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L’Amour qui pleure/Texte entier

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L’Amour qui pleure
L’Amour qui pleureCalmann-Lévy, éditeur (p. --278).


L’AMOUR QUI PLEURE















CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS




DU MÊME AUTEUR


Format grand in-18


avant l’amour 
 1 vol.
la rançon 
 1 —
hellé (Ouvrage couronné par l’Académie française
 1 —
l’oiseau d’orage 
 1 —
la maison du péché 
 1 —
la vie amoureuse de françois barbazanges 
 1 —
la rebelle 
 1 —


Pour paraître prochainement :
l’ombre de l’amour 
 1 vol.




Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
y compris la Hollande.




Published March eighteenth nineteen hundred and eight. Privilege of

copyright in the United States reserved, under the Act approved March

third nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.



Paris. — Imp. L. Pochy, 52, rue du Château. — 16585-4-08.

MARCELLE TINAYRE




L’AMOUR
QUI PLEURE


PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


À MES AMIS


PAUL ET VICTOR MARGUERITTE


LA CONSOLATRICE


À Marguerite et Léon Thévenin.
Les chants désespérés sont les chants les plus beaux
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots
A. DE MUSSET.


I


Le petit château solitaire, un peu ruiné, perdu dans l’immense châtaigneraie limousine, regarde, depuis quatre siècles, son reflet triste au triste miroir de l’étang… L’eau, toute pure et sans frisson, répète l’angle des tourelles, le violet des ardoises, la pourpre déchirée des viornes qui drapent la façade, en travers. Une grande allée d’ifs — jadis taillés en pions d’échecs — descend vers la route lointaine. Entre les bouquets roussâtres des châtaigniers, la bruyère infinie ondule, monte, de colline en colline, jusqu’à l’extrême horizon, où, dessinées d’un trait d’argent sur le ciel plus clair, brillent les crêtes des monts Dore.

Le hameau, tout proche, disparaît dans un pli du terrain ; mais on sent, éparse en l’air humide, cette odeur de vendange et de fumée qui est l’odeur même de l’automne.

Parfois une automobile, allant de Tulle à Clermont, se risque dans le chemin rocailleux. Des Parisiennes masquées et voilées s’arrêtent… « Voyez, disent-elles, l’adorable petit château !… Est-il à vendre ?… On aimerait cacher là un grand bonheur ou un grand chagrin… » Et elles songent… Quel hobereau, plus fier et plus pauvre que les d’Artagnan et les Sigognac, habite la vieille demeure, au bord de l’étang, au bout de la sombre charmille ? Quelle demoiselle noble et pieuse, quelle Eugénie de Guérin, oubliée par l’amour, languit doucement dans les chambres froides, dans les salons à rideaux jaunes, meublés d’acajou ronceux ?… Oh ! regarder par la fenêtre, un instant, surprendre un tic tac d’horloge, l’éclair d’une flambée, le geste de mains pâles sur un métier à tapisserie, — la poésie secrète de la province !…

Une bergère en haillons, les pieds nus, la mine inquiète et sauvage, contemple les voyageurs en filant sa quenouille de laine brune… Quelqu’un l’interroge :

— Quel est ce château ?… Roncières ?… Tu dis bien Roncières ?… Et il appartient à qui ?… monsieur Clarence ?… Georges Clarence, le musicien ?

La « drolle » répond, dans un français mêlé de patois… Et soudain, une curiosité nouvelle émeut les dames voilées de mousseline blanche et de crêpe gris… Georges Clarence, le musicien de l’amour, l’auteur de Sylvabelle, de la Princesse de Clèves, de Parisina, l’amant de la fameuse cantatrice italienne, Béatrice Alberi !… Il est ici, seul ?… Non… Avec sa maîtresse ?… Non… La bergère a parlé de madame Clarence, du petit jeune monsieur, de la petite fille… Ils viennent tous quatre, chaque année, pour les vacances, et monsieur vient tout seul, quelquefois, même en hiver… Il ne reste jamais bien longtemps…

Les voyageuses écoutent, amusées, avec un sourire de malice sous leurs voiles… Où est l’Alberi, pendant que Clarence savoure, au fond du Limousin, les joies de la famille ?… Elle chante à Vienne, à Londres, à New-York. Cependant, Clarence, à Paris, ne la quitte guère. On les voit ensemble, partout. C’est une liaison avouée, presque légitimée par le temps… Madame Clarence elle-même l’accepte… Alors, pourquoi cet exil ?… Les artistes ont d’étranges idées…

— Ce petit château est dépoétisé, dit une femme ; il n’est pas fait pour le tête-à-tête conjugal… Clarence aurait dû le réserver à Béatrice…

On rit. L’automobile ronfle et disparaît tout à coup… Et voilà encore le silence.


II


Dix heures du matin, en octobre. Madame Pauline Clarence, assise à son bureau, dans le salon, examine les comptes de la cuisinière.

Si elle levait les yeux, elle apercevrait le parc déroulé, avec ses pelouses, ses massifs d’asters et de dahlias, puis les vastes plans violacés de la campagne automnale… Mais elle ne lève pas les yeux : le souci d’une addition à rectifier l’absorbe toute.

Après quinze ans de mariage, malgré le succès venu et la fortune commencée, malgré l’exemple d’autres ménages d’artistes affolés par le luxe tardif, Pauline Clarence garde les sévères habitudes de sa première éducation. C’est la vraie bourgeoise française, dominée par la crainte de l’avenir et les ambitions maternelles, bonne mais prudente, point avare mais respectueuse de l’argent, et qui a peur, surtout, d’être ou de paraître dupe. Vingt fois, s’il le faut, elle recommencera l’addition fastidieuse ; vingt fois, elle poursuivra l’erreur commise à ses dépens. Les fournisseurs et les domestiques, confondus par sa clairvoyance, n’oseront plus la tromper.

Un pli coupe le front bombé, sous l’auréole basse des cheveux châtains, et le visage régulier, frais encore et placide, change d’expression. La ténacité s’y révèle, l’indomptable ténacité des êtres silencieux qui ne se récrient jamais contre l’injustice, mais qui jamais ne l’acceptent et ne renoncent jamais à avoir raison.

Elle a trouvé la faute de calcul qui compromettait l’équilibre de la « balance » hebdomadaire. Les traits détendus, contente, elle sourit. Ses yeux approbateurs jouissent enfin de la lumière matinale, des fleurs apportées par le jardinier, et du salon, — du « beau salon » meublé à neuf, qui est son cadre naturel, qui raconte son âme et sa vie.

L’antique mobilier de Roncières, fauteuils et « somnos » d’acajou sombre, couverts d’une soie bleue fanée, pâle comme un clair de lune, la pendule en bois moucheté à colonnettes, dont le balancier invisible représente un soleil épanoui, tout ce décor provincial, vieux d’un siècle, et qui devint, avec l’âge, harmonieux et charmant, Pauline l’a dispersé dans les chambres. Maintenant, des boiseries crème, rehaussées d’or, des panneaux de brocatelle jaune, servent de fond au plus massif, au plus contourné des mobiliers « genre Louis XV » fourni par un tapissier parisien. Le tapissier a déterminé la place des consoles, des guéridons, du canapé. Il a réalisé son idéal du salon sérieux, solide, adapté parfaitement au goût de sa clientèle. Madame Clarence n’a pas voulu que Roncières fût meublé de pitchpin ou de cretonne — comme une villa — ou encombré de vieilleries sans valeur, vrais nids à microbes. Que ce salon transformé ait perdu son âme avec sa figure ancienne, qu’il soit étranger au reste du château, étranger au paysage qui déploie, dans le cadre des croisées, la splendeur de ses tapisseries sylvestres, Pauline ne s’en soucie pas. Elle se plaît parmi ces choses banales comme elle-même dans cette maison, digne d’un gros commerçant, d’un ingénieur, d’un notaire, — et qui est pourtant la maison de Georges Clarence !

Pauline est grande, robuste, haute d’épaules et large de hanches, plus épaissie qu’engraissée, le visage jeune et le corps déjà mûr. Sa robe du matin, en drap gris, de forme droite, présente au col, aux revers, au bas de la jupe, une complication de soutaches et de petits volants. Elle va et vient, disposant les chrysanthèmes, corrigeant les plis d’un rideau, maniant les coussins, les abat-jour, les vide-poches — ouvrages de ses doigts, — mettant partout la rectitude et la symétrie. Des photographies de toutes grandeurs sur la cheminée, sur la table, sur le piano, retiennent son regard très doux. Elle sourit à ses enfants, Pierre et Germaine, à ses cousines, à ses amies, à sa belle-mère dont elle vénère l’image comme un fétiche…

Puis elle consulte sa montre, et revient s’asseoir à son bureau, car l’heure approche où le facteur apportera le courrier et remportera la correspondance quotidienne.


III


La porte s’ouvre. Madame Clarence reconnaît le pas de son mari. Étonnée, elle renverse la tête pour recevoir le baiser qui effleure ses cheveux bruns…

— Toi, mon ami ? Déjà levé !… Je croyais que tu reposais encore… Tu as veillé tard cette nuit. Il était près d’une heure quand je t’ai entendu rentrer dans ta chambre… Le poêle de l’atelier ne s’est pas éteint ?

— Non.

— Les soirées sont glaciales. Je me disais : « Georges va prendre froid… » Cela m’empêchait de dormir.

— Tu avais tort de t’inquiéter, Pauline. J’étais bien.

— Pourtant, tu as mauvaise mine…

Elle regarde Georges qui se dérobe et hausse les épaules.

— Je me porte à merveille. Je suis seulement un peu fatigué.

La femme devine la nervosité anormale que révèle l’imperceptible altération de la voix. Elle achève, en quelques traits de plume, la lettre commencée, et la glisse dans l’enveloppe, puis elle se retourne et observe son mari qui s’est assis dans un fauteuil, et songe, les yeux vagues, la pensée lointaine…

À quarante-cinq ans, le célèbre musicien, professeur au Conservatoire et membre de l’Institut, demeure, par la sveltesse de sa haute taille et l’éclat de son regard bleu, un homme jeune, sinon un jeune homme. Ses cheveux, précocement gris, abondants et bouclés, ne le vieillissent point ; sa moustache est restée légère et brune ; ses tempes, ses joues mates, gardent leurs fermes contours. Dans les vêtements négligés qu’il porte, à la campagne — complet de molleton marine, chemise de soie écrue — il conserve un air d’élégance et de bonne grâce… Pauline pense :

« Comme il a peu changé, depuis notre mariage ! »

Et elle regrette qu’il ne soit pas vieux, tout à fait vieux… Un peu de rancune se mêle à l’involontaire admiration qu’elle éprouve… Pourquoi les gens paisibles, les sages, qui économisent leur capital de forces, vieillissent-ils plus vite que les grands ambitieux et les grandes amoureuses ?… Ce n’est pas le chiffre de l’âge qui fait la jeunesse, c’est la puissance vitale, la faculté merveilleuse du renouvellement, la tension de la volonté sans défaillance… Céder, renoncer, c’est vieillir… Pauline, qui renonça, se sent presque vieille auprès de cet époux quadragénaire, jamais las d’aimer, de jouir, de souffrir, de créer… Et elle soupire :

— Georges ?

— Mon amie !

— Qu’as-tu ?

— Moi… Rien ! Je contemple ce salon, et je pense, une fois de plus, que ton tapissier est bien coupable… Je serais malade si je devais m’enfermer ici, parmi les soies et les dorures, les festons et les astragales.

— Dis tout de suite que je n’ai pas de goût.

— Tu n’as pas mon goût… mais je ne te reproche rien, ma chère Pauline. Je plaisante… Tu n’aimes pas Roncières ; tu y meurs d’ennui… Je suis charmé que tu possèdes au moins un refuge, comme j’ai le mien… Tu as voulu un refuge doré. Tant mieux ou tant pis pour toi !… Je t’ai laissée libre. J’ai désiré que tu aies toute satisfaction… Seulement, je regrette le bon vieil acajou, et la pendule, et la soie bleue des rideaux.

— Des rideaux fanés !

— Ils étaient charmants… Les choses, même médiocres et disparates, s’harmonisent quand elles vieillissent ensemble…

— Comme les gens ?

— Oh ! les gens !… C’est tout le contraire, pour les gens ! Quand ils sont disparates, le temps exagère leurs dissemblances…

Il a parlé trop vite… Pauline, blessée, se détourne, et dit avec un peu d’aigreur :

— Mon salon aura, dans vingt ans, quelques chances de te plaire, mais moi…

Elle s’arrête… Georges ne l’écoute pas, et, dans la glace qui surmonte le petit bureau, elle aperçoit le visage de son mari, — ce visage qu’il ne surveille plus, dès qu’il ne se croit plus observé.

Qu’a-t-il ?… D’où lui vient cet air de lassitude et d’angoisse ?… Est-ce l’artiste qui souffre, ou l’amant ?… Quel chagrin le dispose à ces boutades un peu amères dont il n’est pas coutumier ?… Pauline change la conversation, pour le divertir de ses pensées. Elle parle des enfants qui ont pris une bonne leçon avec Miss, de la cuisinière qui ne sait pas faire les additions, du jardinier qui a convoqué l’élagueur de charmilles pour ce matin même, précisément…

— Faut-il tailler ou ne pas tailler les ifs ?… Et la petite allée de tilleuls ?…

— Comme tu voudras…

— Les deux hommes ne suffiront pas à la besogne. Si je prenais un journalier… Dis ?… Qu’en penses-tu ?…

— Un journalier ?… Pourquoi faire ?… Ah ! oui !… Eh bien, décide… Fais pour le mieux…

Jamais Clarence ne prend la peine de discuter. Quand Pauline l’entretient des petits événements qu’elle amplifie et commente, il dissimule son ennui agacé sous un vague sourire, et répond, au hasard, des monosyllabes que sa femme peut interpréter comme un acquiescement… Il est nerveux, mais il sait être doux, parce qu’il déteste les scènes, les pleurs et les bouderies, parce qu’il a l’inconscient besoin de plaire et d’être aimé, et surtout parce que rien ne le touche, hormis son art et son amour. Cette bonne grâce qui séduit aisément les cœurs, cette facilité du caractère, ne sont que les formes d’une sereine indifférence… Qu’importe à Georges l’opinion d’autrui ? Son bonheur ne dépend que de lui-même, et d’une femme qui est un autre lui-même.

Soudain, il interrompt Pauline :

— Crois-tu que nous ayons l’heure exacte ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que le facteur devrait être ici…

— Nos pendules et nos montres sont réglées sur l’église, et l’église à l’heure de la gare… Onze heures moins dix.

— Ah !

— Tu attends quelque chose ?

— Rien de particulier… des nouvelles de Budapest.

— Tu ne sais pas encore quel accueil on fait à La Princesse ?

— Je ne sais rien. Aucune lettre, depuis deux jours. Et le directeur du nouvel Opéra de Pest, entre autres, devait m’écrire… Ah ! ce n’est pas toujours commode d’habiter Roncières, à quinze heures de Paris, à trois heures du chemin de fer… Pas de poste, pas de télégraphe, pas de téléphone, pas de diligence… Et tu dis que notre cheval est estropié… C’est charmant !

— À qui la faute ? Tu l’as voulu, ce château !… Il te semblait que tu ne serais jamais trop loin de Paris… On nous offrait une villa superbe, près d’Honfleur, dans un pays magnifique, — et propre !… Ici, les paysans sont plus sales que leurs animaux. La maison même est inconfortable… Il faut des réparations perpétuelles, et ce n’est pas commode d’avoir les ouvriers !… Quant aux fournisseurs, ils se moquent de nous, parce qu’ils ne craignent pas la concurrence… Le boucher, par exemple… il vient tous les trois jours, tous les quatre jours, à son gré… Alors, que mangeons-nous ?… des poulets maigres… du gibier… Et tu détestes le gibier…

La pensée de Clarence fuit encore… Où va-t-elle ? Loin, bien loin de Roncières, bien loin de Pauline… Ses yeux nostalgiques regardent la fumée de la cigarette qui monte en spirales bleues vers le plafond.

Pauline, inquiète de cette inquiétude qu’il avoua tout à l’heure à demi, réprime toute mauvaise humeur. Et, la main posée sur le bras de Georges :

— Écoute, dit-elle gentiment, tu as tort de te tourmenter… La Princesse a toujours du succès, surtout quand Béatrice Alberi chante…

Clarence tressaille à ce nom que Pauline a prononcé d’un ton naturel et sans cesser de sourire… Un étranger, témoin de cette scène conjugale, pourrait croire que madame Clarence ignore la liaison de son mari avec la fameuse cantatrice milanaise. Mais Georges ne s’étonne plus d’une attitude qu’il explique par la fatigue, la résignation, l’accoutumance de neuf années… L’état d’âme de sa compagne ne l’intéresse plus depuis que la période des luttes et des récriminations est terminée, depuis que la paix règne au logis… Il ne s’arrête plus devant une énigme dont le mot est peut-être dévouement ou peut-être revanche… Il accepte les sacrifices qu’a faits Pauline sans jamais lui rappeler ceux qu’il a pu faire, ceux qu’elle ne comprend pas, ou qu’elle feint de ne pas comprendre.

Il se tient pour quitte envers elle, puisqu’il lui apporte la fortune, le reflet de sa gloire d’artiste, une situation mondaine exceptionnelle, et sa présence matérielle au foyer — puisqu’il supporte la torture secrète de vivre loin d’une femme aimée, puisqu’il est là, ce matin, dans cet affreux salon de Roncières…

Elle reprend :

— J’ai eu tort de me plaindre tout à l’heure… Je t’ai fâché ?… Oui, tu as un air triste, si triste… Ne t’inquiète pas, mon ami : je m’habituerai très bien à Roncières, pourvu que nous y soyons ensemble… Le pays n’est pas vilain… Nous faisons des économies… Tu travailles…

— Je te remercie, Pauline, et je te prie de m’excuser à mon tour… Je sens que je suis désagréable… J’ai mal aux nerfs… Tu ne m’en veux pas ?

— Non.

Et elle ajoute, avec un air de bonté condescendante :

— Tu vois… Je fais toutes tes volontés… tous tes caprices… Ah ! tu as de la chance, toi !… Si ta pauvre maman vivait, elle dirait que tu ne mérites pas ton bonheur. Elle n’aurait pas compris certaines choses… Moi, je désire que tu sois heureux… Et tu es heureux… N’est-ce pas, que tu es heureux, mon petit Georges ?

Il se demande toujours si elle parle sérieusement quand elle l’oblige à se proclamer « heureux »… Quelle idée se fait-elle donc du « bonheur » ? Hélas ! les mêmes mots n’ont pas le même sens pour Georges et pour Pauline. Ce qu’elle appelle « magnanimité », il l’appelle secrètement « égoïsme »… Le bonheur !… Elle aurait pu lui donner le bonheur, avec la liberté, — qu’il n’a pas su prendre… Quelles raisons a-t-il de tant l’admirer, et de la remercier ?…

Une rancune, cent fois éprouvée, jamais avouée, contracte le cœur de Georges, pendant qu’il murmure :

— Certainement… Je suis heureux…

Et il songe :

« Je n’en peux plus !… Je souffre… Je veux partir… Trois jours sans lettres !… Jamais Béatrice ne m’a laissé trois jours sans lettres ! »


IV


Georges Clarence avait grandi dans une maison froide et paisible, entre le Palais et la cathédrale d’une petite ville de l’Ouest. Il avait des tantes religieuses, un cousin curé et deux grands-pères magistrats, dont les portraits sombres le suivaient toujours des yeux comme pour lui reprocher quelque chose.

Dans les yeux si doux de sa mère, il voyait parfois ce même regard… Madame Clarence, enténébrée par les crêpes du veuvage, vivait avec ses souvenirs et le culte des traditions de famille. Elle eût souhaité retrouver, dans son fils unique, le mari qu’elle avait admiré sous la toque et la robe rouge… Mais Georges n’avait aucun des goûts, et même aucun des traits paternels. Il était né flâneur, sensible, capricieux. Dès l’âge tendre, le démon de la musique le posséda. Madame Clarence s’aperçut, avec terreur, qu’elle avait enfanté un artiste.

Il suivit sa vocation, envers et contre tous, et fit pleurer la pauvre mère… Quand elle eut bien pleuré, elle songea aux moyens d’atténuer les malheurs infinis qui seraient, croyait-elle, la suite inévitable d’une carrière artistique. Car elle ne doutait pas que Georges ne dilapidât très vite leur petite fortune et n’épousât, après mille débauches, une « femme indigne ».

Elle craignait la « femme indigne » plus que la pauvreté. Et c’est pourquoi, discrètement, elle voulut préparer à son fils unique une épouse de tout repos, dans l’agréable personne de Pauline Favier, qu’elle avait recueillie, élevée, pétrie à sa ressemblance.

— Je mourrai heureuse, disait-elle à ses amies, si Georges épouse Pauline. Elle n’est pas riche, mais elle est sérieuse et sûre. Elle fera travailler ce grand fou. Elle l’empêchera de rouler dans la bohème et de gaspiller son talent et son argent. Enfin, elle ne le trompera jamais… Il ne pourra pas dire qu’elle est sottement provinciale, car elle a fait de brillantes études, et elle a eu toujours les premiers prix à sa pension… Mais elle n’a pas la tête dans les nuages ; elle est méthodique et pondérée, et bonne ménagère, avec de fermes principes et le sentiment du devoir. Si Dieu veut exaucer mon dernier vœu, Georges épousera Pauline.

Georges ne voulait pas épouser Pauline. Il n’était pas ébloui par ses premiers prix, ses brevets, sa réputation de « jeune personne tout à fait supérieure ». Il la trouvait un peu pédante et très pot-au-feu… Un vrai tempérament d’institutrice… C’était madame la Raison… Et quand il venait à B…, pour les vacances, il croyait entendre les portraits du cousin curé et des aïeuls magistrats murmurer dans l’ombre du salon : « Épouse Pauline ! »

Il avait une maîtresse jolie, amusante et infidèle, qu’il aimait. Il en avait une autre, moins jolie et plus tendre, dont il était aimé. Sa jeunesse était un beau jardin où chaque femme, en passant, pouvait cueillir une rose… Mais, un jour, l’orage effeuilla tous les rosiers du caprice et de l’amourette, Georges souffrit. Il revint se guérir dans la froide et paisible maison, et il s’aperçut que Pauline était belle, avec des yeux chastes, des yeux sans mystère… Elle parlait un peu trop de son brevet supérieur et du prix qu’elle avait remporté au grand concours des Annales… Innocent pédantisme, encouragé par les admirations d’une petite coterie et qui disparaîtrait, sans doute, avec le temps. Madame Clarence n’avait pas exagéré les qualités réelles de sa filleule, qui dirigeait la maison, faisait elle-même ses robes et ses chapeaux, et jouait du piano à ses moments perdus… Georges regretta qu’elle eût reçu la plus navrante éducation musicale, et lui donna quelques leçons… Déjà, toute la ville mariait cette jeune fille à ce jeune homme, quand madame Clarence tomba malade. Son fils et sa filleule la soignèrent d’un même cœur. La veille de sa mort, dans un demi-délire, elle balbutia :

— Les enfants… les enfants de Georges et de Pauline…

Après les funérailles, Pauline annonça qu’elle voulait partir…

— Je suis pauvre… Heureusement que j’ai mes diplômes… Je trouverai une place d’institutrice à l’étranger.

Georges n’osa lui dire qu’elle s’exagérait peut-être le prestige du brevet supérieur. Il vit que ses larmes, son deuil, son courage, la rendaient touchante et il ne résista pas au plaisir de jouer un rôle providentiel, de changer une destinée… Aimait-il Pauline ? Il voulut le croire… Elle était désirable, vertueuse, intelligente, et, à défaut de passion, il sentait qu’il « l’aimerait bien », comme on aime une femme légitime…

Georges avait encore quelques préjugés sur la manière dont on doit aimer une femme légitime…


Il épousa Pauline. Elle désirait voyager ; il la persuada que la lune de miel serait plus douce dans la vieille maison où le souvenir de madame Clarence mêlait comme une bénédiction à leur bonheur. Paresseusement, il se laissa vivre.

