L’Amour en visites/X
X
au paradis
Alaodine le Parricide, scheikh des montagnes.
Cinghis-Khan, prince des Tartares.
Marc-Pol.
La princesse Belor, fille du Prêtre Jean.
L’astrologue chrétien.
Le Scythe Albain.
Alau, sire du Levant, et ses barons.
La Mantichore.
ACTE PREMIER
Sire des Tartares, voici le château et les deux montagnes.
Messire Marc, prudent Latin, vous m’aviez juré de m’apporter de l’huile de la lampe du sépulcre de Jérusalem, et vous avez été parjure.
Sire des Tartares, je n’ai pu en avoir le congé de messire le pape, parce que messire le pape était mort ; et j’ai bien attendu deux ans si on en nommerait un autre, et après les deux ans je suis revenu à Clemeinfu, comme le prescrivait votre table d’or. — Et je vous ferai avoir une chose plus précieuse que l’huile de cette lampe, car on ne la doit boire. Ce n’est pas sans raison que je vous ai amené à travers les glaces des monts Riphées, parmi les Gryphons gardeurs de carboucles : la vallée du paradis est derrière le château, qui est entre ces deux montagnes.
Mandez promptement mon armée, et nous transporterons le paradis dans mon royaume.
Le château est imprenable, et c’est la seule issue du paradis. Il convient que nous heurtions humblement à la porte de son seigneur, et nous remettions en son bon plaisir.
Messire Marc, c’est avec justice qu’on vous a nommé Pol, le prudent Latin, et je vous renverrai à Venise avec une plus ample table d’or et quatorze navires à quatre mâts. Heurtez donc à la porte du château.
ACTE II
Scène PREMIÈRE
Qui frappe ?
Marc-Pol, le noble Vénitien, et Cinghis-Khan, sire des Tartares.
Que demandez-vous ?
Le paradis en terre, ainsi que l’a eu Adam, et le breuvage qui donne aux yeux la force de le voir, à défaut de l’huile de la lampe de Jérusalem, dont messire le pape n’a pu nous donner le congé d’avoir, parce que messire le pape est mort.
On ouvre.
Buvez et entrez, bien que la porte ne s’ouvre point ; car qui boit, il entre.
Ce breuvage a l’odeur alliacée de la semence de pendu.
Ce breuvage a le goût fade du sang d’un homme de sang royal déchiré par la Mantichore.
Qui a allumé le soleil et la lune comme deux lampes pour luire au loin sur les deux montagnes des deux côtés du château, pareilles à deux obeliscolychnies ?
Sur les deux rivières de lait et d’eau, qui sont à ma droite, la lune, qui est sur la montagne sénestre, verse de la cendre d’argent.
Sur les deux fleuves de miel et de vin, qui sont à ma gauche, le soleil, qui est sur la montagne dextre, éjacule des pollens d’or.
Dans cette clarté pérennelle, comment distinguerons-nous la nuit du jour, messire Marc ?
Selon que la lune et le soleil feront échange de leurs obeliscolychnies, grand sire des Tartares.
Sortons, messire l’astrologue chrétien, je crois que je puis parler à mes hôtes.
Scène II
Par quel prodige sommes-nous de nouveau en proie à la rigueur et à la malice du froid des monts Riphées, et les deux astres charbonnent-ils rouges ?
J’ai fait et défait le paradis pour vous, messire Marc, prudent Latin, et vous, grand Khan, sire des Tartares.
Nous vous adorons, Prophète. Nous vous supplions, Prophète, de rallumer les lampes du ciel à droite et à gauche de votre splendeur.
Ainsi soit, pourvu que vous juriez d’occire selon mon commandement.
Nous occirons.
À la source des quatre fleuves sourd la vraie fontaine de Jouvence, glacée en une pierre qui n’est ni un rubis, ni une opale, ni un carboucle, ni un diamant, et qui participe de leurs quatre essences.
Hors du cippe de la fontaine naît une belle dame telle qu’il n’y en a pas de plus belle au monde.
Scène III
Vous voyez en ce fantôme le vrai portrait de la princesse Belor, fille du Prêtre Jean, lequel m’a vilainement refusé de me la donner en mon paradis. Êtes-vous délibérés d’occire le Prêtre Jean ?
À votre commandement.
Qu’elle est belle, la princesse Belor !
Mon père, éloignez de dessus mes épaules vos chapes sacerdotales, que je lève les bras vers le sage jeune Vénitien, cependant que son ami le Grand Seigneur descend jusqu’au-dessus des genoux en la fontaine de Jouvence.
