L’Ami commun/III/6

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 98-112).


VI

DE MAL EN PIS


Silas Wegg ne se rendait plus que très-rarement chez le mignon de la fortune. Mister Boffin, ce ver de terre favorisé du sort, aimait mieux aller trouver son homme de lettres ; et il avait dit à celui-ci, une fois pour toutes, de l’attendre chaque jour de telle heure à telle heure. Silas avait pris cela en mauvaise part ; les heures désignées étaient celles du soir, et il considérait ce temps-là comme très-nécessaire au progrès de ses découvertes. « Mais il était naturel, disait-il avec amertume à Vénus, que l’être qui avait foulé aux pieds miss Élisabeth, maître George, tante Jane et oncle Parker, ces éminentes créatures ! opprimât son littérateur. »

La Chute de l’Empire ayant fini par être consommée, Noddy avait apparu en cab avec l’Histoire ancienne de Rollin, estimable ouvrage qui parut doué de vertus soporifiques, et fut abandonné à l’époque où l’armée d’Alexandre fondit en larmes comme un seul homme, en voyant ce héros pris d’un accès de fièvre à la sortie du bain.

La Guerre des Juifs ayant également langui sous le commandement de Silas, mister Boffin arriva dans un autre cab avec Plutarque, dont les histoires lui parurent très-amusantes. Il espérait toutefois que cet écrivain-là ne s’attendait pas à ce que l’on crût tout ce qu’il racontait. À vrai dire, la grande difficulté pour Noddy Boffin, le problème littéraire qu’il ne pouvait résoudre, était de savoir ce qu’il y avait à prendre et à laisser dans les livres qu’il se faisait lire. Il avait oscillé entre une foi aveugle et un rejet absolu ; avait pris ensuite un moyen terme, s’était dit qu’il pouvait en croire la moitié ; mais laquelle ? et cette pierre d’achoppement l’arrêta toujours.

Un soir, — à cette époque Silas était habitué à voir son patron lui apporter quelque histoire profane, chargée des noms imprononçables de peuples inconnus, gens fabuleux d’une origine impossible, qui se faisaient des guerres durant des quantités d’années et de syllabes, et traînaient avec aisance des armées et des richesses sans nombre au delà des limites d’une honnête géographie, — un soir, disons-nous, l’heure était passée et le patron n’arrivait pas. Après une demi-heure de grâce, mister Wegg se dirigea vers la porte, et se mit à siffler pour annoncer à Vénus, si par hasard celui-ci pouvait l’entendre, qu’il était à la maison, et libre de tout engagement. Vénus quitta donc l’abri que lui donnait un mur voisin.

« Frère d’armes, salut ! » dit Wegg d’un ton joyeux. En échange de cet aimable accueil, l’anatomiste lui souhaita le bonsoir d’une manière assez brève. « Entrez, frère, poursuivit Silas en lui frappant sur l’épaule. Approchez-vous de la cheminée ; vous savez ce que dit la ballade :

Nulle malice à redouter, monsieur,
Nulle perfidie à craindre.
Ayez confiance, ami,
Et j’oublierai de me plaindre ;
Li toddle di don di.
Car pour guide nous avons, monsieur.
Mon propre coin du feu,
Mon propre coin du feu.

Tout en faisant cette citation, dont il rendait l’esprit plutôt que les paroles, Silas conduisit son hôte près du foyer. « Vénus, lui dit-il avec une chaleur hospitalière, vous ressemblez à… je ne sais pas quoi ; exactement ! comme deux gouttes d’eau, et portant la même auréole.

— Quelle auréole ? demanda Vénus.

— L’espérance, mon ami, l’espérance ! »

Vénus parut peu convaincu, et regarda le feu d’un air maussade

« Bonne soirée, s’écria Wegg ; nous allons la consacrer à l’exécution du pacte amical ; après quoi, nous ferons circuler le vin dans la coupe ; c’est-à-dire, frère, que nous brasserons un peu de rhum et d’eau chaude à la santé l’un de l’autre. Vous savez ce que dit le poète :

Inutile, mister Vénus, d’apporter votre bouteille,
Car vous aurez la mienne.
Nous en boirons un verre, avec un brin de citron, dont vous êtes partisan,
Mister Vénus, depuis longtemps,
Depuis longtemps, depuis longtemps.

Ce flux de poésie et d’hospitalité annonçait que mister Wegg remarquait chez l’anatomiste un fond de mauvaise humeur.

« Quant au pacte amical, dit le grognon personnage en se frottant les genoux d’un air peu satisfait, l’un des reproches que je lui adresse est de n’aboutir à rien.

