L’Ami commun/III/2

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 56-66).


II

TOUJOURS LE BROUILLARD


Le soir même de ce jour brumeux, lorsque les contrevents jaunes de Pubsey et Cie furent retombés sur la besogne quotidienne, le vieux Juif sortit de nouveau de Sainte-Marie-Axe. Cette fois mister Riah ne portait pas de sac, et n’avait point à s’occuper des affaires de son maître. Il franchit le pont de Londres, rentra dans le Middlessex par le pont de Westminster, et, marchant toujours à travers le brouillard, se dirigea vers la demeure de l’habilleuse de poupées.

Miss Wren l’attendait ; il put le voir par la fenêtre, à la lueur du petit feu qu’elle avait soigneusement entouré de cendre humide, pour qu’il durât jusqu’à son retour et consommât moins de charbon pendant qu’elle serait dehors. Au petit coup que mister Riah frappa sur le carreau, elle sortit du rêve solitaire où elle était plongée, et, prenant sa canne, elle alla ouvrir au vieillard.

« Bonsoir, marraine, » lui dit-elle en souriant.

Le vieux Juif se mit à rire et lui offrit son bras.

« Vous n’entrez pas vous chauffer, marraine ?

— C’est inutile, chère Cendrillon, à moins que vous ne soyez pas prête.

— Très-bien ! s’écria miss Wren d’un air enchanté ; vous êtes un enfant plein de finesse ; si nous donnions des prix dans cette maison, vous auriez la médaille d’or pour m’avoir si bien renvoyé la balle ; mais nous ne tenons que les choux blancs. »

Tout en parlant de ce ton joyeux, miss Wren ôta la clef de la serrure et la mit dans sa poche. Elle fit claquer la porte, la repoussa deux ou trois fois pour voir si elle était bien fermée ; puis, ayant acquis la certitude que sa demeure était close, elle prit le bras du vieillard, et se disposa à faire usage de sa petite canne. Mais la clef avait de telles proportions, qu’avant de partir le bon Juif proposa de se charger de cet objet volumineux.

« Non, non, non, dit la petite personne, il faut que je la porte moi-même ; je penche à gauche, vous savez bien ; en la mettant à droite, cela rétablit l’équilibre ; comme cela le bâtiment est lesté. Ma poche est même placée tout exprès du côté qui s’enlève ; je vous le dis en confidence, marraine. » Et ils se mirent en marche au milieu du brouillard. « C’est vraiment très-fin de m’avoir devinée tout de suite, reprit la petite ouvrière d’un air approbateur. Mais vous ressemblez tant à la marraine des contes de fées, vous êtes si différent des autres ! On dirait si bien que vous avez changé de forme, et que vous venez de prendre celle-ci tout juste pour rendre service à quelqu’un. Bouh ! s’écria-t-elle en regardant en dessous la figure du vieillard, je vois vos traits, marraine, derrière la grande barbe qui les cache.

— Ma puissance va-t-elle jusqu’à transformer autre chose ? demanda le bon Juif.

— Ah ! marraine ! si vous vouliez seulement prendre ma canne, et en toucher cette pierre boueuse, il en sortirait une voiture à six chevaux. Laissez-moi le croire, marraine.

— De tout mon cœur, répondit le vieillard.

— Puis autre chose, marraine ; soyez assez bonne pour toucher de votre baguette mon vilain fils, et pour le changer de manière à ce qu’il n’en reste rien. Il a été si mauvais, si mauvais dans ces derniers temps ! Il me rend si malheureuse ! c’est à en perdre la tête. Pas fait pour un penny d’ouvrage depuis dix jours ! et il a eu ses frayeurs ; il se croyait poursuivi par quatre hommes habillés de rouge, et à peau cuivrée, qui voulaient le prendre et le jeter dans une fournaise.

— Mais c’est dangereux, dit le vieillard.