Il avait cette imagination généreuse des artistes, qui transforme à leur gré la réalité, mais qui épuise vite le charme défloré des choses, et il avait aussi, presque à son insu, le goût naissant du bien-être, et les petites sensualités que développe la vie de province. Septembre dorait les jardins. Pauline, manches troussées, tête nue, cueillait les pommes, et l’ombre bleue et le pâle soleil, à travers les feuilles de cuivre, flottaient sur sa robe noire et sur ses bras blancs. Elle faisait les confitures, rieuse, dans le reflet ardent du grand feu. Assise à contre-jour, caressée par la lumière blanche des fenêtres voilées, elle brodait en silence… Ces petites scènes d’intérieur amusaient Georges qui rêvait de les traduire en musique, à la manière des Kinderscenen de Schumann.

Il exprima, un jour, ce désir qui aurait dû flatter Pauline.

Elle ne comprit pas.

— Voyons, fit-elle, incrédule, tu te moques de moi…

— Mais non…

— Alors, tu n’as pas réfléchi… Cette idée…

— Eh bien ?

— C’est une drôle d’idée.

Il essaya de la faire parler. Elle s’obstinait à répondre, d’un air sceptique et choqué, quelques mots vagues. Et Georges devina qu’elle le trouvait presque ridicule, avec sa manière de mettre la poésie et la musique partout, même dans les incidents vulgaires du ménage. Pour elle, et pour tous les gens qu’elle fréquentait, la poésie était un luxe, un superflu, séparé de la vie réelle, comparable au salon qu’on s’enorgueillit de posséder, mais où l’on n’entre qu’à certains jours, et où l’on reste peu de temps, parce qu’on n’a pas l’habitude d’y vivre.

Les maîtresses de Pauline lui avaient enseigné qu’il y a des « sujets poétiques », excellents prétextes à « narrations françaises »… La promenade en gondole… le retour du marin… le clair de lune sur les ruines du Colisée… De même, il y avait des « sujets » pour la peinture et pour la musique.

C’était une esthétique de « bonnes sœurs », où subsistait quelque nuance de la niaise sentimentalité de 1845, à l’usage d’Emma Bovary. Georges ne pouvait faire un grief à Pauline d’avoir subi cette éducation vieillotte. Il pensa :

« Je la formerai.

Et il lui proposa de faire, avec lui, quelques lectures, de reprendre les leçons de piano. Pauline ne jouait guère que des valses et des Fantaisies brillantes, pots-pourris d’opéras démodés.

Mais il se heurta, bientôt, à une espèce de nonchalance… Pauline, un peu vexée qu’on la traitât en écolière, songeait que son éducation — sa brillante éducation — était achevée, une fois pour toutes, et qu’elle savait tout ce qu’une honnête femme doit savoir. Elle désirait vivre, maintenant, en vraie dame, gouverner sa maison, rendre des visites, feuilleter quelquefois, pour son plaisir, les Annales, ou Femina, ou un roman nouveau.

Le soir, quand Georges lisait, à haute voix, sous la lampe, elle feignait d’écouter, par politesse, mais le petit ouvrage qui occupait ses mains occupait aussi sa pensée.

Georges disait :

— C’est beau, n’est-ce pas, ma chérie ?

Elle répondait :

— Superbe !

Et mentalement, elle comptait les fils et les mailles.

Peut-être Clarence, éducateur improvisé, ne savait-il pas choisir les œuvres qu’il proposait à l’admiration de Pauline. Il n’était pas un érudit, pas même un lettré, mais il avait une sensibilité exquise et un jugement très sûr, avec le goût des fines recherches, des nuances rares, de la beauté un peu secrète, voilée, inachevée. Les écrivains et les artistes qu’il préférait étaient plutôt des « auteurs difficiles ».

Il s’aperçut enfin qu’il parlait seul et pour lui seul pendant les soirées tête à tête. L’âme de Pauline ne lui renvoyait pas d’écho. Il sentait le poids de cet esprit concret et raisonneur, lié au sien, et qui sans cesse le retenait et le ramenait vers les médiocrités de la vie.

Il sentait aussi, avec un peu de honte, que l’accoutumance du bien-être et du rien-faire l’engourdissait. Réagir ? Il voulait réagir, mais il était un de ces êtres plus violents que vraiment forts, qui ont besoin de trouver hors d’eux-mêmes un point d’appui, une raison d’agir. Il ne pouvait se passer d’approbation ou de critique, et il ne travaillait pas sans dédier son effort et son œuvre à une créature aimée… Ce sentiment tout féminin, si fréquent chez l’artiste, est à la fois une grâce et un péril. L’homme qui fait de son art une coquetterie suprême, un moyen de plaire et d’être aimé, devient le jouet des hasards, la flamme livrée aux quatre vents, dont on ne sait jamais si elle va briller ou s’éteindre.


Vers la mi-janvier, monsieur et madame Clarence s’installèrent à Paris.

Georges se remit au travail, laissant à Pauline le soin d’arranger leur nouveau nid. Il possédait quelques vieux meubles, assez beaux, quelques toiles ou gravures qui composaient un décor sans luxe mais adapté à ses goûts et à ses habitudes. Pauline eut bien vite fait de gâter cet ensemble trop simple par la surcharge des ornements, des bibelots et des draperies. Ce fut l’origine des premiers désaccords conjugaux, et, comme toujours, la femme triompha. Le grand cabinet de travail devint un salon ; les petits meubles « modem style », les abat-jour Empire, les cadres pyrogravés, les coussins, les bibelots s’accumulèrent, et Clarence dut se réfugier dans une chambre, sur la cour, avec sa vieille table, son vieux piano, son vieux bahut-bibliothèque. Là, il put recevoir les camarades de jeunesse qui n’étaient pas admis aux honneurs du salon, et que Pauline appelait dédaigneusement « la bohème », parce qu’ils manquaient, prétendait-elle, de tenue et d’éducation.

Les amis de Georges comprirent qu’ils gênaient madame Clarence et peu à peu ils espacèrent leurs visites. Georges en fut attristé… Il essaya d’expliquer à Pauline que ces jeunes gens n’étaient pas des bohèmes ; qu’ils portaient des vestons de velours et des feutres mous parce que ces vêtements économiques ne leur semblaient pas désagréables ; qu’ils travaillaient durement tout le jour et payaient leur propriétaire dès qu’ils avaient un peu d’argent ; qu’enfin, c’étaient des « types très calés » et de « braves types », bien plus « chic » que les gens du monde, et qui aimaient la musique, même sans la comprendre, par instinct d’artistes et de tout leur cœur ingénu. Pauline resta méfiante. Il lui semblait impossible que ces hommes ne fussent pas des exploiteurs qui s’installaient le soir chez Georges pour boire gratis la bière fraîche, fumer gratis les bons cigares et, sans doute, emprunter de l’argent !

— Tu n’as pas besoin d’eux, et ils ont besoin de toi, disait-elle. Tu perds ton temps à bavarder. Travaille !

Il voulait travailler, certes, et secouer cette légère torpeur qui le gagnait depuis son mariage. Déjà, seul avec Pauline, il s’ennuyait. « Je lui ai tout dit ; elle m’a tout dit, et la matière de nos entretiens ne se renouvellera pas si vite », pensait-il. Pourtant, il croyait aimer sa femme ; il la voyait encore en beau, avec ses yeux de jeune mari. Elle aussi l’aimait, à sa façon, disposant elle-même la lampe, les pantoufles, le fauteuil au coin du feu, méditant sans cesse la surprise d’un petit plat pour le dîner.

— N’es-tu pas heureux de m’avoir ?… Comment vivais-tu, autrefois ?… Tu mangeais au restaurant. Ta concierge raccommodait tes habits… Hein, quelle différence ! Tu es soigné, tu es gâté : un vrai coq en pâte !

Cette expression de « coq en pâte » et quelques autres du même genre, qui étaient familières à Pauline, agaçaient Georges cruellement. Il était simple, dans ses manières et dans son langage, et il avait parfois le mot drôle, vif et cru, mais la vulgarité lui était odieuse. Pauline, jeune fille, en province, avait une réserve apprise, une sage froideur de demoiselle bien élevée qui simulait la distinction. Maintenant, elle ne se surveillait plus ; elle se révélait plus que banale, un peu commune.

— Quoi, répondait-elle, lorsqu’il lui donnait un conseil timide, veux-tu m’apprendre à parler ? Je suis aussi bien élevée que toi et beaucoup mieux que tes camarades… D’ailleurs, j’ai mes brevets et tu as été refusé à ton bachot !

Vers la fin de l’année, Georges terminait une Symphonie et Pauline accouchait d’un fils. Clarence accueillit ce premier rejeton avec un enthousiasme modéré, car la certitude de revivre dans son enfant le touchait moins que l’espoir de survivre dans son œuvre. La jeune mère fut blessée de cette indifférence et témoigna fort aigrement son chagrin.

— Que veux-tu ? dit Georges… il faut que je m’habitue… Le sentiment paternel n’est pas un instinct… Fais-moi crédit. Je ne suis pas dénaturé. Je l’aimerai plus tard, ce gosse…

La venue de l’enfant, quand les parents ne l’ont pas désiré ensemble, n’est pas toujours un bonheur pour eux. À peine commencent-ils de s’adapter l’un à l’autre, que le nouveau-né absorbe toute la sollicitude et toutes les pensées de la mère. Les époux se sentent rivés par une chaîne avant qu’ils soient véritablement unis. Et c’est aussi une période bien difficile pour la femme qui trouve dans les fatigues et même dans les joies de son état une sorte de béatitude animale et d’apathie intellectuelle. Trop souvent, elle prend une âme de couveuse et relâche son esprit comme sa ceinture. Pauline, fidèle à la tradition des aïeules, sacrifia l’amour à la maternité. Elle-même nourrit le petit Pierre jusqu’à dix-huit mois. Maintenant, elle ne parlait plus du brevet supérieur et du grand concours des Annales, mais du poids variable de l’enfant, des sirops propices à la dentition, du système français comparé au système anglais, maillot ou couche-culotte ! Qu’une amie montrât un nourrisson plus lourd que le sien, elle en pâlissait !

Et elle disait à Georges :

— Jeanne raconte que son bébé pèse dix-neuf livres… trois livres de plus que Pierrot… Hein ! quel mensonge… D’abord, il est bouffi, son fils, il est bouffi !

— Qu’est-ce que ça te fait ? disait Georges.

— D’abord, toi, tu ne t’intéresses pas à ton enfant…

C’était vrai. Georges s’intéressait peu à l’enfant, et de moins en moins il s’intéressait à Pauline. Elle avait cru qu’il suffit de s’épouser pour s’aimer, et qu’après le mariage, on est tranquille, une fois pour toutes… Georges, parce qu’il écrivait des notes blanches et noires sur du papier rayé, ne différait pas, croyait-elle, des gens qui font honnêtement leur métier : commerçants, magistrats, médecins, industriels… Et elle blâmait sa manie de n’être pas « comme les autres ».


La Symphonie, deux Suites d’orchestre, un recueil de mélodies, commencèrent la grande réputation de Georges Clarence, et, quatre ans environ après son mariage, l’Opéra-Comique représenta Sylvabelle, conte féerique, dont il avait écrit la musique et le livret… En quelques jours, ce fut le succès, la réclame monstre des journaux et des magazines, la vogue qui ressemble à la gloire, l’argent vite multiplié qui annonce la fortune. Le portrait de l’auteur fut partout, avec les portraits de sa femme et de ses enfants. Des inconnues lui offrirent leur belle âme et leur personne. Des journalistes l’appelèrent « cher maître ». Pauline, un peu étonnée d’abord, prit avec autorité le rôle « d’épouse du grand homme ». Elle donna congé de l’appartement trop mesquin, déclara son intention de recevoir et de se créer des relations utiles, et, comme Georges n’entendait rien aux affaires, elle s’enquit des meilleurs placements. Cette époque de sa vie devait rester dans la mémoire de Pauline comme un songe de bonheur incomparable, où toutes ses ambitions étaient mieux que réalisées — dépassées ! Et elle ne s’apercevait même pas que Georges était bizarre et triste, qu’il n’allait guère plus au théâtre, et qu’il détournait la conversation dès qu’un admirateur lui parlait de Sylvabelle.

— Cher maître, lui disait-on, vous êtes trop modeste.

Il n’était pas modeste, il était conscient de sa force, très clairvoyant, très sévère pour lui-même, et l’orgueil le sauvait de la vanité. Il jugeait fort exactement le mérite de Sylvabelle, et se comparait au sculpteur, capable de tailler des images héroïques dans un marbre éternel, et qui sourit à la statuette d’argile éclose sous ses doigts comme une fleur. Une jolie chose, oui, mais une petite chose, l’ingénieuse amusette d’un artiste, et rien de plus… Pourquoi donc ce succès démesuré, presque gênant, qui entraînait l’admiration des sots et ruinait peut-être par avance la gloire méritée d’œuvres futures ? Quand des snobs ignorants l’osaient comparer aux grands maîtres de la musique, Clarence avait envie de les gifler, et il pensait, avec une sorte de honte, à la pauvreté de Beethoven, aux défaites de Berlioz…

Déjà, les bons confrères murmuraient que Clarence avait atteint, du premier coup, la perfection de sa manière, ce qui signifiait :

« Il refera peut-être Sylvabelle, mais il ne fera pas mieux. »

Deux ans plus tard, Georges faisait représenter Parisina, un drame lyrique, une œuvre violente, haute en couleur, qui sentait la mort et la volupté, et qui ne ressemblait à aucune musique déjà entendue… Quelques musiciens s’émurent d’admiration fanatique ou d’inquiétude jalouse…

Les uns disaient :

— Ce n’est pas du Berlioz, et cela vaut du Berlioz… Les mêmes défauts, le même génie !…

Et les autres répondaient :

— La violence n’est pas la puissance… Il y a dix mille erreurs dans cette Parisina… Que Clarence s’en tienne donc à Sylvabelle, musique facile, claire, charmante, et vraiment française.

Le public, déçu, suivait les critiques, et réclamait une autre Sylvabhelle, et chez Clarence, Pauline, humiliée par l’échec, répétait le vœu du public :

— Puisque tu as eu du succès dans ce genre, travaille maintenant à coup sûr. Ne lâche pas la proie pour l’ombre. Ménage ta réputation, assure la fortune de notre famille… Tu n’as qu’à vouloir… C’est si simple ! À quoi bon faire de la musique que personne ne comprend !

Ces conseils naïfs et maladroits exaspéraient Clarence… Il avait mesuré depuis longtemps l’erreur de son mariage, mais il s’était dit qu’à tout prendre Pauline était supérieure à la Thérèse de Rousseau, et que l’insignifiance d’une épouse ne devait pas faire obstacle au développement irrésistible du génie ou du talent. « La musique sera ma maîtresse, je n’en veux point d’autres, » avouait-il parfois aux vieux amis qu’étonnait son apparente résignation. Il ajoutait : « Un artiste amoureux est un artiste fichu… » Et lui-même se croyait sincère…

Tant que l’effort créateur accapara son énergie, tant que la chance lui fut favorable, Clarence put croire, en effet, que l’amour de la femme était mort en lui. La chute de Parisina le bouleversa profondément, réveilla ses doutes et un grand besoin de réconfort et de tendresse. Pourquoi sa femme n’était-elle pas son amie ? Hélas ! Georges s’apercevait qu’une compagne affectueuse, irréprochable, dévouée, peut avoir une influence néfaste sur son compagnon. Sans participer à l’œuvre de l’homme, elle crée l’atmosphère morale où cette œuvre doit être conçue et réalisée. Sa médiocrité rapetisse et décolore la vie autour de lui, propose à toutes ses énergies des buts vulgaires. Celui qui croit vivre près d’elle en indifférent subit peu à peu ses suggestions et remplace la recherche désintéressée du beau par l’activité utilitaire.

« Peu importe, pensait Clarence, peu importe à un industriel, à un homme d’affaires, que sa femme soit sensible au succès, au succès seulement… Le succès est le signe de sa valeur professionnelle, et lui-même ne désire que le succès… Mais, pour l’artiste, le succès est une chance heureuse, rien de plus… »

Il se rappelait ses amis d’autrefois ou d’hier, qui s’étaient perdus dans la course au succès. Mariés à des bourgeoises ambitieuses ou à de frivoles mondaines, ils devaient, pour complaire à l’épouse, payer l’hôtel dans un quartier chic, le grand couturier, l’automobile, les réceptions fastueuses. Quand ils se rencontraient, ils ne parlaient que d’argent, de traités, de chicanes avec les directeurs et les éditeurs… Jamais, jamais plus, on ne voyait dans leurs yeux ce reflet de lumière intérieure qui embellit les yeux des jeunes artistes pauvres et inconnus… Les gens « arrivés » n’avaient plus ce brûlant amour de l’art, cet orgueil délicat comme la pudeur féminine, cette probité respectueuse, cette humilité devant les maîtres qui s’accorde si bien avec le désir de les égaler, — tout ce que Georges Clarence gardait encore de sa jeunesse…

Pendant cette crise douloureuse, le divorce spirituel s’acheva entre les époux. Clarence essaya de vivre seul, plus seul qu’autrefois, seul dans sa pensée, seul dans son désir, seul comme Beethoven ou Michel-Ange. Mais il n’appartenait pas à cette race semi-divine qui ne s’allie pas aux filles des hommes et vit, chaste, sur les hauteurs de l’art pur. Bien loin de ces génies solitaires, il était plus loin encore des artistes au cœur simple, de ces vieux musiciens d’Allemagne qu’on imagine dans leur humble maison, au bord d’un fleuve, composant des chorals et des fugues, instruisant leurs élèves, tenant l’orgue, au Münster, tous les dimanches, vénérant les maîtres et craignant Dieu. Clarence aimait, d’un paternel amour, les troubles et fiévreux génies, — l’orageux Weber ; Ghopin aux nerfs de femme ; le pauvre Schumann, qui entendait, dans sa folie, l’appel des Nixes germaniques et le rire de Loreley ; Berlioz, sarcastique et tendre ; Wagner même qui, dans les soirs de Venise, jetait vers Mathilde perdue le sanglot suprême de Tristan. Toujours, dans ces vies glorieuses, la femme apparaissait, incitatrice ou consolatrice… Schumann avait Clara Wieck, Chopin avait George Sand, Berlioz avait aimé, jusque dans la vieillesse, Wagner avait oublié Mathilde Wesendonck pour Cosima de Bulow…

Clarence avait Pauline. Il était seul.

Comment n’eût-il pas cédé aux ordinaires tentations ? Il chercha le plaisir, à défaut de l’amour, parmi les femmes de théâtre et les mondaines ; mais, tout sensuel qu’il fût, la volupté lui laissait un goût de cendre. Il étouffait d’une tendresse inexprimée, inemployée, qui lui gonflait douloureusement le cœur, qui lui montait aux lèvres et aux yeux… Parler, pleurer ?… La niaiserie sentimentale de ses maîtresses lui rendait bientôt, malgré lui, l’orgueilleuse pudeur du silence…


Un imprésario italien qui avait monté Sylvabelle, à Milan et à Rome, voulut monter Parisana. Georges était si dégoûté de son œuvre qu’il refusa, tout d’abord, l’autorisation ; puis, l’ayant accordée, il refusa sa présence. Un de ses camarades, qui était un peu son élève, l’avait aidé à Paris, dans le travail des répétitions. Georges l’envoya en Italie et partit brusquement, pour Madère.

La bonne nouvelle d’un succès vint le surprendre, dans la maison qu’il avait louée, au cœur de l’île, entre les montagnes vertes et les champs d’hortensias roses. La curiosité le saisit, avec l’angoisse, et un retour de passion pour cette Parisina trop chérie et trop méprisée… Un jour d’avril, sans prévenir personne, il débarquait à Naples, et, le soir même, il était à Rome, au théâtre Costanzi.

Clarence n’avait pas eu le loisir de s’habiller. Il arriva au théâtre comme le rideau tombait sur le décor du premier acte. Les applaudissements, qui s’adressaient à sa musique et non à sa personne, le déconcertèrent. Il rougit et s’amusa d’être ainsi troublé. Perdu au dernier rang du parterre, contre les loges, parmi les spectateurs modestes, en veston et en chapeau mou, il recueillit les impressions de ses voisins… C’étaient de petits bourgeois, des employés, passionnés de théâtre.

— Vous êtes Français ? lui disait-on… De Paris ?… Alors, vous êtes allé à l’Opéra ?

— Non.

— Vous ne connaissez pas Clarence ?

— Non.

— Grand génie, monsieur, grand génie !… Un peu difficile, quelquefois, pour nous… mais nous avons entendu tout Wagner, ici, monsieur. Nous ne sommes pas si retardataires qu’on prétend chez vous… Bellini, Donizetti, Verdi !… Grands génies, monsieur, mais nous en avons d’autres.

— Je le sais, monsieur.

— Ce drame de Clarence, quelle belle chose ! Quelle passion !… Vous savez, l’entrée d’Ugo, au commencement : « La… la… la… la… » Quelle passion !… Et l’Alberi !… Vous ne l’avez pas vue encore !… Peccato !… l’Alberi… cette beauté !… ce génie !…

— Est-ce que sa voix est très étendue ?

— Non.

— Très puissante ?

— Non.

— Alors ?

— On ne l’oublie pas, monsieur, quand on l’a entendue… Quand elle a chanté : « La… la… la… la… » Vous savez, ce récitatif ?… pendant la fête ?… Eh non ! vous ne savez pas… Scusi !

Le voisin de Clarence s’en alla fumer dehors, tandis que le musicien, n’osant bouger, gêné par son costume de voyage, écoutait les propos tenus derrière lui, dans une loge, par des femmes décolletées et des hommes en frac. Tout le monde cosmopolite de Rome était venu.

— Elle n’a pas eu de succès à Paris, disait une dame russe.

Un homme âgé, à grosses moustaches, répondit :

— Je ne comprends pas cette musique… Je suis un vieux. Je suis venu pour l’Alberi.

— Vous êtes amoureux ?…

— De loin… J’ai soixante ans.

— Elle est vertueuse ?

— Comme on peut l’être au théâtre… Elle a débuté, en province, si misérablement.

— Née dans le peuple ?

— À Milan… Elle a la beauté milanaise, si fine !

— Vous aimez ses cheveux ?

— Luini les eût aimés… Et ce front renflé aux tempes, cet ovale court, ce sourcil mince, ce coin aigu de la paupière qui s’accorde avec le coin aigu de la bouche…

— Elle n’est pas jolie.

— Elle est belle.

— Ces beautés-là courent les rues à Milan…

Le vieux monsieur s’indignait :

— Les femmes ne savent pas voir une femme…

— Mais elles savent l’écouter… L’Alberi chante comme la Duse joue, avec le cœur. Si j’étais un homme…

— Oh ! ce serait dommage !

— Si j’étais un homme, je ne serais peut-être pas son amant ; mais, si j’étais son amant, je la ferais chanter toutes les fois que je serais tenté par une autre femme, et je serais presque sûr de ne la tromper jamais… Comprenez-vous ?

Tous rirent. Une des femmes demanda :

— Est-ce qu’elle aime, votre Alberi ?… Elle a quelque chose de si triste dans le sourire quand elle se tait…

— Elle n’a pas d’amant… officiel !

— Mais elle a aimé, cette femme-là ! Vous avez vu son visage, son geste, quand elle avoue au fils de son mari : « J’ai peur d’aimer… » Elle avait l’air d’une femme qui a peur… qui se souvient…

— Chut ! chut !… écoutez…

— Le prélude de la scène d’amour…

— C’est si beau !