— Frère, répondit le littérateur, la ville de Rome, qui débuta (le fait est peu connu) par une louve et deux jumeaux, et qui a fini par un marbre impérial, ne s’est pas faite en un jour.

— Ai-je prétendu le contraire ? demanda l’ostéologue.

— Non, camarade ; vous êtes trop savant pour cela.

— Mais je dis, reprit mister Vénus, que je suis arraché à mes trophées d’anatomie ; qu’on me fait échanger mes fragments humains pour de simples tas de cendre, tout cela sans résultat ; et que je renonce à des recherches stériles.

— Non, monsieur ! s’écria Wegg d’un air inspiré.

Chargez, Leicester, chargez !
En avant ! mister Vénus, en avant !

Ne dites jamais qu’il faut mourir ; un homme comme vous, monsieur !

— Peu importe qu’on le dise, répliqua Vénus ; l’intéressant est d’y arriver le plus tard possible ; et, d’ici là, je ne veux pas user mes jours à tâtonner dans les cendres.

— Mais pensez donc, monsieur, au peu de temps que vous y avez consacré, remontra Silas ; additionnez une à une les soirées que nous avons employées de la sorte, et regardez le total : un chiffre insignifiant. Et vous, monsieur, dont les pensées, les opinions, les vues, sont en parfaite harmonie avec les miennes ; vous qui, avec une patience admirable, assemblez toutes les parties de la charpente sociale, je veux dire du squelette humain, vous monsieur, vous renonceriez si vite à une pareille œuvre ?

— Elle me déplaît, répondit Vénus d’un ton bref, en mettant sa tête entre ses genoux, et en ébouriffant sa chevelure poudreuse. Puis elle n’a rien d’encourageant.

— Ces monticules, reprit Wegg d’un ton solennel, en étendant la main vers la cour, ces monticules dont la cime nous contemple, ne sont pas encourageants ?

— Trop volumineux, grommela Vénus. Une égratignure de temps en temps, un sondage, un coup de bêche, qu’est-ce que cela peut leur faire ? D’ailleurs qu’avons-nous trouvé ?

— Ah ! voilà ; qu’avons-nous trouvé ? dit Silas, enchanté de pouvoir enfin être de l’avis de l’ostéologue. Mais aussi, camarade que ne pouvons-nous pas trouver ? Tout au monde, vous m’accorderez bien cela.

— Mauvaise affaire, répondit Vénus. Je me suis engagé trop vite ; je n’avais pas réfléchi. Votre Boffin connaît ses monticules mieux que nous ; il connaissait le défunt, ses habitudes, ses manières ; a-t-il jamais fait la moindre fouille, montré l’espoir de trouver quelque chose ? »

Le bruit d’une voiture se fit entendre.

« Je m’en serais voulu, dit Wegg d’un air blessé, si j’avais pu le croire capable de venir à pareille heure. Néanmoins je pense que c’est lui. »

On sonna à la porte de la cour.

« Précisément ! Je le regrette, continua le littérateur ; j’aurais aimé à lui conserver un peu d’estime. »

On entendit mister Boffin crier à pleins poumons : « Holà ! hé ! Wegg !

— Restez assis, Vénus ; il est possible qu’il n’entre pas, dit l’homme de lettres, qui à son tour se mit à crier : Oui, monsieur ; je suis à vous, une seconde ! j’accours aussi vite que le permet ma pauvre jambe. » Et le rusé compère, sa chandelle à la main, fit courir son pilon d’un air de joyeux empressement. Arrivé près du cab, il aperçut mister Boffin entouré d’une masse de livres.

« Aidez-moi, Silas, dit le vieux boueur avec animation, aidez-moi ! Je ne veux pas descendre que la voiture ne soit débarrassée ; vous voyez bien. C’est l’Annual Register, Wegg ! une charretée de vol… lumes ! Connaissez-vous ça ?

— L’animal register, monsieur ! répondit le fourbe ; mais j’y trouverais n’importe quel animal les yeux fermés ; j’en ferai le pari quand on voudra.

— Voici autre chose, le Musée des Merveilles, reprit Boffin ; le Museum de Kirby ; les Caractères de Caulfield, ceux de Wilson, et quelles histoires, Wegg ! quelles histoires ! Il faut m’en lire une ou deux tout de suite. Vous n’imaginez pas les endroits où ils cachaient leurs guinées ; c’est merveilleux. Tenez bien ces volumes, Wegg ; prenez garde ! ils tomberaient dans la boue. Est-ce qu’il n’y a personne dans le voisinage qui pourrait nous aider ?

— J’ai là, monsieur, un de mes amis, qui était venu avec l’intention de passer la soirée avec moi, et que j’ai gardé, lorsqu’à mon vif regret, j’ai pensé que vous ne viendriez pas ce soir.

