L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/01

La bibliothèque libre.

CHAPITRE I.

Société, Richesses.



Ceci n’est qu’une introduction, où j’établirai quelques principes fondamentaux très-abrégés, attendu qu’ils sont presque tous rebattus, mais indispensables avant que d’entrer sérieusement en matière.

Si l’homme pouvoit voler, je dirois qu’il est la plénitude du régne animal. Le plus vivace des animaux, il est encore le plus courageux, le plus fort, le plus adroit, le plus abstinent, & celui de tous, qui fait le plus aisément parure de tout.

Animaux sauvages, Animaux domestiques. On divise communément le régne animal, pour parler le langage des Physiciens, en deux genres principaux ; animaux sauvages & animaux domestiques. Cette division est défectueuse, en ce qu’il est peu d’animaux domestiques, qui ne puissent devenir sauvages : mais en les considérant d’un autre sens, on les peut diviser en deux classes ; animaux solitaires, animaux sociables. L’homme est assurément de ces derniers. Il n’y a pas de vérité mieux démontrée que celle qui l’est par les faits. Partout où l’on a vû deux hommes seulement, on les a assurément trouvés ensemble en même gîte ou repaire.

L’instinct de l’animal solitaire lui montre son avantage à être seul. L’instinct de l’animal sociable le porte à faire nombre avec ses semblables. Jusques-là l’homme n’est qu’animal ; mais tout animal est avide, & c’est en çela que l’instinct de l’homme commence à se distinguer & à s’étendre jusques à l’intellect. L’animal est avide du présent & du présent momentané, l’homme est avide du présent & sans bornes : il l’est du passé, dans lequel il se cherche des titres de possession, des ayeux, des annales ; il l’est encore du futur, qu’il ambitionne au-delà de son existence. Il est avide de tout, & tandis que la nature d’une part le force à se réunir à son semblable, l’intellect lui fait d’autre part sentir qu’il s’appuie sur son rival, sur l’ennemi naturel de toutes ses prétentions.

Ce n’est pas ici le lieu de considérer cet intellect comme un présent de la Divinité, destiné primitivement à des fonctions toutes nobles & dignes de son origine. La trace de cette institution premiére se montre à la réflexion plus encore qu’à la foi. L’homme le plus barbare, démêlé par des yeux perçans, laisse voir au spectateur le germe de vertus qui ne tiennent rien de la nature animale. La générosité, la confiance, le respect pour les vieillards, l’amour filial, & tant d’autres sont des plantes étrangeres sur un sol passager nécessité à un entretien journalier, & qui marche à chaque instant vers la destruction ; mais c’est l’homme brute que nous considérons uniquement en cet instant.

Il ne seroit pas étonnant que le meurtre se fût trouvé entre les deux premiers hommes égaux en âge & en dignité, en effet, les plus anciennes annales de l’humanité nous l’annoncent comme le premier des crimes contre la société.

Il résulte de ces deux principe contraires & tous les deux dans la nature, desquels l’un rapproche l’homme de son semblable, l’autre le lui fait regarder comme ennemi que les loix concernant le partage des biens, ont dû être les premiéres de toutes & les plus indispensables.

On en trouve en effet la trace dans toutes sociétés présentes et passées, même les plus informes. Dans les sociétés errantes, comme les hardes de Tartares, les camps d’indiens, &c. qui transmigrent avec leurs familles & leurs bestiaux, le Chef qui les conduit règle les limites de chacun autour du camp. Les Conquérans partagèrent le territoire de leur conquête, les Fondateurs celui de leur ville. En un mot, le partage des biens est la première loi de la société, & le tronc, pour ainsi dire, de toutes les autres loix : qu’on ne m’oppose pas l’exemple des Sauvages qui vivent en commun de la chasse et de la pêche. Ces peuples doivent être regardés comme une seule et même famille qui jouit d’un territoire immense, & qui en dispute les limites par des guerres cruelles avec des familles voisines. On pourroit même assurer que les Sauvages les plus brutes ont des propriétés reconnues entr’eux, des arcs, des flèches, des cabanes, &c. La petitesse de ces sortes d’objets proportionnés au peu de besoins de ces peuples, les a dérobés aux yeux de ceux qui en ont parlé autrement.