Le chant des violoncelles couvrit les murmures de la salle, et, pendant que le rideau se levait, Clarence, violemment ému, ferma les yeux… On avait trop parlé de l’Alberi pour qu’il ne s’en fût pas composé une image idéale, pour que la crainte de la désillusion possible ou de la surprise inévitable ne lui fit pas battre le cœur… Il comptait… trois… quatre mesures… et, sans la voir, il l’entendit chanter.

Cette voix !… Dans les profondeurs de l’esprit, dans les limbes où la mélodie flotte, aux premiers instants de la création, Clarence avait entendu cette voix qui était celle de sa pensée musicale… Oui, c’était l’argent clair des notes hautes, la douceur veloutée du médium, le son tragique de notes graves et le timbre même si altéré tout à coup, et si beau, quand l’extase amoureuse devient l’ivresse amoureuse… L’Alberi ne chantait pas un rôle ; elle sembla n’avoir jamais appris cette mélodie qui naissait sur ses lèvres, comme le mode le plus doux de son langage, comme l’expression spontanée d’un sentiment réel. C’était Parisina, marquise d’Esté, jeune femme mariée à un vieillard, éprise du fils de son mari, tendre et sensuelle, et presque ingénue, heureuse avec l’ombre de la mort sur le front… Comme Georges l’avait aimée, naguère, et comme il l’avait faite sienne, à force de l’évoquer ! En écrivant ce prélude du second acte, il l’avait tenue devant les yeux de son âme, telle une maîtresse jamais possédée et qui se livre pour une nuit, une seule nuit… « Chante !… lui disait-il… Aime… demain tu mourras… » Et plus tard, quand il avait dû la tuer, il avait pleuré, de vraies larmes, en se moquant de lui-même…

Il retrouvait, paupières closes, cet état merveilleux d’hallucination qui est l’état de grâce de l’artiste. Il avait oublié le théâtre, le public, — et l’Alberi !… Aux premières répliques du ténor, le mirage se dissipa. Clarence osa regarder la scène.

Il vit le décor moyenâgeux, les costumes déjà fanés, et le bâtard d’Esté, Ugo, pâle et un peu trop gras. Il gesticulait ; il se frappait la poitrine pour attester sa vaillance ; il tendait le jarret, roulant des prunelles et défiant la mort. Clarence exécra ce cabotin dont la voix était belle, pourtant, et qui chantait, avec conscience, sans manquer un dixième de mesure. Il souffrit de le voir, quasi grotesque, si près de la femme agenouillée, la tête entre les mains, la chevelure épandue, le corps noyé dans la pourpre obscure d’une robe couleur de sang séché… Elle découvrit enfin son visage, et, soulevée à demi, les mains tendues vers Ugo, elle le conjura de rester, et promit d’être sienne. Son sein palpitait sous le plissement de la guimpe, dans l’échancrure du velours. Ses cheveux coulaient sur ses tempes à petites ondes légères, presque rousses, et le rubis de la mince ferronnière avivait l’éclat des yeux noirs. L’atmosphère chaude et mystérieuse qui baigne les belles mortes, dans les très anciens tableaux, cette pénombre surnaturelle où rêvent les femmes du Vinci, chaque geste de l’Alberi semblait la créer autour d’elle. Une émanation de beauté, irradiant de son visage, de sa robe, de ses mains, de sa bouche douloureuse, transfigurait, pour un instant, la laideur du décor, la vulgarité du partenaire, — et Clarence revivait le plus poignant des songes.

Alors, il ne vit, il n’écouta plus que cette femme, fermant les yeux quand elle n’était plus en scène, pour ne pas rompre l’enchantement. Quand elle jetait ses cris d’amour, il tressaillait tout entier, comme si son cœur, ses nerfs, eussent répondu à la promesse d’un grand bonheur proche. Il ne percevait même pas les applaudissements et les rappels, et, quand Parisina mourut, il pleura.

Le spectacle terminé, il se trouva dehors, poussé par la foule, et il s’en alla, au hasard, dans la nuit tiède. Voir le directeur, pénétrer dans les loges, se hâter vers la désillusion, gâter cette heure unique dans une vie d’artiste, non ! Il se trouva enfin, sur une petite place solitaire, devant la fontaine de Trevi. La pierre travertine, poreuse et souillée le jour, était purifiée et comme polie sous la lune. Georges, ivre de musique, fiévreux, désaltéra ses sens à la claire musique de l’eau. Puis, superstitieux tout à coup, il se rappela la croyance populaire, et, pour être sûr qu’il reviendrait à Rome, il jeta une pièce d’argent au fond du bassin…

Le lendemain, il se présenta chez l’Alberi. Elle habitait, près du Forum de Trajan, un appartement qu’une duchesse romaine louait tout meublé à des étrangers. Comme Georges tremblait en montant l’escalier de marbre, verdi par l’humidité et gardé par des statues antiques !

Dans le salon immense où les tapisseries tombaient en lambeaux, sous le regard des martyrs convulsés et des madones noircies, elle vint à lui, étonnée, confuse. Que se dirent-ils dans ce premier entretien ? Ni l’un ni l’autre n’en garda aucun souvenir. Ils sentaient que les compliments obligatoires étaient sans importance. Quand Georges disait : « Oui, c’est moi… je suis venu… » ces mots seuls comptaient. Ils répondaient, ces mots, à un si étrange et si véridique pressentiment… Ils signifiaient :

« Je vous ai cherchée longtemps, et vous, n’est-ce pas, vous m’attendiez ? Me voilà… Et c’est une chose merveilleuse qui se prépare à notre insu… »

Il revint encore le lendemain ; et le soir, après le théâtre, il ramena Béatrice chez elle. Ils causèrent, cette fois, plus librement, et, quand il la quitta, la nuit était presque écoulée. Le jour suivant, ils se promenèrent ensemble sous les chênes verts et les pins de la villa Borghèse, et Béatrice, apprivoisée, se laissa entraîner aux confidences.

Ils étaient assis, sur un banc en hémicycle, dans un bosquet d’arbres taillés qui leur versaient une ombre glauque et un parfum rude. Les dernières violettes bleuissaient l’herbe humide. Béatrice parlait et pleurait.

— J’ai été si pauvre, si seule, si malheureuse !

Son grand chapeau noir, sa robe noire, lui donnaient une beauté pathétique. Ses cheveux bruns devenaient roux dans tout ce noir, et sa main nue, traînant sur ses genoux, était une chose fragile, précieuse, que Georges n’osait toucher.

— Je n’ai pas eu de parents. Un vieux musicien d’orchestre m’a enseigné les éléments de mon art, et j’ai débuté, à quinze ans, sur les petites scènes de province… Je ne savais pas chanter… vous comprenez bien ? Je ne savais pas jouer. Je m’embarrassais dans mes jupes de simili-brocart… Et le directeur… Je ne peux pas vous parler de lui, oh ! non… Mais… vous devinez…

— Ne pleurez pas ! disait Georges… Tout cela est loin. Vous êtes une grande artiste. Vous êtes heureuse…

Elle secouait la tête.

— On vous admire.

Elle haussa les épaules.

Il regardait ses cils mouillés, le coin de sa bouche qui tremblait un peu, sa main nue.

Elle murmura :

— Si je perdais ma voix, je ne serais plus rien. Vous-même…

Il s’interrogea, avant de protester, et il sentit, avec une force extraordinaire, que, s’il avait aimé Parisina dans Béatrice, il aimait maintenant Béatrice toute seule. En si peu de jours, un lien s’était formé entre eux, qui n’était plus celui de l’admiration réciproque. L’amour de tête était descendu dans le cœur.

Il répondit :

— Et moi, si je n’avais plus de talent, plus du tout, que serais-je à vos yeux ?… Rien. Et cependant, l’homme vaut l’artiste. Ce qu’il y a en moi de meilleur, voyez-vous, ce n’est pas ma musique… Et la femme que vous êtes est très supérieure, je le sais, à l’admirable cantatrice…

Ils n’en dirent pas davantage cette fois-là. Ce fut la douce période de l’entente secrète, des demi-mots, des faveurs furtives… Et, sans l’avoir prémédité, un soir, ils se donnèrent l’un à l’autre très simplement, et ils comprirent, après, qu’ils n’avaient pas mesuré encore toute leur tendresse.


La saison théâtrale achevée, Georges ne repartit pas. Il s’était réfugié avec Béatrice dans une villa près de Tivoli, une très ancienne villa peinte à fresque, pavée de mosaïque, ornée de rocailles… Un petit jardin, sous la terrasse à double rampe, dominait le ravin du Teverone. Le bruit des cascades couvrait la plainte légère des jets d’eau. Dans les salles fraîches, de beaux meubles montraient leurs formes cintrées, leurs marqueteries de citronnier représentant des fleurs, des paysages, des trophées champêtres. Les rideaux de damas groseille avaient pâli sous les guirlandes de bois doré. Et partout, il y avait des instruments de musique, violons de Crémone, signés de noms illustres, guitares, clavecins, théorbes, violes d’amour…

Georges aurait dû craindre que son imagination ne dupât son cœur. Qu’avait-il aimé, dans Pauline, sinon la poésie du foyer, le secret virginal, la douceur d’un printemps de France ? Qu’aimait-il, à présent, dans l’Alberi ? Était-ce Parisina, était-ce la splendeur triste et la volupté de Rome, était-ce l’Alberi elle-même ? Peut-être se fût-il posé la question s’il avait été, ainsi qu’autrefois, trop sensible à la beauté des choses, mais il n’en recevait que des impressions confuses et demeurait aveugle et stupide, et comme ébloui au dedans… Ce beau jardin, tout d’argent et d’obscure émeraude, avec ses oliviers pâles et ses cyprès, avec ses eaux vives et ses eaux dormantes, ce noble paysage aux lignes sèches, aux fonds précis, Clarence, qui les voyait chaque jour, n’aurait su les décrire. Seul, avec Béatrice, dans une affreuse maison de banlieue parisienne, parmi les terrains pelés et les cheminées d’usine, son bonheur n’eût rien perdu en magnificence et en délicatesse.

Il comptait trente-cinq ans et l’Alberi vingt-neuf. Dans ce plein été de leur jeunesse, ils apportaient l’un à l’autre des âmes mûres, un long passé où rien ne leur était commun. Ils s’appartenaient déjà : ils ne se possédaient pas encore.

Qu’importaient à Georges ces apparences de l’univers dont il eût enchanté ses yeux, naguère ? Que lui importaient la nature, l’histoire et la légende, et le bleu suave des monts, et la Tibur d’Horace, et les splendeurs effritées de la villa d’Esté, et les ruines du palais d’Hadrien ? Il sentait que son amour, créé par l’intuition, durerait par la certitude qui suit l’expérience, et que le rapide aveu, le don imprévu, n’avaient qu’une valeur de symboles. Maintenant commençait la découverte merveilleuse, l’initiation à tous les secrets de la vie intérieure et de la profonde sensibilité physique ; les lentes approches, les prises soudaines de deux esprits et de deux corps qui se cherchent et qui s’adaptent pour la tendresse et la volupté. On ne perd pas en quelques jours l’habitude des pudeurs et des restrictions défensives. La femme surtout se dérobait. Elle conservait un sentiment de surprise et peut-être d’inquiétude, et ne s’expliquait pas quelle irrésistible impulsion l’avait jetée aux bras de Clarence.

La vie de théâtre, les tentations qui assaillent la jeunesse d’une fille pauvre, le spectacle des convoitises et des lâchetés lui avaient enseigné la peur de l’amour et le mépris de l’homme. L’orgueil avait tendu comme un arc cette âme douce, l’Alberi s’estimait très haut, et pourtant elle souffrait d’être inférieure à Clarence par l’éducation et la culture, de parler assez mal français et d’ignorer toutes les choses qu’on apprend dans les pensionnats !

— Je suis une sotte ! Je dois t’ennuyer ? disait-elle à Georges.

Il lui disait, pour la consoler, ce qui était sa pensée véritable : une femme naturellement fine, qui exprime sincèrement des émotions délicates, est mille fois plus intéressante que la demoiselle forte en thème, instruite dans les pensionnats… Et Georges pensait à Pauline qui avait appris sans comprendre tout ce que la simple Béatrice comprenait naturellement sans l’avoir appris.

Rassurée, l’Alberi devint plus expansive : elle osa parler à Georges de son art, qui était leur art, et même elle lui fit, un jour, une critique sévère, en sa naïveté, de Parisina et de Sylvabelle. Comme il l’aimait davantage, en sentant qu’elle avait raison !

Il répondit :

— Ta franchise m’est bienfaisante parce que tu es, dans l’âme, musicienne comme je suis musicien. Il y aura toujours pour moi, dans tes admirations ou tes réserves, des indications utiles. Je n’ai pas d’ami assez sûr ou assez compétent pour que j’en accepte un conseil, et ma femme… je t’ai parlé d’elle… Elle joue, en s’appliquant bien, trois romances, cinq ou six chansonnettes dites modernes et quelques pots-pourris d’opéras… Ah ! je suis bien entouré !… Mais je t’aurai, maintenant, Béatrice, Bice, Monna Bice !

Il aimait bien le diminutif italien cher à Dante et qui fleurit les vers précieux de la Vita Nuova. Et, avec une joie puérile, il s’écriait :

— Tu me conduiras jusqu’au septième ciel, ma Bice ! Et je te verrai toujours, en mes songes, avec une robe verte et un voile couleur de flamme, et sous un nuage de fleurs répandues par les anges de la musique. Sois ma patronne idéale et ma dame de volupté. Je glorifierai ton âme divine et ton corps charmant et j’éterniserai notre belle histoire dans la Symphonie amoureuse.

Béatrice écoutait sans sourire ces discours que Pauline eût traités d’extravagants, et elle s’en trouvait fort honorée.

— Moi aussi, disait-elle, je me rendrai digne de toi. On dira : « l’Alberi » comme on dit « la Duse ».

La fierté de l’artiste éclairait son visage, mais l’instant d’après elle rougissait, honteuse, et riait d’elle-même, et soupirait :

— Non ! Que je sois aimée de toi ! Ce sera ma gloire.

Elle prenait dans ses jolies mains la tête de Clarence et lui baisait longuement les paupières. La câlinerie des mots italiens, mêlée aux baisers, passait comme une onde brûlante des lèvres de la maîtresse au sang et aux nerfs de l’amant :

Gioia mia !… carezza mia !… tenerezza mia ! Ma joie !… ma caresse !… ma tendresse !…

La chambre où ils oubliaient de s’endormir était peinte de grosses guirlandes tout effacées par le temps, et qui étaient, sur le stuc du plafond et des murs, comme des fantômes de roses. Les girandoles éteintes se miraient au lac terni des miroirs de Venise, où de vagues formes gravées représentaient des masques dansants. Par la fenêtre ouverte on apercevait les festons des pampres, les colonnettes de la loggia et plus loin, entre les fuseaux noirs des cyprès, la rotonde brisée du Temple de la Sibylle. Une vapeur laiteuse flottait sur le ravin, et l’orchestre des eaux, cascades et cascatelles, prolongeait un tremolo infini.

Giola !… carezza mia !… tenerezza mia !…

— Béatrice, mon amour !

Le lit, très vaste, était sculpté et doré comme un retable. Il remplissait la chambre d’une somptuosité ardente, un peu théâtrale, avec son dôme et ses tentures que retenaient deux anges païens. Béatrice était bien belle, couchée sur ce lit. Les épingles brillantes de ses cheveux, les bagues brillantes de ses doigts étaient tombées ; ses paupières lasses étaient closes ; mais, entre ses lèvres, ses dents luisaient un peu, et l’ombre pourpre du rideau, flottante à la brise, semblait amoureuse de sa nudité.

Tout imprégné de fraîcheur et de langueur, Georges s’endormait sur le sein de sa maîtresse et le souvenir de leur félicité blanchissait comme une aube dans leur sommeil. C’était une sensation imprécise et délicieuse, qui parfois réveillait Clarence. Il se disait : « Elle est là… » et savourait son bonheur, vite, avant de se rendormir.

Le lendemain, il se levait plus jeune que la veille et chaque jour lui donnait l’enfantin plaisir des vacances… Paris, la « rentrée », il n’y songeait pas. Il oubliait les lettres aussitôt qu’il les avait lues, et il évitait d’y répondre.

Travailler ?… Il n’avait aucun désir actuel de travailler, mais l’heure n’était plus lointaine où mille voix chanteraient en lui, mille voix qui animeraient bientôt le peuple docile des harpes et des violons. La Symphonie amoureuse, l’hymne à Béatrice, il l’avait conçue pendant les nuits de tendresse et de caresses, comme la femme conçoit l’enfant de son amour.


Et le temps de la séparation arriva.

Ni Georges ni Béatrice n’étaient inquiets de l’avenir. Ils avaient cet optimisme du bonheur qui ne veut pas voir les obstacles. L’idée d’une rupture, l’idée même de l’intervention d’un tiers, n’effleurait pas leur esprit.

Georges disait :

— Tu viendras à Paris : tu étudieras bien le français et, quand on reprendra Sylvabelle à l’Opéra-Comique, je te ferai engager pour un an. Après tes succès de Milan et de Rome, ce sera facile.

Elle répondit :

— Comme tu voudras.

— Pour le reste, ne t’en inquiète jamais. N’en parle même pas. Aie confiance. S’il y a des difficultés, elles seront d’ordre matériel. Ne crois pas que je vais briser un cœur tendre et dévaster une vie… Si cela était, tu me verrais non moins résolu, mais plus triste, car je ne suis pas méchant. Je t’assure que, moralement, je suis libre.

Béatrice n’insista pas. Elle eût souffert, elle aussi, du chagrin sincère d’une autre femme, d’une autre amoureuse, dont elle eût respecté le sentiment. Mais elle devinait que madame Clarence n’était pas une amoureuse, un être de faiblesse et de tendresse. L’image de cette personne positive, robuste et froide, ne lui inspirait, par avance, aucune jalousie et aucun remords. Quant à la morale offensée, Béatrice n’y pensait guère : elle avait un cœur facile à la pitié, des instincts bons et droits, mais élevée hors de la famille, dans un monde aventureux, elle ne soupçonnait pas la force des principes moraux, l’existence même des préjugés et des contraintes sociales.

Et Georges, malgré son origine bourgeoise et son éducation, n’était guère moins anarchiste qu’elle. Les problèmes philosophiques ne le tourmentaient pas, et les raisons sentimentales agissaient presque seules sur sa conscience. Faire le mal, pour lui, c’était « faire du mal ». Il ne croyait pas qu’en aimant Béatrice, il fit du mal à Pauline dont il n’était pas aimé. Pitoyable à la blessure du cœur, il avait peu de compassion pour la blessure de l’amour-propre.

— Si les choses ne s’arrangent pas, nous divorcerons. C’est bien simple. Je laisserai à Pauline la fortune et les enfants. Ils sont à elle plus qu’à moi. Nous referons notre vie.

Ses enfants ! il les aimait bien ; mais, éloigné d’eux depuis cinq mois, il n’était pas torturé par la nostalgie de leur présence. Les sentiments familiaux, nés de l’habitude, et nullement essentiels à son cœur, s’étaient affaiblis. C’est que Georges Clarence n’était pas de la race des époux et des pères. Il avait cru que le mariage et la paternité n’exigeaient pas une vocation spéciale, que tous les hommes en ont l’aptitude dès qu’ils en ont le désir. C’est une erreur assez commune, et fort excusable chez les êtres jeunes, que leurs parents et amis poussent au mariage, les yeux fermés. On admet, au nom de l’hygiène, que le même régime alimentaire et le même climat ne conviennent pas à tout le monde ; mais, au nom de la morale, on impose à tout le monde le même régime sentimental.

On a beaucoup raillé les « bourgeois » qui refusent leurs filles à des artistes et qui les donnent à des notaires. Ces bonnes gens n’ont pas tort. Ils devinent qu’une fille, élevée par eux, est plus propre au bonheur d’un notaire qu’à celui d’un artiste. Le mariage est fait pour la majorité des hommes ; plus l’artiste est artiste, plus il devient un être d’exception. Il appartient à la minorité des réfractaires et des libertaires, et, dans cette minorité, il doit chercher sa compagne. S’il ne la rencontre pas, et qu’il ne sache point vivre seul, si les joies de la création ne contentent que son cerveau et non pas sa sensibilité frémissante, il réclamera l’ordinaire bonheur des autres hommes, et à peine le possédera-t-il qu’il en découvrira la médiocrité. Il aura trahi l’idéal — pour rien — et l’idéal a des revanches !

Il est vrai que le bonheur est dans l’accomplissement du devoir, mais le devoir de tout homme n’est-il pas de remplir son destin ? Et comment remplir son destin, si par indolence ou lâcheté on se refuse à le connaître ?


Georges revint à Paris. Il ne savait pas exactement ce qu’il allait dire et faire. Résolu à garder Béatrice, il ne voulait pas l’imposer à Pauline, et il croyait que le divorce serait préférable à tous les compromis.

Il trouva sa femme bien portante, un peu alourdie, installée dans sa quiétude comme dans un bon fauteuil. Tout, dans la maison, avait un air paisible et définitif. L’emploi des heures était réglé d’avance. Les domestiques étaient mieux stylés qu’en Angleterre ; les enfants mêmes, malgré leur âge, étaient si bien élevés qu’ils avaient déjà la banalité des grandes personnes.

Alors Clarence sentit le poids et la résistance de cet édifice du ménage, de tous ces sentiments, devoirs et intérêts qui faisaient bloc et ne seraient pas faciles à disjoindre. Puis, à de vagues indices, il s’aperçut que Pauline soupçonnait sa liaison. Elle ne demandait aucun éclaircissement et ne semblait pas inquiète ou irritée. Elle avait toujours méprisé les « cabotines », et, parce qu’elle estimait Georges, elle le croyait incapable d’un sérieux attachement pour l’une de ces femmes qu’elle se représentait d’une manière crue et simpliste, comme un monstre de vénalité et de luxure. Les peintres ont des « béguins » pour les modèles, les compositeurs s’amourachent de cantatrices, et ce sont là des choses sans importance, des accidents professionnels que l’épouse légitime doit ignorer.

Quand Béatrice Alberi fut engagée à l’Opéra-Comique, madame Clarence témoigna un peu plus d’inquiétude et de curiosité. Elle assista, dans une loge, à la reprise de Sylvabelle, et les propos de ses voisins lui apprirent que la chanteuse voulait se fixer à Paris et qu’elle avait acheté un hôtel rue Raynouard.

— C’est monsieur Clarence qui a déniché cet hôtel, une petite merveille !

Pauline eut la coquetterie de sourire :

— Mais oui… il m’en a parlé…

Elle déclara que l’Alberi était assez agréable, « un peu surfaite », et qu’elle ne fournirait pas une longue carrière à Paris. Et jamais plus elle ne parla de Béatrice.

Les jours passaient, Clarence et Béatrice s’étaient repris, plus ardemment. Il travaillait à la Symphonie amoureuse. Elle vivait loin des importuns, toute à son art et à sa passion. L’étude, la lecture, les répétitions, quelques promenades, occupaient les heures qu’elle ne donnait pas à Clarence.

Alors, Pauline s’émut réellement. Elle n’était pas nerveuse et savait se dominer, et elle n’avait pas envie de compromettre par des « gaffes » la tranquillité du logis. Elle aimait Georges, à sa manière, parce qu’il était son mari, et qu’elle croyait à la valeur absolue du contrat conjugal. L’idée de rompre ce contrat, même par vengeance, en appliquant à l’infidèle la loi du talion, n’entrait pas dans son cerveau. Le divorce offensait son instinct de propriété, et elle fût redevenue catholique pratiquante pour fortifier ses raisons de n’y jamais consentir. Elle fit comprendre à Georges, par des allusions discrètes, qu’elle n’était pas dupe et qu’elle n’entendait pas être dépouillée de son bien. Quoi qu’il fît, elle resterait madame Clarence.

