L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/02

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Chapitre II

La mesure de la Subsistance est celle de la Population


La Population une fois reconnue pour le premier des biens de la société, il est question de scavoir d’où on la tire, & les moyens de se procurer cette sorte de richesse.

Dieu créa au même tems tous les germes, & leur donna la faculté de se reproduire & de se multiplier ; mais il les rendit tous dépendans des moyens de subsistance ; c’est une vérité physique, & dont la démonstration est répandue sur toute la surface de l’univers. Tout germe se desseche & meurt, si les sucs alimentaires, qui lui sont propres, n’entourent & n’échauffent les organes de sa croissance, & ne fournissent à sa subsistance.

C’est de ce principe simple & vrai qu’il faut partir pour calculer juste sur la Population, sur le moyens de l’étendre, sur les vice qui la restreignent & la font languir.

Il est singulier combien de tout tems on a raisonné peu conséquemment sur cet article. Toutes les fois qu’un grand État est tombé dans la corruption des mœurs, on s’est plaint de la dépopulation. Les spéculateurs ont cherché le remède, les Législateurs l’ont ordonné, & toujours inutilement. Pourquoi ? c’est qu’on vouloit traiter le mal sans en connoître le principe. On ordonnoit des mariages, on récompensoit la paternité, on flétrissoit le célibat : c’est fumer, c’est arroser son champ sans le semer, & en attendre la récolte.

Demandez encore aujourd’hui à vos spéculateurs, pourquoi la plupart des États de l’Europe se dépeuplent visiblement ; les uns nieront le fait, ce qui est la méthode la plus courte en tout genre de dispute & la moins digne de réplique : le plus grand nombre convenant du fait trop visible pour être contesté de bonne-foi, en accusera le célibat des Moines & des Religieuses, la guerre, le grand nombre de troupes réglées, la navigation, les transmigrations dans le nouveau monde, & autres prétendus vices de constitution, dont la plûpart sont au contraire de nouvelles racines de la Population, comme j’espere le démontrer.

Quelle est donc selon vous, me dira-t-on, la vraie cause de la dépopulation ? La voici. C’est la décadence de l’agriculture d’une part, de l’autre le luxe & le trop de confommation d’un petit nombre d’habitans, qui séche dans la racine le germe de nouveaux citoyens.

Je sçais combien de préjugés établis cette opinion choque diamétralement. Que de citoyens entendus en espaliers & qui dépensent en serres chaudes, croient l’agriculture aussi moderne en Europe que la Philosophie des Dames, & perfectionnée de nos jours plus que jamais ! Combien de calculateurs élégans démontrent que la consommation même de la prodigalité & ce qu’on appelle luxe fait la prospérité d’un grand État ! Ce n’est pas encore ici le lieu de combattre toutes ces illusions de détail ; leur tour viendra. Maintenant il est question de démontrer mon principe, à sçavoir, que la mesure de la Subsistance est celle de la Population.

La multiplication d’une espèce ne dépend pas de sa fécondité. Si la multiplication d’une espece dépendoit de sa fécondité, certainement il y auroit dans le monde cent fois plus de loups que de moutons. Les portées des louves sont très-nombreuses, & aussi fréquentes que celles des brebis qui n’en portent qu’un. L’homme condamne au célibat des armées de moutons ; & je n’ai pas ouï dire qu’il fît aux loups cette espece d’injustice. il tue beaucoup plus de moutons que de loups, & cependant la terre est couverte de la race des premiers, tandis que celle des autres est très rare. Pourquoi cela ? C’est que l’herbe est fort courte pour les loups, & très-étendue pour les moutons.

