L’Amitié d’un grand homme/04

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iv. — LE DÎNER


Le grand jour arriva. Ce fut, pour le commun des mortels, un jour comme un autre. Mme Gélif estima qu’il était tout revêtu de solennité et que les dieux bienveillants avaient voulu, spécialement pour son dîner, que le ciel fût clément, pur de toute menace, l’air sans lourdeur et qu’il ne fît ni trop chaud ni trop froid. De ce côté, tout allait bien. De sept heures du matin à quatre heures de l’après-midi, M. Gélif, prévoyant la tornade, ne parut point. A quatre heures, il trouva sa femme en proie à toutes les affres de l’inquiétude.

— Leniotte et Brevet sont en retard, confia-t-elle à son mari. Leur cuisinier devrait déjà être là. Ne nous énervons pas, de grâce. Je vois déjà que tu t’énerves ; cela ne manquera pas de me gagner et je serai folle. Occupe-toi de cet idiot de Jeansonnet. Il serait capable d’oublier d’aller chercher le maître. Du sang-froid. Tu te charges de Jeansonnet. Prête-lui l’automobile. Je crois que je ne te demande pas un effort au-dessus de ton intelligence ? Moi, je vais chez Leniotte et Brevet. Je leur dirai ma façon de penser. Ou plutôt, non… Nous avons besoin d’eux… Je me réserverai de leur envoyer leurs quatre vérités en payant la note. Demande aussi à ton comptable d’inscrire les noms des invités sur de petits bouts de carton. Cela se fait. On ne se donne plus le bras pour passer dans la salle à manger ; on passe en vrac. Il faut que cela soit à la fois luxueux et à la bonne franquette. J’ai préparé une note pour les journaux : « Dîner intime, suivi de causerie, chez Mme et M. Alfred Gélif. Remarqué parmi les convives : le maître Fernand Bigalle, de l’Académie Française ; M. et Mme Garbotte ; Mlle Pellicault ; M. et Mme Roboarn ; M. Raymond ; M. et Mme Chevêtrier ; M. et Mme Maubèche ; M. Espaure ; Mme Taurine ; M. et Mme Grinelle ; M. Bernache ; M. Roquetin, etc… »

— Quels sont les « et cætera » ?

Mme Pétaminaire, qui a un nom ridicule, et Jeansonnet, qui est bien assez vaniteux pour ne pas avoir besoin de lire son nom dans les feuilles.

— Mets-le tout de même.

— Soit. Je n’ai pas le temps de discuter. Mais laisse-moi te dire qu’il est un peu agaçant, dans notre situation, de publier une liste pareille, qui a l’air d’avoir été prise dans le Bottin.

— Ce sont nos amis.

— Inutile de le répéter ; je le déplore assez.

Chez Leniotte et Brevet, Mme Gélif frémit des rentrée. La boutique était silencieuse. La dame de la caisse lisait son feuilleton. Une demoiselle de comptoir s’amusait à réaliser la villa de ses rêves, avec des petits fours secs. Des mouches précoces se régalaient.

— Eh bien ! s’écria Mme Gélif, j’attends, moi ! Son accent était tel que la dame de la caisse sursauta et que la demoiselle de comptoir, d’un geste nerveux, fit s’écrouler le fragile édifice.

— Mais, madame, bégaya la patronne, vous m’avez téléphoné que le dîner était pour le quatorze juillet.

Désastre ! L’explication fut brève. Mme Gélif s’enquit de l’annuaire dans lequel on avait cherché son numéro de téléphone, pâlit de rage, murmura : « C’est bien. Je la repincerai ! » et, telle un grand capitaine, tâcha de faire tourner sa défaite en victoire. Elle fut aidée par M. Brevet en personne, qui parut, bouleversé, dans l’uniforme de sa profession, le bonnet blanc penché sur la tête.

— Laissez-moi agir, décida-t-il. J’y perdrai mon nom et même de l’argent, mais vos invités ne s’apercevront de rien. Il est cinq heures moins le quart. Rentrez tranquillement chez vous. À huit heures, je vous servirai un dîner merveilleux. J’ai l’habitude de ces tours de force. J’ajouterai même, à titre de dédommagement, des sorbets Bagration et des fraises rafraîchies à la Chantilly. Ah ! si je pouvais seulement savoir quels sont les bandits qui nous ont joué ce tour-là !

— Je peux vous l’apprendre, répliqua Mme Gélif, c’est M. et Mme Carlingue.

— De la rue Tronchet ?

— Oui. Demain nous nous entendrons et nous déposerons une plainte contre eux.

— Ce sont aussi de bons clients, murmura M. Brevet, faiblissant.

— Léopold, on pourrait leur dire qu’il ne faudrait pas s’amuser avec des choses aussi sérieuses, opina Mme Brevet.