— Appelez-le ! il nous donnera un coup de main, s’écria Boffin. Ne laissez pas tomber celui-là ; c’est Dancer. Sa sœur et lui, ils ont fait des pâtés avec un mouton mort qu’ils avaient trouvé en se promenant. Où est donc votre ami ? Ah ! le voilà. Auriez-vous la bonté, monsieur, de nous aider à porter ces livres. Non ; ne prenez pas celui-ci, ni celui-là ; ce sont les deux Jemmy ; je les porterai moi-même. »

Parlant et se trémoussant avec une extrême animation, le boueur doré présida au transport de ses livres, et ne se calma un peu que lorsqu’il les vit tous déposés sur le carreau de la salle, et que la voiture fut congédiée. « Là ! dit-il en dévorant les volumes du regard, les voilà tous en ligne comme les vingt-quatre violoneux. Chaussez vos lunettes, Wegg ; je sais où trouver les meilleurs, et nous allons y goûter. Comment s’appelle votre ami ? »

Silas Wegg présenta mister Vénus.

« De Clerkenwell ? s’écria mister Boffin.

— De Clerkenwell, répondit l’anatomiste.

— J’ai entendu parler de vous autrefois, du temps du bonhomme. Vous le connaissiez ; vous a-t-il jamais rien vendu ?

— Non, monsieur, répondit l’anatomiste.

— Mais il vous montrait certaines choses pour en savoir le prix ? » Vénus jeta un coup d’œil à son ami, et répondit affirmativement. « Qu’est-ce qu’il vous montrait ? demanda le boueur doré, qui, les mains derrière le dos, avança la tête d’un air avide. Vous a-t-il fait voir des cassettes, des cabinets, des portefeuilles, des paquets, n’importe quoi de ficelé, de fermé à clef, ou de cacheté ? » Signe négatif de Vénus. « Vous connaissez-vous en porcelaine ? » Vénus secoua de nouveau la tête. « C’est que, voyez-vous, si par hasard il vous avait montré une théière, je serais bien aise de le savoir, dit mister Boffin ; et portant la main droite à sa bouche, il répéta d’un air pensif : une théière, une théière ! » Puis il contempla ses livres, comme s’il y avait là quelque chose d’intéressant qui eût rapport à l’objet en question. Les, deux amis se regardèrent avec surprise. Mister Wegg ouvrit de grands yeux par-dessus ses lunettes, et se frappa la narine, comme pour exhorter l’anatomiste à surveiller mister Boffin. « Une théière ! répétait celui-ci en regardant toujours les livres, une théière ! Êtes-vous prêt, Silas Wegg ?

— À vos ordres, monsieur, répondit l’homme de lettres en s’asseyant sur le banc, et en fourrant sa jambe de bois sous la table. Mister Vénus, s’il vous plaisait de vous rendre utile, je vous prierais de vous asseoir à côté de moi, et de vouloir bien moucher la chandelle. »

Tandis que Vénus se conformait à cette demande, Silas le heurta de sa jambe de bois, et lui montra mister Boffin, qui toujours rêveur, était debout entre les deux bancs. « Hum ! hum ! fit mister Wegg pour appeler l’attention du maître. Désirez-vous, monsieur, que je commence par un animal du…

— Non, dit mister Boffin, non. » Et tirant un petit livre de sa poche de côté, il le passa avec précaution à son littérateur, en lui demandant comment s’appelait ce volume.

« Monsieur, répondit Silas en ajustant ses lunettes et en lisant le titre du livre, cela est intitulé : Anecdotes et biographies d’avares célèbres, par Merry-Weather. Mister Vénus, voudriez-vous bien approcher la chandelle. » (Ceci pour avoir l’occasion de regarder son associé d’une manière significative.)

« Quels sont les gens que vous avez-là ? demanda mister Boffin ; pouvez-vous le savoir sans peine ?

— Oui, monsieur, répondit Silas en cherchant la table et en tournant lentement les feuillets. Je crois d’ailleurs qu’ils y sont presque tous ; un riche assortiment ! Mon œil saisit au passage Dick Jarrel, monsieur ; John Overs ; John Little ; John Elwes, monsieur ; le révérend Jones de Blewbury ; Vulture Hopkins ; Daniel Dancer…

— Bien, Wegg ! celui-là, s’écria mister Boffin ; lisez-nous Dancer. »

Après avoir regardé fixement Vénus, l’homme de lettres chercha l’article demandé, et lut ce qui suit : « Page 109, chapitre VIII. Sommaire. Sa famille. Sa naissance. Ses vêtements et son extérieur. Son habitation. La sœur de Dancer. Grâces féminines de celle-ci. Dancer découvre un trésor. Pâtés de mouton. Idée qu’un avare se fait de la mort. Ce qui remplace le feu. Avantage d’avoir une tabatière. Trésor dans un tas de fumier.