La propriété une fois établie a ses abus, comme tout ici bas, & l’inégalité des fortunes en est une suite indispensable. La force, l’industrie, le bonheur, l’économie grossissent un héritage, & les défauts contraires diminuent l’autre. C’est ainsi que le territoire entier de la société passe dans les mains d’un petit nombre, & que tout le reste vit dans une sorte de dépendance de ce petit nombre, soit à ses gages, soit comme entrepreneur du maniement des fonds et de leur produit.

Telle est la société naissante & croissante. Voyons-la maintenant s’étendre & prendre la forme d’Etat. Les Incas, seuls Souverains qui se soient fait un grand Empire au profit incontestable de l’humanité, réunirent plusieurs de ces familles errantes & sauvages, dont nous parlions tout-à-l’heure ; donnèrent à chaque canton des loix utiles ; leur enseignierent l’agriculture ; les rassemblerent en un mot, et firent un corps immense. Mais vainement voudroit-on maintenir un corps sans alimens. La nourriture de l’homme ne se peut tirer que de la terre, la terre ne produit que peu ou rien, qui nous soit propre sans le travail de l’homme. La population & l’agriculture sont donc intimement & nécessairement liées, & forment ensemble l’objet principal d’utilité première, d’où naissent tous les autres. Considérons d’abord la population sous son premier point de vuë.

Les hamaux et les villages sont l’habitation des cultivateurs des champs, et de ceux d’entre les propriétaires qui sont obligés de les faire valoir eux-mêmes. Les bourgs sont d’une part des villages, dont le territoire est plus considérable ; de l’autre, ils sont le séjour des petits propriétaires qui peuvent s’écarter de leurs fonds, & qui en ont assez pour que la rente que leur en fait l’entrepreneur ou fermier, les fasse subsister dans le voisinage ; comme ils sont aussi l’entrepôt du troc intérieur du canton, & de l’échange du superflu avec le nécessaire, qui est l’ame de la société. Les villes sont de gros bourgs, séjour de l’espèce des propriétaires qui sont encore plus dans l’indépendance que les premiers, qui se rassemblent pour le plaisir ou pour les affaires. Les villes sont aussi le séjour des Tribunaux de Justice, & de tous les entrepreneurs de détail, qui sont employés à fournir les nécessités & commodités aux habitans & aux étrangers que de semblables motifs plus passagers attirent à cette espèce de rendez-vous. Les Capitales enfin sont le séjour du Prince, des grands propriétaires qu’attirent la faveur et les emplois dans le gouvernement. Elles le sont des grands Tribunaux, des arts, de la magnificence, du superflu.

Tel est le tableau extérieur de la population. C’est ainsi que tout ici-bas va par hiérarchies & par échelons, comme les marches d’un escalier, qui toutes sont également nécessaires à la perfection, mais dont les plus basses, indépendamment de l’utilité commune, sont destinées à supporter tout le faix & l’ensemble, & conséquemment méritent plus d’attention, à proportion de ce qu’elles se rapprochent de la base.

Après avoir considéré la société dans le physique, examinons-la maintenant dans le moral.

La réunion forcée des deux mêmes principes antipatiques que J’ai notés ci-dessus, sçavoir la sociabilité d’une part, & la cupidité de l’autre, cause ici-bas les mêmes contradictions. Ce sont deux troncs qui se ramifient à l’infini ; l’un porte les vertus, & l’autre les vices.

Cupidité & Sociabilité. La sociabilité a inventé & placé par ordre l’attachement à ses proches, à ses amis, au public, à la patrie, au gouvernement, & toutes les vertus de détail qui illustrent la vie privée, & rendent l’héroïsme aimable.

La cupidité vomit au contraire l’envie, l’orgueil, la violence, la fraude & la cruauté, & tous les vices qui déshonorent l’humanité, & la rendent plus profondément incompréhensible encore en mal qu’en bien. On verra dans la suite que loin de proscrire entièrement la cupidité, projet idéal sans doute, puisque rien de ce qui est dans la nature ne peut être détruit, je lui trouve une direction utile à la société. En effet, l’Etre Suprême n’a rien mis en nous d’entièrement mauvais ; mais dans la spéculation présente je ne considere la cupidité que telle qu’elle se montre à nous par ses effets les plus ordinaires.