— Oh ! oui, très-dangereux ; avec lui, marraine, il y a toujours du danger, cela ne varie que du plus au moins. À présent même, dit la petite ouvrière en retournant la tête et en regardant le ciel, il pourrait mettre le feu à la maison. Comment peut-on désirer des enfants ? Je l’ai secoué jusqu’à en avoir le vertige ; cela n’a rien fait. Tu honoreras ton père et ta mère, lui répétais-je tout le temps ; rappelez-vous donc ce qui vous est ordonné ? Mais il n’a fait que me regarder et gémir sans comprendre.,

— Ensuite ? demanda le vieillard avec un enjouement plein de commisération

— Ma foi, marraine, j’ai peur de vous paraître égoïste, mais je voudrais bien que vous me guérissiez le dos et les jambes ; cela ne vous coûterait guère, et ce serait beaucoup pour moi qui suis si faible, et qui aurais tant besoin de force ! »

Il n’y avait rien de plaintif dans la manière dont ces paroles étaient dites, mais elles n’en étaient pas moins touchantes.

— Et après ? continua le vieillard.

— Oh ! vous savez marraine. Après, nous monterons dans le carrosse, et nous irons voir Lizzie. Cela me fait penser que j’ai une question sérieuse à vous faire. Vous êtes très-savante, puisque ce sont les fées qui vous ont instruite, aussi savante qu’il est possible de l’être, et vous pourrez me dire s’il vaut mieux n’avoir jamais eu un bien, que de le perdre quand on l’a possédé.

— Expliquez-vous, enfant ?

— Je veux dire qu’avant de connaître Lizzie je me sentais bien moins seule, bien moins abandonnée que depuis son départ. » En disant ces mots la pauvre créature avait les yeux pleins de larmes.

« Presque tout le monde, chère enfant, a perdu la compagnie d’êtres aimés. J’avais une femme, une fille bien belle, un fils plein d’avenir ; ils ont disparu de ma propre vie ; mais le bonheur n’en a pas moins existé.

— Ah ! reprit miss Wren d’un air pensif, mais nullement convaincu, et en accompagnant cette exclamation d’un claquement de dents rapide, je vous demanderai alors de ramener le passé, et de maintenir les choses telles qu’elles étaient jadis.

— Voudriez-vous toujours souffrir ? car vous étiez malade alors, dit le vieux Juif d’une voix affectueuse.

— Très-vrai ! s’écria la petite personne avec un nouveau claquement de dents ; votre baguette m’a touchée et me voilà raisonnable. Non pas, dit-elle en faisant sautiller finement ses yeux et son menton, qu’il y ait besoin pour cela d’être une marraine merveilleuse. »

Tout en causant, le vieux Juif et sa compagne avaient franchi le pont de Westminster, et suivaient la route que le vieillard avait prise pour venir ; mais ils n’allaient pas dans la Cité, car ils traversèrent de nouveau la Tamise par le pont de Londres, descendirent le bord de l’eau, et poursuivirent dans cette direction leur course de plus en plus brumeuse.

Avant d’arriver là, miss Wren avait arrêté son vénérable ami devant la montre d’un magasin de joujoux brillamment éclairé. « Regardez-bien ! avait dit la petite couturière ; tout cela est mon ouvrage. »

Ces paroles se rapportaient à un demi-cercle de poupées, offrant aux regards toutes les nuances de l’arc-en-ciel : qui, en toilette de cour, en toilette de bal, en toilette de ville ; en amazone, en mariée, en demoiselle d’honneur ; parées, en un mot, pour toutes les circonstances joyeuses de la vie.

« C’est charmant, charmant ! dit le vieillard, en frappant dans ses mains ; c’est d’une élégance et d’un goût parfaits ?