« Hein ! s’écria mister Boffin, que dites-vous là ?

— Trésor dans un tas de fumier, répéta distinctement Silas. Mister Vénus, veuillez faire usage des mouchettes. » (Ceci pour appeler l’attention du compère sur les mots tas de cendre, proférés seulement des lèvres.)

Mister Boffin traîna un fauteuil à l’endroit où jusqu’alors il était resté debout, et s’asseyant en se frottant les mains d’un air finaud : « Lisez-nous Dancer, dit-il, lisez-nous Dancer. »

Wegg entama donc l’histoire de cet homme éminent, et la poursuivit à travers ses diverses phases de crasse et d’avarice, depuis les guenilles retenues autour du corps par une ceinture de foin, jusqu’au jour où la sœur mourut d’un jeûne prolongé, rompu seulement par une tranche de poudding froid ; depuis la méthode de réchauffer son dîner en s’asseyant dessus, jusqu’à la mort du frère, qui eut la consolation de finir sa vie dans un sac où il était sans le moindre vêtement ; après quoi vinrent les lignes suivantes : « La maison qu’avait habitée Dancer, et qui à sa mort passa entre les mains du capitaine Holmes, n’était à vrai dire qu’un monceau de ruines, car on n’y avait fait aucune réparation depuis plus d’un demi-siècle. »

Mister Wegg lança un regard à Vénus, et promena ses yeux autour de la salle, qui était passablement délabrée. « Mais bien que d’une apparence très-misérable, cette maison renfermait de grandes richesses. Il ne fallut pas moins de plusieurs semaines pour en examiner le contenu ; et ce fut une occupation fort agréable pour le capitaine que de fouiller la demeure de l’avare, et d’en découvrir les trésors cachés. » Les trésors cachés, répéta mister Wegg, dont la jambe de bois alla heurter Vénus. « Un tas de fumier, resté dans la vacherie, contenait une somme d’environ vingt-cinq mille livres ; et l’on trouva dans une vieille jaquette, soigneusement clouée sous la crèche, cinq cents autres livres en or et en billets. »

Ici la jambe de bois s’allongea sous la table, et s’éleva graduellement pendant la lecture de ce passage : « Plusieurs bols étaient remplis de guinées, et en cherchant dans les coins, on y découvrit à plusieurs reprises des liasses de billets de banque plus ou moins volumineuses ; quelques-unes avaient même été cachées dans les fentes des murailles, »

Mister Vénus regarda les murs de la salle.

« On en trouva des paquets dans les coussins des chaises, et sous les housses des fauteuils. » Mister Wegg se pencha pour regarder sous le banc.

« Quelques-uns reposaient tranquillement derrière le fond des tiroirs ; et une vieille théière en contenait pour six cents livres. Le capitaine ayant aperçu de grandes jarres dans l’écurie, les trouva remplies de monnaies diverses. Il explora la cheminée, et ne perdit pas son temps, car il y ramassa deux cents livres, cachés dans des trous, soigneusement recouverts de suie. »

Le littérateur, dont la jambe de bois s’élevait toujours, et qui à chaque nouvelle découverte donnait à Vénus des coups de coude de plus en plus forts, se voyant arrivé aux dernières limites qu’il lui fût permis d’atteindre sans perdre l’équilibre, se pencha vers son associé et le pressa contre le banc. Les deux amis, plongés dans une espèce d’extase pécuniaire, demeurèrent dans cette position quelques instants ; mais la vue de mister Boffin, qui, le regard sur le feu, se pressait étroitement dans ses bras, les fit revenir à eux-mêmes. Feignant d’éternuer pour couvrir ses mouvements, le lecteur se redressa avec un etchou spasmodique, et en profita pour relever mister Vénus.

« Continuez, dit mister Boffin avec avidité.

— C’est John Elwes, monsieur, qui vient après ; son histoire vous serait-elle agréable ?

— Certes, dit le boueur doré ; voyons ce qu’a fait John Elwes ? »

Celui-ci n’ayant caché ni pièces d’or, ni billets, son histoire sembla peu attrayante. Mais une lady Wilcocks, chez laquelle on trouva dans une boîte à horloge un vieux pot rempli de guinées et de schellings, plus une boîte de fer-blanc renfermant une somme considérable, et déposée dans un trou pratiqué sous l’escalier ; enfin, dans une ratière, une quantité de monnaie d’or et d’argent, cette lady Wilcoks ranima l’intérêt.

