L’Amour en visites/V

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Pierre Fort (p. 87-100).


Tu comprends, moi, j’y fourrais mes doigts tout le temps, alors, ça devait finir par le décrocher. (Page 92.)

I

chez la petite cousine



On est dans la serre. Le cousin est venu vers deux heures, l’heure de la leçon de piano, espérant ne pas la rencontrer ; mais Margot (quelle veine !) a congé inexplicablement, et elle se dresse, tout à coup, au détour d’une corbeille de lycopodes.

Margot est entre dix et onze ans, le ziste et le zeste de l’innocence ; elle va faire prochainement sa première communion, elle est fort bien élevée, mais depuis que le grand cousin fréquente la maison de son oncle Georges, elle copie ses meilleures manières, tout en le tapant de sous neufs.

Margot est brune, maigre comme un âge ingrat, elle joue déjà des sonates et ne déteste pas qu’on la chatouille sur la nuque. On hésite un peu à leur laisser essayer du tandem.

margot (se précipitant au cou du grand cousin).

Tu ne sais pas, Lucien ? J’ai un enfant…

lucien (sans aucune émotion).

Fais voir ! Un singe, un chat, un lapin ou une poupée ?

margot (malicieuse).

Non, un vrai enfant… Un enfant sorti de moi… et j’ai diablement souffert, va, pour t’avoir ! Il a fallu des instruments, j’étais toute grosse… une joue comme ça, mon vieux… Hein ! Tu es épaté ?

lucien (cherchant une contenance).

Un peu, tout de même ! (Il tourne autour de la petite fille.) Je ne saisis pas très bien le sel de cette délicate plaisanterie, Margot ! Si ta mère nous écoute… nous sommes propres…

margot

Maman, elle est au salon avec mon accoucheur et y a pas de danger qu’elle rapplique ! Elle lui règle sa note, mon vieux ! Quand à papa… il s’est fichu le camp parce que ça l’embêtait de m’entendre gueuler.

lucien (très digne).

Gueuler ? Tu parles !

margot (mettant son bras sous celui de son cousin).

Est-ce que ça se voit beaucoup que j’en ai eu un ?

lucien (louchant).

Heu ! heu !…

margot (confidentielle).

Il a mis vingt minutes pour se tirer, mon vieux ! j’en pouvais plus, là !

lucien

!…

margot (fort sérieuse).

J’ai senti, hier soir, que ce serait pour aujourd’hui : ça remuait… comme un polichinelle dans un simple tiroir ! Tu comprends, moi, j’y fourrais mes doigts tout le temps, alors, ça devait finir par le décrocher.

lucien (les yeux au ciel).

Je te crois !

margot

D’abord, on voulait me faire dormir… Moi j’ai pas voulu. J’y ai dit : « Ce que vous me prenez pour une chiffe ? » Je savais que maman, pour la naissance de Jules, elle avait refusé net, rapport à ses névralgies. Moi, j’ai pas de névralgies, mais, j’en aurai plus tard, faut toujours prendre ses précautions. J’ai donc pas marché du tout et il a rengaîné son tube, le bonhomme. Je vais te raconter toute l’histoire… Oh ! mon vieux, ce que j’avais peur… Je tremblais comme la tour Eiffel un jour de grand vent. Papa me disait : « Ce sera rien, ma chatte, ma loute, mon gros rat noir, mes petits pruneaux au sucre ! » Et ce que j’avais envie de les lui flanquer quelque part, ses petits pruneaux au sucre !… Maman, elle faisait sa lippe des matins de chambard… que c’en était crevant, et presque triste ! Je pouvais pas me tenir en place. J’étais ni peignée, ni débarbouillée, j’avais encore ma chemise de nuit… et puis des coliques, oh ! là ! là ! des coliques, mon vieux, à dévisser la colonne Vendôme !

lucien (mal à l’aise).

Dans les joues, les coliques ? Je comprends plus.

(Il relève les yeux au ciel.)
margot

Mais oui, espèce de crétin ! Tu es pas à la coule, aujourd’hui. C’est à dire que ça communiquait avec le reste. Il paraît que pour avoir les dernières on a toujours plus de peine.

lucien (rêvant).