— Enchantée qu’elles vous plaisent, répondit la petite habilleuse, d’un air un peu hautain. Mais ce qu’il y a de drôle marraine, c’est la manière dont je me procure le patron de leurs toilettes. Seulement la chose est pénible ; ce qu’il y a de plus fatigant dans le métier ; alors même que je n’aurais pas le dos malade et les jambes si faibles. »

Le Juif l’interrogea du regard, ne comprenant pas ce qu’elle disait.

« On ne s’en doute pas, marraine ; il faut courir la ville, et à toute heure ! S’il ne fallait que rester chez soi, à tailler et à coudre, ce ne serait rien ; mais c’est d’essayer les toilettes qui est pénible ; cela m’exténue.

— Essayer vos toilettes, comment cela ? demanda le Juif.

— Oh ! quelle marraine peu intelligente ! s’écria la petite habilleuse. C’est pourtant bien simple : il y a un bal, une soirée, un jour de parc, une exposition, une fête, une cérémonie quelconque ; je me glisse dans la foule, et je regarde autour de moi. J’aperçois une lady qui fait mon affaire, je l’examine, j’en prends note, je reviens chez moi bien vite, je taille le patron, je coupe et je bâtis. Une autre occasion se présente, je retrouve ma toilette, j’examine de nouveau et je corrige. Elle semble dire la plupart du temps : « Comme cette petite me regarde ! ouvre-t-elle de grands yeux ! » Quelquefois ça l’ennuie, mais le plus souvent elle en est contente. Moi, je me dis pendant ce temps-là, il faut faire ici une pince, donner là un peu plus de biais, tenir la jupe un peu plus longue, surtout décolleter davantage ; bref, je lui essaye la robe de ma poupée ; et de même pour le reste, coiffure ou manteau. Ce sont les toilettes de bal qui sont fatigantes ! il faut être sous le porche ; ce n’est pas facile, quand on est boiteuse, de se faufiler entre les roues des carrosses et les jambes des chevaux. Je me ferai écraser un jour ou l’autre, je m’y attends bien. Mais je les vois, c’est tout ce que je demande. Lorsqu’elles passent de leur voiture au vestibule en se dandinant, et qu’elles aperçoivent ma pauvre figure à moitié cachée par la capote d’un policeman, elles s’imaginent que je les admire de tous mes yeux, de tout mon cœur, et ne se doutent guère qu’elles travaillent pour mes poupées. Il y a lady Belinda Whitrose, qui m’a servi deux fois dans la même nuit. Au moment où elle descendait de carrosse, je me suis dit tout de suite, vous êtes ce qu’il me faut, ma chère. J’ai couru chez moi, je l’ai bâtie ; je suis retournée à la porte du bal ; je me suis mise derrière les hommes qui appellent les voitures, et j’ai attendu. Il pleuvait à verse. À la fin on a crié : la voiture de lady Belinda Whitrose. Lady Belinda se présente, et je lui essaye ma robe avant qu’elle soit assise. Que de peine elle m’a donnée ! La voyez-vous ? c’est elle qui est suspendue par la taille ; oui, là, avec les pieds en dedans ; trop près du gaz pour une tête de cire, lady Whitrose. »

Quand ils eurent longé la Tamise pendant quelque temps, ils demandèrent le chemin qu’il fallait prendre pour gagner la taverne des Six-Joyeux-Portefaix. Ils suivirent les indications qui leur furent données, et après s’être arrêtés deux ou trois fois pour se consulter, avoir regardé autour d’eux à plusieurs reprises et d’un air indécis, ils arrivèrent à l’endroit voulu. Un coup d’œil à travers la cloison vitrée leur montra les merveilles du bar, et miss Abbey, trônant dans son petit coin, où elle lisait le journal. Mister Riah s’étant présenté, la souveraine leva les yeux, laissant en suspens l’expression de son visage, comme si elle devait achever son article avant de s’occuper d’autre chose, et demanda au Juif ce qu’il y avait pour son service.

« Pourrait-on parler à miss Potterson ? dit le vieillard en ôtant son chapeau.