Souffrit-elle dans son cœur et dans sa chair ? Se résigna-t-elle à ne pas livrer un combat dont l’issue n’était pas douteuse ? Fut-elle très forte ou très lâche ? Clarence n’en sut rien ou presque rien. Il vivait près d’elle dans une atmosphère orageuse où l’orage n’éclatait jamais, où la colère et la douleur se transposaient en vaines querelles et en reproches puérils. Georges provoquait l’explication qui eût soulagé son cœur et sa conscience, mais Pauline l’évitait obstinément. Elle ne voulait pas accueillir un aveu qui eût bouleversé toute leur vie.

Clarence allait chez l’Alberi, user sa fièvre, respirer… Il se sentait faible et misérable — odieux, peut-être — peut-être digne de pitié. Pourquoi n’avait-il pas le courage de dire à Pauline :

— J’aime une autre femme. Rends-moi libre, puisque nous sommes malheureux ensemble.

Il pressentait la réponse de Pauline :

— Tu aimes une autre femme ? Est-ce que cela supprime tes promesses, tes devoirs et tes responsabilités ? Quel grief as-tu contre moi ? Tu m’as prise, tu dois me garder, sinon tu es un malhonnête homme… J’ai administré la fortune que tu as gagnée ; j’ai gouverné la maison que tu as construite. Le divorce m’ôterait le privilège que j’ai bien mérité, de partager ta gloire et ta situation mondaine.

Sans doute, elle dirait ces choses autrement ; elle étalerait son désespoir ; elle pleurerait… Scène tragique et stérile, qui ne changerait pas leurs sentiments ni leurs décisions. Pauline avait raison de préférer l’entente tacite. Peut-être, un jour, ils se pardonneraient leurs sacrifices réciproques, et leur ménage ressemblerait à tant d’autres ménages parisiens où la franche camaraderie, l’amitié, le dévouement même survivent au divorce secret…

Neuf ans avaient passé sur ce drame intime.


V


— Remonte chez toi, Georges, et ne te tourmente plus. Je suis certaine que tu auras de bonnes nouvelles. Dès que le courrier arrivera, je te l’enverrai.

— J’y compte. Merci, Pauline.

Restée seule, madame Clarence ferma son bureau, remit ses clefs dans sa poche, et, descendant l’escalier de la terrasse, fit un signe d’appel au jardinier.

— L’élagueur est venu ?

— Non, madame.

— Les Limousins ne sont jamais pressés. Il faut décider pourtant si nous taillerons les charmilles. Voyez vous-même, Gineste, les branches ont poussé de travers. C’est fort vilain…

Elle s’avança sous les tilleuls qui formaient une petite avenue, de chaque côté d’un long tapis vert, jusqu’à la grille. Les beaux arbres, tout humides de l’averse nocturne, et tout pénétrés de lumière, laissaient tomber sur ses épaules des gouttes brillantes et des taches de soleil. Deux bancs de pierre, fendus par les gelées, gardaient de minuscules flaques d’eau qui reflétaient le bleu du ciel et la rousseur des frondaisons. Devant le château, les plates-bandes étalaient les pourpres bruns, les ocres, les violets rougissants, les ors rouilles des chrysanthèmes.

Madame Clarence, relevant d’une main son peignoir, respirait dans l’air la douceur de vivre. Il ne lui restait aucune amertume de la conversation récente, qui avait remué en elle bien des souvenirs. Au contraire : son âme était comme allégée par un espoir indéfinissable…

— Y a-t-il donc quelque chose entre eux ?… Une querelle ? Un malentendu ?… Pourquoi n’écrit-elle pas ?… Commencerait-elle à se détacher ?… Après neuf ans !… Eh bien, ce serait dans l’ordre naturel des choses… Georges aura beaucoup de chagrin… Oui… Mais il n’en mourra pas… Et je lui ferai la vie si douce, si douce…

Elle était tout contre la grille, et, plongée dans sa méditation, elle oubliait de retourner sur ses pas. Et, comme elle levait les yeux, elle vit le facteur devant elle.

Alors, tandis que l’homme tirait, de sa lourde sacoche, des lettres et un journal, madame Clarence soupira de regret vague. Elle avait reconnu l’enveloppe bleue, que Georges attendait, là-bas, avec un frémissement de tout son être. Cette écriture fine, aux longs jambages, Pauline la regardait comme elle eût regardé un portrait de la rivale… Et il lui sembla que le jour automnal, si tiède, si doré, déclinait tout à coup vers le crépuscule…

— Comme vous êtes en retard, facteur !… Nous nous plaindrons…

L’homme s’excusait, mais Pauline ne l’écoutait pas. Elle revenait au château, lentement, tenant le journal et les lettres. Son peignoir traînait. Une goutte d’eau s’écrasa sur sa chevelure…

Elle pensait à la déception qui suivait d’autres déceptions. Tant de fois, elle avait fait ce rêve de reconquérir Georges vieillissant…

Elle ouvrit les deux enveloppes qui portaient son adresse, et parcourut, sans attention, deux lettres d’amies. Puis elle rompit la bande du journal et le déplia, tout en marchant. Le vent, comme par malice, agitait la double page imprimée.

Le jardinier qui ratissait, avec un grand zèle, les feuilles sèches mêlées aux graviers, jetait des coups d’œil sournois vers la « patronne ». Il vit qu’elle restait plantée sur ses pieds, un moment, et puis qu’elle s’en allait, d’un drôle d’air, jusqu’au banc, où elle s’assit sans prendre garde aux feuilles et aux flaques d’eau… Elle passait sa main sur ses yeux, comme une personne éblouie… Gineste n’osa s’approcher d’elle. Quand elle se remit à lire, il se remit à ratisser.

Pauline n’avait pas crié, en découvrant la manchette du journal, mais elle avait tremblé, de la tête aux pieds, et toute la force de ses genoux avait fondu. Assise, elle essayait de retrouver la page, la ligne… Les battements de son cœur l’assourdissaient.

« Incendie du Nouvel-Opéra de Budapest. Trois cents victimes… Béatrice Alberi parmi les morts. »

Le soleil montait ; ses rayons, à travers les tilleuls, touchaient l’épaule et la joue de Pauline Clarence. Ranimée par la caresse tiède, elle balbutia :

— Mon Dieu !… Mon Dieu !…

Elle était comme au bord d’un trou, profond, noir, fascinant, et, sans souffrir, elle sentait, dans toutes les fibres de son corps, la répercussion d’un choc terrible… Et peu à peu, l’idée confuse se réalisa en images… le théâtre en feu… les couloirs pleins de fumée, l’électricité qui s’éteint, les cris, l’épouvantable enchevêtrement des fuyards, le ciel rouge… Au cœur du brasier, une femme dont la robe brûle, dont les cheveux brûlent, sanglote, hurle vainement :

— Georges !… Georges !…

C’était l’avant-veille, à neuf heures exactement. Georges était assis avec sa femme et ses enfants, sur la terrasse. Germaine avait dit :

— Père, apprends-moi le nom des étoiles…

Pauline revoyait son mari, près de la petite table en jonc tressé où veillait une lampe de jardin. Paisible, la cigarette aux lèvres, il désignait du doigt le ciel constellé… Arcturus, Cassiopée, Vega… L’abat-jour de soie rouge épandait dans l’ombre un reflet de feu… Et à cette heure même…

« Le malheureux !… pensait Pauline, quand il saura… »

Comme il allait souffrir !… Quel châtiment pour lui, et pour elle !… La pitié de Pauline s’étendait jusqu’à la morte, — qui n’était plus l’ennemie… Puis, reprenant le journal, elle relisait l’histoire de la catastrophe… Il était question d’un court-circuit, d’un décor enflammé tombant des cintres, du rideau de fer qui n’avait pas fonctionné… Presque tous les artistes de la troupe comptaient parmi les victimes. L’Alberi n’avait pu quitter la scène. On l’avait retrouvée, sous un amas de poutres noircies et de ferrailles disloquées, — retrouvée, non reconnue… car il ne restait d’elle qu’un petit tas d’os calcinés, des bijoux tordus par les flammes, et un soulier de toile d’argent, demeuré intact…

Le jardinier s’éloigna ; madame Clarence revint vers le château. Elle roulait entre ses mains le journal, réduit en un petit paquet qu’elle fit disparaître dans sa poche… Les paupières humides, le sein gonflé de soupirs, elle regardait le beau parc ensoleillé, les massifs de pourpre et de rouille, les hautes frondaisons éclaircies par des coups de brise, et le bonheur d’exister, de respirer, de voir, d’entendre, se mêlait en elle à la peur de mourir, un jour… Quand elle franchit le seuil du salon, l’ordre et la paix des choses l’étonnèrent. Rien n’était modifié dans le cadre de sa vie, mais sa vie avait changé, en quelques minutes, par une brève décision du sort. Elle allait être seule, en face de Georges, comme aux temps lointains… Il n’aurait plus qu’elle à aimer… Il pleurerait près d’elle…


VI


Le blanc des murs peints à la chaux, le soleil aux vitres des mansardes, la chaleur accrue sous la charpente du toit, éblouirent madame Clarence quand elle entra dans l’atelier.

C’était une pièce tout en largeur, immense, pareille au réfectoire d’un couvent. Pas d’autres meubles qu’une table, un pupitre, un piano, quelques chaises, deux bibliothèques de sapin, et un vieux divan de cuir verdâtre, où Georges, depuis plus de vingt ans, s’étendait pour la sieste ou la rêverie. Aucun tableau n’égayait l’uniforme pâleur des grands murs ; rien ne divertissait le regard et la pensée. Mais seulement, en face du pupitre, au-dessus du vieux divan, le compositeur avait placé un triptyque italien du xiie siècle, dont le motif central disparu était remplacé par un beau portrait de femme… Les volets du triptyque, toujours fermés, en l’absence de Georges, étaient rabattus par lui, chaque matin, et découvraient, entre les scènes effacées de l’Annonciation et de la Mise au tombeau, le pâle et souriant visage de Celle qui régnait en ce lieu comme la madone de la Musique…

Georges, debout à son pupitre, eut un cri joyeux :

— Enfin !… Ce n’est pas trop tôt !

— Georges…

— Donne !… Mais donne donc !…

Pauline s’était arrêtée… Quoi ?… Que voulait-il ?… Elle ne comprenait pas, oubliant le paquet de lettres qu’elle avait gardées à la main, dans son trouble, inquiète seulement de dissimuler le journal… Mais Clarence ne remarquait pas le visage altéré de sa femme, le tremblement des doigts glacés… Il ne voyait que les lettres, — la lettre…

D’un geste brusque, il les prit :

— Tiens, celle-ci, c’est pour toi… et celle-ci encore… Elles sont décachetées… Tu les as lues ?… Rien de nouveau ?… Tant mieux…

Et vite, il s’en allait, près de la fenêtre, dans l’ardeur et la clarté de midi ; vite, il dépliait les feuillets minces, et la chère écriture le faisait pâlir, tout à coup, comme une caresse trop aiguë, comme un baiser trop appuyé. Le soleil et les paroles amoureuses l’enveloppaient d’une même volupté chaude qui s’insinuait dans ses veines, dans son âme… Il avait pu douter ?… Il avait pu souffrir d’un autre mal que du grand mal de l’absence ?… Il riait de lui-même, à présent : « Suis-je bête, mon Dieu !… Suis-je bête !… Tout comme aux premiers temps… Je n’ai pas changé !… Béatrice chérie !… très chérie !… » Il lisait… Un mot, parfois, entre autres, lui donnait un choc léger, voluptueux, au creux de la poitrine ; ses yeux se troublaient ; il serrait la feuille frêle entre ses doigts ; il en respirait l’arôme, — et la certitude toujours nouvelle d’être aimé, l’attendrissait doucement, doucement, jusqu’aux pleurs…

« … Dix jours encore… Tu me retrouveras aussi tendre, aussi passionnée de toi que dans notre chambre de Tivoli, — moins jeune, hélas ! peut-être moins belle, mais toujours plus amoureuse… »

Assise sur le divan, madame Clarence regardait Georges, debout, à contre-jour, devant la fenêtre lumineuse. Elle devinait l’éclat des yeux baissés, le sourire orgueilleux de la bouche… L’homme fatigué, vieilli, lui apparaissait soudain transfiguré par le bonheur, et jeune, — vraiment jeune… « Mon Dieu ! pensait-elle, je n’aurais pas dû lui laisser lire cette lettre. J’aurais dû profiter de son inquiétude pour le préparer… Le coup, maintenant, sera plus imprévu, plus cruel… » Et, en même temps, elle souhaitait prolonger ces minutes — les dernières — où Béatrice Alberi vivait encore, puisque Georges la croyait vivante, où l’illusion du bonheur remplaçait le bonheur…

« … Que j’aurai de choses à te raconter !… Mais, crois-tu, vraiment, que je pourrai te raconter quelque chose ? Je serai, comme les autres fois, muette, tremblante, prête à pleurer de plaisir… Ah ! Georges ! mon Georges ! je suis toujours la même femme qui te disait : « Sois grand, sois glorieux !… » Mais je sens que la gloire n’est rien, au prix de l’amour… »

— Georges !

Clarence n’entendit pas…

— Georges ! Écoute !…

Il lisait : « … Je t’aime, je t’aime. Seule, ce soir, après le théâtre, dans cette chambre d’hôtel où, malgré moi, je crois t’attendre, je me rappelle notre longue tendresse et le passé me rend confiante en l’avenir. Il me semble, ô mon ami aimé, que toutes les épreuves sont finies pour nous, et qu’aucun mal ne peut plus nous atteindre, qu’à force de nous aimer, nous ne vieillirons pas, que nous ne mourrons jamais… C’est un enfantillage, dont tu riras, mais crois-tu… »

— Georges !

— Tu m’as parlé ? dit Clarence, sans tourner la tête.

Pauline se tut. Renversée contre le dossier du divan, elle se tordait les mains, dans les affres de cette attente… « Non, pensait-elle, je ne pourrai pas lui parler… lui dire cette horrible chose… Le malheureux !… Il est rassuré, confiant, si égoïste dans sa joie qu’il oublie ma présence… Il ne songe plus qu’à cette lettre… et il ne sait pas que c’est la dernière… Sa Béatrice n’écrira plus jamais… Il touche avec délices ce papier qu’elle a touché ; il croit l’entendre, et la voir… Et là-bas, on ramasse les débris de ce qui fut Elle… » Cette évocation hideuse fit tressaillir madame Clarence… « Ah ! qu’il lise et relise en paix !… qu’il sache la vérité le plus tard possible !… » se dit-elle, en regardant son mari comme elle eût regardé un malade inconscient de son mal. Et elle se rappelait toutes les péripéties de ce long amour dont elle avait été la victime, dont elle avait si cruellement éprouvé la force et la fidélité. Cent fois, elle l’avait maudit, cet amour, qu’elle ne comprenait pas, qu’elle nommait « une servitude physique, un dévergondage de l’imagination… » Pourquoi lui semblait-il si beau, maintenant qu’il entrait dans l’ombre éternelle et qu’il devenait le Passé ? Il empruntait une majesté inconnue à la majesté de la mort. Il échappait aux jugements humains. Pauline se reprit à penser : « Ils se sont aimés jusqu’à la fin, sans lassitude… Comme ils ont dû être heureux !… » L’idée de ce bonheur, de cet injuste bonheur, la laissait sans colère… C’était bien fini !… Après la violente douleur, l’oubli viendrait, car les sentiments meurent avec ceux qui les inspirèrent, et c’est dans les livres des poètes que la morte continue de posséder le vivant… « Allons ! se dit Pauline, c’est mon tour… Je vais consoler Georges… doucement… lentement… et le reprendre… »

Une cloche tinta… Des rires enfantins montèrent… Alors, Clarence, comme un dormeur mal éveillé, se détourna, et d’une voix molle :

— Viens-tu, Pauline ?… On va déjeuner…

Il plaçait la lettre dans la poche intérieure de son veston. Ses tempes, humides de sueur, brillaient ; ses cheveux gris étaient pleins de lumière, et l’immortelle jeunesse de l’amour rayonnait sur son visage coloré par l’afflux du sang. Pauline le vit, à cette seconde, tel qu’elle ne devait plus le revoir jamais, car presque aussitôt la flamme de ses yeux s’amortit, et, contrarié, comme un homme pris en faute :

— Eh bien, fit-il, qu’as-tu ?… Es-tu fâchée ?… Parce que j’ai lu, au lieu de causer, de répondre ?… J’étais impatient, tu le savais bien…

Il s’excusait ; madame Clarence secoua la tête :

— Non… Tu te trompes… Ce n’est pas…

— Alors quoi ?… Un ennui ?… Une mauvaise nouvelle ?… Ta cousine Jeanne est malade ?… Les enfants ont fait quelque sottise ?… Tu es en proie à la férocité des fournisseurs ?… Ma pauvre Pauline !…

Il souriait, condescendant. Et tout à coup :

— Tu me conteras cela en déjeunant. Je meurs de faim…

— Non, Georges… Reste !… Viens près de moi… Il le faut… Je t’assure… Nous descendrons tout à l’heure… Mais… je ne suis pas bien…

— C’est vrai… Tu es livide !… Et moi qui ne voyais rien !… Pauline, tu souffres !… Tu souffres vraiment ? Je vais appeler… Non !… Tu ne veux pas ?…

— Ne t’inquiète pas de moi, je t’en prie, dit-elle… Viens… là… Que je te sente tout proche… Écoute… Tu m’aimes un peu, n’est-ce pas ?… Tu crois que je suis ton amie ?… Tu viendrais vers moi, si tu avais du chagrin, et si tu étais seul… tout seul… J’ai besoin que tu me rassures, Georges…

— Pourquoi ?… Que crains-tu ?… Comme tu es nerveuse, Pauline !… Mais oui, tu es mon amie…

— Tu crois que je saurais te consoler ?

— Bien sûr… Mais j’espère que je n’aurai pas besoin de consolations… Tu sais, je n’aime pas souffrir, pas du tout…

— Chacun doit souffrir… Chacun a sa part de peines… On n’évite pas la douleur… ni la mort…

— Tu es bien sentencieuse, aujourd’hui !… Je ne te reconnais plus !… Tu parles comme l’Ecclésiaste !… Cela me change de tes plaintes à propos du boucher qui n’est pas venu, le misérable ! … Allons ! ris !… Tu n’es pas bien malade ! Et quant à la mort… pensons-y quelquefois, n’en parlons jamais. C’est la sagesse…

— Elle est pourtant tout près de nous, dit Pauline d’une voix étouffée… et si tu crois aux pressentiments…

— Tu es folle, ma pauvre femme !…

Madame Clarence le regarda avec pitié. Il était partagé entre la compassion et l’agacement, et jamais ces pressentiments funèbres n’avaient été plus loin de son âme…

— Il y a des jours — dit-elle, en mettant son bras autour des épaules de son mari — il y a des jours où j’ai des idées tristes, des idées… qui dépassent un peu mon esprit… que je ne sais pas expliquer… C’est comme une terreur qui me prend… surtout quand tu es en voyage, ou quand je suis loin de mes enfants… Je me dis : « Je suis là… tranquille… confiante… j’ai de bonnes nouvelles… ils m’ont écrit hier soir… Ils vont bien… Mais depuis hier soir, qu’est-il arrivé ? En ce moment même, peut-être… » Et mon cœur se serre…

— Moi aussi, quelquefois, dit Clarence devenu pensif… J’ai eu de ces folles idées… des nuits entières… Quelle douloureuse hantise !… On souffre, par avance, comme si… Mais pourquoi parler de cela ? Ce trouble est malsain… Pauline !

Il frissonna :

— Pauline ! viens !… C’est stupide de divaguer comme ça… Ne me donne pas d’idées noires ! Je ne pourrai pas travailler si tu me suggestionnes… Quoi ?… C’est sérieux ?… Il y a quelque chose ?… Alors, parle… Dépêche-toi !… Tu me fais peur… Ces lettres que tu as reçues, que je n’ai pas voulu lire…

— Ah ! Georges !… Je te vois si insouciant !… Tout à l’heure, pendant que tu lisais… je pensais… tiens !… à tous ces gens dont on voit les noms dans les journaux, qui sont tués ou blessés, en automobile, en chemin de fer… le jour même où leurs amis reçoivent des lettres joyeuses… Je pensais à cela, parce que…

Georges Clarence cria :

— Pauline !…

Et comme un fou :

— Parle !… Que sais-tu ?… Tu sais quelque chose !… Une dépêche… à mon insu… Un malheur…

— Georges !… Aie du courage…

— La dépêche !… Je la veux !… Il n’y en a pas ?… Alors… quoi donc ?… Comment saurais-tu ?… Le journal… C’est ça !… Le journal… Mais donne-le donc !… parle donc !… Ne me torture pas ainsi… C’est elle, n’est-ce pas ?… Un accident… Elle est blessée…

Pauline étreignit l’infortuné :

— Hier soir… le théâtre… Un incendie… Ah ! Georges, pleure, pleure avec moi. Je veux ma part de ta souffrance…

Clarence, d’un mouvement sauvage, dénoua les bras crispés autour de lui… Le journal qui dépassait la poche du peignoir attira ses yeux. Il le saisit, le déchira presque en le dépliant, malgré les supplications de Pauline…

… Un brouillard emplit ses paupières, entre dans sa tête, et tourbillonne, tourbillonne, avec la pensée qui ne peut pas se réaliser en douleur… Clarence ne souffre pas, pas encore… La contraction d’un cri affreux lui serre la gorge, et le cri, retenu, le déchire en dedans… Il est comme les misérables, pris sous un wagon, que la stupeur de la catastrophe anesthésie, et qui, presque vidés de sang, les membres disloqués, s’étonnent de ne rien sentir… La femme, cramponnée à lui, s’épouvante :

— Oh ! pleure !… essaye de pleurer !… Ne regarde pas comme ça…

Il fait un geste négatif… Il ne peut pas parler… Qu’on le laisse, qu’on le laisse !…


En bas, la cloche tinte gaiement… Des pas dans l’escalier… Pauline se précipite, jette un mot par la porte entr’ouverte : « Non !… plus tard… que personne ne monte… » Et elle revint vers le divan… Elle marche sur le journal tombé… Clarence, étendu, la face contre le cuir, le bras déployé, est immobile comme un mort. À peine, par moment, un frisson secoue ses épaules… Il pense, comme en rêve : « Je vais mourir… tout à l’heure… Je pourrai bouger, sortir d’ici… Alors, je mourrai… Il faut que je meure… » Une main timide touche son front ; un corps prosterné s’incline et pèse sur son épaule ; une voix tremblée qui semble lointaine, lointaine, murmure heureusement : « Georges !… » Il se raidit ; il s’enfonce dans la torpeur, pour ne pas remuer, et répondre, et tout à coup comprendre !… Et cela dure une éternité…

Mais la femme ne se lasse pas… Ses prières éveillent la conscience, font vibrer les nerfs paralysés… Et la douleur vient !… Elle vient comme une vague intérieure dont le choc effroyable ébranle l’homme étendu, et le cri s’arrache de la poitrine de Clarence, plainte inarticulée, animale, qui ne ressemble pas au sanglot humain.

Le soleil a quitté le mur blanc, il touche le pupitre près de la fenêtre, il s’attarde dans la pâleur du rideau et soudain il n’est plus là… Alors, Clarence ouvre les yeux.

L’accès convulsif l’a brisé. Il ne pleure pas encore ; mais il n’a plus la force du gémissement et de l’appel. Face blême et ravinée, sous les cheveux grisonnants, il s’apaise. Son agonie va finir. Il sait bien qu’il ne peut plus vivre !… L’ombre crépusculaire lui est douce comme l’ombre prochaine de la mort… Il songe :

« Bientôt… bientôt, mon aimée !… Patience !… Je vais à toi… »

Mais, dans les demi-ténèbres, une voix murmure, mouillée de larmes, une pauvre voix qui se fait humble :

« Les enfants, Georges, pense aux enfants !… Pense à moi… J’ai tout supporté pour que tu sois heureux avec elle… Le bonheur passé te laisse un devoir envers nous qui te l’avons permis… Il faut que tu vives, Georges… Nous ne gênerons pas ton deuil ; nous respecterons ta peine… Mais, pour nous, tu vivras… Elle l’aurait voulu ainsi… Elle t’aurait commandé de vivre… »

Il presse la main qui cherche sa main. Il ne répond pas.