Ce point de vuë nous meneroit à l’idée du bon & du mauvais principe ; erreur pardonnable à l’ancienne Philosophie, qui n’avoit pas comme nous l’avantage d’être guidée dans ses recherches à travers le cahos de la nature humaine par un trait perçant de lumière révélée. Nous sçavons aujourd’hui que ces deux principes du bien et du mal si distants en apparence, partent néanmoins de la même souche, sçavoir d’un arrêt de dégradation forcée qui nous laissant toute l’étenduë & tout le ressort d’une ame préparée pour une destination tout autrement noble & pure, & y ajoûtant encore l’inquiétude proportionnée au déplacement actuel, nous a livrés d’autre part à l’épaississement, aux besoins, aux erreurs de la matière ; de sorte que i’illusion est toujours en présence de nos desirs à côté de la vérité. De ces deux objets le second mena au bien, l’autre au mal ; ainsi notre ardeur à courir dans des routes si diverses part du même principe dirigé par la vérité, ou égaré par l’illusion, c’est-à-dire, de l’immensité de l’ame.

C’est ce qui a fait penser avec quelque raison que le scélérat & le héros étoient en quelque sorte de la même étoffe, & que l’excès dans chacun de ces genres si opposés, supposoit une égale force de ressorts, de la direction desquels un rien a souvent décidé.

Cette vérité de spéculation est de toutes les connoissances la plus utile dans la pratique. D’une part, elle nous rend dans la société compatissants pour les vicieux ; moins austeres, moins durs, plus humains, moins présomptueux, moins susceptibles d’orgueil : de l’autre elle nous fait sentir dans les places que les soins & les travaux du courant ne sont qu’un bas détail en comparaison du premier des soins, qui est le maintien des mœurs.

En effet, dès que le Souverain (que je ne cite ici que comme la plénitude de la puissance, comprenant sous son nom tout ce qui a de l’autorité parmi les hommes) dès que le Souverain, dis-je, sera persuadé que la sociabilité & la cupidité existent & se combattent comme deux élémens contraires dans tous les hommes ; qu’il aura compris encore que les mœurs & usages & opinions décident en général l’inquiétude humaine vers celle de ces deux affections rivales qui se trouvent en vogue dans la société que marchant par gradation ; il aura senti que c’est lui qui peut enchaîner celui de ces deux élémens qu’il voudra, & donner carrière à l’autre, certainement le résultat de cette spéculation aussi simple que sérieuse sera de ne se connoître qu’un devoir, qui est de marcher en tout & par-tout & jusques dans les moindres actions vers la sociabilité, & de se détourner même avec affectation, s’il est possible de la cupidité. Celle-ci n’est jamais riche de ce qu’elle possede, elle est toujours pauvre de ce qu’elle désire. Dans les vuës de la sociabilité au contraire, comme il n’est question que de se réunir, chacun apporte tranquillement son contingent à la masse ; riche de ce qu’il y fournit, il n’est pauvre que de ce qui manque à son confrère ; & comme malgré toute habitude de confraternité, nos besoins situés en la personne d’autrui sont toujours très-bornés, il ne faut pour nous satisfaire sur cet article Seul moyen d’enrichir le peuple. que la vie & le vêtement. Il n’est qu’un moyen d’enrichir un peuple, c’est de le tourner vers la sociabilité. Ouvrez les annales de l’humanité, vous y verrez que de tous les peuples & dans tous les temps, aucuns n’ont vécu plus durement, n’ont cependant été plus attachés à leur façon d’être, & ne se sont en conséquence estimés plus riches, que ceux qui ont vécu le plus en commun.

Ce n’est pas assez sans doute de poser des principes, il faut sur-tout les démontrer. Celui qui attribue à la cupidité tous les maux qui ravagent la société, trouve à chaque instant sa preuve dans les faits. En effet, si l’on excepte quelques passions brutales (& encore dans celles-ci certain point d’abrutissement) on verra que tout le reste vient de la cupidité, du désir de s’approprier les biens de goût ou d’opinion.

La suite de cet Ouvrage dont l’objet n’est point du tout de faire un traité de morale, me donnera occasion de prouver cette vérité dans toutes ses branches. Mais j’attaque en ce moment la cupidité dans son fort, & je vais démontrer qu’elle nous égare, même dans la recherche de ceux des avantages physiques dont elle fait le plus de cas, je veux dire, de la richesse. Il résultera de cet examen une définition précise de ce que c’est que richesse pour un État ce qui remplira en entier l’objet de ce Chapitre.