J’aimerais assez voir tomber ici le grand tonnerre de Dieu !

margot (imperturbable).

Attends ! attends ! j’ai pas fini… Quand je l’ai vu arriver, le bonhomme, je me suis mise à lui donner des coups de pieds, des coups de poing, je lui ai dit toutes mes plus jolies politesses. Je l’ai traité de grande flemme, de désossé, et puis, comme il avançait son outil pour l’avoir, d’un bond, haut de trente-six mètres, j’ai filé. Il en faisait une sacrée poire… Alors, maman m’a remis le grappin dessus, mon vieux… plus mèche, fallait y passer… C’était l’instrument, surtout, qui me démontait ! Une espèce de bec de canard en argent… Pourquoi pas vous introduire tout de suite le cygne d’une baignoire !… tu sais, comme la petite Chose qui mettait des robinets dans le derrière de Tom ?

lucien (s’exaspérant).

Tom ? Qui ça ?

margot (très douce).

Le chien, voyons, je t’ai déjà raconté cette histoire…

lucien (pris de vertige, décapite une douzaine de tulipes d’un coup de jonc, il est hors de lui).

Mais, elle a dit : bec de canard en argent… il s’agit bien d’un… c’est ça, en peinture, sacrrrrr !…

margot (le regardant fixement).

Oui, une affaire qui était pour me tenir la bouche ouverte, quoi !…

lucien

La bouche ?… Non, mais, ta bouche, bébé ! Moi, je donne ma langue au chat, décidément !

margot (haussant les épaules).

Enfin, j’ai marché ; le type, il a fait tout ce qu il a voulu, et (Elle tire une boîte.) voici l’enfant… Ça tenait rudement bien, tu sais… même qu’il y a encore des petits morceaux de viande après !

(Elle lui exhibe une grosse dent, sanglante.)
lucien (ahuri).

Pourquoi que tu m’as promené sur ce bateau, dis ? Est-ce que tu aurais vraiment du vice ?

margot

J’ai pas de vice… j’avais une dent qui me faisait mal, voilà tout… fallait bien qu’on m’accouche.

lucien (lui prenant les poignets).

Voyons, regarde moi dans les yeux… tu sais très bien qu’on n’accouche pas par là ?

margot (avec une entière innocence).

Oh ! par là ou par l’autre côté, que ça fiche… ?

lucien (reperdant plante).

Une dent, ce n’est pas un gosse, toujours !

margot

C’est une chose qui sort de moi, toujours !

lucien (s’impatientant).

D’accord, mais on n’a pas besoin de… se marier pour avoir des… dents !

margot (fort calme).

Ni pour avoir des gosses, mon vieux… je l’ai entendu dire !…

lucien

Tu écoutes aux portes, c’est dégoûtant… Mais, je reviens à mes mérinos : tu sais donc de quelle façon les médecins emploient les forceps ?

margot

Je savais pas le nom de l’instrument, mais je l’ai vu traîner sur la table, le matin que Jules est né…

lucien (s’entêtant).

Pourquoi ce mélange des deux opérations, si tu ne pensais pas des saletés ?

margot (vexée).

Elle est pas sale, ma dent.

lucien

Flanque moi cette dent au diable, hein ? Je te défends de te payer ma tête avec… espèce de graine de fille

margot (poussant un cri).

Ma dent, ma dent ! Je la veux… la jette pas… ou j’appelle les bonnes…

lucien (furieux).

Petit chameau !

(Il envoie la dent au diable.)
margot (hurlant).

Je veux ma dent… je veux ma dent… je veux mon gosse… c’est à moi… je veux ma dent ! Chameau toi-même ! Il a jeté ma pauvre dent ! Je la retrouverai jamais… Maman ! Maman !

(Cris d’hystérique.)
la mère (entrant, très effrayée).

Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ma fille, ma chère petite, tu as une crise nerveuse ? Pauvre chérie ! Elle a eu tant de courage pour se la faire arracher !

(Voyant Lucien.)

Tiens, vous êtes là… je parie que vous lui disiez encore des bêtises ?

margot (pleurant à chaudes larmes).

Il m’a dit… Il m’a dit : petit chameau, maman !

la mère (suffoquée).

Oh !… et un jour comme celui-ci !… Sortez, monsieur.