Qu’elle est belle, la princesse Belor ! Va-t-en, dragon, retourne en arrière. — Messire Jésus, vous avez dit que qui a péché par son œil doit le rejeter loin de sa tête. Voici mes yeux pécheurs que je perce et fonds en eau dans l’eau de la fontaine de Jouvence, afin qu’ils se mêlent et dispersent aux quatre fleuves du paradis.
Il sera expédient d’occire le prêtre Jean, après que la force aura été rendue à mes jambes, fatiguées du voyage, en la fontaine rajeunissante, dont l’eau est faite de carboucle, de rubis, de diamant, d’opale, et du sang et de l’eau du Christ, Dieu des chrétiens.
La gueule de la Mantichore est la margelle de la fontaine, comme l’enfer suivra les quatre cavaliers à la fin du monde, a dit un enfant emporté par un aigle, Ganymède ou saint Jean. Recueillons le sang dans un bassin, car il a la couleur du sang royal. Comme les deux tronçons de jambes boulent dans le remous de la gueule de la Mantichore, ainsi que deux dents déracinées.
Que l’eau est douce, plissée en deux cercles autour de mes cuisses comme des besicles de cristal rose.
Je ramènerai fidèlement au Scheikh, prophète des montagnes, la princesse Belor, afin de la perpétuellement voir en son paradis et entendre chanter et jouer des instruments.
Mon père, je sais qu’on va traîtreusement vous occire, mais je ne serai pas plus coupable ne l’empêchant que ce sage vieillard en étranglant son père Hassain-ben-Sabah. Et Alaodine, scheikh des montagnes, chef des Hassassins, est un grand prophète, et il m’unira en son paradis avec le sage jeune Vénitien.
Je vais envoyer ces deux voyageurs incontinent en guerre contre le Prêtre Jean. Ne vous heurtez pas aux marches, messire l’Astrologue, et prenez garde de scinder la légère colonne de fumée qu’est ce fantôme.
ACTE III
Où sont le château et les deux montagnes ? La fontaine s’est glacée autour des muscles de mes jambes, et le pied et la cuisse ont été séparés par l’eau rigide. À qui ce sang ? Une partie de mon corps a fondu dans l’eau chaude comme la cire. La fontaine doit être rouge de sang. Ô Prophète, remmenez-moi en paradis. Je vais osciller entre les jambes du prêtre Jean pour l’occire, mes moignons dans une jatte, casqué jusqu’au cul. Mon bienfaiteur m’écrasera de son pied et je rentrerai en paradis, flottant sur lequel des quatre fleuves ? Le lait panse, le miel attire les mouches aux blessures, le vin brûle et dans l’eau on voit le rouge. Hélas !
À présent que le grand Khan est mort, il convient donc que je marche seul contre le Prêtre Jean, si je suis sûr d’être vainqueur ; car espérant ce paradis en terre, je suis hérétique et mourrais en péché mortel. Scythe Albain, à la pupille verte, qui voyez mieux que le lynx à travers les montagnes et entendez mieux que le corbeau de nuit cornu les paroles lointaines, que dit présentement le Prêtre Jean ?
« Comment Alaodine a-t-il l’audace de me demander ma fille pour la mettre en son paradis ? Ne sait-il donc qu’il est mon homme et mon esclave ? Or retournez vers lui et dites-lui que j’aimerais mieux brûler ma fille que la lui donner, et que je le devrais mettre à mort comme traître à son seigneur. »
Voyez et sachez qui sera vainqueur.
Les yeux ne voient point dans le futur.
Astrologue chrétien, vous qui êtes aveugle, voyez et sachez qui sera vainqueur.
Il y a terre deux moitiés de roseaux ; l’une est vôtre, l’autre au Prêtre Jean. Ainsi que l’une surmontera l’autre sans que personne y touche, vous ou lui aurez victoire.
Qu’on batte de verges et chasse vers l’ennemi les deux astrologues : le Scythe Albain pour n’avoir vu l’avenir ; le chrétien aveugle pour l’avoir dévoilé malgré que Notre Seigneur ait défendu l’usage de la mancie. Et, transfuges, enseignez au Prêtre Jean que je vais le défaire seul, lui et son armée, car je sais assurément qui aura victoire. — Et Alaodine, chef des Hassassins, mon maître et prophète, qui a su faire périr son père Hassain destiné immortel, m’a appris les artifices pour, avec l’estoc non tranchant, être invulnérable sans autre bouclier que la coquille sonore, nombreuse comme le bruit de la mer.
Prime, le geste de la pudeur ;
seconde, le geste du rameur ;
tierce, le dragon qui grimpe à l’arbre ;
quarte, le tondeur qui coupe la barbe ;
quinte, le bûcheron qui abat l’arbre ;
sixte, le soldat qui tire avec son arbalète ;
septime, le faucheur qui ampute les jambes ;
octave, la Mort qui rompt les cordes de la harpe.
