

La jolie magicienne immatérielle lui avait souvent répété ses conseils de prudence : « Ne t’aventure pas sans moi dans le royaume des ombres, il est plein de dangers terribles. »

Et Rogers, déterminé à retrouver Nefert-thi, ne voulait, parcourir ce royaume semé de chausse-trapes qu’avec la certitude de pouvoir déjouer toutes les embûches. Son éducation mystique était assez avancée pour qu’il pût savoir que le danger était réel, bien qu’il n’en connût pas exactement la nature.

Un guide, par conséquent, était nécessaire à son inexpérience : ce guide, il le trouverait à Paris. La capitale de la sceptique France n’était-elle pas l’asile préféré de tous les représentants les plus autorisés de la magie moderne : spirites, thaumaturges ou initiés de haut grade ? C’est à ces gens-là que Rogers résolut de demander la science qui lui manquait.

Mais comment se renseigner ? Il parlait encore assez mal le français et n’avait à Paris aucune relation ; il vivait dans l’isolement et dans la mélancolie ; il ne sortait jamais le soir, sauf pour aller donner des leçons à l’école, et une fois rentré, il se consacrait à l’étude du manuscrit hittite.

Ce manuscrit avait pour lui un attrait extraordinaire : car Rogers avait l’intuition qu’il contenait la révélation des secrets qu’il cherchait à deviner, mais le voile dont l’auteur anonyme avait entouré ses idées demeurait impénétrable.

Le pauvre garçon avait beau pâlir des nuits entières sur son manuscrit ; privé de l’aide précieuse de sa chère princesse, il n’aboutissait à rien.

Son cœur était en proie à un navrement infini ; il l’appelait dans le silence nocturne ; il la conjurait de reparaître, de renouer le lien, la douce chaîne de leurs existences. Peine perdue, Nefert-thi ne répondait pas !