Les Sauvages d’Amérique qui ne vivent que de la chasse, sont réduits à la condition & presqu’à la population des loups. Un très petit peuple de ces Sauvages occupe un territoire qui bien cultivé fourniroit à la subsistance d’un peuple immense, & ces foibles nations se font encore souvent entre elles de cruelles guerres pour les limites, mais leur Population qui n’est gênée ni par le célibat ni par aucune régle de continence, se proportionne naturellement aux seuls moyens de subsistance qu’ils sçavent se procurer. Un ancien Romain, toujours prêt à retourner & labourer son champ, vivoit lui & sa famille du produit d’un arpent de terre. Un Sauvage qui ne seme ni ne laboure, consomme seul le gibier que cinquante arpens de terre peuvent nourrir : conséquemment Tullus Hostilius avec mille arpens de terre pouvoit avoir cinq mille sujets, tandis qu’un Chef de Sauvages, tels que je les ai représentés, borné au même territoire auroit à peine vingt hommes.

Telle est la disproportion immense que l’agriculrure peut établir dans la Population. C’en sont ici les deux extrémités. Un État se dépeuple en proportion de ce qu’il s’éloigne de l’une & se rapproche de l’autre : en proportion de ce qu’on y cultive les terres, & qu’on les emploie à produire ce qui est de la nourriture essentielle de l’homme, l’espèce augmente en nombre. En proportion de ce qu’on les laisse en friche, ou qu’on les emploie en inutilités ou productions de consommation précaire, l’espèce diminue invinciblement malgré tous Edits & Loix d’encouragement ou de rigueur en faveur des mariages.

Il suit de-là, que les consommations en superfluités sont un crime contre la société qui tient au meurtre & à l’homicide ; d’autant que ce qui est luxe en naissant, devient usage & décence dans la suite. D’où naît que la principale attention du Gouvernement doit être de porter par l’aiguillon de l’honneur & par la force de l’exemple, l’orgueil humain vers la frugalité & une sorte de modestie relative à chaque professsion. Mais il n’est pas tems encore d’entamer ces matières.

M. David Hume Auteur Anglois, l’un des plus respectables Ecrivains politiques que nous connoissions tant par son érudition également saine & profonde que par la sagesse de ses raisonnemens & une modestie bien rare en ce tems-ci, a fait un Traité complet sur la question de la Population ancienne comparée à celle de notre tems. Ce seroit dommage que nous n’eussions pas ce morceau également sçavant & raisonné ; & je lui rends toute justice sur le mérite d’homme de lettres & de citoyen qu’on ne peut s’empêcher de reconnoître à un point éminent dans l’auteur ; mais en convenant des plusieurs des principes renfermés dans ce Traité, je ne suis pas de son avis sur les conséquences en général. On pourroit le suivre dans les détails, & lui en disputer un grand nombre ; mais on le feroit avec désavantage : de fait, en ce qu’il est bien difficile d’en sçavoir plus que lui ; de droit, en ce que cette sorte de controverse seroit au moins fade, & peut-être odieuse. Mais d’après les principes établis ci-dessus dont un homme d’aussi bon esprit que M. Hume conviendroit sans doute, principes qui abrègent la question autant qu’ils la fixent, elle se réduit à sçavoir si la consommation actuelle de chaque individu, & sur tout celle des riches, est plus considérable qu’elle n’étoit autrefois.

