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L’Amour (Jules Michelet)/Livre II/III

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Œuvres complètes de J. Michelet
(L’Amour, La Femmep. 89-94).

III

LA NOCE

C’est l’heure. Sa mère la quitte, en versant quelques larmes. Moi je ne la quitte pas encore. J’ai un mot à te dire, que ne sait pas sa mère.

Ne t’impatiente pas, et ne me maudis pas. Ce n’est pas moi qui te regarde. Elle est entrée sans crainte, elle t’aime tant ! Elle a l’assurance modeste que donne la pureté. Mais enfin elle est bien troublée, pardonne à la nature… Son pauvre petit cœur bat si fort, qu’on en voit le battement… Un moment, je te prie, laissons-la se remettre un peu, et respirer.

Ce mot est celui-ci :

Je te fais et te constitue son protecteur contre toi-même…

Oui, contre toi. Ne te récrie pas tant… Contre toi, car, à cette heure, tu es l’ennemi.

Un ennemi doux, respectueux et tendre. Abrégeons les choses fades que dirait un homme du monde sur les bonnes manières qu’ont alors et toujours les gens bien élevés. Je sais que la plupart arrivent refroidis par la vie, par la grande, trop grande expérience du plaisir. Mais, pour les plus usés, c’est chose d’amour-propre, de vaniteuse impatience. Cela peut mener loin. Donc, j’en crois ici le mot dur, mais net, de l’Histoire naturelle : « Le mâle est très sauvage. » Mot confirmé malheureusement par la médecine et la chirurgie, que l’on consulte trop souvent pour les suites, et qui, dans leur froideur, sont indignées pourtant de la fureur impie qui peut souiller une heure si sainte.


Autre chose, et très grave, d’importance infinie.

Sais-tu bien, dans ce moment de trouble, que tu es partagé entre deux idées très contraires ? Tu ne comprends ni toi, ni elle. Cette blanche statue, que tu couves des yeux, si touchante, si attendrissante, qui a peur de paraître avoir peur et garde aux lèvres un sourire pâlissant… Tu t’imagines la connaître, et elle te reste une énigme.

Celle-ci, c’est la femme moderne, une âme et un esprit. La femme antique était un corps. Le mariage n’étant, dans ces temps-là, qu’un moyen de génération, on choisissait, on prenait pour l’épouse une fille forte, une fille rouge (rouge et belle sont synonymes dans les langues barbares). On lui voulait beaucoup de sang, et qu’elle fut prête à en verser. On faisait grand bruit de cela. Le sacrement de mariage était un mariage de sang.

Au mariage moderne, qui est surtout le mélange des âmes, l’âme est l’essentiel. La femme que rêve le moderne, délicate, éthérée, n’est plus cette fille rouge. La vie des nerfs est tout en elle. Son sang n’est que mouvement et action. Il est dans sa vive imagination, sa mobilité cérébrale ; il est dans cette grâce nerveuse, d’une morbidesse maladive ; il est dans sa parole émue et parfois scintillante ; il est surtout dans ce profond regard d’amour qui tantôt enlève et enchante, tantôt trouble, et plus souvent touche, va au cœur et ferait pleurer.

Voilà ce que nous aimons, rêvons, poursuivons, désirons. Et maintenant, au mariage, par une bizarre inconséquence, nous oublions tout cela, et nous cherchons la fille des fortes races, la vierge des campagnes, qui, surtout dans nos villes, oisive et surnourrie, aurait en abondance la rouge fontaine de vie.

L’avènement de la force nerveuse, la déchéance de la force sanguine, préparée de longue date, est du reste un fait de ce temps. Si l’illustre Broussais revenait, où trouverait-il chez notre génération (j’entends des classes cultivées) les torrents de sang qu’il tira, non sans succès, des veines des hommes d’alors ? Changement fondamental, en mal ? en bien ? on peut en discuter. Mais, ce qui est sûr, c’est que l’homme s’est affiné et fait esprit. Une éruption non interrompue de grandes œuvres et de découvertes a signalé ces trente années.

Tout a changé. La femme aussi. Elle a lu, et s’est cultivée, mal, si l’on veut, mais cultivée pourtant. Elle a vécu de nos pensées. La demoiselle en fait mystère, mais qui ne lit dans ses yeux, dans sa physionomie, souvent trop expressive, dans sa délicatesse souffrante ? Ta fiancée n’a craint rien plus que d’avoir les charmes vulgaires auxquels tu tiens tant aujourd’hui. Tu parlais si bien d’amour pur ! Elle aurait voulu être diaphane. Elle a cru que tu désirais ici-bas un être aérien et ne lui voulais que des ailes.

Du reste, celles qui ont le moins à redouter l’épreuve, qui y arrivent plus que pures, mais innocentes, ignorantes de toutes choses, sont souvent celles qui inquiètent, alarment davantage. Tant l’homme perd l’esprit ce jour-là, souvent moins par amour que par orgueil et défiance ! Une honte touchante, un trouble nerveux, les petites peurs de femme, si naturelles en ces moments, sont sur-le-champ interprétées de la manière la plus sinistre. On se jette dans telle et telle conjecture mortifiante.

« Sans doute, elle craint cette épreuve. Elle retarde le plus qu’elle peut un aveu qu’elle n’ose faire ! »

Elle ne comprend pas d’abord ; mais, si enfin elle entrevoit ce qu’il pense, on peut juger de son indignation, de sa douleur… Elle suffoque, ne peut plus pleurer… Elle qui aimait tant, et qui lui aurait tout dit, s’il y avait eu quelque chose ; lui faire une si mortelle injure de défiance !… Il y a de quoi haïr pour toujours !

Que l’homme songe bien que, s’il juge la femme, elle le juge aussi, à ces moments. Elle est prodigieusement sensible alors, tendre, mais d’autant plus vulnérable. Elle reçoit au plus profond du cœur un trait définitif, qui fait vivre ou tue son amour.

Oh quel changement étrange, étonnant et barbare il disait aimer tant, et il n’a pas même de pitié ! il ne voit pas sur son visage (ce qui arrive souvent), c’est qu’à force d’émotions, elle est réellement très malade. Dès l’arrivée, elle avait tant de difficulté à respirer ! Puis, a monté, de proche en proche, le flux nerveux, et quelquefois jusqu’à un état de tempête qui épouvante. Quelquefois encore, c’est bien pis, les nausées viennent ; la plus sobre est bouleversée de fond en comble. Sa situation est horrible, son anxiété excessive.

Pitié ! pitié pour elle ! soyez bon, soyez tendre… Comprenez donc un peu, soignez-la, et rassurez-la. Qu’elle sache bien que vous n’êtes pas un ennemi, au contraire un ami et le plus dévoué, qui lui appartient tout entier. Soyez discret, habile, respectueux, intelligent de sa situation. Et rassurez-la tout à fait.

Il faut lui dire ceci :

« Je suis à toi, je suis toi-même. Je souffre en toi… Prends-moi, comme ta mère et ta nourrice. Remets-toi bien à moi… Tu es ma femme et tu es mon enfant. »


Moment bien précieux, où celui qui se fait mère et garde-malade réparera les torts de l’amant. L’esprit calmé calme le corps, et la tempête nerveuse s’apaisant peu à peu, la bonne nature, la docilité féminine, parlent pour vous ; elle souffre et craint de vous voir rester triste. Que si elle ne peut se remettre, si elle est encore trop peureuse, elle vous favorisera, par tendresse ou faiblesse, de privautés charmantes que, sans cela, vous n’auriez eues que tard. Elle s’endormira près de vous, veillée par vous, en confiance. Vous n’y perdrez rien au réveil.