Qui donc, femme ou enfants, pourrait le forcer à vivre !


VII


— De la lumière, vite ! Et l’Indicateur des chemins de fer… Il y a un train pour Paris dans la soirée…

Dans l’ombre accrue, madame Clarence se lève et va vers la cheminée, qu’elle voit à peine, qu’elle effleure d’un geste tâtonnant… Les allumettes… la petite lampe… L’abat-jour de soie verte rabat la lumière, en rond, sur le plancher…

Georges, effondré, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, parle comme dans un cauchemar.

Tous deux ont perdu la notion du temps écoulé… Ils n’ont pas mangé ; et la fièvre de l’extrême fatigue les soutient encore, les empêche de défaillir.

— Georges, dit Pauline, peux-tu descendre ?… Nous trouverons en bas ce qu’il te faut…

Clarence se lève, tout chancelant. Elle le précède, portant la lampe, et dans l’escalier, inquiète, elle murmure :

— Appuie-toi sur moi… Prends garde…

Il lui semble qu’elle ramène un malade… Elle baisse la voix pour lui parler ; et sans doute, derrière les murailles de la maison obscure et silencieuse, les enfants aussi, et les domestiques, s’entretiennent tout bas de ce malheur mystérieux qui a passé…

— Viens par ici. Dans ma chambre… Là… Je vais chercher ce que tu désires. Et je reviens tout de suite, tu sais !…

Elle le retrouve, assis dans un fauteuil, le regard vague… La lampe, posée tout près de lui, éclaire les reliefs et les méplats de sa figure qui parait maigrie affreusement, et vieille, vieille !…

— Tu veux partir, mon ami ?

— Ce soir…

— Il faut prendre des forces… Voici du vin d’Espagne, des biscuits… Préfères-tu ?…

— Rien… ôte tout ça… L’Indicateur ?

— C’est que… J’ai regardé… En partant ce soir, tu n’auras pas la correspondance avec le rapide de Toulouse… Il faudra coucher à Brive… Tu ne peux pas…

— Je partirai…

— Demain matin… Attends demain matin, je t’en prie… Tu prendras de l’éther pour dormir… Je serai moins inquiète… Vois ! Il y a un train à six heures… Je te réveillerai moi-même… Tu serais à Paris le soir, à Budapest après-demain…

Clarence répète :

— Après-demain !… Tu es sûre ?… Mais c’est impossible, Pauline !… Je ne peux pas arriver là-bas si tard… Il faut… il faut trouver un moyen… Si par Clermont je pouvais gagner quelques heures !… Non, donne, je verrai moi-même…

Il feuillette l’Indicateur, mais sa vue est brouillée, sa main tremble…

— Je ne peux pas… Regarde… Après-demain ! Oh ! je veux pourtant être là quand…

Il étouffe… Sa femme, assise sur une chaise basse, parcourt du regard les colonnes de chiffres et de noms serrés… Ussel… Clermont… Clermont à Paris…

— Hélas ! mon pauvre Georges ! C’est plus long encore… Et de toutes façons, tu ne serais pas à Paris avant demain soir… Et puis… j’ose à peine te dire, mais… ce voyage… Il sera bien inutile, ce voyage…

— Je veux revoir…

— Revoir… qui ?… ou quoi ?… Tu n’as donc pas lu… Le feu…

— Tais-toi !

Il frémit ; il crie… L’image hideuse est apparue, pour la première fois, distincte, dans les ténèbres de son esprit troublé… Et la vague profonde du désespoir se lève encore en lui… Oh !… partir ! partir tout de suite, dans la nuit, à pied, tout seul…

— Ma place est là-bas… où elle est…

— Demain !…

— Attendre !…

— Tu dormiras… Je te jure que tu dormiras… Je te griserai d’éther… Pense à ces quelques heures d’oubli…

Il secoue la tête :

— Je ne veux pas l’oublier… Dormir, moi, pendant qu’elle…

— Eh bien, tu ne dormiras pas… Je veillerai avec toi… Et demain, je t’accompagnerai…

— Non !

— Pourquoi ?…

— Moi seul…

— Tu es cruel…

— Je ne veux pas être consolé… Je veux ma douleur, toute ma douleur, pour moi tout seul… Laisse-moi… Accorde-moi, pour un jour, le droit d’être égoïste, injuste, méchant même… J’expierai, va ! sois tranquille… Tu seras vengée.

— Tu m’affliges beaucoup, en parlant ainsi… Je te pardonne parce que tu es très malheureux et irresponsable… mais c’est dur tout de même de ne rien pouvoir sur toi, rien… Moi qui t’aime tant !

— Pauvre Pauline 1 Tu pleures… Ce n’est pas la peine de pleurer… Pense à toi, non à moi… J’étais heureux… Tout est fini maintenant pour moi, fini…

— Ta voix me fait mal !… Tu es trop calme… J’ai peur… Si tu pleurais, tu souffrirais moins…

— Je ne souffre pas… Je suis comme une pierre… froid… mort… oui, déjà mort…

Elle le supplia de se dévêtir, de se coucher. Il consentit enfin, dans son grand désir de garder quelques forces pour le voyage…


Quand il fut étendu dans le lit, la lampe éloignée, il resta immobile, et sa femme put croire qu’il s’endormait.

Alors, elle sentit l’immense lassitude de cette journée, le vertige de la faim, le besoin éperdu de respirer, de se détendre, de s’évader de la douleur étrangère.

Elle alla dans la salle à manger où les enfants dînaient seuls, avec l’institutrice, et elle demanda du bouillon, des œufs, un repas court et réconfortant. Parfois elle prêtait l’oreille… Aucun bruit… Georges dormait, du sommeil pesant qui suit les grandes crises.

Pierre et Germaine, fatigués de la tristesse ambiante, chuchotaient avec de petits rires involontaires. Madame Clarence caressait du regard le fils de quatorze ans qui lui ressemblait, qui avait son tempérament robuste, son intelligence positive et bien ordonnée. Un chandail blanc moulait les épaules larges, les pectoraux déjà marqués. La figure, enfantine encore, était toute ronde et simplette, avec des yeux transparents, des fossettes naïves, des cheveux ras comme une peluche châtaine.

Brune et bouclée, maigrelette, toute en longueur, la petite fille de douze ans rappelait Clarence par la finesse et la nervosité.

Une orgueilleuse tendresse enivrait Pauline… Elle oubliait l’homme qui souffrait peut-être, jusque dans le sommeil, à cause de l’autre femme. Elle se complaisait à regarder ses enfants, leurs enfants à tous deux, elle les associait, inconsciemment, à ce vague sentiment de délivrance et de victoire qui commençait de poindre en elle… L’autre n’était pas devenue mère ; l’autre n’avait donné à l’amour que le tressaillement du plaisir stérile ; et, morte tout entière, elle n’était plus qu’un nom, une image bientôt effacée…

« Et moi, moi, j’aurais pu mourir… Georges m’eût retrouvée, malgré lui, dans les enfants… »

Cette pensée amena une autre pensée, moins flatteuse.

« Si j’étais morte, moi, il n’eût pas tant souffert… Peut-être regrette-t-il que ce soit moi la survivante !… »

Madame Clarence, qui tenait à la vie, éprouva ce même bien-être d’exister qu’elle avait connu, le matin, dans le parc, au soleil tiède. Allons ! les mauvais jours finiraient, puisqu’il n’est pas de deuil éternel. Clarence se rapprocherait peu à peu de sa compagne qui avait su généreusement — et habilement — respecter son chagrin… Il s’intéresserait aux enfants… Et peu à peu, il se consolerait à son insu…

Quand Pauline rentra dans sa chambre, elle vit que Georges n’avait pas bougé, la tête tournée vers la ruelle du grand lit, les bras jetés à plat sur la couverture. Il ne répondit à la question affectueuse de sa femme : « Comment es-tu ?… Désires-tu quelque chose ?… Puis-je rester ?… » Pourtant, elle vit qu’il avait les yeux ouverts.

N’osant le quitter ainsi, elle alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre, et se mit à rêver. Elle s’ennuya bientôt, son émotion étant tout épuisée, et elle essaya de lire.

Onze heures sonnèrent, puis minuit. Madame Clarence bâillait. Elle se demanda où elle allait dormir… Il y avait un divan, dans la chambre, un étroit sommier monté sur pieds, garni d’un matelas et de coussins, qui servait à Germaine quand elle était souffrante et voulait reposer près de sa maman. Sans bruit, Pauline chercha des draps dans une armoire, disposa la couchette, et se déshabilla, la lampe baissée.

Georges n’aperçut rien de ce manège. Dormait-il ? Veillait-il ? Ses pensées sans lien flottaient dans l’obscure région du mystère et de l’épouvantement… Peut-être écoutait-il quelqu’un qui l’appelait de très loin, — de l’autre côté de la vie…

Pauline, fiévreuse, imaginait le voyage, l’arrivée à Budapest, les funérailles, les commentaires des gens, les petits échos des journaux parisiens.

« Quel ennui, se disait-elle, Georges tombera malade… Il lui faudra du repos, des soins, des distractions… Son opéra ne passera pas cette année… Il voudra quitter Paris. Nous voyagerons… J’emmènerai la petite… Et Pierre ? Eh bien, je mettrai Pierre en pension chez un professeur du lycée… Et ce sera une excellente occasion de renvoyer l’institutrice… »

Elle songeait aussi que, depuis neuf ans Georges n’avait pas dormi si près d’elle, dans la même chambre…


VIII


Jean Pierrevaux dit simplement :

— Monsieur Clarence ne reçoit personne ?… Il me recevra, moi, vous verrez… Je lui ai écrit, hier… Prenez ma carte…

Et, la porte du petit salon étant ouverte, il entra, tandis que le valet, un peu inquiet, allait prévenir son maître… Qu’était ce Jean Pierrevaux, « artiste-sculpteur, 20, rue Boissonade », cet homme assez mal vêtu, coiffé d’un feutre grisâtre, et qui n’avait même pas de gants ? Il n’était jamais venu à l’hôtel de l’avenue Hoche, et certes, si madame l’apercevait, elle serait mécontente…

Quand le domestique reparut, pour dire, d’un air de respect, que monsieur Clarence allait venir, Jean Pierrevaux était debout devant la fenêtre. Il regardait mourir le crépuscule de mars. Sur l’avenue, le ciel violacé s’éclairait de trouées jaunes et le vent aigre, mêlé de pluie, traînait l’odeur du printemps.

Le valet alluma la petite lampe électrique placée sur une table, près de la vaste cheminée Renaissance, à hotte et à colonnes, taillée dans un noyer presque noir. Une faible lueur blanche lutta avec les rougeurs inégales du feu ranimé. Sur les murailles, des verdures flamandes moutonnèrent confusément ; des bois dorés, un ivoire, des bronzes chatoyaient çà et là, dans la pénombre.

C’était la pièce aimée de Clarence, où chaque meuble, chaque objet, rappelaient un épisode de ses voyages, où rien n’évoquait le goût et même l’existence de Pauline.

Jean Pierrevaux quitta la fenêtre et marcha lentement autour du salon. Il s’arrêtait devant les beaux meubles du xvie siècle, et touchait les rondeurs luisantes, les profils nets du bois, avec une volupté physique. Ses mains rudes, telles des mains d’ouvrier, avaient des gestes fins, des souplesses imprévues, un mode particulier de tenir les statuettes et les vases… Et, tout en caressant les objets du bout léger de ses grosses mains, il leur souriait comme à des personnes vivantes. Il aperçut un portrait au-dessus du piano, et il s’approcha pour le mieux voir… Pâle figure aux yeux ardents, aux tempes renflées, à la bouche triste, bandeaux crespelés en fumée brune, robe pourpre agrafée par un bijou d’émail ancien, Pierrevaux la reconnut, et, soupirant, il secoua la tête…

Quelqu’un, près de lui, murmura :

— Tu vois… C’est elle

— Clarence !…

Le sculpteur tendit ses deux mains à son ami. Georges répondit à l’étreinte, silencieux, les paupières basses, la bouche tirée par le sourire nerveux qui précède les larmes. Et l’autre, ému, ne retrouvait plus rien des mots qu’il avait préparés.

— Mon pauvre vieux, répétait-il, mon pauvre vieux !…

La femme du portrait contemplait ces deux hommes grisonnants, aux joues marquées par ces mêmes rides verticales qui sont les coups de griffes de la douleur.

Clarence dit enfin :

— Je ne t’ai pas vu depuis cinq ans, Pierrevaux, depuis… ton malheur… Tu défendais ta porte, toi aussi, tu vivais dans ton atelier, avec tes souvenirs… Et moi, j’étais trop heureux. Je n’osais point troubler ton deuil… Tu as cru, sans doute, que je t’oubliais… Et te voilà tout de même…

Pierrevaux répondit :

— Je savais bien que tu me recevrais, mon vieux, et je n’ai pas écouté ton larbin !… C’est une idée qui m’a pris, tout à coup, quand j’ai lu, dans un journal, que tu étais à Paris pour quelques jours… Oui, ça a remué en moi des choses, des choses !… Notre jeunesse… le bon temps avant ton mariage, à Rome… les camarades… tous dispersés ou morts… Hein ! tu te rappelles !… mon petit atelier de Montrouge ? Ma pauvre Madeleine, si jolie, si aimante… Elle était déjà malade !… C’est loin, tout ça !… Et puis, comme tu dis, j’étais devenu sauvage. Ton hôtel, tes domestiques, ta femme, ça me faisait peur… Je me rencoignais, je me cachais… Le travail, Clarence, et la solitude, il n’y a que ça de bon, quand on souffre, et qu’on ne veut pas être consolé… Pourtant, la poignée de main d’un ami, qui comprend, parce qu’il a connu le malheur, le même malheur, eh bien, des fois, ça fait plaisir…

— Oui, Pierrevaux, tu as raison… Je suis très touché… Je te remercie… Tu vois, nous sommes pareils, maintenant… Nous pouvons parler… Avant… je te plaignais, oui, de tout cœur, mais comme tout le monde… Je ne soupçonnais pas, vois-tu, le mal horrible que ça fait…

— Clarence !… remets-toi… calme-toi…

Le musicien fit un geste vers le portrait :

— Toute ma vie !…

Et, péniblement :

— Assieds-toi, Pierrevaux… Je ne peux pas rester debout longtemps. Je viens d’être malade… Une sorte de grippe… qui a traîné, traîné… parce que je n’avais pas envie de guérir. Je ne résistais pas… Enfin, trois mois d’Algérie, de grands soins, le dévouement de ma pauvre femme, m’ont remis sur pied, à peu près… Et tu vois… Je vis… c’est honteux !… Je vis…

— Moi aussi, je vis, dit le sculpteur.

— Je suis une épave, une loque… Je ne travaille plus… Je n’ose plus penser… Je vis

— Il faut travailler ; il faut penser : c’est l’excuse qu’on a de vivre.

— Travailler ? Pour quoi ?… Pour qui ?… L’argent ?… Je n’ai plus besoin de ce qu’on achète avec l’argent… La gloire ?… Allons donc !… Est-ce que ça console, la gloire ?… Tu le sais, toi, le plaisir du triomphe, c’est l’hommage qu’on en fait à ce qu’on aime… On dit : « Tu vois, ma gloire, c’est un coussin pour tes pieds. Marche dessus. » Et l’on est récompensé de tout l’effort que le succès, tout seul, et l’argent, ne payeraient pas !… Oui, c’était ainsi, entre elle et moi… Nous sentions de même, en tout, et toujours, et chacun de nous voulait être grand, pour le seul amour de l’autre… Ah ! Pierrevaux, ce qu’était notre vie d’amour, personne ne l’imaginera, pas même toi… Neuf ans de tendresse passionnée, cœur à cœur… une fidélité scrupuleuse de part et d’autre, une égale bonne volonté de préserver, d’embellir un sentiment si beau… Toute la volupté et toute la joie de l’âme !… le travail même, presque toujours en commun… On cause… on se tait… on pense… L’autre a compris… Pas besoin de mots… Et puis on dit : « Voilà ce que j’ai fait… ce que je veux faire… » L’autre dit : « C’est bien… » On est heureux… Si elle dit : « Tu t’es trompé… » on cherche ensemble pourquoi… ou bien on recommence… C’était ça, notre vie, c’était ça !…

Deux larmes coulaient sur ses joues maigres.

— Pas une querelle !… pas un mot dissonant J’étais sûr d’elle, comme elle était sûre de moi… Et cependant, j’étais un artiste et elle une femme de théâtre ; nous vivions dans un monde où les tentations, les occasions d’aventure sont innombrables, où les amants se prennent et se quittent facilement… Eh bien, pas ça !… tu entends… pas même une velléité… Elle était pour moi toutes les femmes, elle était ma femme !… Et son amour, à elle, c’était… Ah ! qui pourrait le dire !… Qui a connu son cher cœur, son grand cœur ?… Personne, non, personne…

Il pleurait.

— Laisse-moi te parler… Ça me soulage… Ici, tu comprends, je ne peux pas parler d’elle… Et j’ai le cœur si malade, si torturé… Oh ! tout le monde est très bon pour moi… Pauline est parfaite… mais sa sollicitude me distrait de mes pensées, et cela me gêne, quelquefois… Elle voudrait me déshabituer de ma douleur… C’est un bon sentiment…

— Tu appelles ça un bon sentiment ?… Pourquoi ?…

— Pauline a de l’affection pour moi… Elle m’a pardonné… Oh ! je t’assure qu’en ces circonstances tragiques Pauline a été extraordinaire de douceur, de désintéressement… Elle souffre de me voir souffrir, et elle tâche de me consoler… c’est bien naturel…

— C’est naturel… oui… à son point de vue, dit Pierrevaux, entre ses dents, mais toi, mon vieux, je suppose que tu es réfractaire aux consolations de ta femme… Je la connais, ta femme ! Je la respecte beaucoup, mais enfin ! elle ne m’aime pas… et, autrefois, elle m’horripilait un peu… Je te parle net, tu permets ?… Eh bien, tu ne devrais pas la mêler à tout ça… Vrai !… c’est un peu… un peu pénible… Tu n’aurais pas permis qu’elle intervînt dans tes amours… Ton deuil, c’est comme ton amour, une chose à toi tout seul, une chose sacrée…

Clarence parut gêné. Il murmura :

— Je t’assure… elle est très délicate… très bonne… Et je lui ai fait tant de chagrin, déjà !… Ses intentions sont excellentes…

— Oui, oui… je sais…

— Avoue-le, Pierrevaux… Ça te choque ?

— Oui… Ça m’ennuie pour toi…

— Voyons ! tu ne vas pas croire que… Pauline ne peut être qu’une amie… Oh ! Pierrevaux ! Après ce que je viens de te dire… mes larmes que je ne retenais plus…

— Parbleu ! dit brutalement le sculpteur, ça ne serait pas le moment… Et puis, je ne crois pas que tu en arrives jamais à cette réconciliation… Mais je crois, mon pauvre garçon, je crois que tu ne réagis pas dans le meilleur sens… Tu souffres ! c’est bon. Tu t’affales ! c’est mauvais… La souffrance n’est pas une excuse… Quand on est ce que tu es, ce que nous sommes… Ah ! bon bon Dieu de bon Dieu ! Clarence, tu n’es pas allé plus loin que moi dans le désespoir… J’aimais Madeleine, je l’avais dans le sang, dans le cœur, dans le cerveau… Elle était tellement artiste d’instinct, tellement compréhensive, et charmante, belle, mieux que belle !… Ah ! oui, nous étions heureux !…

Il soupira…

— Moi aussi, reprit-il, quand je l’ai perdue, j’ai été assommé par le coup… J’ai voulu mourir… Les camarades m’ont gardé, veillé, tu te rappelles ?… Fichu service qu’ils m’ont rendu là. Et ils ont voulu me distraire, me consoler… Ah ! pour le coup, j’ai flanqué tout le monde dehors… Et puis, dans l’atelier, tout seul, j’ai pensé… Je me suis cherché des raisons, des droits de vivre… Et j’ai trouvé ça : mon art… Travailler, avec ma douleur, comme avec une bonne compagne, la regarder en face, bravement, et l’aimer, parce que ma douleur c’est encore mon amour… Oh ! non, non, je ne voulais pas être consolé !… Moins souffrir, oublier, sourire un jour avec les autres hommes, trouver peut-être quelque douceur à des choses que n’embellit pas son souvenir, la tuer, enfin, une seconde fois ?… Non !… Et je me suis enfermé avec ma douleur : elle a été mon inspiratrice… J’ai sculpté des figures funéraires, des Pleureuses, toutes les images du regret, de l’adieu, du souvenir. Et tout ça, pour Madeleine… Je m’en moquais un peu, des médailles du Salon, des commandes de l’État, de l’Institut !… Je vivais dans le passé qui est toujours mon présent, et, des soirs, quand j’avais bien travaillé, il me semblait qu’elle entrait tout doucement dans l’atelier, qu’elle me touchait de sa petite main en disant comme autrefois : « C’est bien, mon Jean ! Tu es un vrai sculpteur. Je suis contente. »

— Oui, fit Clarence d’un air pensif, tes statues, le Souvenir, les Pleureuses, la Mort des amants, sont des actes de foi. Madeleine vit réellement dans ta pensée, et elle survivra immortellement dans ton œuvre… L’art est plus fort que la mort… Je t’envie, Pierrevaux ! Tu es un grand artiste…

— Et toi, Clarence ?

— Je fus un artiste, hélas !… Maintenant, je ne sais plus… Je suis un convalescent, livré à la sollicitude, parfois excédante, d’une famille inquiète… Ah ! si je pouvais m’isoler quelques semaines, ne plus entendre…

La porte s’ouvrit. Pauline, en toilette de promenade, parut avec ses enfants. Elle ne vit pas, tout d’abord, Pierrevaux qui s’était levé :

— Georges, dit-elle, on enlèvera les bagages ce soir. J’ai retenu un coupé. Nous coucherons à Limoges… Ah ! monsieur Pierrevaux, je ne vous remettais pas !

— Je vous aurais reconnue partout, madame. Vous n’avez pas changé… Et voilà vos enfants ?

— Oui… Cela pousse, hein ? et cela ne nous rajeunit pas… Allons, Germaine, Pierre, dites bonsoir, et filez… Vous avez juste le temps de changer de costume… Nous dînons à sept heures. Germaine, emporte ça !

Elle ôtait son chapeau et sa jaquette avec les gestes impatients d’une femme qui se met à l’aise et voudrait congédier poliment un importun. Clarence avait pris la fillette sur ses genoux.

— Tu as acheté de belles choses, Germaine ?

— Oh ! oui, papa !

— Des poupées !

— Voyons, papa ! Je suis trop grande.

Brune, fine, bientôt jolie, elle affectait avec son père ces mines capricieuses qui révèlent la coquette future. Clarence l’embrassa :

— Va, mignonne ! Emporte le chapeau de maman.

— Mais puisque la femme de chambre va venir…

— Germaine, obéis !

Madame Clarence savait commander. La petite s’en alla, boudeuse. Pierre, à son tour, s’approcha :

— Tu vas mieux, père ?

— Oui… c’est-à-dire…

— Mais si, tu vas mieux ! Seulement, tu te frappes !… Tu as trop d’imagination, père ! Tu te crois malade, et tu te rends malade. Il faut te secouer. À Roncières, nous ferons du sport ensemble… Maman va m’acheter un cheval… Veine !… J’aurais préféré une motocyclette, mais il parait que ça coûte trop cher… Elle est un peu « serrée », maman !…

— Passe ton baccalauréat, d’abord ! dit Pauline.