Le faste des anciens Asiatiques, & l’étenduë excessive de l’Empire du Grand Roi, dévoient sans contredit avoir fort dépeuplé cette partie du monde ; mais la barbarie du gouvernement Turc & Persan l’ont extrêmement dévastée, & fur les ruines de tant de villes célèbres de l’antiquité l’on ne trouve plus que de vastes déserts à peine pratiquables pour les caravanes. On en peut dire autant de la partie de l’Afrique jadis célèbre sous les Carthaginois, les Rois Numides, &c. & qui sous le bas Empire même contenoit jusqu’à quatre cents villes Episcopales ayant chacune son district, contrées arides aujourd’hui & disputées aux lions et aux tigres par des hommes plus féroces qu’eux. Les pays connus sous le nom de Grece, tant ceux du continent que les isles et terres adjacentes, ne sont aujourd’hui que des roches désertes, & ces isles autrefois si célèbres par des Temples fameux, des écoles, des hommes illustres, & une peuplade immense, ne sont que des écueils. J’excepte de mes calculs toute cette partie de la dévastation générale, comme relative à des causes morales ; & nous ne traitons ici que du physique. Il faut pareillement en retrancher l’Amérique. Si d’une part l’invasion de la partie méridionale de l’Amérique par les Espagnols, & l’abus qu’ils firent de leur victoire, a fait rentrer dans la terre des peuplades immenses d’hommes, si la mollesse & le gouvernement tyrannique des nouveaux colons a tenu ces fertiles contrées dans cet état de dévastation, on peut dire que les différentes colonies des autres nations de l’Europe dans tout le reste de cette partie du monde ont compensé cette perte pour l’humanité, si c’est compenser, que de mettre un à la place de vingt-cinq. Mais cette partie du monde n’exitant pas pour nous dans les temps que nous prenons ici en comparaison, il est inutile d’en faire mention. C’est donc l’Europe uniquement qui peut à cet égard entrer en question. Nous pourrions encore en excepter l’Italie, qui notoirement nourrissoit vingt-six millions d’ames dans les temps de splendeur par le moyen des bleds d’Egypte qui ne nourrissent plus perfonne. L’Italie qui en nourrissoit peut-être le double de son propre produit dans les premiers âges de Rome, à en juger du moins par la multiplication de différents peuples qu’on voit sans cesse en armes contre les Romains dans ces temps belliqueux, l’Italie, dis-je, contient à peine aujourd’hui cinq millions d’habitans. Mais sans entrer dans les spéculations historiques, éxaminons seulement si les hommes dans les premiers temps consommoient autant de produit de terre, qu’ils en consomment aujourd’hui ; & pour ne point sortir des portions de consommation ausquelles je me suis borné dans ce Chapitre, brûloit-on autant de bois que de nos jours ? J’en doute, puisque depuis moins de dix ans la confommation de Paris, seulement à cet égard, a augmenté de deux cents mille voies, ce qui constitue presqu’un tiers de cruë. Je ne crois pas qu’on prétende que le nombre des habitans ait augmenté de cela. Chacun sçait que les recherches du luxe, de la mollesse, & la vanité mal entendue sont la cause de cet excès. Telle maison n’avoit, il y a dix ans, du feu que dans les chambres & antichambres de chaque appartement, qui a des poëles aujourd’hui dans tous les cabinets, garde-robes & escaliers. Les femmes suivantes de cette maison ont toutes en particulier leur chambre, leur feu, leur lumière. En un mot, tout a doublé de la sorte. Il faut cependant du terrein employé à ne porter que du bois pour fournir à cette consommation. Le bois devenant la marchandise du meilleur débit, chacun se hâte d’en planter, & de dérober ainsi une portion de son héritage à la nourriture des hommes. Y avoit-il chez les anciens autant de voitures qu’aujourd’hui ? Il faut du bois aussi pour leur entretien. Les cuirs, les graisses, tout ce qu’on tire des bestiaux se consommant au double & presque toujours en pure perte, le paturage a pris le dessus sur le labourage, & depuis long-temps le proverbe est établi qui dit ; qui change son champ en pré augmente son bien de moitié. Le pré cependant ne porte en général qu’une bonne récolte par an, & ce n’est que du second bond qu’il sert à la nourriture des hommes, autre soustraction faite à l’humanité. Je sçais qu’on peut me dire que les forêts étoient immenses alors, mais mal gouvernées, au moyen de quoi elles dévastoient plus, & servoient moins ; que les prairies n’étoient que des marais qui ne fournissoient qu’un médiocre entretien aux bestiaux, &c. S’il étoit dans mon plan de prendre la contrepartie du systême que propose M. Hume sur ce point, ce seroit à moi à me retourner sur ces objections, & à démontrer que les prétendus déserts en question n’existoient que chez des peuples barbares encore, & tels à peu-près que l’étoient les habitans de l’Amérique Septentrionale, quand nous l’avons découverte ; que par conséquent ces contrées doivent encore être exceptées, comme celles ci-dessus, du point de comparaison donc il s’agit. Je devrois établir enfin que l’agriculture étoit chez les nations policées portée pour le moins au point où elle l’est de nos jours, donc&hellip ; Mais mon but principal ici n’étant que de recommander cet art & cette science mère de l’humaniré, il me suffiroît d’avoir amené mon antagoniste à raisonner en conséquence, pour que mon dessein fût rempli. Somme toute, convenons que les anciens connoissoient aussi-bien l’agriculture que nous, & l’honoroient davantage, M. Hume prouveroit cela mieux que moi. Ils consommoient moins en général & en particulier, il le démontreroit encore ; donc ils étoient en plus grand nombre