À cette femme exemplaire succéda une mendiante, qui laissa une foule de petites sommes enveloppées dans des guenilles ou des chiffons de papier, et qui, au total, composaient une fortune. Après cette pauvresse vint une marchande de pommes dont les économies s’élevaient à dix mille livres (deux cent cinquante mille francs), et qui les avait cachées çà et là, dans les fentes des murs, derrière les briques et sous les carreaux de sa chambre. Puis un Français, qui avait mis les siennes dans la cheminée ; si bien qu’après sa mort, ayant fait ramoner celle-ci, on y découvrit une valise où il y avait trente mille francs et une quantité de pierres précieuses.

Enfin Silas Wegg arriva à ce dernier récit des faits et gestes de l’absurdité humaine. « Il existait à Cambridge, il y a déjà longtemps, un vieux couple du nom de Jardine ; ce couple avait deux garçons. À la mort du père, qui était fort avare, on trouva mille guinées dans sa paillasse. Les deux fils prirent des goûts non moins parcimonieux, et à l’âge de vingt ans ils s’établirent à Cambridge, où ils se mirent drapiers, et où ils restèrent jusqu’à leur mort. La boutique des frères Jardine était la plus noire, la plus sale qu’il y eût dans toute la ville. On n’y entrait guère que par curiosité ; les acheteurs s’y voyaient rarement. Rien de plus ignoble que l’aspect des deux frères ; car, bien qu’ils fussent entourés de pièces d’étoffe, ils n’avaient sur eux que des haillons d’une malpropreté insigne. On raconte qu’ils n’avaient pas même de lit ; ils couchaient sur des toiles d’emballage, empilées sur le comptoir. De meubles nulle part ; et le menu était à l’unisson ; il y avait plus de vingt ans qu’il n’avait paru de viande sur leur table. Aussi avares l’un que l’autre, ils s’entendaient à merveille ; et néanmoins après le décès du premier qui mourut, le survivant trouva des sommes considérables dans diverses cachettes dont il ignorait l’existence.

« Voyez-vous ! s’écria mister Boffin, des cachettes dont il ignorait l’existence ! Ils n’étaient que deux, et l’un avait des cachettes pour l’autre ! »

Vénus, qui depuis l’histoire du Français, était replié sur lui-même de façon à regarder dans la cheminée, fut tiré de son examen par cette phrase, qu’il répéta : « Et l’un avait des cachettes pour l’autre !

— Ça vous plaît-il ? demanda mister Boffin.

— Pardon, monsieur ; de quoi parlez-vous ?

— Des histoires que nous lisons ; je vous demande si elles vous plaisent ? »

L’anatomiste les trouvait fort intéressantes.

« Dans ce cas-là, dit mister Boffin, revenez un autre jour ; vous en entendrez encore ; revenez demain, après-demain, quand vous voudrez ; seulement une demi-heure plus tôt. »

L’invitation fut acceptée avec gratitude.

« C’est incroyable tout ce qui a été caché, dit mister Boffin d’un air pensif ; tantôt dans un endroit, tantôt dans l’autre ; c’est incroyable.

— Est-ce de l’argent, demanda Silas d’un air modeste, et en donnant un coup de pilon à son associé, est-ce de l’argent que parle monsieur ?

— Des papiers aussi, » répondit Boffin.

Silas Wegg tomba sur Vénus, et masqua son émotion par un nouvel éternuement. « Etchou ! Des papiers ont été cachés, monsieur ?

— Cachés et oubliés, Wegg ! Le libraire qui m’a vendu ce merveilleux muséum — où est-il ce muséum ? » Boffin se mit à genoux et chercha avec ardeur parmi ses livres.

« Puis-je vous aider, monsieur ? demanda Silas.

— Pas besoin, le voilà, dit le vieux boueur en essuyant le bouquin avec sa manche. Volume 4 ; c’est bien dans celui-là que le libraire m’a lu ce que je veux dire ; cherchez Wegg, cherchez. »

Silas feuilleta le volume. « Pétrification remarquable, dit-il.

— Non, répondit le boueur doré, ce n’est pas une putréfaction.

Mémoires du général John Reid surnommé le

— Pas encore ça.

Cas remarquable d’un individu qui avala une demi-couronne.

— Pour la cacher ? demanda mister Boffin.