— C’est démodé, le bachot, maman… Et puis, à quoi me servira-t-il, le bachot ? Je n’ai pas l’intention d’être professeur, avocat ou médecin. Zut pour les carrières libérales ! Je ferai comme Watson, mon camarade… tu connais Watson, père ? Ses parents sont copropriétaires des nouveaux abattoirs de Chicago. Je m’associerai avec Watson, to make money, comme il dit… Faire de l’argent ! Ça ne m’empêchera pas d’aimer les arts et la musique. J’aurai un théâtre pour moi tout seul. On pourra jouer Sylvabelle, père !

— Allons, allons, tu dis des bêtises, laisse-nous !

Pauline renvoyait son fils. Elle se tourna vers Pierrevaux :

— Vous partez ?… Je suis désolée de ne pas vous retenir ce soir, mais nous partons demain pour Roncières. J’emmène une institutrice et un précepteur, car mon mari ne veut pas se séparer des enfants. Il les adore… Germaine surtout !… La maison sera pleine… Comment trouvez-vous Georges ?… Fatigué, n’est-ce pas ?… C’est cette vilaine grippe ! Mais il va mieux. Bientôt, il pourra travailler… L’Opéra-Comique attend son drame.

Et tout à coup :

— Georges, tu as mauvaise mine !… Tu as trop parlé !… Le docteur t’a défendu les visites, les émotions…

Pierrevaux prit congé.

— En voilà un qui aurait mieux fait de rester chez lui, grommela madame Clarence. Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?… Tu t’es fait du mauvais sang… Je vois ça… Mon pauvre chéri !

Ils dînèrent dans la salle à manger où des toiles grises cachaient les belles verdures flamandes.

— Ça sent l’inhabité, ici ! déclara Pierre… Et le dîner est aussi raté qu’un dîner au buffet, dans une gare.

Germaine se lamentait :

— Papa, mère veut que je mette ma robe écossaise, demain, dans le wagon. Et moi je ne veux pas. Je veux mettre la robe en velours bleu.

— On ne voyage pas en robe de velours bleu, répondit la mère. Tu es une sotte. Si tu pleurniches, je t’envoie au lit. À ton âge, douze ans ! c’est ridicule de larmoyer comme un bébé. Qu’aurait dit ta grand’mère Clarence si j’avais voulu voyager avec ma robe des dimanches ?… Elle était très bonne, mais très ferme, et elle ne cédait jamais aux caprices des enfants. Votre papa est devenu un homme célèbre parce qu’il a été très bien élevé et qu’il a toujours suivi les sages conseils de sa mère…

C’était un des thèmes favoris de Pauline, qui avait la rage de présenter sa belle-mère, son mari et elle-même comme des personnages de « morale en action ». Elle croyait, par ces pieux mensonges, accroître le respect filial, mais Pierre et Germaine n’étaient pas dupes.

— Mais non, maman, dit le garçon, tu sais bien que papa a été un fameux cancre et un indiscipliné !… Il l’a dit lui-même… Est-ce qu’il est bachelier, papa ?… Non… Et c’est un grand homme tout de même…

— Un grand homme ! fit Clarence en haussant les épaules… Hélas ! ne prends pas exemple sur moi, Pierre ! Imite ton camarade Watson qui « fera beaucoup d’argent ». Aie de la santé, des muscles, du sens pratique et le goût des réalités… Sois médiocre, mon garçon. Le plus sûr bonheur est dans la médiocrité.

Il jeta sa serviette et s’en alla dans le cabinet de travail.

— Ah bien, vrai ! dit Pierre…

Pauline l’arrêta, du regard :

— Quoi ?… Papa plaisante !… Germaine, reste ici. Laissons-le… Il est un peu agacé, ce soir. Mangez votre dessert sans rien dire.

Elle était violemment contrariée, et, dans son âme, elle accusait Pierrevaux.

« Que faisait-il ici, cette espèce de toqué ? Il a bouleversé Georges en lui parlant encore de… de… Eh bien, puisqu’elle est morte, les jérémiades et les larmes ne la ressusciteront pas. Faut-il que mon mari meure, à son tour ?… Ce serait poétique. Grand merci ! Je n’y tiens pas, j’aime mon mari ; je veux le garder. Il a un grand chagrin, c’est vrai, mais on a vu des gens plus malheureux que lui… Il n’est pas seul au monde, après tout ! Il a une brillante situation, des enfants aimables, une femme indulgente, qui n’a jamais voulu que son bonheur… Car il m’en a fait voir de dures, et il ne peut pas dire que je n’ai pas été gentille pour lui… »


Clarence n’avait pas allumé la lampe. La lueur du lustre de la salle à manger glissait par la porte entr’ouverte. Des braises rougeoyaient dans la cendre.

Il s’assit au piano, et soudain un arpège clair fila, s’épanouit en bouquet d’étoiles…

L’adagio de la Symphonie amoureuse ! Dans le cerveau volontairement obscurci de l’artiste toutes les pensées, toutes les images du présent s’étaient dissoutes. Le souvenir qu’altèrent les mots de la confidence balbutiée et même les paroles mentales de la méditation, le souvenir prenait sa forme essentielle : la musique.

Adagio non troppo lento… L’harmonie descriptive évoquait le paysage de Tivoli, par un soir brûlant, où le vent, chargé des fièvres de l’Afrique et des odeurs de la mer, bat doucement, de ses ailes lourdes, entre les montagnes bleues.

Tout chante !

Un frisson de notes légères, un ruissellement de cristal… Les fraîches eaux, glissantes sur la roche déclive !… Un murmure indéfini… Les cyprès, hautes flammes funèbres, fuseaux des Parques défuntes, âmes sombres du sol latin, les cyprès se sont émus. Ils chantent !

Les oliviers, convulsés par la lutte des racines avec le rocher, frémissent de tous leurs bras noueux, sous leurs chevelures d’argent ; leurs ombres translucides flottent sur l’herbe mouillée de lune, et ils chantent !

Et la flûte païenne, au loin, chante, sur un mode antique, pour la veillée des fêtes de Vénus ! Contours, nuances, parfums, reflets, tout devient modulation, accord, mélodie… Et, comme les vagues se fondent dans l’immensité de l’Océan, toutes ces harmonies indécises se mêlent enfin, et s’abîment dans l’énorme rumeur de la grande cascade, aux flancs éternels de la terre.

Adagio… Le silence… une seule voix. C’est l’amour qui chante, dans le cœur, dans les sens de l’homme… Ah ! douceur douloureuse, douleur douce du nouveau désir ! Attente ineffable ! Viens, viens vite, ô bien-aimée !… Elle vient. Une clarté la précède ; un parfum la suit. Elle éclôt, des ténèbres, comme une grande rose blanche… Sa voix, virginale et voluptueuse, promet la félicité spirituelle et le délice charnel…

« Gioia mia !… Dolcezza mia !… Tenerezza mia !… »

Dormez, beaux amants, après la tempête du plaisir ! les roses mûres pleuvent sur la terrasse et la lampe fatiguée palpite. Dormez dans le crépuscule pourpre des rideaux. Pour vous bercer, les cyprès chantent, les oliviers chantent, les eaux et la brise chantent ! Dormez ! serrez votre bonheur entre vos poitrines rapprochées, comme un bel enfant, né de vous, si fragile encore, et qui doit vivre… Dormez ! vos rêves chanteront !

Mais par une altération insensible, le thème de la Berceuse dévie lentement et se transforme. Madame Clarence, étonnée, prête l’oreille. Elle ne reconnaît plus le paisible Andante final de la Symphonie dans cette étrange musique qui a les saccades, les soupirs brisés, les sanglots nerveux de l’angoisse. Les enfants mêmes cessent de chuchoter. Des accords sinistres résonnent à la basse… Le malheur est en chemin… L’âme inquiète se rebelle sous le choc des pressentiments qui l’assaillent… Et quel cri soudain ! Quelle lamentation !… Sous les doigts de Clarence, le piano gémit, et râle… Et c’est, tout à coup, la tombée du majeur au mineur, comme la chute de la nuit sur l’âme solitaire et le vaste désert du monde. La lampe de l’alcôve s’éteint ; le vent noir courbe les cyprès et la Berceuse d’amour est une marche funèbre.

Debout, dans l’embrasure de la porte, Pauline et ses enfants, vaincus par la terrible beauté de cette musique, restent immobiles, et s’interrogent du regard. Mais, sur un long arpège, strident, déchiré, le chant s’interrompt. Clarence, la tête dans les mains, les coudes sur le piano, pleure, pleure…

Cette fois, Pauline a compris. Elle crispe ses deux mains sur les épaules de son fils et de sa fille, et les attire en arrière, contre elle… Un moment passe… Va-t-elle se retirer ?… Ne sent-elle pas la Présence mystérieuse ? Qui donc oserait intervenir entre la morte et le vivant qui se parlent, dans un silence de tombeau ?

Mais une jalousie inconnue saisit Pauline aux entrailles. Non ! pas cela ! pas cet adultère là… Que l’Autre s’en aille, enfin, qu’elle retourne au sépulcre ! L’épouse a reconquis l’époux, les enfants ont reconquis le père.

Et madame Clarence dit à Germaine, tout bas :

— Ton papa est un peu malade. N’aie pas peur… Va, toute seule, bien doucement, va l’embrasser, ma chérie.


IX


Dans la nuit, Georges eut un accès de fièvre et, le lendemain, il dut ajourner son départ. Pauline, installée à son chevet, le morigéna maternellement.

— Pourquoi n’as-tu pas obéi au médecin ? Cette visite de Pierrevaux t’a bouleversé… Tu es si faible !… Et je crois aussi que… que… la musique… C’est très énervant, la musique !… celle-là surtout…

Clarence devina la rancune dans l’accent et le geste de sa femme.

— Je ne te reproche pas de jouer les morceaux qui te plaisent — reprit Pauline, la tête inclinée vers sa broderie et les paupières baissées, — tu es bien libre !… Mais si tu te détraques, Georges, que deviendrons-nous ?… Il faut éviter ces occasions de tristesse… Il le faut…

— Ma douleur vous ennuie. C’est très naturel, dit Georges amèrement… Vous n’avez pas de chagrin, vous autres… au contraire… Et je tâcherai de me contenir, devant vous…

Pauline protesta.

— Voilà bien tes susceptibilités, tes exagérations !… Je ne me plains pas… Je ne me suis jamais plainte… Et si je te demande, aujourd’hui, d’être raisonnable et de te bien soigner, c’est par affection… Tu dois penser aussi à tes enfants… Germaine, ce pauvre chat, a été toute révolutionnée… Elle a pleuré pendant une heure, et je lui ai donné du tilleul avec de la fleur d’oranger…

Clarence, pris de remords, s’excusa :

— Oui, j’aurais dû vous épargner cette scène… J’avais oublié que vous étiez là…

— Évidemment… tu l’avais oublié…

— Je bouleverse votre existence… Quelle mélancolie dans votre maison !…

— Dans notre maison, Georges… Tu as quelquefois des manières de t’exprimer…

— Je te fais de la peine, toujours ! Ma pauvre femme, si bonne, si bonne !…

— Enfin, tu me parles gentiment !…

— Je te remercie de tes soins, et pourtant !… Ah ! Pauline, si je pouvais mourir !

— Mourir ?… Tu n’as pas le droit de mourir, mon petit Georges. Vilain égoïste que tu es ! Songe à tes devoirs : diriger Pierre, établir Germaine… Et moi ?… N’ai-je pas mérité que tu penses un peu à moi ?

— Oui… Je sais mal te remercier. Pardonne-moi. C’est que je suis très meurtri encore… presque brisé… Il y a six mois que…

— Le temps guérit tous les maux.

— Je ne veux pas guérir.

Elle se mordit les lèvres de dépit :

— Comme tu es cruel, Georges ! Ma pitié, ma tendresse ne servent de rien…

— Hélas ! elles ont servi à me faire vivre…

— Elles te consoleront, peu à peu, tu verras !… Je ne suis pas une artiste, moi, je n’entends rien à la grande musique — tu me l’as répété bien des fois depuis seize ans ! — je suis une simple et honnête mère de famille, une femme de tout repos… la femme qui convient à un homme de ton âge… Allons ! tu prendras le dessus, à la fin des fins… Si tu essayais de manger !… Ça me désole que tu ne manges rien ?… Tu fonds comme une chandelle. Dis ce qui te ferait plaisir ?… Rien !… C’est navrant… Quand je te vois si maigre, si jaune, je me fais une bile !… Non ! tu n’as pas idée !…

Madame Clarence avait, comme les gens du peuple, une foi superstitieuse dans les vertus de la bonne nourriture, et les biftecks, les huîtres, le vieux bordeaux, lui paraissaient un indispensable adjuvant aux exhortations sentimentales. Quand l’appétit va, tout va ! L’appétit de Georges n’allait guère.

Le médecin avait rassuré Pauline.

— Monsieur Clarence n’est pas en danger. Il a les nerfs ébranlés, et la dépression morale est complète. Ne le contrariez pas ; prenez, adroitement, de l’influence sur son esprit ; tâchez de le distraire…

Les mots « dépression morale » n’avaient pas de sens pour Pauline. Elle se disait : « Georges a reçu un coup » ; mais, puisque le coup n’était pas mortel, puisque Clarence n’avait pas de maladie déterminée, elle n’avait aucun motif d’être au désespoir. Et elle trouvait, souvent, que Georges était bien romanesque. Il avait franchi l’âge des passions et il affectait un chagrin démesuré, un chagrin orgueilleux, qui ne ressemblait à aucun autre chagrin ! Il parlait comme les jeunes amoureux, dans les poésies !…

Elle avait envie de lui dire :

« Tu as quarante-six ans. Tu es père : tu pourras être grand-père, sous peu d’années. Tu as eu ta large part d’amour, de plaisir, de liberté… Tout finit. Ta liaison avec Béatrice devait finir… Le dénouement a été terrible, mais il est venu après neuf ans de bonheur, d’insolent bonheur !… Sois sage, mon ami. Rentre dans l’ordre familial, et bénis le sort qui m’a créée si patiente ! »

Sentiments vagues, presque toujours inconscients et qui composaient cependant l’armature secrète des pensées de Pauline, — les pires et les meilleures. Il y avait sous la générosité, sous l’habile indulgence, sous la réelle compassion, ce même désir de revanche qui avait persisté, neuf ans, sous la résignation de l’épouse délaissée.

Pauline, cet être moyen, qui se vantait de rechercher le juste milieu en toutes choses, ne pouvait comprendre le sublime qui est, par définition, l’excès, le déraisonnable ! Son esprit utilitaire demeurait perplexe devant cette forme passionnée de la douleur qui se nourrit d’elle-même, sans jamais se rassasier… Elle croyait vaguement à un au delà possible ; mais, dans son cœur, les morts mouraient tout entiers. Exacte à parer leurs tombeaux, elle leur donnait un souvenir, à des dates déterminées, comme on fait des visites de politesse. Ils étaient véritablement hors de sa vie.

Elle ne doutait pas que Georges ne se consolât un jour. Elle le voyait, écrivant des opéras, voyageant, fréquentant le monde où, plus tard, il marierait sa fille. Sans doute, il n’oublierait pas Béatrice Alberi. Il lui garderait un coin de son cœur. Il penserait à elle, sans acre désespoir, avec une douceur triste. Il ferait, enfin, « comme tout le monde ».

Madame Clarence voulait accélérer l’œuvre du temps. Son sens féminin, réveillé, plus sûr que dans la jeunesse, lui montrait un double danger dans la solitude et dans la musique. La mélodie improvisée, portes closes, appelait irrésistiblement la morte. Mais que la femme demeurât près du mari, ses pensées, ses propos épaissiraient l’atmosphère mystique où flottent les fantômes…


Ils partirent pour Roncières.

Georges pleura en pénétrant dans l’atelier. Il n’osa ouvrir les volets rabattus du triptyque, ni s’asseoir sur le vieux divan où il avait souffert une agonie.

Sa femme lui dit :

— Il faut te réaccoutumer à ta maison… N’essaye pas de travailler encore. Nous ferons des promenades en voiture… nous lirons, nous causerons… Tiens-tu beaucoup à conserver cet atelier, dans les combles ?… Je préférerais faire transporter tes livres et ton piano dans la salle de billard.

Il refusa, et il affirma son intention de travailler.

— C’est ça, dit Pauline, conciliante, tu achèveras de transcrire tes mélodies pour le quatrième cahier.

— Non.

— Tu veux reprendre ton opéra ?

— Non… J’ai une idée.

— Quelle idée ?

— Une symphonie… Tu verras, plus tard… Ne t’en occupe pas.

— Une symphonie ! Quand tu as un opéra inachevé, quand l’éditeur…

— Ah ! n’insiste pas ! Je n’aime pas qu’on me donne des conseils…

On ?… C’est moi, on ?…

Les discussions anciennes allaient-elles recommencer ?… Georges était sans force pour les scènes conjugales. Quand Pauline l’irritait naguère, il s’en allait chez Béatrice où il trouvait l’amitié intelligente et le tendre réconfort. Maintenant, plus d’amie, plus de maîtresse, plus de refuge !… Prisonnier de la famille, il avait une double raison de ménager Pauline : il voulait la paix, d’abord, parce qu’elle lui était nécessaire, et il se reconnaissait aussi un devoir de gratitude envers la compagne dont il acceptait le dévouement.

Elle n’avait pas changé ; elle était toujours la petite bourgeoise autoritaire, active, satisfaite d’elle-même et qui bornait au monde matériel l’horizon de ses pensées, mais le hasard l’avait mêlée à la vie intime de son mari, et elle s’y était installée, obstinément. Les souvenirs de la catastrophe, du séjour en Algérie, s’associaient, dans la mémoire de Clarence, avec le souvenir des consolations de Pauline.

Quelquefois, il l’avait trouvée importune et il n’avait pas dissimulé son désir d’être seul… Elle avait obéi avec un air de tristesse plus émouvant que des reproches, et Georges, après un moment, avait senti le malaise de cette solitude dont il était déshabitué. Il avait éprouvé un ravivement de sa douleur, comme d’une plaie ouverte qui saignait. Alors, si faible, un peu lâche, il avait souhaité que Pauline revînt, malgré tout, et qu’elle répétât ces douces paroles qui coulaient en flot tiède sur le cœur blessé.

Maintenant il avait repris des forces et ce souvenir lui donnait un peu de gêne et de honte. Consolations de Pauline ! Guimauve sentimentale, cataplasmes moraux, remèdes vulgaires qu’on réclame, dans l’irritation et le désarroi de la crise, et qu’on n’est pas très fier, ensuite, d’avoir désirés ! Pierrevaux avait méprisé ces soulagements misérables.

Mais Pierrevaux n’avait pas eu, dans sa simple et belle vie, les tiraillements et les compromissions qui dérangent la ligne d’une existence. Il n’avait aimé qu’un seul être ; il n’avait voulu qu’une seule chose ; nul conflit n’avait troublé la noble harmonie de son amour et de sa douleur.

« Allons ! se dit Georges, je ferai comme lui, à travers plus d’obstacles. Et Béatrice, là-bas, sera contente. »

Il rêvait à l’œuvre prochaine, à cette Symphonie douloureuse dont un thème — motif altéré de la Symphonie amoureuse — avait surgi sous ses doigts, un soir, presque à son insu… Les parties principales lui apparaissaient vaguement… L’absence… l’inquiétude… le désespoir… la berceuse funèbre… l’évocation… la solitude…

« Ce sera très beau ! pensait-il, ce sera mon chef-d’œuvre… »

Quand il voulut se mettre à l’œuvre, Pauline demanda la permission de rester dans l’atelier.

— Je broderai. Je me ferai silencieuse et toute petite… Je t’en prie !…

— Tu sais bien que j’ai toujours travaillé seul.

— Seul ?… En es-tu bien sûr ?

Elle pâlit, et ses yeux se mouillèrent. Clarence fut bien étonné de cette jalousie rétrospective.

— Vois-tu, reprit-elle, j’ai l’habitude d’être avec toi, pendant des heures, depuis…

— Je ne suis plus malade.

— Ne puis-je soulager que les maux physiques ?… Tu me fais peu d’honneur…

— Allons ! tu viendras… mais quand j’aurai commencé ma symphonie… dans quelques jours.

— Ah ! cette symphonie !…


Georges s’enferma, un matin, dans la vaste pièce qui avait été, si longtemps, l’asile préféré de ses rêves. Une fine lumière rayonnait sur la blancheur des murs, sur le pupitre à écrire, sur le vieux piano qui attendait le toucher du maître. Le triptyque aux volets clos était comme un tabernacle d’or, et partout flottait un suave parfum de violettes.

Pauline était venue, avant Georges, et elle avait placé sur le piano, en évidence, un bouquet cueilli par les enfants. Les photographies de Pierre et de Germaine s’étalaient dans un cadre-chevalet, et sur le divan traînait une broderie oubliée avec l’aiguille pendante au bout du fil.

Le musicien s’assit à la place coutumière. Il y avait des cigarettes à portée de sa main. L’encrier de cuivre, frotté à neuf, luisait terriblement.

Ce parfum, ces portraits, ces petits détails qui attestaient le passage récent de Pauline, gênaient Clarence. Il ne réussissait pas à concentrer son attention. Il était trop seul ou pas assez… L’enthousiasme se retirait de lui, comme la marée décroît, et il s’effrayait de ne ressentir plus que le vide et la tristesse.

Alors, il se mit au piano. Il joua l’Adagio de la Symphonie amoureuse ; puis l’Andante et le thème transformé qui devait être le thème initial de la symphonie nouvelle…

— Non !… décidément, non !… Je suis mal disposé… Je ne reconnais plus ce fragment qui était presque achevé, dans mon cerveau… C’est plat, c’est froid, c’est fade !…

Il alluma une cigarette, marcha de long en large dans l’atelier, découragé, indigné contre lui-même.

Quand il redescendit pour déjeuner, Pauline lui demanda :

— Bonne séance ?

— Non… Il ne faut pas mettre de fleurs, là-haut. Cela me donne la migraine.

L’après-midi, Georges s’en alla, seul, dans le parc, et, quand il revint, il avait le regard perdu, un peu ivre, que Pauline connaissait bien, ce regard qui voit, en dedans, l’œuvre conçue, et se pose à peine sur les êtres et sur les choses… Toute la nuit il fut agité. Sa femme, qui couchait dans la pièce voisine, l’entendit rallumer la lampe, parler à mi-voix, pleurer peut-être. Inquiète, elle se leva.

— Tu n’es pas malade ?

— Mais non… Laisse-moi !

Le lendemain, il avait une figure creusée qui apitoya Pauline. Elle le dissuada de travailler, mais il remonta chez lui, et cette fois, d’un geste très pieux, il rabattit les volets du triptyque. Puis il s’agenouilla sur le tapis et, la tête dans la main, il implora la bénédiction de l’aimée.

Il voulut évoquer la chambre de Tivoli, les fantômes de roses peintes à fresque sur les murs, le grand lit doré comme un retable, le beau corps svelte et nu, la chaleur et l’arome de l’étreinte… Mais son imagination trahit sa volonté… Ni ses sens, ni son cœur ne frémirent.

Il tendit les bras. Il cria : « Béatrice ! » et il devina que cet appel n’avait pas été entendu là-bas… Et le vertige le prit avec la peur, l’invincible peur ! Il se releva, chancelant :

— Je ne peux pas… demain… plus tard…

Pauline cousait sur la terrasse quand elle vit son mari s’asseoir près d’elle, dans un fauteuil de jonc. L’heure était douce. La pointe des arbres verdissait et il y avait des trouées bleues au ciel d’argent.

— Je suis triste, Pauline… Parle-moi.

— Voyons, mon chéri, sois raisonnable… Tu veux entreprendre une besogne colossale. C’est absolument fou… Attends quelques mois… Et laisse-toi guérir, consoler, par ta femme qui t’aime bien…


L’été suivit le printemps ; puis ce fut l’automne. L’éditeur de Clarence publia le quatrième cahier de Mélodies.