Ce n’est pas encore ici le lieu de considérer la Population relative au travail, nous y viendrons dans le temps, & dirons en quel sens le travail second peut être utile à la Population. Suivons encore quelques considérations qui résultent de la partie actuelle de notre sujet. Moyens de subsister, mesure de la multiplication.

Les hommes multiplient comme les rats dans une grange, s’ils ont les moyens de subsister. C’est un axiome que je n’ai pas inventé, & qu’il est temps qu’on prenne pour base de tout calcul en ce genre. En ce sens, le mot de M. le Prince, après la boucherie de Senef, qui parut barbare à ses officiers étonnés, & qui n’étoit peut-être chez-lui qu’un effet de cette audace militaire qui naquit & mourut avec lui, une nuit de Paris remplacera cela, ce mot dis-je, pouvoit être un axiome politique bien raisonné.

A moins qu’il ne survienne quelqu’augmentation de subsistance étrangère & nouvelle dans l’Etat, il ne sçauroit s’élever une seule plante de plus dans ce jardin garni de toutes ses parties, qu’une autre ne lui fasse place. En vain travaille-t-on à Paris toutes les nuits, si les maladies, la guerre, la mer &c. ne font des places vacantes.

Les batailles & les massacres ne nuisent point à la Population, si d’ailleurs elles ne nuisent à l’agriculture ; & l’on remarque avec étonnement qu’après des temps de troubles & de calamités, un Etat est tout aussi peuplé qu’il l’étoit auparavant, tandis que les édifices, les chemins, tout enfin ce qui designe la prospérité apparente, se ressent visiblement de l’interruption de l’ordre & de la police. Pourquoi cela ? Cest que l’homme n’a qu’une seule & véritable racine qui, comme toute autre, se nourrit du suc de la terre.

Ce n’est pas cependant que les temps de guerre, & plus encore ceux de trouble, n’interrompent & ne détruisent l’agriculture dans certains cantons ; mais elles la vivifient dans d’autres, en accélérant le débit de ses productions. On voit d’ailleurs que ce ne sont pas les calamités dont le laboureur voit le principe en réalité & la fin en espérance, qui rebutent sa précieuse activité. Le fermier en Flandres séme de nouveau derrière l’armée qui vient de fourager son champ. En troisième lieu, si la guerre dévaste quelques provinces, elle les fume en même temps ; & d’autre part, ses nécessités & ses dépenses mettent peu-à-peu tout le monde dans le cas de retranches de sa dépense particuliére, & conséquemment de la confommation. Cette diminution de luxe profite plus à la Population que le gouffre dévorant de la guerre ne lui nuit, pourvu toutefois que cela dure. Remarquez à ce sujet que jusques au siècle de Louis XiV, la nation a toujours été en guerre, soit étrangère qu’elle alloit chercher ailleurs quand elle ne l’avoit pas chez elle, soit interne par les guerres des gentilshommes, dont les derniers soupirs ont été les duels. Ces guerres ne dépeuploient pas, parce qu’elles tenoient le reste de la nation en nécessité ; & comme nous fûmes, sommes, & serons toujours glorieux, nous en faisions vertu. Le Roi du siécle passé a le premier mis sur pied les armées exorbitantes, en a nécessité la mode, & conséquemment la briéveté des guerres qui dès-lors dépeuplent beaucoup, & ne peuplent pas, en ce qu’elles n’affaissent le luxe que pour un temps, & le labourage pour toujours.