— Heu…eu…, n-non, répondit Wegg en parcourant le texte ; il paraît que c’est sans le vouloir. Mais voilà peut-être ce que nous cherchons : Découverte d’un testament

— Tout juste ! s’écria le boueur doré ; lisez-nous ça. »

« Une cause des plus extraordinaires, se mit à lire Silas Wegg, a été jugée en Irlande, aux dernières assises de Mary Borough ; en voici le résumé. Au mois de mars 1782, Robert Baldwin fit un testament qui assurait toutes ses terres aux enfants du plus jeune de ses fils. Il perdit la mémoire peu de temps après, et mourut bientôt, âgé de plus de quatre-vingts ans. Le fils aîné prétendit que son père avait détruit le testament en question ; et nul écrit n’ayant été trouvé, l’aîné des fils entra en possession des biens. Les choses demeurèrent ainsi pendant vingt et un ans ; toute la famille était persuadée que le père avait anéanti ses premières dispositions, lorsque la femme du fils aîné vint à mourir. Bien qu’âgé de soixante-dix-huit ans, le veuf prit bientôt une nouvelle épouse, dont la jeunesse inquiéta les enfants de la défunte. Ceux-ci ayant exprimé leurs sentiments avec une profonde amertume, le père déshérita son fils aîné, et, dans un moment de fureur, montra le testament à son second fils, qui résolut de s’en emparer et de le détruire, afin de conserver la fortune à son frère. Dans cette intention il brisa le tiroir où son père enfermait ses papiers, et n’y trouva pas le testament qu’il cherchait ; mais celui de son aïeul, testament que la famille avait oublié. »

« Là ! dit mister Boffin, voyez ce que les gens oublient après l’avoir serré ; ou bien ce qu’ils ont l’intention de détruire, et qu’ils n’en gardent pas moins. É… ton… nant, étonnant ! » ajouta-t-il à voix basse, et en examinant les murailles.

Les deux amis promenèrent également leurs yeux autour de la salle, puis mister Wegg arrêta les siens sur le boueur doré, qui alors contemplait le feu, et le regarda comme s’il avait voulu le saisir, et lui demander ses pensées ou la vie.

« Assez pour ce soir, dit mister Boffin après un instant de silence ; nous continuerons demain ; rangez les livres, mettez-les sur la planche, Wegg ; mister Vénus aura la bonté de vous aider. »

En disant ces mots, il fourra la main dans son pardessus, qui était boutonné sur sa poitrine, et s’efforça d’en tirer un objet sans doute trop volumineux pour sortir facilement. L’objet arriva enfin ; et quelle fut la surprise des deux compères en voyant apparaître une lanterne délabrée. Sans remarquer l’effet produit par ce petit instrument, le boueur doré le posa sur son genou, tira de sa poche une boîte d’allumettes, alluma tranquillement la bougie de sa lanterne, souffla ce qui restait de l’allumette, le jeta dans le feu, et dit ensuite : « Je vais faire une tournée dans la cour ; restez là, Wegg, je n’ai pas besoin de vous. Cette lanterne et moi, nous en avons fait des tournées ensemble, par centaines et par mille.

— Mais, monsieur, commença Wegg, d’un ton poli, je ne peux pas souffrir… »

Mister Boffin qui se dirigeait vers la porte, s’arrêta, et lui coupant la parole : « Je vous ai dit que je n’avais pas besoin de vous, reprit-il en se retournant. »

Le lecteur eut l’air d’un homme qui est frappé d’une idée subite. Le patron se remit à trottiner, et sortit de la salle. Mister Wegg l’avait laissé partir ; mais au moment où la porte se ferma, il saisit Vénus à deux mains, et lui dit à l’oreille, d’une voix étranglée par l’émotion : « Il faut le suivre, le guetter, ne pas le perdre de vue un instant.

— Pourquoi cela, demanda l’autre également ému.

— Vous avez pu le voir en arrivant, camarade : il y avait en moi de la surexcitation ; c’est que j’ai trouvé quelque chose.

— Qu’avez-vous trouvé ? demanda Vénus en l’empoignant à son tour ; si bien qu’ils se tenaient embrassés comme deux gladiateurs posthumes.

— Pas le temps de vous dire ; il va peut-être le chercher ; surveillons-le, camarade. »

Ils gagnèrent la porte, l’ouvrirent doucement, et jetèrent les yeux au dehors. Le ciel était couvert de nuages, et l’ombre noire des monticules rendait plus épaisse l’obscurité de la cour. « Si ce n’est pas un archi-coquin ! murmura Wegg ; pourquoi une lanterne sourde ? Avec une autre on verrait ce qu’il fait. Doucement ! par ici. »

Les deux compères s’engagèrent dans une allée poudreuse, bordée de tessons enfoncés dans les cendres, et suivirent mister Boffin à pas de loup. On entendait craquer les parcelles de charbon que le boueur écrasait en trottinant.

« Il connaît les êtres, il n’ouvre pas sa lanterne, murmura Silas ; que le diable l’emporte ! » Silas n’avait pas achevé ces paroles que la lanterne était découverte, et projetait sa clarté sur le premier des monticules.

« Est-ce là ? demanda tout bas Vénus.