Georges les avait réunies et transcrites, pour se donner l’illusion du travail, pour oublier son impuissance à créer, car la Symphonie douloureuse était en lui comme un embryon déjà formé qui ne devait pas naître, et qui mourait lentement…

Il avait bien déterminé le plan de l’œuvre, les proportions, le caractère ; il avait trouvé, parfois, d’admirables thèmes mélodiques ; mais, dès qu’il tentait la synthèse, il n’avait plus devant lui que des fragments inanimés. Les ressources du métier, l’adresse technique, ne remplaçaient pas le sang du cœur, le mouvement de la passion, la vie !… L’œuvre de Clarence ne vivait pas !

Pourquoi l’inspiration, qui l’avait visité, un soir, après l’entretien avec Pierrevaux, s’était-elle retirée de lui ? Pourquoi n’avait-il plus senti, jamais, la présence mystique de la morte ? Vainement, il l’appelait… « Oh ! reviens !… Rends-moi l’émotion des premiers baisers ; rends-moi l’agonie des premiers jours de deuil… Tout plutôt que l’apathie où je m’enfonce !… » Ses cris restaient sans écho. Son âme était le désert stérile où la douleur se dresse, tel un sphinx de pierre. Il sentait planer sur lui une réprobation inexplicable, et il ne savait pas d’où lui venait le remords.

Pauline entrait dans l’atelier. Elle disait des paroles sages : « Ne t’obstine pas. Fais autre chose… Tu as bien le temps d’achever ta Symphonie. Remets-toi donc à ton opéra… Tiens ! voici une lettre de ton éditeur. Tes mélodies ont le plus grand succès. On les chante dans tous les salons. »

Elle l’emmenait. Ils se promenaient avec leurs enfants. Comme leur fils était robuste et gai ! Comme leur fille était caressante et délicate ! Ils riaient, et Georges, las de son vain effort vers le sublime, Georges riait avec eux… Pauline connaissait toutes les histoires du voisinage ; elle parlait abondamment, et ses paroles engourdissaient encore l’âme angoissée de l’artiste comme un bain d’eau tiède.

Le soir, sous la lampe, on jouait au bridge.


X


Un soir d’hiver, trois ans après la mort de Béatrice, Georges Clarence rentrait dans son cabinet de travail, avenue Hoche. Il avait vu, dans l’après-midi, l’exposition des maquettes et des statues de Pierrevaux.

La lampe électrique rayonnait faiblement ; des bûches ardentes croulaient dans l’âtre, comme cet autre soir où le sculpteur et le musicien avaient confronté leurs deuils et leurs rêves. Ces trois années avaient blanchi les cheveux de Clarence, et un peu cassé sa haute taille. Pourtant, ses amis s’accordaient à dire qu’il était aussi bien portant, aussi heureux que possible, grâce au dévouement admirable de sa femme. Et quelques-uns, avec jalousie, déclaraient :

— Les joies de la famille sont venues à point, vers la cinquantaine, pour le consoler des joies perdues de l’amour… Son talent assagi ne vise plus à l’extraordinaire. Il produit régulièrement et il conserve la faveur du public. Il a trop de chance, ce garçon-là !

Clarence ouvrit un bahut vénitien incrusté d’écaille et de cuivre, et il y prit un coffret assez lourd qu’il posa sur la table, puis, avec une clef, pendue à sa chaîne de montre, il fit jouer la serrure secrète. Le couvercle levé, des liasses de papiers apparurent, liées de rubans fanés… Et il y avait aussi des fleurs sèches, un gant de femme, un petit soulier en toile d’argent tout racorni.

Le musicien prit le petit soulier et le pressa longuement sur ses lèvres, puis il replaça la relique d’amour dans le coffret, dénoua les rubans et se mit à lire les lettres.

Alors, au fond du passé, une voix chuchota, qui disait des paroles tendres, gaies, tristes, jalouses, puériles, graves, — toutes les paroles de l’amour !… Et parfois cette voix montait, comme un chant, parfois elle frémissait, comme une caresse. Elle disait : « Aimez-moi ! « et plus souvent elle disait : « J’aime. » Tantôt si proche que Clarence tressaillait, effleuré d’un souffle, tantôt lointaine, amortie par la cendre du temps et la pierre du tombeau.

Et cette voix parlait à un homme jeune, ardent, fier de son génie, plus fier encore de son amour, l’homme qui avait créé Parisina et la Symphonie amoureuse, l’homme qui avait fait chanter le vent, les arbres et les eaux, pour la gloire de sa maîtresse endormie.

Mais l’homme assis près du foyer, dans la maison conjugale, l’artiste assagi, l’amant consolé, n’avait rien de commun avec celui qu’avait aimé Béatrice. Il écoutait la voix de la morte comme on surprend un entretien secret, comme on viole la pudeur d’une âme.

Il laissa tomber ses mains sur ses genoux. Les lettres s’éparpillèrent sur le tapis, entre les chenets, et l’une d’elles s’enflamma. Une clarté vive illumina la chambre, tira des ténèbres le portrait de l’Alberi… Alors, comme frappé de démence, le musicien saisit par poignées les papiers, les rubans, les fleurs, le petit soulier ; il les couvrit de baisers furieux, d’acres et brûlantes larmes ; il y plongea son visage ; il y meurtrit sa bouche, — puis il les jeta, pêle-mêle, dans le foyer…

— Je ne suis pas digne, non, je ne suis pas digne…

Les fleurs — les roses de Tivoli — s’embrasèrent tout d’abord, dans un pétillement d’étincelles. Le petit soulier tordu, rougi, se consumait plus lentement, avec une odeur d’incendie qui fit presque crier Clarence, de suprême horreur… Quelques lettres étaient noires et recroquevillées comme des feuilles sur un brasier de bûcheron ; d’autres, emportées par le courant d’air, s’envolaient ; d’autres résistaient, à peine entamées sur les bords par une fine morsure.

Le coffre était vide. Georges regardait le feu en silence, quand il entendit l’exclamation de Pauline :

— Georges !… Que fais-tu ?… Ces papiers…

Il ne répondit pas. Elle comprit, et une indéfinissable expression de victoire passa dans ses yeux. Alors Clarence, avec un accent de haine, cria :

— Va-t’en ! va-t’en !…

— Mon ami…

— Va-t’en !…

— Tu es fou, Georges !… Tu me chasses, moi qui t’aime, moi qui ai tout supporté de toi et tout pardonné, moi, ta femme, ta compagne, ta consolatrice !

— Ma consolatrice !

Il eut un rire qui s’acheva en sanglot :

— Oui… oui… tu m’as consolé… tu n’avais rien pu contre mon amour ; mais ma douleur, qui était encore mon amour, tu l’as tuée… avec ta pitié, avec tes larmes, avec tes soins… Sans cesse, tu m’as détourné d’elle. Tu t’es mise entre elle et moi… J’étais malade ; tu m’as rendu lâche… J’étais faible ; tu m’as rendu médiocre… Alors, j’ai fini par t’écouter, par t’obéir, par te ressembler… Un artiste, moi ?… Allons donc !… Un bon mari, un mari repentant, un père de famille !… J’ai réparé le scandale de ma jeunesse ! J’ai mérité l’estime des bourgeois… Seulement… mon œuvre reflète ma vie !… Platitude et médiocrité !… Je n’ai pas su souffrir comme Pierrevaux… J’ai trahi, j’ai renié ce qui fut l’orgueil et la beauté de mon existence… Je me méprise ! Je me vomis !… Ah !… Ah !… tu m’as consolé !…

— Il est fou, mon Dieu !… Il est fou !… gémissait Pauline…

Georges, accablé, la tête dans ses mains, sans larmes, sans paroles, demeura longtemps immobile. Pauline pleurait toujours, plus effrayée qu’offensée, parce qu’elle n’avait pas compris.

Elle ne comprendrait jamais.

La flamme baissa. Le portrait de Béatrice rentra dans l’ombre.

Clarence balbutia :

— Pauline… tu pleures ?…

— Tu es si injuste, si dur !…

— Ne pleure pas… C’est fini… J’ai un peu perdu la tête… Je ne sais pas très bien ce que je t’ai dit… Oublie, Pauline… Pardonne-moi…

— Je te pardonne… mais tu ne recommenceras plus, dis, tu ne…

Il secoua la tête :

— Je te dis : c’est fini… fini…

Madame Clarence essuya ses yeux et, penchée sur l’épaule de son mari, elle l’embrassa.

— Viens-tu ? dit-elle. Les enfants nous attendent.

Octobre 1907.


MIRAME


À M. Anatole France.

I


La fanfare de Lohengrin éclate sous les marronniers opaques, dans l’ombre verte et noire traversée d’obliques rayons. M. André Chalouette ferme son livre et regarde l’horloge du Sénat : — six heures…

Au bout de l’allée apparaît un morceau de terrasse : balustres, lauriers fleuris, vases de pierre débordant de géraniums écarlates et de pétunias violets… Plus loin, le panache écumeux du jet d’eau sur le bassin dont l’eau miroite ; une statue sur sa colonne, le demi-cercle d’une autre terrasse, des frondaisons massives, empourprées par l’août torride et par le soir.

Une chaude poussière dorée monte, emplit le vaste Luxembourg. À l’unisson vibrent la fanfare des couleurs et la fanfare wagnérienne. Le « concert riche de cuivres » verse un peu d’héroïsme au cœur de M. Chalouette… Un vers éblouissant de Baudelaire flambe dans sa mémoire et s’éteint.

Six heures : exode des bébés, des mamans, des nourrices. Les bonnets pavoises, les petites voitures s’éparpillent, et sous les marronniers on trouve maintenant beaucoup de bancs libres, ornés de cailloux symétriques et de tas de sable, avec de petites pelles en bois, oubliées. La charrette aux chèvres fait sa dernière promenade et la marchande de coco range ses verres et ses citrons. La terrasse, autour du kiosque de la musique, entre l’Orangerie et la Fontaine Médicis, appartient aux rapins du quartier, aux modèles, aux étudiants créoles, nègres et demi-nègres, plus exilés d’être en vacances ; aux femmes, veuves de leurs amants, qui attendent l’aventure pendant la morte-saison de l’amour.

Il y en a beaucoup, il y en a trop, de ces femmes. Les Japonais en buis neuf, les Haïtiens en chocolat triomphent sans modestie ! Par groupes, on se donne l’illusion de la villégiature ; on étale des toilettes « genre bains de mer ». Que de pantalons blancs, et de gilets blancs, et de robes blanches ! Que de dames en porcelaine et de messieurs au ripolin !… À peine, çà et là, une note vive : cravate orange, petits souliers de cuir rouge, une guirlande de pavots qui frôle un chignon noir, le frisson d’une gaze qui tombe d’un chapeau bergère, nuage bleu sur des yeux bleus… Sous les clairs linons transparait la peau mate ou rose ; les cheveux sont frisés sur les cous moites ; et le vent des éventails de papier emporte un parfum de sachet, de fleur et de chair, odeur de femme, odeur d’été, qui flotte par le jardin, si légère, si amoureuse…

M. Chalouette contemple ces gens et ces choses, d’un œil serein. Huit jours de Paris, en pleines vacances, c’est plutôt long !… Mais quoi ! M. Chalouette n’est pas venu pour son plaisir. Ses affaires réglées, — demain sans doute, — il reprendra le train de Limoges. Il retrouvera sa femme et ses fils, installés dans une maisonnette au bord de la Vienne ; il pêchera les truites ; il relira des livres ; il goûtera l’heureuse médiocrité.

Souriant à cet espoir, il rouvre le volume jaune, qu’il vient d’acheter dans une librairie de l’Odéon : le Chariot d’Or… M. Chalouette, professeur de rhétorique, aime les poètes, non par métier, mais par instinct, comme s’il ne vivait pas de leurs œuvres.

Il aime les poètes modernes, qu’il n’est pas obligé d’admirer professionnellement. Il les aime de toute son admiration, de toute son amitié, sans rancune, comme des parents riches, des cousins qui ont réussi.

Quelquefois, le son pur d’un vers, la ciselure précise d’une prose éveillent dans son âme un émoi rétrospectif : — Et in Arcadia ego !… Naguère, boursier d’agrégation à Paris, seul, libre, et pauvre, il rêva d’être Musset, ou Flaubert, ou Sainte-Beuve, — et que le nom un peu ridicule de Chalouette prît des ailes et voltigeât sur les lèvres des hommes. Ses amis de ce temps-là s’accordaient tous du génie et lui accordaient tous du talent. Il était un de ces jeunes gens « d’avenir » pour qui l’avenir ne sera jamais le présent, et, comme tant d’autres, parmi ses contemporains, il eût mérité cette note encourageante que le directeur de l’École de Brienne donnait au petit Napoléon : « Ira loin, si les événements le favorisent… »

Mais Chalouette, incapable de décisions rapides, effaré des risques, négligent des occasions, n’avait pas trouvé le pont d’Arcole, ni vu se lever le soleil d’Austerlitz. Il était allé tout droit devant lui, et pas bien loin, — jusqu’à Limoges.

Douze ans, quinze ans !… Les lauriers sont coupés, et qui donc, maintenant, prononce ce mot démesuré : « la gloire » ?

Ce mot fait sourire M. Chalouette. La gloire est une maîtresse mûre qui affole les jouvenceaux. Et lui n’est plus un amant pour elle. Il n’a plus le caractère ni le physique de l’emploi. Quarante ans, la barbe en pointe, le cheveu rare et grisonnant, un pli entre les sourcils, un lorgnon sur des yeux bleu pâle, un air fatigué… Et cette cravate démodée !… Et cette redingote provinciale !… M. Chalouette, bon mari d’une femme modeste, fonctionnaire sage et point zélé, sera bientôt, pour les gamins de seize ans, « le père Chalouette ».

Et cela, et tout le reste, lui est bien égal. Il se connaît : esprit délicat, nature fine et sensible, un peu lâche, il se résigne à n’être qu’un amateur. Mais, avec sa manière de renoncer, de s’effacer, de dire : « À quoi bon ? » il se fait un plaisir secret de son dilettantisme : il a des mœurs simples, il n’a pas une âme simple…


— Tous les hommes sont des mufles.

Une voix enfantine, aiguë, durcie de haine, articule cet aphorisme, presque à l’oreille de M. Chalouette.

Il lève les sourcils, d’un mouvement nerveux qui fait tomber son lorgnon, et il n’ose pas bouger, regarder les deux femmes qui viennent de s’asseoir derrière lui, sur le banc.

— Oui, des mufles, des mufles, j’te dis, Mirame ! I’ n’ont pas de délicatesse… À preuve…

La voix puérile commence une longue histoire vulgaire et compliquée, histoire d’amour et d’argent, de mensonge et de « lâchage ».

C’est bête et triste, — triste à pleurer. Et la voix, qui se salit à certains mots, à d’autres mots se brise.

Un silence.

Une voix plus douce, plus basse, répond :

— T’es jeune, ma Cécile… Quand t’auras vu ce que j’ai vu… Faut prendre les hommes comme ils sont.

Un silence encore.

— Et toi, Mirame, ça va toujours avec Bridain ?

— Non, c’est cassé.

— T’es seule ?

— Oui, seule.

— T’as des séances ?

— Guère… Les peintres sont à la campagne. Tous paysagistes, au mois d’août.

— Eh bien, je m’en vas, Mirame… I’ m’attend, la sale bête !…

— Tu en grilles, de le retrouver ! Boude pas contre ton cœur, ma gosse. Et surtout, pas de scènes…

— À revoir, Mirame.

— À revoir, Cécile.

M. Chalouette lance un coup d’œil sournois, de côté. Une petite femme rousse, en bleu, s’en va, inquiète et rageuse, vers le boulevard Saint-Michel. Mirame dessine des rosaces, dans les cailloux, avec la pointe de son ombrelle.

« Mirame » ! Ô souvenirs classiques, matin du grand siècle, princesse de théâtre récitant les vers de Richelieu !… Ce nom, parfumé de galanterie précieuse, devenu le sobriquet d’un modèle, avive la curiosité du professeur. Il recule jusqu’à l’extrémité du banc, se tourne à demi… La femme est penchée en avant, le visage caché par une capeline de paille où des rubans, en touffes plates, simulent des roses thé. La jupe de drap gris colle aux hanches ; la taille sans corset, maintenue par la ceinture de daim, ploie mollement ; et la blouse de linon découvre la nuque, ambrée, duvetée, sous les cheveux sombres.

Sept heures sonnent. Les musiciens sont partis et les « Bamboulas », avec leurs petites amies, s’en vont vers les cafés qui sentent l’absinthe. Le ciel est tout en or. Les tambours de la retraite battent, et l’on entend les trompes des tramways.

Mirame et M. Chalouette se lèvent d’un même mouvement.

Elle tourne à droite, il tourne à gauche, et tous deux se heurtent. L’ombrelle gît par terre et aussi le Chariot d’Or.

Elle rit :

— Pardon, monsieur !

— C’est moi qui vous demande pardon.

— Il n’y a pas de mal.

Il ramasse l’ombrelle. Déjà elle a ramassé le livre.

— Tiens, vous lisez ça… Je l’ai connu, moi, Samain… C’est-à-dire, je l’ai vu, une fois, au Mercure.

— Vraiment, vous ?…

Il s’arrête ; il a dix questions sur les lèvres : car, entre tous les poètes qu’il aime, il préfère Albert Samain, qu’il a souhaité connaître, vainement.

Mais la femme est devant lui : il la voit, face à face, et il sent un pinçon au cœur… Oh ! ce visage ! ce visage !…


L’autre était toute pareille, l’autre avait le même âge, — il y a douze ans, — l’autre, cette Clarisse qu’il appelait Cléri, d’un petit nom de tendresse et de caresse.

Toute pareille, — et, comme il écoute Mirame qui feuillette le livre et parle des revues mortes et des poètes défunts, la ressemblance apparaît, plus précise… Cléri : une jeune femme de vingt-cinq ans, pas belle, et presque pas jolie, et toujours plus que jolie et souvent plus que belle… Ses traits ?… Qui pourrait décrire ses traits ?… On ne les voyait pas ; on ne pensait pas à les regarder, parce que cette petite figure, miroir de l’âme changeante, reflétait toutes les émotions au passage et prenait tous les masques souriants ou tristes de l’amour. Petite figure au front large, sous des bandeaux sombres toujours défaits, aux yeux veloutés, aux joues pleines et délicieuses…

— … Vous n’avez pas connu Nanteuil !… Il disait ses vers aux soirées de la Plume, vous savez bien, dans le caveau du Soleil d’Or… Maintenant, il est à Montmartre…

— Qui ?

— Nanteuil !… Il était… mon ami… Je venais de lâcher les modes… J’avais dix-huit ans. C’était en 1893.

Mirame fait quelques pas. M. Chalouette la suit. Elle parle de ce Nanteuil, gloire obscure qui semble la fasciner. Il ne l’entend pas. Il la regarde, de profil, et il accompagne le fantôme de Cléri qui marche sur les feuilles sèches.

1893… Le symbolisme régnait et Wagner n’était pas à la portée de tout le monde. Les jeunes hommes s’habillaient comme Rastignac ; les femmes avaient des jupes cloches, des manches bouffantes, telles Musette et Mimi. Les esthètes n’étaient pas absolument ridicules. La Bodinière florissait. Ô temps lointains du Sâr et de la Rose-Croix ! André Chalouette avait encore un avenir devant lui. Le rêve et la réalité, la poésie et l’amour, la muse et la maîtresse, il croyait tout posséder à la fois quand il étreignait Cléri.

— … J’ai posé chez Carloz Schwabe. J’étais maigre… À présent, je suis mince. C’est mieux.

… Cléri était mince et souple : une couleuvre ! On la reconnaissait dans tous les tableaux de son mari : — La Dame aux TournesolsLa Belle et l’Hippogriffe. — Car son mari était un peintre, mystique et farceur, un des bons camarades d’André Chalouette.

André trompait son ami, avec beaucoup de remords. Cléri n’avait pas de remords : car, pour elle aussi, le mari était « un bon camarade », et rien de plus. Lui-même ne se privait pas de distractions extra-conjugales et il appelait son épouse « mon petit copain ».

Étrange femme, née et grandie dans les ateliers, qui ne savait rien et devinait tout, gourmande, coquette, sensuelle : — tous les défauts et tant de grâce !

Oui, tous les défauts, qu’elle se faisait tous pardonner ! Elle avait une imagination merveilleuse, du courage et de la belle humeur. Elle avait le bagout de l’artiste et du gavroche, avec des mots exquis et profonds. Elle avait un brave cœur, vite attendri ; c’était charmant de la voir rire et charmant de la voir pleurer.

Elle aimait l’amour, et, pour elle, l’amour s’appelait André Chalouette…

Comme ils s’étaient adorés, un an ! Quelle folie !… Cependant le peintre mystique avait lâché les allégories et les symboles, et il était parti pour Chicago, engagé par un peintre de panoramas. Il avait emmené sa femme. Cléri avait dit : « Je reviendrai. » André avait dit : « J’attendrai… »

Mais elle n’était pas revenue avant qu’il fût las d’attendre.


— … Ah ! vous n’êtes pas de Paris ?… J’ai bien vu ça !

— ? ? ?

— À votre cravate, tiens !… Et à votre chapeau… Ça sent la province… Je parie que vous êtes professeur.

Elle sourit. Le souvenir étreint M. Chalouette. Il a oublié Limoges, et sa famille, et son lycée, et la maison au bord de la Vienne… Il retarde l’instant de quitter cette fille. Car sa jeunesse ressuscitée est là, avec le visage de Cléri… Il répond, et il ment par pudeur :

— Je suis dans une administration… très loin… en Languedoc… Et je m’en retourne après-demain chez moi.

Elle comprend qu’il ne faut pas interroger cet homme mûr, sérieux et doux, qui lit les poètes et parle sans familiarité.

— Moi, je ne peux pas supporter d’être seule. Ainsi, tenez, il faut que je dîne, ce soir, sans quelqu’un près de moi, sans causer, et, d’avance, ça me coupe l’appétit.

— Il y a bien des gens, mademoiselle Mirame, qui seraient charmés de dîner près de vous.

— Vous savez mon nom ?

— J’ai entendu, sans le faire exprès. Votre amie…

— Oui, Cécile… Une bonne fille qui pose pour la tête… la tête seulement… Elle est avec un type très jaloux… et rosse !…

— Elle pense que tous les hommes sont des mufles.

— Oh ! oui, presque tous… mais pas tous !…

Ils sont devant la grille. Voici la place Médicis avec sa fontaine, entourée de bégonias, le boulevard où les tramways glissent, et la rue Soufflot qui monte raide, dans la vapeur lumineuse, vers le Panthéon tout rose…

— Écoutez, dit M. Chalouette, si l’on dînait ensemble ?…

Il hésite, comme stupéfait de s’entendre parler.

— Dîner pour causer, pour passer le temps… Vous me raconterez des histoires… J’ai vécu parmi des artistes, autrefois… Je connais ce monde-là… Voulez-vous ?… Je ne suis pas un compagnon très amusant… Je ne parle guère… J’aime écouter…

— Vous avez l’air si gentil ! répond Mirame.


— Chez Foyot ?… Chez Lapérouse ?…

M. Chalouette ne connaît pas Armenonville, ni le Pavillon Chinois, ni le Chalet du Cycle, ni aucun de ces restaurants à tziganes où l’on va pour voir et pour être vu. Il ne connaît que les bons vieux restaurants où l’on va pour dîner, pour bien dîner. Il est très « rive gauche », M. Chalouette !

— Ça m’est égal…

— Chez Foyot : c’est plus près.

— J’y suis allée une fois, dans les temps… Il y a des sénateurs.

— Oh ! dans cette saison, je ne garantis pas qu’il y aura des sénateurs !

