L’Amour en visites/VI
I
chez manette
Mademoiselle est là ?
Un peu… même qu’elle vous attend. La vieille est sortie.
Hein ? La vieille ?
Mais oui, donc ; je veux dire : Madame.
Vous pourriez être plus polie, ma pauvre Louison. Si on vous entendait…
Je m’en bats l’œil. Quand vous aurez fini de vous tordre intérieurement. Je sais ce que je sais !… C’est votre future belle-mère, madame…
Moi, je n’ai jamais rien su… vous avez bien de la chance de savoir tant de choses !… Allons, il faut harponner le requin, maintenant.
Est-il farce ! Qu’est-ce qu’il veut dire avec son requin ?
Louison, as-tu déjà eu des fiancés ?
Vous m’avez pas bien regardée ?
Si… tu possèdes de la gorge, ma foi !
Votre femme s’embêtera pas… Vous en avez des manières, vous ! Enfin… et le requin, tout de même ?
C’est comme qui dirait un gros poisson en travers de sa porte… de la porte du salon. Tu comprends ? Il me fait l’effet de vouloir m’avaler avec une triple rangée de dents sinistres ! Et encore, s’il posait ce râtelier, ce serait peut-être plus voluptueux… mais non… il me guette, il a des mouvements de nageoires terribles, il veut s’élancer… alors, je tire… je tire… je harponne… j’amène ma bête et je m’aperçois, chaque fois, que c’est une simple sardine… Oui, une simple sardine à l’huile, bien douce, inoffensive… quoi… et que… de franchir sa porte… cette porte, ce n’est pas la mer à boire… ma fiancée ne veut pas m’avaler, tu saisis ?
Quel type que monsieur ! Si monsieur veut mon avis… je crois qu’il est loufoc !
Merci.
Et mes petits bénéfices… pour vous avoir prévenu qu’elle était seule ?
Tiens, voilà, mais… il n’y a pourtant qu’une seule dame au salon !
Je ne vous attendais plus ! J’avais pourtant mille choses à vous dire, Lucien. Bonjour, mon cher petit Lucien.
Maman est sortie ! Qui est-ce qui est content ? C’est mon petit Luc… mon petit Lucien chéri… je lui réserve une jolie surprise : embrassez-moi… là… sur les cheveux… mais, sans rien abîmer… (Elle lève un doigt.)
V’là le requin ! Sale bête !
Vous n’en revenez pas, hein !
Non, pas du tout.
On va s’asseoir sur le canapé et on regardera les belles images que maman donne à choisir pour l’histoire de la robe. Moi, j’aimerais bien une berthe, c’est plus chaste, plus sérieux, mieux porté. Tenez, vous voyez ce petit plastron à trois petits rangs de galon de satin… et même ornement sur la robe… des galons qui font comme un V sur le haut de la jupe ? C’est très joli et dernier genre, vous savez ! Enfin, dites votre goût, toujours !
Je dis que c’est obscène !
Obscène ! Qu’est-ce que ça signifie ?
Ça signifie que vous êtes chaste… trop chaste… pour porter des machines en V.
Je suis chaste ? Monsieur, j’ai fait toutes mes études, malgré que je n’aie que dix-huit ans !
Vous pouvez bien en être fière, de vos études !
Allons, ne me taquinez pas ! Vous, vous êtes bien mal élevé.
Merci… C’est comme avec la bonne. Allez-vous me demander vos petits bénéfices pour une autre dame qui serait dans un autre salon ?
On ne comprend jamais rien de ce que vous dites, Lucien.
Je vous fais mes excuses. Je parlais au requin… de mes rêves !
Dites donc, mon petit Lucien, il y a du nouveau : on invite l’oncle Paul ! Cela vous étonne ? Oui ; maman a fini par céder et j’aurai la montre. Il a promis une montre pour la corbeille et je suis sûr qu’il choisira quelque chose de gentil… Ne voulait-on pas lui tenir la porte fermée, pour le grand jour ! Si l’oncle Paul a fait faillite cinq fois, il a joliment su s’en tirer, plus tard, de ses affaires, et ce qu’il a du goût pour installer une maison… D’ailleurs, le jour du mariage, n’est-ce pas, tout le monde doit se raccommoder…
J’aperçois comme une série de clous noirs dans une porcelaine blanche… N’y touchons pas, elle est… raccommodée ! »
Mais vous ne m’écoutez pas !