— Il a chaud ; répondit Wegg, le voilà qui brûle. C’est pour cela qu’il est venu ! Mais qu’a-t-il donc à la main ?

— Une bêche, répondit l’anatomiste ; une bêche : et il connaît la manière de s’en servir, lui ! cent fois mieux que nous.

— S’il est venu le chercher, et qu’il ne le trouve pas, suggéra Wegg, qu’est-ce que nous ferons ?

— Voyons d’abord ce qu’il fera lui-même, » dit Vénus.

La lanterne se referma, et le monticule redevint noir. Un instant après la lumière reparut ; les deux amis virent le boueur doré élever peu à peu sa lanterne jusqu’à la tenir à bras tendu. Il était alors au pied du second monticule, et en examinait la surface.

« Cela ne peut pas être là, si c’était dans l’autre, dit l’anatomiste.

— Non, répondit Wegg ; il se refroidit.

— Ne vous semble-t-il pas, murmura Vénus, qu’il regarde si on n’a pas fouillé là dedans ?

— Chut ! répliqua Silas ; il se refroidit toujours ; le voilà qui gèle ! » Cette parole échappa à l’homme de lettres en voyant mister Boffin s’arrêter au pied du troisième monticule.

« Mais il monte ! dit Vénus.

— Avec sa bêche et sa lanterne, » ajouta Wegg.

D’un trot plus agile, comme si la bêche qu’il avait sur l’épaule eût stimulé ses forces en lui rappelant le passé, mister Boffin gravissait effectivement l’allée en colimaçon qui conduisait au belvédère. On se rappelle la description qu’il en avait faite à mister Wegg au début de la Chute de l’Empire romain. Les deux amis le suivaient en se baissant pour que leur ombre ne pût s’apercevoir quand la lumière allait reparaître. Vénus passa le premier afin de remorquer Silas, qui avait besoin d’aide pour retirer vivement sa jambe de bois des trous qu’elle se creusait. Mister Boffin s’arrêta pour souffler ; les deux amis s’en aperçurent bien juste, car ils ne voyaient guère ; mais enfin ils le virent, et s’arrêtèrent de même.

« Celui-là est à lui, murmura Wegg lorsqu’il eut repris haleine.

— Tous lui appartiennent, répondit Vénus.

— Il le croit, répliqua Silas ; mais c’est celui-là qu’il a possédé le premier ; celui que le bonhomme lui a légué d’abord.

— Quand il ouvrira sa lanterne, reprit Vénus dont les yeux ne quittaient pas la silhouette du boueur, il faudra nous baisser davantage, et aller un peu plus vite. »

Mister Boffin se remit en marche, ainsi que les deux complices. Arrivé au sommet, il découvrit à demi sa lanterne, et la posa par terre. Une perche, plantée dans les cendres depuis nombre d’années, inclinée par le vent, délabrée par la pluie, dominait le monticule ; c’était près d’elle que se trouvait la lanterne. Celle-ci en éclairait la partie inférieure, projetait sa clarté sur un petit coin de la surface, et envoyait dans l’air un rayon qui s’y perdait sans but.

« Il ne peut pas être venu pour déterrer cette perche, dit l’anatomiste en s’accroupissant.

— Elle est peut-être creuse, » répondit Wegg.

Toujours est-il que mister Boffin allait se mettre à l’ouvrage, car il retroussa le bas de ses manches, se cracha dans les mains, et prit lentement sa bêche en vieil ouvrier qu’il était. Il ne paraissait pas vouloir ôter le vieux mât ; il mesura seulement une longueur de bêche à partir de sa base, et enfonça l’outil à l’endroit où finissait la mesure. Son intention n’était pas non plus de creuser profondément ; une douzaine de coups lui suffirent. Les douze pelletées de cendres mises de côté, il examina la fosse qu’il avait faite, puis s’étant courbé, il en retira un objet qui semblait être une de ces bouteilles trapues, aux épaules hautes, à la courte encolure, où l’on prétend que le Hollandais enferme son courage. Il referma sa lanterne, et on l’entendit remplir le trou qu’il venait de creuser.