ACTE IV
Marc-Pol, je t’aime parce que tu as tué mon père et qu’en faisant ce tu es devenu en tout semblable à Alaodine le Parricide, notre scheikh et grand prophète.
Messire Marc, puisque vous avez apertement occis, quoique vous ne soyez point mort, je vous veux donner la jouissance de ce paradis et de cette dame. Or, buvez.
Marc-Pol, il convient de célébrer devant Mahomet et son prophète promptement nos noces, et voici mon collier d’or comme gage nuptial.
J’ai ton collier d’or et tes bras d’ambre blanc autour de mon cou comme les rayons du soleil et de la lune sur les deux obeliscolychnies autour du jardin, comme les quatre fleuves d’eau, de lait, de miel et de vin autour du jardin.
Méchant vieillard, laissez-moi aller vers le noble jeune Vénitien, qui s’en va de mort et croit être de noces entre mes bras.
Il vous a possédée à travers l’air vide et je vous garde vierge pourtant pour moi en mon jardin. — Il convient de recueillir la semence du jeune Latin comme j’ai recueilli le sang du sire des Tartares. Et en y mêlant les yeux coulés de l’Astrologue chrétien je referai d’autres breuvages et paradis aux suivants Hassassins.
ACTE V
Scène I
Que se passe-t-il dans le château ?
Le château est muet, car il est inaccessible et n’a pas besoin d’hommes d’armes ; il y a un homme récemment pendu qui oscille à une corde d’or.
Je vois à travers les murailles qu’ils font bonne chère avec les danses, les musiques et les femmes.
Que l’armée se prépare à l’hivernage dans ces monts Riphées et au pillage dans tout le pays de Mulect, car nous attendrons la famine du château jusqu’à une année révolue.
Scène II
Que se passe-t-il dans le château ?
Le château est muet comme au dernier hiver ; il y a un squelette qui cliquette à une corde d’or.
Derrière la profondeur des murailles, ils font bonne chère avec les fruits d’or du jardin.
Que l’armée hiverne encore et pille jusqu’à la grandissime cité de Sapurgan, car nous attendrons une année encore.
Scène III
Sont-ils morts ?
Le château est muet comme s’il n’y avait pas de château ; le vent siffle vide après le bout d’une corde d’or. Il y a dans l’air de la poussière d’os.
Les Hassassins, derrière le château, dans le paradis où sont les squelettes des femmes, se sont entretués pour de leur chair repaître Alaodine, afin qu’il leur continue la jouissance après leur mort des danses, des musiques, des fruits d’or et des femmes.
La porte ouvre la bouche pour parler.
Scène IV
Qui a parlé ? qui a heurté à ma porte ? Il y a trois ans qu’on heurte à ma porte.
À toi, Alaodine, scheikh des montagnes, châtelain d’Alamout, moi, Alau, sire du Levant. Je t’offre la vie sauve, étant témoins cet astrologue chrétien et ce Scythe Albain, tes transfuges si tu ouvres à mon armée le paradis derrière le château.
Je t’offre la vie sauve, Alaodine, si tu m’ouvres à moi seul, prince du Levant, le paradis derrière ton château ; si tu me permets d’entrevoir le paradis derrière le château.
Si tu ne brûles, Alaodine, le paradis inaccessible derrière ton château, je te fais crever les yeux comme à cet astrologue chrétien, qui est aveugle, et arracher les génitoires comme à ce scythe Albain, qui voit à travers les montagnes.
À toi, Alau, prince du Levant, je lève cette coupe, et je bois les quatre fleuves d’eau, de lait, de miel et de vin du paradis derrière mon château d’Alamout. Tu n’en verras pas autre chose. Je garde derrière la serrure de ma forteresse imprenable le paradis aux quatre fleuves, les femmes, les danses, et les fruits d’or et les musiques, et tout cela qui ressuscite malgré la famine de l’obsidion. Témoins ce Scythe Albain, qui voit à travers les murailles, et ce chrétien aveugle, qui ne voit point les murailles, je bois aux quatre fleuves et j’ai bu les quatre fleuves d’eau, de lait, de miel et de vin et le paradis et mon château d’Alamout.
Tuez le vieux.
Alau, sire du Levant, et vous, barons :
Il n’y a plus ni paradis ni château, le soleil et la lune sont éteints sur la double obeliscolychnie, les monts Riphées blanchissent et nous allons périr par la rigueur et la malice du froid des montagnes.
Il n’y a jamais eu ni paradis ni château.