— Je me charge d’eux, conclut Mme Gélif et je me passerai de votre concours. Que tout soit bien réussi ce soir, c’est l’essentiel. Il y va de votre réputation.

Pour faire descendre le sang qui lui incendiait le visage, Mme Gélif rentra à pied en méditant des projets de vengeance, heureuse, d’ailleurs, comme un joueur de poker qui a éventé un bluff. Tandis qu’elle souriait à diverses combinaisons, M. Jeansonnet préparait sa toilette de gala, en répétant les vers de la Bonne soirée :


C’est bal à l’ambassade anglaise ;
Mon habit noir est sur la chaise,
Les bras ballants ;
Mon gilet bâille et ma chemise
Semble dresser pour être mise
Ses poignets blancs.


— Ah ! vieux fou, pensait-il tout haut, ne ferais-tu pas mieux de rester ici avec tes amis les moineaux et quelque bon livre, au fond de ton fauteuil, en robe de chambre et en pantoufles !

Il trouva, l’attendant, l’automobile des Gélif et débarqua chez Bigalle où il se cogna dans Mlle Estoquiau.

— Vous désirez, monsieur ? interrogea cette personne, sans aménité

— Mais, mademoiselle, c’est aujourd’hui le 12 juin.

— Sans doute, monsieur. Et après ?

— Je viens chercher le maître, pour dîner.

— Pour dîner ?

— Oui, chez les Gélif… C’est bien entendu. Il l’a noté sur son agenda.

— Monsieur, mon cousin regrettera infiniment.

M. Jeansonnet s’assit, les jambes coupées, et bégaya :

— Ce n’est pas possible. Il m’avait formellement promis.

— Avec sa santé, promettre et tenir font deux. Il est très malade.

— Je voudrais le voir.

— Il ne peut recevoir personne.

— Mademoiselle, les intérêts les plus sacrés…

— Monsieur, si vous m’aviez demandé mon avis, je vous aurais conseillé de ne pas compter sur mon cousin, qui ne sait jamais la veille s’il sera valide le lendemain.

— Veuillez lui dire que je suis là.

— Non, monsieur. Il dort.

— Je ne partirai pas sans lui avoir parié.

— C’est un peu fort !

— C’est ainsi.

— Eh bien, monsieur, puisque vous me poussez à bout, sachez que M. Bigalle n’est pas chez lui.

— Je n’en crois rien.

— Je puis vous faire visiter l’appartement de fond en comble.

— Mademoiselle, vous voyez l’état dans lequel je suis…

— Qu’y puis-je ?

M. Jeansonnet reconnut qu’il n’attendrirait point ce roc. Il y avait de la satisfaction dans la voix de Mlle Estoquiau, la joie d’une revanche prise sur l’importun qui avait pu, une fois, violer la consigne et en être récompensé par un verre de porto. Le vieillard s’inclina en silence et s’en fut. Il apprit de la concierge que M. Bigalle était parti vers trois heures et qu’il rentrerait d’une minute à l’autre. Malgré le courant d’air, M. Jeansonnet s’installa devant la porte cochère et monta la faction. À huit heures, Fernand Bigalle arriva tout doucement. Il rentrait en se promenant.

— Vous m’attendiez ? demanda-t-il ingénument.

M. Jeansonnet le mit au courant.

— Je vois, je vois, murmura Bigalle, Sylvie est terrible ! J’avais pris sur mon agenda une note au crayon ; elle l’aura effacée. Remontons. Je m’habille et je suis à vous.

— Non ! Non ! protesta M. Jeansonnet. Je ne suis plus capable d’affronter Mlle Estoquiau sans en tomber malade, Je vous emmène tel quel. La voiture des Gélif est là. On vous excusera d’être en jaquette. Vous vous laverez les mains là-bas…

À ce moment, une automobile s’arrêta. Une dame en sortit, érupée.

— Ça y est ! s’écria la dame. Vous nous aviez oublié ! Ne saviez-vous pas que vous dîniez chez nous ?

— Je le savais parfaitement, et j’allais m’en excuser, répondit Fernand Bigalle, mais, monsieur et moi nous sommes témoins dans une affaire d’honneur qui ne peut se remettre.

Ayant dit, il poussa vivement M. Jeansonnet dans l’automobile des Gélif, qui démarra.

— J’aime autant, conclut Bigalle, en allumant sa cigarette, ne pas assister à la crise de nerfs. Voyez-vous, cher monsieur, quand on a passé toute sa jeunesse à dîner en ville, il devient impossible, dans l’âge mûr, de se dépêtrer. Cela sent très bon dans cette voiture. Mme Gélif doit être une jolie femme… M. Jeansonnet détrompa le maître, sans trop insister. Il tremblait encore qu’il lui échappât. Toute la compagnie était assemblée sous les armes quand il fit son entrée chez les Gélif, modeste à la façon d’un soldat qui amène devant ses supérieurs un prisonnier de marque.