Tes lèvres, fille de bourgeois… (Il lui prend la taille.) pour que je passe enfin par la fenêtre de ton cœur !… Il faut m’aimer tout de suite ou je brise tout ce que tu veux raccommoder… Allons, vite, je suis de sang-froid et je vais faire mon premier acte raisonnable depuis que je te connais. Je te défends d’avoir peur !
Ah ! mon Dieu ! en voilà des manières ! Au secours ! Ah ! Ah ! Seigneur Jésus ! Sainte Vierge ! Mais il m’a mordue…, je saigne… il a mordu ma bouche…
Ne sais-tu pas que la morsure c’est le baiser à l’état aigu ? Vrai, je ne pouvais pas faire mieux en une seule fois ! Te voici violée d’une façon fort honorable, et tu préviendras ta mère qui te dira certainement que, tout bien considéré, les enfants ne se font pas par là. Faut pas pleurer ni te tordre. Je t’assure que tout est bien qui finit mal ! Non, mais tu ne voulais pas de la gravure de mode ni de la montre dans la corbeille jusqu’à ce que je m’avilisse à discuter ? Moi, j’attendais ce moment de solitude pour harponner mon requin définitif. Je veux bien t’épouser, mais à une condition : c’est qui me faudra pas de forceps la nuit de mes noces ! Pas de blague, petite ! Ta fortune est médiocre, ta beauté aussi, et nous ne nous connaissons que par nos estimables parents, qui disent, eux, se connaître pour s’être rencontres une fois dans la même loge au Palais-Royal de leur sottise. On veut te marier contre moi. Alors, je me résigne à t’essayer. Maintenant, je sens que les clous noirs fichent te camp de la porcelaine blanche. C’était pour me consoler des grues qu’on voulait me faire coucher avec une fille pure… je suis tout consolé. Je vois bien qu’elle est aussi indifférente qu’une grue, parbleu ! Serviteur, mademoiselle ! J’ai vingt-cinq ans et si je ne suis pas mort, durant nos accordailles, c’est que mes reins sont solides. Me voilà trempé ! je t’ai mordue… oui… oui… je t’ai fait le très grand honneur de te mordre… (Plus doucement.) T’ai-je vraiment fait si mal ?
C’est infâme ! Je vais en avoir une cicatrice pour le reste de mes jours, bien sûr ! Misérable ! Espèce de grossier personnage ! Voilà donc ce que vous cachiez sous vos allures de jeune homme timide ? Ah ! ils ont raison ici de dire que vous êtes un… anarchiste ! Sale individu ! moi, moi, une fille honnête, moi, moi, ’votre fiancée… me mordre ! Oh ! mais vous ne comptez pas m’épouser, maintenant ! Espèce de fou furieux ! Est-ce que je vous refusais d’être un peu gentille ? Non, je vous ai permis de me donner un baiser sur le front, là, dans les cheveux, histoire de vous faire plaisir… car je pensais que vous n’osiez pas devant mes parents. (Mouvement de terreur.) Vous n’allez pas leur raconter, au moins, que je vous avais permis ce baiser sur les cheveux ? D’ailleurs, je m’en moque, je dirai que ce n’est pas vrai… Je dirai… (Elle se lève avec une dignité sacerdotale.) je dirai que vous avez voulu me violer. Oui, monsieur… c’est comme ça qu’on viole les femmes : je l’ai lu dans un feuilleton… les gens sans aveu… parfaitement, les suppôts du bagne… un homme qui mord une femme c’est une bête fauve, monsieur, on devrait le faire jeter en prison. (Elle lui montre le poing.) Vous irez en prison, c’est moi qui vous le dis ! Mon oncle Paul connaît des magistrats… entends-tu, misérable !
Voici qui devient fort intéressant. Mon adversaire se découvre, je crois. Continuez, mademoiselle.