En général donc & dans le principe, ce ne sont ni les guerres, ni les épidémies qui dépeuplent un Etat ; mais si vous mettez un cheval de plus dans l’Etat, toutes autres choses demeurant égales, vous êtes certain d’y tuer quatre hommes au moins. Mais, me dira-t-on, les bestiaux fument, & cet engrais vivifie d’autres portions de terre qui sans cela seroient incultes. J’en conviens. Aussi ai-je dit, toutes autres choses demeurant égales. J’ajoute que l’entretien des bestiaux qu’autrefois on appelloit planturage, est un des principaux arcs-boutans d’une florissante agriculture. Mais prenez garde que je n’attaque ici que la force d’animal, dont le luxe peut faire abus, & qui, bien que d’une utilité singuliére, est le moins rapportant de tous les animaux domestiques à la campagne. Le nombre en augmente chaque jour à la Ville, où les fumiers sont si abondans qu’ils ne valent presque pas la peine d’être enlevés, & où la consommation que font ces animaux monte au double & au triple de ce quelle seroit, s’ils étoient entretenus sur les lieux, parce quelle nécessite l’entretien de l’énorme quantité de chevaux de trait nécessaires pour voiturer leur nourriture à Paris.

Revenons au grand & unique axiome en cette matière, la mesure de la Substance est celle de la Population. En ce sens il est vrai de dire que plus il y a de consommation dans un Etat, plus cet Etat est puissant ; mais il faut bien entendre ce principe. Si vous entendez par-là que la vraie puissance d’un Etat consiste à avoir beaucoup de consommateurs, je suis de votre avis ; mais par la même raison, beaucoup de consommation faite par un petit nombre de consommateurs est une corrosion continuelle & toujours croissante du nerf de la Population. Cessons de nous égarer sur ce principe. Ce n’est ni le célibat, ni la guerre, ni la navigation qui dépeuplent un Etat ; au contraire. Je vais entreprendre la démonstration de ce paradoxe sur celui de ces trois ordres de choses qu’on abandonne le plus aisément en ce genre à une sorte d’anathême public.

Maisons religieuses ne sont principe de dépopulation. Les Auteurs politiques Protestants (il faut avouer que ce sont les meilleurs) ont tous attribué au Monarchisme la dépopulation de l’Espagne, de l’Italie, & des autres parties de l’Europe qui suivent le Rite Romain ; & pour répéter ici les paroles d’un des plus habiles hommes & des plus profonds Ecrivains[1] en ce genre : les Moines, dit-il, ne sont d’aucune utilité ni ornement en paix, ni en guerre, en deçà du Paradis, comme l’on dit… L’expérience fait voir que les États qui ont embrassé le Protestantisme en sont devenus visiblement plus puissants. Nos Politiques ont non-seulement pris condamnation sur cet article, mais ils ont encore quelquefois enchéri ; il s’en faut bien que je ne sois de cet avis.