Les cendres étaient remuées d’une main habile ; nos espions comprirent qu’il était temps de prendre la fuite. Mister Vénus se glissa donc devant mister Wegg et s’empressa de l’entraîner. Mais la descente ne fut pas sans inconvénient pour le malheureux Silas. Sa jambe de bois s’opiniâtrant à s’enfoncer dans le tas poudreux jusqu’à moitié de sa longueur, et les minutes étant précieuses, le monteur de squelettes prit la liberté de l’enlever de son pilon en le prenant au collet, d’où il résulta que le littérateur fit le reste du voyage sur le dos, la tête enveloppée dans les pans de sa redingote, et suivi de sa jambe de bois qui traînait derrière lui. Troublé par cette brusque descente au point de ne plus se reconnaître, lors même qu’arrivé en terrain plat, il eut repris la verticale, mister Wegg ne se douta de l’endroit où pouvait être sa résidence qu’au moment où l’anatomiste le poussa dans la salle. Ce ne fut pas encore assez ; chancelant et hors d’haleine, il regarda les murailles d’un air tout effaré, et ne reprit possession de lui-même que lorsque Vénus, au moyen d’une brosse un peu dure, lui eut rendu l’usage de ses sens, et enlevé la poussière qui couvrait ses habits.

Quant à mister Boffin il était descendu lentement, car Vénus avait achevé son brossage, et Silas avait eu le temps de se remettre avant qu’il reparût. Qu’il eût sur lui la fameuse bouteille, cela ne faisait pas le moindre doute ; mais où l’avait-il cachée ? Ceci était moins clair. Il avait un gros paletot, large et poilu, croisé sur la poitrine, ayant au moins six poches ; dans laquelle pouvait être ledit objet ?

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il à son littérateur ; vous êtes pâle comme un linge. » Mister Wegg répondit avec exactitude qu’il avait éprouvé comme un étourdissement.

« La bile ? reprit le boueur doré en soufflant sa lanterne, et en la remettant dans son paletot ; est-ce que la bile vous tourmente, Wegg ? » Silas répondit en toute vérité qu’il n’avait jamais ressenti pareille chose.

« Purgez-vous demain matin, purgez-vous pour être le soir à votre affaire, dit le vieux boueur. À propos : le quartier va faire une grande perte.

— Laquelle, monsieur ?

— Je fais enlever les monticules. »

Les deux amis eurent besoin d’un tel effort pour ne pas se regarder qu’ils auraient pu bayer l’un à l’autre sans plus d’inconvénient. « Vous vous en séparez, monsieur ? dit l’homme de lettres.

— Oui, c’est chose décidée ; on peut regarder le mien comme déjà parti.

— N’est-ce pas celui qui a une perche, monsieur ?

— Justement, répondit Boffin en se frottant l’oreille comme il faisait jadis ; mais avec un air de ruse qu’il n’avait pas autrefois. Il a trouvé chaland ; demain on commence à l’enlever.

— Quand vous êtes sorti tout à l’heure, demanda Silas avec enjouement, était-ce pour faire vos adieux à ce vieil ami ?

— Non, répondit mister Boffin, quelle diable d’idée avez-vous là ? » Il proféra ces mots avec tant de rudesse que mister Wegg, qui peu à peu s’était rapproché de lui, et s’apprêtait à explorer l’extérieur des poches avec le dos de sa main, fit deux pas en arrière.

« Je ne voulais pas vous offenser, dit-il humblement. »

Mister Boffin le regarda comme un chien en regarderait un autre qui voudrait lui enlever l’os qu’il ronge, et il ne répondit que par un grognement sourd aux excuses de maître Wegg. Les mains derrière le dos, il suivit d’un œil soupçonneux les mouvements de son lecteur ; puis tout à coup rompant le silence : « Bonsoir, dit-il d’un ton bourru. Je connais le chemin ; restez là ; je n’ai pas besoin de lumière. »

Toutes ces histoires d’avares, de cachettes et de trésors, la scène du monticule, peut-être la manière dont il en était descendu, et qui avait fait affluer à la tête son sang vicieux, avait tellement surexcité la cupidité de Silas qu’au moment où la porte se referma sur le boueur, Wegg s’élança vers elle, en entraînant Vénus.

« Ne le laissons pas partir, s’écria-t-il ; courons vite ! il emporte cette bouteille ; il faut absolument l’avoir !

— Vous n’entendez pas la lui prendre ? dit l’autre en le retenant.

— Mais si ! mais si ! il faut que nous l’ayons. Auriez-vous peur de lui, poltron que vous êtes ?

— J’ai assez peur de vous pour ne pas vous lâcher, répondit Vénus qui le tenait à bras-le-corps.

— Vous n’avez donc pas entendu ! s’écria Wegg ; il va faire enlever les monticules, détruire nos espérances, chien que vous êtes ! On commence demain ! Tout sera remué de fond en comble ; nous perdrons tout. Lâchez-moi donc ! Si vous ne savez pas défendre vos droits, moi j’en aurai le courage. »

Comme il se débattait avec violence, Vénus jugea opportun de le renverser et de tomber avec lui, sachant bien qu’une fois par terre il aurait de la peine à se relever. Au moment donc où le boueur doré sortait de la cour, les deux associés roulaient sur le carreau.