Qu’est-ce que la richesse ? Ce devroit être la possession des biens d’ici-bas. Si c’est cela, la sociabilité est toujours riche, & la cupidité jamais.

Nécessaire, Abondance & Superflu. Le nécessaire, l’abondance & le superflu sont, en fait de biens, ce que sont, en style de grammaire, le positif & le comparatif, & le superlatif. Le premier est la base des deux autres qui sans lui portent en l’air. Examinez les calculs de la cupidité, ils prennent l’échelle à rebours. Ces trois ordres de biens sont de telle nature qu’on ne les voit que du bas en haut. C’est dans les entraves de la nécessité, que le nécessaire est un objet d’ambition. Le nécessaire délire l’abondance, & l’abondance le fuperflu mais ce dernier, d’autant moins satisfait qu’il devroit l’être davantage, voit & desire au-delà de ce qu’il possede, sans avoir jamais senti ni l’abondance ni le nécessaire. Quel est le riche, interrogé sur ce qu’il lui faut, qui répondra : le pain & le vin à suffisance, un habit de laine l’hiver, & de toile l’été. S’il s’en trouve un qui réponde de la sorte, examinez ses actions, & ne l’en croyez sur sa parole, que quand vous aurez vu de près que tout ce qu’il possede au-delà, est aux siens, à ses amis & à la Société plutôt qu’à lui ; que loin de songer à accroître son bien, il est prêt à le sacrifier au besoin d’autrui. Ce riche-là & s’il en est, jouit véritablement de ce qu’il possede, puisqu’il connoît le nécessaire, l’abondance & le superflu ; mais l’exemple est trop rare pour faire régle. Sortons de la thèse particulière, & portons nos spéculations sur le corps entier de la Société, sur ce qu’on appelle l’État. Les trois ordres de biens établis ci-dessus sont & seront, de l’aveu de tout homme sensé, l’agriculture, le commerce, les thresors. L’on y trouve les mêmes qualités de proportion & de progression que j’ai notées dans leur emblème, le nécessaire, l’abondance et le superflu.

Cette vérité une fois posée, écoutons les leçons de tous les prôneurs de l’intérêt ; éxaminons le détail des soins des différents gouvernemens. Vous y verrez précisément ce que je disois tout-à-l’heure & l’échelle prise à rebours. L’argent, l’argent, diront-ils ; le commerce utile est celui qui apporte de l’argent ; le commerce ruineux est celui qui se solde en argent. A les entendre, l’État le plus riche seroit celui qui auroit trouvé une mine inépuisable d’or ; & s’ils pouvoient à leur gré gouverner les élément pour s’épargner le travail de la mine, ils obligeroient l’air & le feu de le mettre en fusion & de le vomir, comme le Vezuve pousse des matières enflammées, jusqu’à ce que la lave eût couvert et endurci toute la surface du territoire de la patrie, & qu’ils fussent parvenus au sort du Roi Midas.

Mais, diront-ils, votre comparaison péche précisément dans le point le plus essentiel. Vous avez dit tout-à-l’heure que le possèsseur du superflu ne regardoit jamais en arrière, & méconnoissoit l’abondance & le nécessaire ; & il faut avouer que cette imputation a quelque vérité. Si votre figure étoit juste, il faudroit que ceux qui, en matière d’intérêt d’Etat, en calculent la puissance d’après la quotité de son argent, n’eussent aucunes vuës relatives au commerce & à l’agriculture. Or, c’est précisément ici le contraire. Nous ne voulons de l’argent que parce qu’il est le suc nourricier du commerce, le représentatif des facilités du troc. Le commerce vivifie l’agriculture, en donnant un prix et des débouchés à ses productions. Ainsi la comparaison de votre échelle renversée cloche à tous égards. L’argent est la lève de l’industrie et de l’agriculture, loin d’en être le superflu.

Tout est-il dit, Messieurs ? Est-ce bien là votre systême ? Fixons-le, afin de ne point varier. Voici maintenant le mien à moi. L’argent n’est rien du tout de sa nature. Il est feulement devenu ligne de convention représentatif des biens de la vie. Loin que la multiplication du ligne donne des facilités pour le troc & pour la production de la chose signifiée, il ne fait qu’embarrasser l’un et l’autre r nn plus gros volume du signe en représente un moindre de la chose signifiée ; c’est d’abord une incommodité. L’inconvénient seroit peu considérable jusques-là, mais voici des maux réels.