J’ai habité dans le voisinage d’une Abbaye à la campagne. L’Abbé qui partageoit avec les Moines, en tiroit 6000 livres. Je veux bien que la portion conventuelle fût plus forte, mais de peu de choses, car Messieurs les Commendataires ne sont pas dupes. Sur les 6000 livres de rente restantes, ils étoient trente-cinq ; à sçavoir quinze de la maison, & vingt jeunes Novices étudiants, attendu qu’il y avoit un Cours dans cette maison. Ces trente-cinq maîtres avoient en comparaison peu de domestiques, mais ils en avoient au moins quatre. Or je demande si un gentilhomme vivant dans sa terre de 6000 liv. de rente en auroit eu davantage. Ainsi entre lui, sa femme & quelques enfans, à peine auroient-ils vécu dix sur ce territoire, & en voilà quarante d’arrangés en vertu d’une institution particulière. En conséquence donc du principe établi, qu’il ne sçauroit s’élever de nouveaux habitans dans un État qu’à proportion des moyens de subsistance, que plus cette subsistance est volontairement resserrée par ceux qui occupent le terrein, plus il en reste pour fournir à une nouvelle peuplade, il seroit impossible de nier que toutes autres choses mises à part, les établissemens des maisons Religieuses ne soient très-utiles à la nombreuse Population. Que ce soit de par le Roi, de par S. Benoît ou S. Dominique, qu’un grand nombre d’individus s’engagent volontairement à ne consommer que cinq fois par jour, toujours est-il vrai que ces sortes d’institutions aident fort à la Population, simplement en donnant de la marge & laissant du terrein à d’autres plançons. Que tous Les Moines vivent ainsi, que toutes les Communautés soient nombreuses en proportion de leurs revenus, c’est ce que je n’ai garde de soutenir, & ce qui est étranger à la question. Je m’ingérerai moins encore à dire les moyens de maintenir dans leur vigueur les institutions dont je parlois tout-à l’heure, & dont le relâchement est au moins une lepre dans l’État. Je dis seulement que selon le maintien de la maison que j’ai citée, & de plusieurs autres en ce genre que j’ai connues, loin de nuire à la Population, elles y servent, toutes plaisanteries cessantes ; car je ne les aime ni folles ni triviales.

A l’égard de l’objection, qu’un Seigneur est utile dans l’État, ou du moins y sert d’un grand ornement, au lieu que les Moines n’y sont ni l’un ni l’autre ; l’Auteur que j’ai cité, quoique Protestant, met du moins à son axiome le correctif en deçà du Paradis. Il fait en cela la critique de certains miserables libelles gauchement plâtrés d’un vernis de dissertation sur le droit public, & cependant bien accueillis chez nous depuis quelques années, où l’on ose avancer que les Ministres de la Religion ne sont d’aucune utilité dans l’État. L’Auteur ne parle ici que des Moines, ce qui fait encore une différence bien grande ; & à vrai dire, n’étant que calculateur, il lui est permis de mettre tout au même poids & mesure, ce qui est au contraire un délire pour un Politique. Mais je puis répondre encore à cette double objection sans rien forcer. Examinons d’abord l’article de l’utilité & je serai court ; ensuite celui de l’ornement, je le serai plus encore.

Les Moines de fait étudient, prêchent, instruisent, travaillent, desservent les Paroisses de campagne. En outre, ils ont tous ou la plûpart dans leur institution quelqu’objet d’utilité ; je dis plus, de nécessité. S’ils ne le remplissent pas, c’est l’affaire du Législateur & de la Police, Eh quoi ! se suppose que la Milice fût relâchée & tombée dans la mollesse, la Magistrature dissipée & la Noblesse sans mœurs & sans délicatesse, faudroit-il pour cela fupprimer le Militaire, les Magistrats, & les distinctions héréditaires ? L’invention de supprimer & de détruire est le contraire absolu de l’art de gouverner ; c’est la magnanimité du suicide. Un chirurgien ignorant sçait couper la jambe ; Esculape l’eût traitée & guérie. Quatre traitemens comme celui du premier, il ne reste plus que le tronc. Je n’ai rien à dire de plus sur l’utilité morale. Je n’aime pas à m’étendre sur des points étrangers à mon sujet. Passons à l’utilité physique.