— Non-seulement vous le pouvez, mais vous le faites, répondit l’hôtesse.

— Pourriez-vous nous accorder un instant d’entretien ? »

Miss Abbey, venant alors à découvrir la petite ouvrière, posa son journal, se leva et regarda par-dessus la porte. La petite canne semblait demander l’accès du bar, et une place auprès de la cheminée pour sa propriétaire. Miss Abbey ouvrit donc la porte en disant, comme si elle avait répondu à la béquille : « Oui, oui, entrez ; asseyez-vous près du feu et reposez-vous.

— Je m’appelle Riah, et suis attaché à une maison de commerce de Sainte-Mary-Axe, dit le vieillard en saluant avec courtoisie. Cette jeune fille qui m’accompagne…

— Attendez, interrompit miss Wren, je vais donner ma carte à madame. »

Après avoir lutté contre la clef gigantesque dont elle était chargée, et qui, debout dans la poche, avait le pied sur la carte qu’il s’agissait de produire, la petite personne finit par tirer cette dernière, et la présenta d’un air d’importance. Miss Abbey reçut avec étonnement cette carte minuscule et y trouva cette indication concise :


MISS JENNY WREN
HABILLEUSE DE POUPÉES
va chez les personnes qui la
demandent.


« Seigneur ! s’écria miss Potterson en laissant échapper la carte.

— Si nous avons pris la liberté de venir vous trouver, dit le vieillard, c’est pour vous parler de miss Hexam. »

Miss Potterson, qui se baissait pour dénouer le chapeau de la petite habilleuse, se retourna vivement, et d’un air un peu irrité : « Miss Hexam, dit-elle, est une jeune fille très-fière.

— Assez, répondit adroitement le vieillard, pour tenir beaucoup à votre estime, au point qu’avant de quitter Londres…

— Pour le Cap de Bonne-Espérance ? interrompit miss Abbey, croyant que Lizzie avait émigré.

— Pour la campagne, dit prudemment le vieux Juif. Avant de quitter Londres, elle nous a fait promettre de venir vous trouver, miss Wren et moi, et de vous faire lire un papier qu’elle nous a laissé à cette intention. J’ai fait sa connaissance depuis qu’elle a quitté ce quartier-ci, continua le vieillard, et j’ai pour elle la plus profonde estime ; malheureusement je ne puis guère lui rendre service. Elle a demeuré pendant quelque temps chez miss Wren, et a été pour elle une amie bien secourable, bien nécessaire, ajouta-t-il à voix basse, bien nécessaire, madame, croyez-moi ; si vous saviez…

— Je le crois sans peine, interrompit miss Abbey en regardant la petite boiteuse d’un air attendri.

— Et si c’est être fière que d’avoir un cœur toujours sensible, un caractère toujours égal, une bonté que rien n’épuise, une patience que rien ne fatigue, une main qui ne blesse jamais, dit miss Wren avec chaleur, oh ! oui, elle est fière. Mais si la fierté est autre chose, vous avez tort de lui en supposer, car elle n’en a pas. »

Le courage de cette petite créature, qui, à brûle-pourpoint, osait contredire l’hôtesse des Portefaix, loin de déplaire à cette autorité redoutable, amena un gracieux sourire sur les lèvres de miss Abbey.

« C’est bien ! dit-elle ; vous avez raison de défendre ceux qui ont été bons pour vous.

— Bien ou mal, murmura miss Wren sans qu’on pût l’entendre, mais avec un sautillement visible du menton, cela me convient ainsi, et je m’inquiète peu de ce que vous en pensez, ma brave dame.

— Voici le papier, veuillez en prendre lecture, dit le vieux Juif en passant à miss Abbey la rétractation de Riderhood.

— Mais d’abord, chère enfant, demanda l’hôtesse, connaissez-vous le shrub[1] ? »

La petite habilleuse fit un signe négatif.