Je me découvre, moi ? Félicie Picarel, moi, la fille d’un homme d’honneur comme mon père ?… Mais vous êtes aliéné, c’est pas possible… Vous avez mordu ma bouche, mais vous n’avez pas pu déchirer mes vêtements… j’ai encore mon corsage, mes jupes… Dieu merci, je peux prouver que je n’ai pas eu l’idée de ce que vous cherchiez. Et puis, vous savez, je vous déteste ! On voulait nous marier rapport à ce que vous avez fait trop la noce et que ça vous calmerait les nerfs, je l’ai entendu raconter à ma bonne, mais je n’attendais que l’occasion de vous mettre au pas. Si vous pensez que je ne sais pas ce que parler veut dire… Je ne suis pas si bête… Et puis maman m’avait prévenue : « T’y fie pas. il est sournois, ce petit monsieur, et il vaut pas mieux que les autres… Tiens-le à distance… l’amour, c’est pas l’affaire des gens honnêtes, vois-tu, et, si tu sais t’y prendre, il sera doux comme un mouton, plus tard ! » Je savais bien que vous y viendriez ! Je vous plais, n’est ce pas ? Vous voulez m’épouser… tout de suite — Non ! vous m’épouserez plus tard, quand je voudrai, monsieur, et vous filerez doux… vous me la paierez, la morsure, et plus cher qu’au marché, oui, monsieur.
Cette fille est le plus redoutable ennemi de l’humanité.
Ah ! vous voilà muselé, beau tigre ?… Vous avez peur, hein ? que je me fâche trop… Allons, venez ici ! Vous me faites pitié ! Moi j’ai pas de nerfs, moi je suis bonne… Tenez, cela ne saigne plus. (Elle lui prend les mains.) Mettez-vous à genoux… vite… maman va revenir… Je vous pardonne, je ne dirai rien de ce que vous avez fait, mais (Câline.) vous, de votre côté, vous ne direz jamais que je vous ai autorisé à m’embrasser ? (Avec ingénuité.) Les bons comptes font les bons amis ! Là… soyez gentil, mon petit Lucien… Je veux bien vous permettre mes doigts, mes poignets… sous la manche, mes cheveux, et aussi un pou le pied, sous la table, les jours de fête… mais je ne permets pas la bouche… ni de me mordre. Il ne manquerait plus que cela !… (Avec un charmant abandon.) Vois-tu, Lucien, je sais bien que tu m’aimes… mais : JE SUIS UNE HONNÊTE FILLE !
Toi, je vais te régler ton compte, et… je doute que nous soyons bons amis après ! Je l’ai vraiment échappé belle !… (Plus haut.) Mademoiselle, je vous supplie d’agréer mes excuses.
Oui, grande bête de Lucien, oui, petit sot de fiancé qui es si amoureux que c’en est une honte !… Vilain ! je ne vous aime plus… Mais je vous pardonne de tout mon cœur. Vous m’apporterez un bouquet de roses de Nice… car cela veut dire : Serments d’amour et réconciliation ! C’est bien convenu, n’est-ce pas ? Des roses de Nice…
Regrette beaucoup, chère amie, mais justement, je pars demain pour Nice et je vous fais mes adieux.
Je trouve cette plaisanterie de mauvais goût, tu sais, Lucien ! Je ne comprends pas !
Nous ne parlons guère la même langue, en effet. Moi, je mords, vous, vous mâchez… Il est inutile de discuter plus longtemps. Bon soir.
Vous allez attendre ma mère, je pense.
Non, je ne veux attendre personne. Je me sauve… Seulement, vous êtes perdue… (Il se dirige vers la porte.) Je crois que vous vous souviendrez de moi et que la cicatrice ne s’effacera jamais… Je n’ai pas la prétention d’être irrésistible. Ce dont je suis sûr, c’est que ne vous aimant pas, n’ayant pas pu vous aimer, malgré tous mes efforts, j’ai dû vous faire plus de bien que vous ne supposez. (Il rit.) Ma salive et votre sang se mêleront, cette nuit, au fond de votre cœur pour y procréer le premier bâtard de votre estimable famille… Vous accoucherez de l’Amour. mais je ne serai plus là pour le reconnaître… Adieu… Je ne suis pas un honnête homme, heureusement.
Est-ce que c’est sérieux, cette histoire ? Est ce qu’il s’en irait pour de bon ?
Voilà Madame ! J’ai entendu claquer la porte d’entrée ! Prévenez vite Monsieur Lucien, Mademoiselle. (Elle regarde autour d’elle.) Bien, quoi ?… Ousqu’il est, votre amoureux ?
Il est parti, il est parti comme un fou… c’est lui qui a claqué la porte… Ah ! Louison, j’ai très peur…
Je vois ce que c’est : il aura tué son requin !