La commodité du signe une fois établi comme nature de biens dans l’État, fait tomber toutes les autres. Les biens naturels de l’agriculture & du commerce, à scavoir les denrées & les marchandises, sont pénibles à acquérir, sujets au dépérissement, difficiles & embarrassants à garder, n’ont de prix que pour celui qui en a besoin. Votre signe au contraire se trouve dans des mines, s’acquiert en volant & en tendant la main, arts de facile exercice ; il ne dépérit même point, un coffre fort suffit pour rassembler la plus grosse fortune : le débit en est assuré à l’instant, et il prend au gré du possesseur toutes sortes de formes. Il est donc dans la plus exacte raison que le signe prenne dans l’estime humaine le pas à tous égards sur la chose signifîée, & que la banque fasse négliger le commerce & l’agriculture.

Ce n’est pas ici le lieu de démontrer tous les inconvéniens tant moraux que physiques de cette nature de biens ; combien elle échappe au régime des loix ; dans quelle impossibilité elle met le Prince, les loix, la police, & enfin tous les moyens humains d’empêcher le monopole & la vénalité de la loi même & de la conscience ; quelles secousses elle peut donner a l’État en sauvant les grands coupables, ou leur donnant du moins la facilité d’associer leur fortune à leur proscription ; combien elle est peu capable de tenir lieu des autres biens dont elle usurpe la place ; combien elle détruit la dépendance où le riche est du travail du pauvre, seul palliatif du mal véritable de l’inégalité des fortunes ; combien elle rend fautif & ruineux le tarif de la subvention réciproque entre le gouvernement & les sujets, tarif qui fait la principale artère de la circulation dans un État ; combien enfin elle rompt tous les liens de sociabilité entre les citoyens, & établit la dureté, l’interêt & la bassesse. Toutes ces choses viendront naturellement & d’elles-mêmes dans la suite de mon ouvrage.

Il me suffit maintenant d’avoir fait douter un instant du principe de mes antagonistes ; je lui donnerai encore une attaque seulement en établissant sur des notions même triviales, ce qu’est la vraie richesse.

Ce que c’est que la Richesse. La nourriture, les commodités douceurs de la vie sont la richesse. La terre la produit, & le travail de l’homme lui donne la forme. Le fonds Se la forme sont la terre & l’homme. Qu’y a-t’il par-delà ? Par-tout la forme est nécessaire au fonds, ici plus qu’ailleurs. Tant vaut l’homme, tant vaut la terre, dit un proverbe bien sensé. Si l’homme est nul, la terre l’est aussi. Avec des hommes on double la terre qu’on posséde, on en défriche, on en acquiert. Dieu seul a scû de la terre tirer un homme ; en tous tems & en tous lieux on a sçû avec des hommes avoir de la terre, ou du moins le produit, ce qui revient au même. Il s’ensuit de-là que le premier des biens, c’est d’avoir des hommes, & le second, de la terre.

La multiplication des hommes s’appelle Population. L’augmentation du produit de la terre s’appelle Agriculture. Ces deux principes de richesses sont intimement liés l’un à l’autre. Je l’ai dit, je le prouverai dans le Chapitre suivant.

On peut résumer de celui-ci que la base des loix positives est le partage des biens & avantages de la société, & le maintien des droits de chaque individu à cet égard ; & que la base des loix spéculatives est la diredion de l’inquiétude & de l’avidité humaine vers la sociabilité & la vérité, & le soin continuel de les détourner de la cupidité & de l’illusion.

Princes, quelques-uns d’entre vous ont aimé qu’on leur dît qu’ils étoient les maîtres absolus des biens de leurs sujets ; si jamais quelqu’autre qu’un Charlatan découvre réellement ce secret-là, faites pendre le démonstrateur, comme l’on fit autrefois celui qui avoit rendu le verre malléable.

Mais il est une autre sorte de bien qui vous appartient, & qui vous assure tous les autres & ce sont les hommes ; vous aurez tout, si vous sçavez tirer parti de ce bien : l’art de le gouverner, étendu dans le détail, est très-borné dans le principe. Animez la sociabilité, opprimez la cupidité ; l’une est la corne d’abondance, l’autre est la boëte de Pandore. Il ne tient qu’à vous de verser ou d’ouvrir.