— Voulez-vous y goûter ?

— Si c’est bon, je veux bien, répondit miss Wren.

— Vous allez voir ; et si vous l’aimez, je vous en ferai un grog, cela vous réchauffera. Mettez vos pieds sur la barre ; il fait froid ce soir, très-froid ; le brouillard est si épais. »

Miss Potterson aida la pauvre enfant à tourner sa chaise ; miss Wren voulut se lever, et son chapeau, qui était dénoué, tomba par terre.

« Quels cheveux ! s’écria l’hôtesse ; il y a de quoi faire des perruques à toutes les poupées du monde.

— Ça ? fit la petite créature ; vous ne voyez rien ; que dites-vous du reste ? »

Elle détacha un ruban, et le flot d’or qui l’inonda, enveloppa la chaise, et roula sur le plancher.

L’hôtesse, frappée d’admiration, parut plus indécise que jamais ; elle fit un signe au vieillard, et lui dit en se baissant pour tirer la bouteille de sa niche : « Est-ce une femme, ou une enfant ?

— Bien jeune encore : enfant par les années ; mais femme par la raison, le courage, la prévoyance, par tout ce qu’elle a souffert.

— Vous parlez de moi, bonnes gens, pensa la petite créature en se chauffant les pieds. Je n’entends pas vos paroles, mais je sais bien ce que vous dites. »

Le shrub, versé dans une petite cuiller et goûté avec réflexion, allant fort bien au palais de Jenny, les mains habiles de miss Potterson mêlèrent une certaine dose de cette liqueur avec de l’eau chaude, et mister Riah eut sa part du mélange. Ces préliminaires terminés, l’hôtesse des Portefaix prit lecture de la pièce qui lui avait été remise, et à chaque fois qu’elle leva les yeux, l’attentive Jenny répondit au regard de miss Abbey par un sirotement expressif du shrub.

« Cela prouve, dit miss Potterson, après avoir lu plusieurs fois le papier qu’elle avait à la main, cela prouve, ce qui d’ailleurs n’avait pas besoin de l’être, que Riderhood est un franc scélérat. Je me doutais bien qu’il avait fait le crime à lui tout seul, mais je ne m’attendais pas à voir confirmer le fait. J’ai eu des torts envers Hexam, je le reconnais ; mais aucun à l’égard de sa fille ; à l’époque où les choses étaient au pire, je n’ai jamais douté de Lizzie, et j’ai fait tout mon possible pour la décider à venir chez moi. Je suis désolée d’avoir été dure pour son père, d’autant plus qu’il n’y a pas moyen de réparer cette injustice. Ayez la bonté de communiquer à Lizzie les paroles que je viens de dire, et n’oubliez pas d’ajouter que si elle veut revenir aux Portefaix, elle y trouvera un gîte et une amie qui la recevra de tout son cœur. Elle me connaît depuis longtemps, elle connaît la maison, elle sait la vie qu’elle y mènera. Je suis d’un caractère vif ; les uns disent que je suis prompte et douce, les autres prompte et acide ; les avis sont partagés, cela dépend des circonstances ; voilà tout ce que je peux dire, et il n’en faut pas davantage. »

Mais avant qu’on eût siroté la dernière goutte de shrub, miss Potterson découvrit qu’elle serait bien aise d’avoir une copie de la déclaration de Riderhood. « Ce n’est pas bien long, dit-elle à mister Riah ; cela ne vous ferait peut-être pas grand’chose de me le coucher par écrit. »

Le vieillard s’empressa de mettre ses lunettes, et s’approcha du petit pupitre où miss Abbey conservait les recettes qui faisaient la gloire des Portefaix, et gardait ses échantillons de liqueur. Pas de livres à tenir, les Portefaix ne permettant pas à leurs pratiques d’avoir de compte chez eux.

