L’Amour paillard/2
II
D’un landau, le montreur de plaisirs et son monde descendirent à la porte d’un immeuble de la rue Marbeuf. Antoine Gorgon, le visage entièrement rasé de frais, le corps sanglé dans une redingote, présentait, on ne peut mieux, le type d’un brave tabellion de province. Quant à Jacques Phoncinot, la moustache brune en croc, l’allure dégagée sous un complet marron, il précédait toute sa bande, les dames en toilette modeste de soie noire, sans falbalas tapageurs, le suivant à la queue leu leu. Antoine s’informa de l’étage où habitait Mme La Férina ; le concierge répondit poliment de grimper jusqu’au troisième, où l’on attendait ces dames et ces messieurs.
Sur le tapis de l’escalier, les pas de nos gens glissaient sans bruit ; ils virent la porte de l’appartement ouverte sur le palier. On les attendait, ils pensèrent qu’ils n’avaient qu’à pénétrer. Jacques continua à s’avancer le premier, puis immédiatement derrière lui, sa femme Thérèse, suivie de Lina et de Léa, Antoine fermant la marche. Une longue galerie donnait sur le vestibule ; la troupe s’y engagea, sans échanger une observation ; on se trouva au bout devant une porte entrebâillée, la tenture soulevée ; Jacques la franchit et pénétra dans une pièce en demi-obscurité. Il s’arrêta soudain, stupéfait et très ennuyé ; en face de lui, sur un sopha, il apercevait une jeune femme, le peignoir défait et rejeté sur les côtés, la chemise relevée jusqu’au cou, les cuisses et le ventre nus, exhibant le minet blond, sous lequel disparaissait dans le con une queue, manœuvrant avec vigueur. La dame était à cheval sur les genoux du cavalier, le dos appuyé contre sa poitrine ; elle tenait la tête tournée en partie de son côté, pour tendre les lèvres à ses baisers, ce qui expliquait qu’elle n’entendait rien, et continuait le manège du coït, se trémoussant de plus en plus. Jacques atterré, comprenant qu’il commettait une maladresse, n’osait ni s’avancer ni reculer, il se cramponnait à la main de Thérèse, aussi stupéfiée que lui, et à la suite du couple, Lina et Léa regardaient de tous leurs yeux, tandis qu’Antoine, complètement affolé, s’était accroupi pour s’enfourner sous les jupes de cette dernière, cachette qu’il estimait la plus sûre et la plus sacrée.
Les deux hommes portaient une petite valise, où ils avaient leurs costumes pour les tableaux de luxure qu’ils devaient représenter, costumes très sommaires. La valise, tenue par Jacques, tremblait à sa main ; celle d’Antoine reposait sur le tapis. Tout à coup la dame, ayant échangé une dernière langue avec son amant, tourna la tête et vit le montreur de plaisirs. Elle poussa un cri, laissa retomber sa chemise, réunit les pans de sa matinée, et, s’esquivant des genoux de son cavalier, partit comme une folle. L’homme, se reboutonnant vivement après avoir rajusté son débraillage, se redressa très irrité et demanda :
— Qu’est-ce ? Que faites-vous là ?
— Vous êtes sans doute M. Arthur des Gossins ?
— Non, vous vous trompez, ce n’est pas moi.
— Mme La Férina ?
— Vous venez de la faire se sauver.
— Ah, c’était elle !
Le cavalier, un jeune homme brun d’une vingtaine d’années, devina la sottise qu’il venait de laisser échapper, et furieux s’exclama :
— Adressez-vous aux domestiques, ou allez au diable !
— Trop aimable, cher Monsieur.
Jacques reconquérait son sang-froid ; le hasard lui donnait barre sur la maîtresse de céans. Il ne s’opposa pas à ce que le jeune homme se retirât sur son apostrophe, et, dodelinant de la tête, en signe de vif contentement, il fit volte-face, commandant à son monde de le suivre. On revint à travers la galerie vers la porte d’entrée, non sans avoir été obligé d’arracher Antoine de dessous les jupes de Léa, où déjà il se livrait à de furibondes feuilles de rose sur la lune encore celée, et on carillonna. Une servante accourut, une gentille brunette qui, toute rieuse, demanda :
— Ah, c’est vous, le monde qu’on attend ?