— Madame, dit Fernand Bigalle, en baisant la main de la maîtresse de maison, pardonnez-moi de venir ainsi habillé, mais je sors de la séance de l’Académie et j’ai voulu, avant tout, ne pas arriver trop en retard. Mon vieil ami, Jeansonnet, m’a cueilli au passage.

Mme Gélif émit une vague réponse : « Trop honorée, maître… vraiment… » Les autres se taisaient et regardaient. Bigalle, qui est dénué d’éloquence, ne trouvait plus rien. M. Gélif fit les présentations. Tout à coup, on vit Bigalle s’arrêter devant Mme Chevêtrier, qui sourit faiblement.

— C’est vous, Aurélie ? murmura-t-il.

— Oui, Fernand… J’ai voulu voir si vous vous souviendriez de moi… Je vous présente mon mari.

— Vous vous connaissez ! s’écria Mme Gélif.

— Oui, oui, nous nous connaissions, dit Bigalle, mais nous ne nous étions pas vus… depuis…

— Certes, coupa Mme Chevêtrier, cela fait bien ce temps-là.

On les laissa. Mme Chevêtrier, dame blette, annulée, à laquelle personne ne prêtait jamais attention, avait rougi et paraissait plus animée que de coutume. M. Jeansonnet eut l’explication après le dîner.

— Regardez-la bien, lui dit Bigalle… C’est elle, ma fiancée… mon ex-fiancée. Le billet que vous avez reçu en 1882 était de sa main… Il ajouta :

— Elle est restée charmante. Comme jadis, on ne s’en aperçoit pas tout de suite. Son charme est lent à opérer, mais il est toujours infaillible…

M. Jeansonnet approuvait et pensait qu’il n’est que le cœur pour garder de semblables illusions et perpétuer un aveuglement aussi complet. La soirée était morne ; l’excellent repas n’avait pas réussi à sortir les convives de leur torpeur. Ils étaient là comme au spectacle où l’acteur doit faire tous les frais. Bigalle avait surtout de l’esprit dans les répliques. Il craignait le monologue et la conférence. Il fut donc assez terne au dîner, entre Mme Gélif et Mme Taurine, une veuve invitée pour sa beauté fatale et qui laissait tomber comme à regret une syllabe toutes les cinq minutes. Mais tandis qu’on servait le café, le grand écrivain s’installa auprès de Mme Chevêtrier et il fut, dès lors, éblouissant. Mme Taurine en conçut une vive rancune et il se forma un petit clan qui chuchota dans un coin : « C’est ça leur académicien ! — M. Poincillade est autrement spirituel, et il est bonnetier. Les Gélif sentent d’ailleurs que c’est raté ; Augustine est verte. Si j’avais su qu’il viendrait en jaquette, je n’aurais pas mis ma robe décolletée. — Est-ce qu’il va réciter quelque chose ? — Ah ! non, merci ; très peu pour moi. — Nos maris peuvent très bien faire un bridge ; faites donc un bridge, mes pauvres amis, ne vous gênez pas. — Benjamin a sommeil. — Je comprends ! Espérons que cette petite fête ne se renouvellera pas souvent — Pensez-vous : ils l’ont eu une fois ; ensuite ils pourront courir après lui ! — Rien ne m’ôtera de l’idée qu’il est venu pour retrouver Mme Chevêtrier. — Une personne sur laquelle on n’a jamais rien dit ! — Je me méfie des personnes sur lesquelles on ne dit rien ; c’est qu’elles cachent tout. — Qu’est-ce qu’on fait en Bourse, Garbotte ? — Il n’est que dix heures ; j’aurais parié qu’il était au moins onze heures et quart. — Taisez-vous, voilà Lucien ! — Eh bien Lucien, je crois que voilà une belle soirée ! — Ça nous change au moins des conversations d’affaires… »

Quand la maîtresse de maison se retrouva seule avec son époux, elle courut au téléphone et demanda le numéro des Carlingue.

— Insistez beaucoup ; sonnez, sonnez pour les réveiller. C’est une communication urgente… Ah ! voilà…

Elle reprit d’une voix suave :

— C’est à Mme Gélif que j’ai l’honneur de parler ? Ici, la maison Leniotte et Brevet. Je viens chercher des compliments, madame… Vous voyez que tout a marché à ravir, bien que nous ayions été prévenus un peu tard. Mon maître d’hôtel, qui revient de chez vous, me dit que tous les convives ont été ravis et n’ont pas tari de compliments, surtout le général, l’amiral et M. Fernand Bigalle, de l’Académie française. J’espère que vous voudrez bien une autre fois nous réserver la faveur de vos ordres, étant donné ce succès… Bonsoir, madame… Comment ! Je vous ai dérangée !… Mille pardons… Je n’aurais pas cru que vous étiez déjà couchée…