Tandis que, penché au-dessus du pupitre, mister Riah faisait sa copie en belle ronde, miss Abbey regardant tour à tour ce portrait vivant des anciens scribes, et la petite ouvrière, couverte de ses cheveux d’or, miss Abbey se demandait si la présence de ces curieuses figures dans le bar des Portefaix n’était pas un rêve, et si, tout à l’heure, en s’éveillant, elle n’allait pas se retrouver seule. Deux fois déjà elle avait fermé les yeux et les avait rouverts pour s’assurer du fait, et se disposait à renouveler l’expérience, quand un murmure confus, partant de la salle, vint frapper son oreille. Comme elle se levait, tandis que ses compagnons l’interrogeaient du regard, le murmure grossit, des voix bruyantes s’accompagnèrent de piétinements, les fenêtres se levèrent avec fracas, et des cris, arrivant de la Tamise envahirent la maison.

Un instant s’écoula, puis Bob franchit le corridor, faisant sonner ses semelles, dont chacun des clous répercutait le bruit de tous.

« Qu’y a-t-il ? demanda miss Potterson.

— Un malheur sur la rivière, répondit Bob. Tant de monde qu’il y a sur l’eau, et le brouillard est si épais !

— Tous les chaudrons sur le feu ; voyez si la bouilloire est pleine. Qu’on prépare un bain ; faites chauffer les couvertures ; de l’eau chaude dans toutes les bouteilles de grès. Et vous (s’adressant aux deux servantes), rappelez votre bon sens, et tâchez de vous en servir. »

Pendant que miss Abbey donnait ces ordres aux filles de cuisine et à Bob, qu’elle avait saisi par les cheveux, et dont elle frappait la tête contre le mur pour mieux le pénétrer de ses paroles, les gens qui étaient dans la salle commune, se poussant les uns sur les autres, sortirent de la maison, et le bruit du dehors alla croissant.

« Venez voir, » dit miss Abbey à ses visiteurs. Ils coururent tous les trois dans la salle déserte, et se mirent à l’une des fenêtres qui étaient en surplomb au-dessus de la Tamise.

« Sait-on ce qui est arrivé, demanda miss Abbey, en se penchant au dehors.

— C’est un vapeur, répondit une voix qui sortait du brouillard.

— Toujours un vapeur, cria une autre voix.

— C’est là-bas, où cette lumière tremblote, vous voyez bien, dit un troisième personnage également invisible.

— Il vient de lâcher sa vapeur, miss Abbey, expliqua un autre ; c’est là ce qui augmente le tapage, et qui épaissit le brouillard. »

Les barques se mirent en mouvement, les torches s’allumèrent, la foule se pressa sur la rive ; un homme tomba dans l’eau et en fut retiré au milieu des éclats de rire. Les dragues furent demandées ; un cri, passé de bouche en bouche, réclama les bouées de sauvetage.

Impossible de rien savoir ; car chaque bateau, se détachant du bord, s’enfonçait dans le brouillard, et ne s’y voyait plus à deux longueurs de rame. Il n’y avait de certain que l’impopularité du vapeur, et les reproches virulents qui l’assaillaient de toutes parts. C’était « un assassin faisant route pour la Baie de la Potence ; c’était le bourreau s’en allant à Peine-de-mort. Il fallait juger le capitaine ; il fallait le pendre. L’équipage coulait avec délices les bateaux à rames. Les vapeurs étaient tous les mêmes ; ils broyaient les alléges avec leurs roues ; mettaient le feu avec leurs cheminées ; ils ne faisaient que nuire et détruire ; et semaient partout le malheur. » La masse de brume, tout entière, était pleine de ces récriminations proférées par l’enrouement universel.