— Oui, ma chère enfant, c’est bien nous. Conduisez-nous auprès de M. des Gossins ou de Mme La Férina.
— Venez par ici. Monsieur vous attend dans une chambre, pour que vous vous y nippiez. Alors, vous allez jouer la comédie rien que pour Madame et ses invités ?
— Votre maîtresse vous le racontera.
Arthur des Gossins, personnage très avenant et très élégant, orné de trente-cinq printemps et d’une fleur à la boutonnière, accueillit de façon fort aimable le montreur de plaisirs, et lui dit de se considérer comme chez lui dans la pièce qu’on mettait à sa disposition.
— Je sais, dit-il que vous avez coutume de ne pas vous séparer pour vos changements de costumes, chose très naturelle avec les jolis mets sucrés que vous servez ; je vous laisse donc pour que vous vous arrangiez. Je cours annoncer votre arrivée à ma belle Férina, qui a un très fort mal à la tête, et dès que vous serez prêts, vous sonnerez sur ce timbre, et l’on vous conduira dans le salon, où nous admirerons vos charmants tableaux.
— Y aura-t-il beaucoup de monde ?
— Cinq à six personnes tout au plus.
Arthur des Gossins se retira, et Jacques, qui déballait le contenu des valises, se plantant en arrêt sur ses jambes, comme un escrimeur dans une salle d’armes, s’écria : « On sollicitera de sa belle dame une légère augmentation. »
— Pas besoin, Jacques, riposta Thérèse, elle la donnera sans qu’on la demande ; montrons-nous discrets et convenables.
— N’aie pas peur, ma poulette, on sait bien ce qu’est la vie ! Arthur l’assomme, elle se console avec un tout jeune, cela ne nous regarde que pour nos intérêts. Je ne l’ai pas bien reluquée, mais il me semble qu’elle est munie de tout ce qu’il faut pour patiner et rigoler.
— Patiner et rigoler, c’est chose qui appartient ici à ce dindon d’Arthur, et aussi au petit jeune homme.
— Bah ! et à d’autres, ma belle.
— En voudrais-tu tâter, par hasard ? Si je le savais, monstre d’homme, il n’y aurait plus jamais rien entre nous, et je ne figurerais plus dans aucune de vos scènes !
— Ne te fâche pas, ma bichette, on peut être aimable avec les dames sans pour cela leur apporter ce qui appartient à ma cocotte en sucre Thérèse, ainsi qu’à Lina et Léa.
— Bon, bon, tu es prévenu ; passe-moi la blouse, et cache le godemiché pour le cas où on le demanderait.
Thérèse était toute nue, avec des chaussettes noires et des petits souliers découverts ; son mari lui remit une blouse de soie bleue qui tombait jusque sur les genoux, et qu’elle serra à la taille par une ceinture noire. Le vêtement, largement échancré sur le cou, pour bien le dégager, laissait les bras nus ; elle posa sur sa tête une toque noire, inspirant à la physionomie un air très mauvais sujet et très fripon. Quant à Lina, elle se revêtit d’une longue jupe blanche, avec une tunique verte dessinant les contours des hanches. Pour Léa, elle passa sur sa chemise un jupon court de surah rose, avec un simple corsage que retenaient deux seuls boutons, corsage de soie noire, soutaché de rubans roses, permettant à la chemise de faire jabot au-dessus de la ceinture. Jacques et Antoine ne portaient qu’un caleçon, comme les lutteurs, et avaient le buste et les jambes nus, avec des babouches aux pieds. Ils jetèrent une veste sur leurs épaules, et Jacques, après avoir glissé dans sa poche le godemiché, prit un tambour basque, tandis qu’Antoine se chargeait d’un phonographe, destiné à servir d’orchestre pour les exercices qu’on allait rendre. Là-dessus, on appuya sur le timbre, et la soubrette vint les chercher.