Chacun sçait que la plûpart de ces grands établissemens Monastiques si riches aujourd’hui n’étoient autrefois que des déserts, & que nous devons aux premiers Cénobites le défrichement de plus de la moitié de l’intérieur de nos terres. Mais sans nous prévaloir de l’authenticité du titre, article si sacré en saine politique & si hors de mode aujourd’hui, considérons les choses dans l’état présent. On n’ignore pas, & il est passé en proverbe que les Bénédictins, par exemple, mettent cent sur leur territoire pour lui faire produire un. Je connois dans leurs biens telle chauffée d’étang ou contre des rivières, tel autre ouvrage enfin utile ou nécessaire, qui a certainement coûté trois fois le fonds de l’Abbaye entière sur lequel la construction est faite. Ces travaux longs & dispendieux qui sont une sorte d’ambition & de joie pour des corps qui se regardent comme perpétuels, toujours mineurs pour aliéner, toujours majeurs pour conserver, sont au-dessus des forces des particuliers. L’État ne peut envisager que les objets généraux, & quand ses secours descendroient quelquefois jusques aux détails, il faut encore une administration puissante & toujours présente pour l’entretien. Ou le Seigneur possesseur du fonds est riche & grand propriétaire, en ce cas il ne consomme pas sur les lieux qui sont négligés, & Se ruinent petit-à-petit ; ou s’il est obligé d’y résider, il est foible, accablé de faux frais, de dettes antérieures : son administration est intermittente, & tout languît sous son fils, si ce n’est sous lui. Or il n’est pas contesté que ces travaux ne soient un bien particulier qui ressortit au bien général, & qui l’établit. Il en est de même des bâtimens ; même solidité, même entretien. Une des églises de l’Abbaye dont j’ai parlé d’abord, est connue dans notre histoire par une époque fameuse depuis 700 ans. Elle est absolument au même état où elle étoit alors. Quels sont les bâtimens des particuliers qui ont une pierre de ce temps-là ?

Quant à l’ornement, avouons que le Seigneur de 6000 livres de ente que nous avons établi remplaçant les 40 Moines cités dans notre premier exemple, ne seroit pas d’un lustre bien fameux dans son château. Nous prenons, il est vrai, sur ce domaine la portion du Commendataire qui partage avec eux, comme feroit un Seigneur avec son fermier général. Or si le brillant & le faste étoient de mon sujet, je demanderois si les Cardinaux de Rohan & de Polignac à Rome, & tant d’autres ailleurs, n’ont pas fait autant de ce genre d’honneur à la nation, qu’eussent pû faire des Seigneurs laïques. S’il est vrai de plus, comme le dit le même Auteur, que le point qui semble déterminer la grandeur comparative des États, est le corps de réserve qu’ils ont, quelles richesses en vaisselle & ornemens d’Eglise, tableaux, manuscrits, bibliothèques & bâtimens même, ces fortes maisons religieuses ne tiennent-elles pas en magazin, dont on ne trouveroit pas trace dans les pays Protestans ?

A l’égard des mendians, je serois parfaitement de l’avis du même Auteur & s’ils étoient aujourd’hui tels dans la force du mot. Ce n’est point à moi à examiner si la mendicité a jamais été permise à aucune Société Religieuse autrement que comme moyen de subsistance au milieu des travaux, dont le fruit est totalement destiné aux vuës de la charité ; mais il est de fait qu’attendu que le métier ne vaut plus ce qu’il valoit autrefois, tous ou peu s’en faut, prévoyant, & comme Joseph, les années de stérilité, ont fait provision de revenus & qu’au moyen d’un léger arrangement de police de la part du Gouvernement, on ne verroit plus de besaces. C’est tant-pis, s’écrie-t-on, car ils se feroient des revenus aux dépens des sujets de l’État… eh ! point du tout pour une grande partie. La moitié des maisons du fauxbourg S. Germain & de plusieurs autres quartiers de la ville de Paris, par exemple, appartiennent à des Corps ; les ont-ils achetées ? Non, & à cet égard on a grande raison de leur lier la bourse. Mais ils ont bâti des places vagues qui leur furent données dans le temps, n’étant de presqu’aucune valeur. Aujourd’hui cela fait une magnifique cité, & un revenu considérable pour l’État comme pour eux, qu’ils ont tiré de la terre. Que les Carmes Deschaux aient, comme l’on dit, cent mille livres de rente, ils ne les ont prises à personne, & pourvu qu’ils vivent toujours selon leur observance, il faudra bien aujourd’hui qu’ils n’ont plus de terrein à bâtir à Paris, que leur excédent aille bâtir ailleurs, ou entretenir d’autres Carmes vivans tout aussi pauvrement, mais toujours individus réels dans l’État.