Pendant ce temps-là, le vapeur agitait dans le brouillard le spectre pâli de ses fanaux ; et mis en panne, attendait que le résultat de l’accident fût connu. Tout à coup il jeta des lueurs bleues qui l’enveloppèrent d’une tache lumineuse : les cris changèrent de ton ; ils devinrent plus vifs, plus troublés, et dans l’atmosphère bleuâtre du navire se croisèrent des ombres d’hommes et d’embarcations, tandis que ces mots lancés avec force arrivèrent jusqu’aux Portefaix : « C’est là ! c’est ici ! deux coups de rame en avant ! attention ! hourrah ! allez toujours ; hâler à bord ! » Puis quelques flammes bleues sillonnèrent le brouillard, la nuit redevint sombre, le bruit des roues se fit entendre, et les fanaux du vapeur, glissant dans la brume s’évanouirent dans la direction de la mer.

Tout cela parut avoir demandé beaucoup de temps ; ce fut du moins l’impression qu’en ressentirent les spectateurs. Mais avant que miss Abbey et ses compagnons en eussent fait la remarque, ils entendirent les habitués des Portefaix se diriger vers la maison avec autant d’empressement qu’ils avaient mis à la quitter ; puis un bateau passa, et miss Abbey put savoir enfin ce qui avait eu lieu.

« Est-ce la barque de Tom Tootle ? cria-t-elle de sa voix impérative. Si c’est vous, Tom, approchez qu’on vous parle. »

L’obéissant Tom Tootle arriva immédiatement, suivi d’une foule nombreuse. « Qu’est-ce que c’est ? demanda miss Potterson.

— Un vapeur étranger, miss, qui a coulé bas un bachot.

— Combien d’hommes, dans le bachot ?

— Un seul, miss.

— L’a-t-on retrouvé ?

— Oui, miss. Il a été longtemps sous l’eau ; mais on a fini par l’avoir.

— Qu’on l’amène ici. Vous, Bob, fermez la porte ; mettez-vous à côté, et n’ouvrez pas que je ne vous le dise. La police est-elle en bas ?

— Ici même, dit une voix officielle.

— Quand ils auront apporté le corps, veuillez éloigner la foule, et prêter main forte à Bob pour empêcher qu’on entre.

— Soyez tranquille, miss Abbey. »

Quittant la véranda, l’hôtesse emmena le Juif et sa compagne, les plaça l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, derrière la porte coupée du bar, comme derrière un parapet. « Ici, dit-elle, vous n’aurez rien à craindre, et vous le verrez passer. Vous, Bob, allez près de la porte. »

La sentinelle fit faire d’une main leste un dernier tour au bourrelet que ses manches de chemise lui formaient sur l’épaule, et demeura ferme au poste.

Bruit de voix, bruit de pas approchant de la maison ; piétinements et paroles au dehors. Une pause ; deux coups particuliers à la porte, coups étouffés, comme si le défunt, arrivant sur le dos, eût frappé avec la plante de ses pieds inertes.

« C’est le brancard, ou le volet qui leur sert de civière ; dit miss Potterson, dont l’oreille expérimentée savait à quoi s’en tenir. Ouvrez vite, Bob. »

La porte s’est ouverte ; marche pesante de quelques hommes chargés ; halte subite. Au dehors, course précipitée, arrêt de la foule ; bruit de la porte qui se referme ; cris vexés des mécontents.

« Montez, dit miss Potterson ; » car elle a sur tous ses sujets une autorité si absolue que, même en cette circonstance, les porteurs attendent sa permission pour avancer.

Le couloir et l’escalier se trouvant bas et étroits, le noyé qu’on avait assis, fut porté de manière à n’avoir pas la tête beaucoup plus haut que le guichet, lorsqu’il passa dans le corridor. En le voyant, miss Abbey se rejeta en arrière.

« Bon Dieu ! » s’écria-t-elle. Et se retournant vers ses visiteurs, elle leur dit : « C’est Riderhood, celui qui a fait la déclaration que vous m’avez apportée. »


  1. Liqueur composée de jus de citron ou d’orange, de sucre et d’eau-de-vie.
    (Note du Traducteur.)