Si les États Protestans sont plus peuplés & plus florissans que ceux où la discipline ecclésiastique de la Communion Romaine est aussi exactement observée & réglée qu’elle l’est en France (fait, à tout prendre, dont je voudrois d’autres preuves que des allégations), je crois qu’il seroit aisé d’en donner d’autres raisons que la suppression des Moines, 1°. La prétendue Réforme fit universellement des révolutions dans tous les États ; & il est certain qu’il est des secousses qui avivent les esprits politiques, et régénerent les ressorts du Gouvernement & de l’industrie. La Suéde changea entiérement son gouvernement en embrassant la prétendue réforme ; mais qui l’eût considérée après les régnes durs & absolus de Charles XI & de Charles XII eût été bien étonné d’y voir si peu de Moines, & tant de dépopulation & de misere. Ce n’est pas le rétablissement des Moines qui a fait tomber de moitié le commerce & la richesse de la Hollande depuis le commencement de ce siècle ; mais le luxe y a enfin engrainé, la consommation y a doublé, & le commerce diminué. Ces célèbres Danois d’autrefois, qui ont fait trembler toute l’Europe, sont morts : mais depuis deux cents ans qu’ils ont chassé les Moines, il seroit temps de voir cette antique pépinière se repeupler de héros. Henri IV & Louis XIV ensuite, trouverent le moyen de rétablir leur Royaume sans rien changer à la Religion établie. Je vois que le judicieux David Hume & plusieurs autres Anglois se plaignent que leur patrie se dépeuple : ils en cherchent des raisons de détail, faute d’avoir touché au vrai point qui est que l’Angleterre est devenue riche & que la richesse augmente la consommation, & diminue en conséquence d’autant la Population.

Quand je suis devenu l’apologiste des institutions monastiques, article sur lequel je me suis étendu sans doute avec trop de détail en suivant seulement l’excellent Auteur que j’ai cité ci-dessus, on s’attend bien que je serai & plus abondant & plus fort en raisons sur l’article des troupes soudoyées, des gens employés à la navigation, &c. Somme totale, multipliez la subsistance, vous multiplierez les hommes sans que tant de gens s’en mêlent, à beaucoup près.

Mais, direz-vous, tous ceux de l’ordre des célibataires qui ne font rien pour gagner leur vie, diminuent d’autant le travail dans un État, & comme le travail est le seul moyen d’étendre la subsistance, vous la retrécissez précisement par la sorte d’emploi que vous tolérez à ceux qui jouissent des fruits de la terre, & qui devroient travailler à les multiplier. Ceci sort de la question. C’est seulement dans l’ordre des maîtres & propriétaires que j’ai consideré les Communautés Religieuses. On verra dans la suite de ce traité qu’il s’en faut bien que je ne prêche l’inaction. J’ai voulu seulement dire dans ce Chapitre que la subsistance est la mesure de la Population ; qu’en conséquence, tous ordres de gens qui se vouent à vivre d’un petit produit de terre, favorisent la Population, loin de lui nuire, en ce qu’ils se resserrent volontairement, & font place à d’autres. S’agit-il ensuite de décider quelle est de toutes les professions qui composent la société, celle qui mérite la préférence d’estime & de protection ; c’est ce que nous verrons dans le Chapitre suivant. Finissons celui-ci par où nous l’avons commencé.

Augmentation de subsistance, accroissement de Population ; nous allons voir comment accroissement de Population doit faire augmentation de subsistance.



  1. Essai sur la nature du Commerce par M. Cantillon