Il examine la jeune femme. Elle est très convenable et son élégance économique ne tire pas l’œil, ah ! non… Jupe de l’an dernier, souliers de daim qui ont fait campagne depuis le printemps, gants nettoyés, blouse fraîche, chapeau simple et net… Allons ! M. Chalouette peut se risquer… Le 30 août, il n’y a plus personne à Paris. Et puis quand même il rencontrerait un manitou du ministère, M. le Ministre ou M. le Directeur, est-ce que ces gros personnages le reconnaîtraient, lui, Chalouette ?

Pourvu que Mirame ne s’égaie pas trop, au dessert ! Si des crapauds allaient tomber de cette bouche mélancolique !… M. Chalouette frémit…

Mais il pressent que Mirame n’est pas stupide, pas vulgaire. Elle marche d’un pas ferme, sans rouler ses hanches ; elle parle bas et doucement. Qu’un peintre amoureux l’épouse, après « collage », elle sera une bourgeoise comme d’autres.

Qui est-elle ?… D’où vient-elle ?… Par quels chemins est-elle allée de l’atelier de la modiste à l’atelier du rapin ?… Cela n’intéresse aucunement Chalouette. Il ne songe pas à la questionner. Elle dira ce qu’elle voudra… Qu’importe ! Il ne l’a pas invitée pour elle, mais pour lui.

Chez Foyot, la salle est presque vide. Deux messieurs vénérables ont l’air de figurer. Un autre, jeune, de belle mine, très chic, très « rive droite », s’ennuie dans son coin.

— Ces vieux, c’est les sénateurs, dit Mirame, et ce jeune-là, c’est un amoureux.

— Croyez-vous ?

— Il ne commande pas son dîner ; il s’énerve ; il tient son journal à l’envers : il attend.

— Ne le regardez pas trop, Mirame : il attendrait sans impatience et sans mérite.

Le menu est fait, le potage servi. Au fond de la salle, les vieux messieurs à tête de cire continuent de figurer les sénateurs. Mirame surveille la porte.

— Ah ! la voilà !… Gentille, hein ?… Il n’est pas à plaindre le monsieur.

— Elle non plus n’est pas à plaindre.

— Il est très bien, oui ! Voyez donc ! Il a tiré sa montre… Reproches muets !… Elle s’excuse… Oui, oui, une heure de retard !… Mais c’est qu’ils ont l’air de s’aimer, ces petits !…

— Mirame, vous ne buvez pas !

— J’ai peur d’engraisser, monsieur. Dans mon métier, on engraisse toujours trop vite… Vous comprenez, c’est très joli d’être grasse, au bal, avec une robe et un corset ; s’il y a un peu d’excès, eh bien ! ça ne déplaît pas aux messieurs… Ils sont presque tous comme les Turcs, ils aiment l’ampleur… les ballons…

— Chut ! chut !… Mirame !… les sénateurs vous écoutent.

— Voyez-vous, ces ancêtres !… Je disais… Ah ! oui… Quand on pose l’ensemble, il ne faut ni trop, ni trop peu, et il y a vite… trop ! Une blonde, une rousse, une femme blanche et rose, à peau nacrée, qui a le type Rubens, passe encore !… Comme disait Nanteuil : « Ce fleuve de lait peut déborder. » Mais, moi, ce n’est pas mon genre. Ce que j’ai de bien, moi, c’est la souplesse, la longueur, la proportion des lignes qui filent comme ça…

Sa main dessine la ligne fuyante d’un corps. Elle parle de son métier sans fausse honte et de sa nudité sans orgueil.

M. Chalouette est troublé ! Il frémit au souvenir d’un corps souple et long, et fin, dont il revoit la chaude couleur et la forme exquise… Mais non ! Il faut que le fantôme reste chastement sous ses voiles. L’évocateur ne veut pas convoiter Mirame en regrettant Cléri.

Tout à l’heure, chacun s’en ira de son côté ; M. Chalouette n’est pas l’ordinaire provincial en bonne fortune. C’est un dilettante qui se divertit aux fêtes de l’imagination.

— Vous ne désirez plus rien, Mirame ?

— Non… rien… rien… Pourtant…

— Quoi ?

— Ce que j’aimerais…

— Dites…

— Il fait si lourd !… J’aimerais me promener en voiture, au Bois, autour du lac.

Il consent. L’addition payée, le chasseur va chercher un fiacre. Les « sénateurs » s’émeuvent quand Mirame assure l’épingle de son chapeau, les bras levés, la tête inclinée en avant, la gorge droite sous la blouse légère.

Un reflet de jour persiste dans le crépuscule orageux ; les becs de gaz, pâlots et clignotants, éclairent à rebours les platanes d’un vert faux, d’un vert de théâtre. La vie, délaissant les maisons, s’échappe et s’étale dehors. Il y a des peignoirs blancs aux fenêtres, et des « réceptions » de concierges, sur les trottoirs. Un cocher jovial interpelle les ouvriers qui dînent aux petites tables des marchands de vin. Des gens qu’on ne voit pas beuglent :

         Viens, Poupoule !

Mirame s’allonge dans la voiture, paresseusement.

— Des personnes détestent Paris, l’été… Moi, je l’aime bien… Je le trouve si gai, si amusant ! Je m’y sens à l’aise…

M. Chalouette entend une voix dans sa mémoire : « Notre cher Paris d’été… » Lui, naguère, boudait la cité poussiéreuse et mal odorante. Mais il en avait compris tout le charme, en y promenant Cléri… Être deux qui s’aiment, seuls, plus seuls et plus libres quand les « gens bien » sont partis, quand la rue appartient aux pauvres… Voyager en bateau-mouche ou sur l’impériale des tramways ; dîner dans les guinguettes de banlieue ; revenir, les bras enlacés, par les avenues solitaires, dans la complicité de la nuit, — la nuit parisienne, ardente, électrique, chargée de miasmes et de rumeurs, de désirs et de secrets, la nuit d’août qui fait de Paris la ville voluptueuse entre les villes du monde…

… Elle approche, cette nuit énervante, et Mirame et M. Chalouette la revoient bleuir sur les toits violets du vieux Louvre, sur la moire des eaux que piquent des feux rouges, des feux verdâtres, des feux d’or. Les fenêtres du Palais d’Orsay s’illuminent. Le ciel, derrière le Trocadéro, semble frotté d’une pourpre pâle, qui s’efface. Le fiacre atteint les Champs-Élysées, se perd dans le fleuve de véhicules qui coule vers le grand Arc… Tapage des concerts, lueurs des cafés… L’Avenue du Bois… La Porte Dauphine… Maintenant la nuit règne sur le paysage artificiel, sur les lacs et les pelouses, sur les taillis et les clairières. Elle suspend la lune de cuivre dans les ternes vapeurs qu’embrase le reflet de Paris… Elle allume les yeux de feu des automobiles ; elle appelle l’amour qui rôde.

Et les voitures passent, ralenties, mêlées, enchevêtrées, emportant l’éternel couple anonyme assoiffé d’ombre et de volupté. M. Chalouette et Mirame se taisent. La nuit a délié leurs volontés obscures… Ils rêvent dans le silence et la langueur…

Mirame propose :

— Si nous marchions un moment ?… Voulez-vous ?…

— Oui. La voiture attendra.

Ils descendent. Elle pose sa main sur le bras de M. Chalouette.

L’allée s’enfonce sous les arbres noirs. Par instants, au loin, le lac frissonne et brille. Des violons pâmés gémissent. Et la lune et l’eau, la musique et l’ombre, tout se fond dans une harmonie confuse qui est l’âme même de cette nuit.

Devant Mirame et M. Chalouette, un couple levé d’un banc, s’éloigne. Le jeune homme robuste et grand, tient la femme enlacée, serrée, fondue en lui… Ils vont d’un même pas, dans un même rythme, et, sans voir leurs visages, on devine l’extase de leurs yeux.

Mirame s’est arrêtée.

— Encore ! Il n’y a que ça, ce soir !…

M. Chalouette murmure tout bas :

— L’amour !…

Une jalousie triste les rapproche. Et, longtemps, ils écoutent ce mot : « l’amour », qui tombe au vide de leurs cœurs comme une pierre…


Le fiacre les a ramenés dans une rue humble et laide, derrière le Panthéon.

Mirame regarde M. Chalouette d’un air indécis, résigné… Il comprend.

— Non… Je dois rentrer chez un ami, où je loge. Mais demain, voulez-vous ? nous irons dîner à la campagne… Je vous enverrai un « bleu »… Mademoiselle ?…

— Mirame Picot.

L’alliance de ces deux noms amuse M. Chalouette. Il baise la main nue, sans bagues.

— Vous êtes charmante, Mirame, et je vous suis très reconnaissant.

Elle a un petit sourire bref, joyeux, un peu ironique.

— Reconnaissant ?… et de quoi ?…

— D’être vous-même… D’avoir ces yeux, ces cheveux, cette bouche… De ressembler…

— À qui ?

— À un rêve que j’ai fait, quand j’étais jeune.

Polie, elle proteste :

— Vous n’êtes pas vieux ! Quelle idée !… Moi aussi, je suis contente. J’ai passé une bonne soirée.

— Vrai ?

Elle rit :

— Ah ! des gens comme vous, il n’y en a pas des flottes !… Mais vous me plaisez bien. Alors, c’est entendu… Demain, je recevrai un bleu pour me faire savoir si l’on dîne ensemble, et où l’on dîne ?

— On dînera. Ce sera très gentil.

Elle sonne. La porte s’ouvre.

— À demain, monsieur.

— À demain, mademoiselle Mirame.

Dans le fiacre, M. Chalouette songe :

« Évidemment, elle se fiche de moi !… Je suis ridicule. Cette promenade quasi sentimentale… Ce respect inusité… Un modèle !… Oui, elle se fiche de moi. Qui sait ?… Elle est peut-être contente, sincèrement contente… Ça la change… Elle est très bien, cette fille… On dirait qu’elle a compris. Les femmes ont des intuitions singulières… Au fond, c’est triste, tout ça !… »

Il voudrait se moquer de lui-même ; mais une émotion douce l’envahit.

« C’est vrai, je ne suis pas vieux, même pas vieilli… et, si j’avais rencontré l’autre, ma pauvre chère Cléri… certes, mon cœur aurait battu comme autrefois… Autrefois !… Ah ! le goût d’autrefois, la saveur de la vie sur mes lèvres… Que c’était beau, et bon, et ridicule, et enivrant, cet autrefois !…

« L’amour que j’avais, le talent que j’aurais pu avoir, c’était la même chose, et je me croyais poète parce que j’étais amoureux. La maîtresse est partie, et la poésie avec elle. Je n’ai pas pu, ou su, ou voulu les retenir. J’ai été raisonnable… Et maintenant, c’est la médiocrité. »

Il revoit sa classe, les rues maussades, la maison où sa femme placide écume des confitures. La sagesse, oui, peut-être le bonheur — et aussi l’enlisement.

« Après tout, je n’ai guère plus de quarante ans. À quarante ans, on est jeune, ou du moins on est « un jeune ». Tels et tels, qui débutèrent à mon âge, ont réussi… Douze ans de province, la popote, le professorat ne m’ont pas engourdi à jamais. Il fallait, pour me secouer, une chiquenaude du hasard… La voilà ! Je veux me donner l’illusion de ressusciter le passé dans la personne de Mirame. Cela me fera peut-être un peu de mal, un peu de peine… Qu’importe ! J’avais oublié de vivre un jour de ma jeunesse. Le destin le rend à mon âge mûr. »


II


Le train s’enfonça dans le tunnel tout luisant de faïence blanche. Il siffla et souffla un instant à la station de Port-Royal, un instant à la station de la place Denfert ; puis, délivré, il courut dans la tranchée du parc Montsouris, coupa les fortifications, fila, joyeux, dans la campagne.

Le ciel était blanc, avec des coins plombés, l’orage menaçait encore.

— Ça ne vous ennuie pas, ce petit voyage ?

— Oh ! non, monsieur.

— J’aurais voulu partir ce matin, mais j’avais des affaires, des gens à voir… Je me suis débarrassé de tout. Il est trois heures. Nous arriverons vers quatre heures, mais les jours sont encore très longs.

Mirame contemplait à sa ceinture la très jolie boucle en argent émaillé que M. Chalouette lui avait envoyée, le matin.

— Vous êtes un peu artiste, dit-elle en manière de remerciement et de compliment. C’est tout simple, cette grosse fleur, et pas tortillé comme les bijoux de camelote.

— J’aurais pu être artiste.

— Et vous avez préféré l’administration ?

— Oh ! « préféré »… Je n’ai pas eu le choix. Dites, vous ne devinez pas où nous allons ?

— Pas du tout. Je vous ai attendu ; je vous ai suivi ; et je ne vous ai rien demandé…

Elle sourit et toucha la fleur d’argent.

— Pas même ce bibelot…

— Ne parlons pas de ça… Vous connaissez la vallée de la Bièvre ?

Mirame ne répondit pas tout de suite… Elle dit enfin :

— Il paraît que c’est très beau.

— Très beau.

Bourg-la-Reine. Le silence tomba entre eux. Il l’examinait. Elle était vêtue comme la veille. Ses cheveux ondes se gonflaient également sur ses tempes ; la ligne des sourcils était mince, droite et brune, et, quand Mirame baissait les yeux, ses paupières semblaient transparentes, veinées et bombées comme des pétales de rose.

Il la trouva désirable et il sentit qu’elle le considérait sans déplaisir. La barbe bien taillée, les cheveux poudrés de gris, rajeuni par un chapeau de paille tout neuf et un gilet blanc, il avait perdu son air provincial.

— Dites, reprit-il d’une voix tentatrice, vous avez lu les journaux ?… Il y a un crime, un crime superbe !… Un monsieur du grand monde qui a tué une dame, aussi du grand monde, sa maîtresse.

— Elle le trompait ? s’écria Mirame, les mains tendues vers le journal.

— Elle le trompait ! Alors…

Il fit le geste d’étrangler quelqu’un. Mirame dit sérieusement :

— Comme il l’aimait !

Et, saisissant le journal, elle disparut derrière un mur de papier imprimé.

— Hé là !… pliez la feuille… Que je vous voie, au moins !

Elle s’accota dans l’angle du compartiment.

« Voilà qui m’épargne des frais de conversation, pensa M. Chalouette. Elle a de quoi lire jusqu’à Palaiseau. »

Il alluma une cigarette. Son regard, sa rêverie allaient de la femme au paysage, du présent au passé…

… Un soir d’août, naguère, ils étaient partis, seuls, libres par hasard, et tout surpris de cette liberté périlleuse. Le peintre symboliste décorait un château, en Normandie, et c’était la première fois que la nuit ne séparerait pas les amants.

Ils se tenaient en face l’un de l’autre, dans le wagon, les mains unies, si avides de se voir qu’ils oubliaient de s’embrasser, — et la pensée de cette nuit, de cette première nuit, se mêlait à toutes leurs pensées, donnait à toutes leurs paroles un sens double, un sens secret de promesse amoureuse.

Cléri avait une jupe bleue, un corsage blanc, un grand chapeau de paille et d’absurdes petits souliers. Elle avait une voilette épaisse, — ô prudence ! — une voilette à ramages qui la signalait à la curiosité publique.

Elle avait un sac, un manteau, comme pour un vrai voyage. Et n’était-ce pas leur voyage de noces qu’ils allaient faire, loin, si loin, à cent lieues de Paris et du monde, dans la solitude enchantée de l’amour ?…

Ils étaient descendus à Bièvres. Ils avaient erré par les routes bordées de platanes, par les chemins bordés de haies, dans la vallée sinueuse. Des bois moutonnaient sur les collines. Et Cléri, qui n’avait jamais franchi les limites de la Seine et Oise, disait gravement :

— C’est tout à fait le Jura… ou les Vosges… en moins haut…

Ils marchaient les bras à la taille, sans honte. Ils laissaient du bonheur autour d’eux, et les gens qui les rencontraient souriaient à leur sourire.

Cléri arrachait de la clématite aux vieux murs. Elle couronnait son chapeau avec la molle guirlande aux petites étoiles blanc verdâtre, qui sentait l’amande amère, et elle criait :

— André !… André !… Regarde donc !… C’est de la clématite !

Il tâtait dans la poche de son gilet, un papier plié qui était le manuscrit d’un poème, et il pensait quelquefois que ce poème était très beau…

    Chère âme, si tu veux, sous le doux ciel d’automne,
    Le doux ciel gris et bleu, clément à nos amours…

L’« automne » était là, non pas sans rime, mais sans raison, parce que ça faisait bien. André Chalouette aimait l’automne. Il le mettait partout.

« Ce soir, pensait-il, je lirai ces vers à Cléri, sur l’oreiller… »

Cette idée, qu’il n’osait formuler en paroles, lui brûlait le sang… Cependant, Cléri était lasse. Elle se pendait au bras de son amant. Elle disait : « Porte-moi ! Oh ! je suis lourde !… » Et lui, fier de sa force jeune, la soulevait comme une gamine… Enfin, une carriole de blanchisseur, qui suivait la même route, les accueillait… Comme ils avaient ri de l’étrange équipage, secoués, jetés l’un sur l’autre, à chaque cahot !

Et, le soir venu, ils avaient dîné sous la tonnelle d’une auberge, aux lueurs d’une lanterne tricolore accrochée parmi la vigne vierge… Les trains qui passaient tout près ébranlaient la terre…

… Leur chambre était si petite que le lit la remplissait toute, et le lit n’était pas grand. Les mains de Cléri gardaient l’amère odeur de la clématite sauvage. Elle murmurait : « Lis, mon amour, j’écoute… J’écoute si bien comme ça !… » Et lui, enfermant dans son bras replié le corps souple de sa jeune maîtresse, il lisait les vers écrits pour elle, avec un petit tremblement dans la voix…

— … Dites, monsieur, qu’est-ce que vous croyez qu’on lui fera ?…

— À qui ?

— Au vicomte !…

M. Chalouette n’y était plus… Ah ! oui, le crime !…

— J’espère bien qu’on l’enverra au bagne.

— Hein ?

Il vit l’indignation dans les yeux de Mirame.

— Vous êtes très indulgente pour les crimes passionnels ?

Il avait parlé comme un bourgeois sensé. Cela diminuait son prestige.

— C’est pas pour dire, mais il y a quelquefois plus d’amour à tuer une femme qu’à la plaquer… On en voit, des hommes qui crient : « Ne me quitte pas ! Si tu me quittes, je te tue… » Et puis, c’est eux qui s’en vont.

— Le massacre me répugne.

— Il n’y a pas que le massacre de répugnant !

— Mirame, vous êtes romanesque : vous lisez des feuilletons.

— Que voulez-vous que je lise ?

« En effet, pensa-t-il, on ne peut pas lui demander de lire Herbert Spencer… Elle admire ce vicomte, et elle songe à l’amant qui l’a « plaquée », au lieu de l’étrangler, le misérable !… »

Mirame soupirait :

— L’amour ! Ça finit toujours par un départ.

On dit qu’on s’attendra… on le croit… et puis…

Ses prunelles sombres s’attristèrent.

— Faut jamais quitter ce qu’on aime !… Faut jamais le laisser partir.

— Il y a des circonstances…

— Il y a des gens qui aiment bravement et des gens qui aiment lâchement. Voilà tout !

M. Chalouette haussa les épaules.

— Ma chère enfant, il n’y a pas que l’amour dans la vie…

Les paroles de Mirame l’agaçaient un peu… Il ne s’avouait pas qu’il avait pu être, — comme tant d’autres, — prudent, veule et lâche devant l’amour.

Le train dépassait Verrières. On voyait des champs, des meules, des coteaux boisés. Le soleil chauffait à travers les nuages quand parut la gare de Bièvres.

C’était une des grâces de Mirame : elle s’accommodait de tout. Contente d’aller en voiture, elle était ravie d’aller à pied. Elle aimait toutes les cuisines et dormait dans tous les lits, — ce qui ne veut pas dire dans les lits de tous. — Elle parlait avec plaisir et ne souffrait pas de se taire. Elle n’avait pas de malaises, pas de caprices, pas de manies, — pas même d’habitudes.

Ses amis prétendaient qu’elle devait cette sagesse à son heureux caractère. Ils ne soupçonnaient pas que cette résignation aimable était faite d’indifférence, et que cette indifférence était venue après trois ou quatre gros chagrins et mille petites déceptions.

Mirame n’abondait pas en confidences. Elle laissait à son amant, à ses camarades, le loisir de se plaindre et de se raconter eux-mêmes. Ils la quittaient, charmés, sans rien savoir d’elle ; et elle, qui savait d’eux tout, ou presque tout, accroissait ainsi son expérience. M. Chalouette lui plaisait par ses manières douces, son regard bleu. Elle le croyait très instruit, haut placé dans le monde, sinon riche. Et, d’ailleurs, ce n’était pas pour l’argent qu’elle l’avait suivi. Ce n’était pas non plus pour les charmes de sa personne. Il lui inspirait de la sympathie, de l’amitié ; quelque chose de plus et de moins qu’un « béguin »… Résignée d’avance à « tout », elle évitait de penser à la part de ce tout qui n’était pas le plaisir de la promenade et de la conversation…

… Ils montèrent, de la gare à la ville, par un chemin assez roide. Là, ce n’était plus la campagne, c’était la province : des maisons à deux étages, à volets verts ; des boutiques entrebâillées, des portes à judas, des fenêtres basses aux rideaux empesés… Une place avec de très beaux arbres en quinconces, où s’essoufflait la trompette d’un charlatan devant une douzaine de mioches et de vieilles. Et sur toutes ces choses la torpeur de l’été, l’odeur du géranium, le reflet blanc d’un ciel d’orage…

— La côte est dure ! dit M. Chalouette. Il me semblait pourtant…

Il se souvenait de l’avoir gravie en chantant, cette côte, et même, à mi-chemin, par gageure, il avait porté Cléri quelque cinquante pas.

— Et puis, je meurs de soif. Il y a là une auberge où la bière n’est pas mauvaise… Vous avez soif ?

— Si vous buvez, je boirai.

Ils entrèrent dans la salle de l’auberge, et, devant les portraits du tsar et de M. Loubet, on leur servit de la bière en canette.

— Pas fraîche, dit M. Chalouette. Détestable, n’est-ce pas ?

Mirame protesta, par politesse.

— Si… si… détestable !

Dehors, son humeur se radoucit. Il dit, d’un ton caressant :

— Le pavé ne vaut rien… Vous avez des souliers trop minces… Appuyez-vous sur moi.

Il lui prit le bras, la soutint. Bientôt, ils dépassèrent les quinconces, suivirent une allée ombragée de marronniers. Les maisons s’espacèrent. L’allée tourna, formant corniche sur le flanc de la colline.

— Oh ! dit Mirame, quel panorama !… Regardez !…

Ils s’arrêtèrent.

La vallée, resserrée à leurs pieds, enfermait dans sa verdure frémissante les toits d’Igny et de Vauboyen. On apercevait l’église de Jouy-en-Josas, avec son clocher pointu flanqué de clochetons minuscules. Des saules argentés cachaient la rivière. Un flocon de fumée blanchissait au loin, sur un viaduc. Mais ces détails du tableau ne retenaient pas le regard… On ne voyait que la ligne des bois sur le ciel, une longue, longue, noble ligne qui ondulait à peine et se perdait, à droite et à gauche, dans l’azur indéfini des fonds ; on ne voyait que la masse des bois sur le coteau, cette houle puissante et sombre, d’un vert intense dans la brume bleue. Tout le paysage était bleu et vert, comme une tapisserie flamande. Pas un souffle, pas un chant, pas un cri.

M. Chalouette, tenant Mirame enlacée, murmura :

  — Chère âme, si tu veux, sous le doux ciel d’automne.
  Le doux ciel gris et bleu, clément à nos amours.
  Oubliant, oubliés, ne regardant personne
  Et ne pensant à rien…

Il chercha.

  Et ne pensant à rien…

— C’est des vers, ça ! dit Mirame.

— Oui, des vers que j’ai faits, il y a longtemps… Mais, c’est drôle !… je ne me souviens plus…

  Et ne pensant à rien…

» J’y suis !

        …qu’à nos bonheurs trop courts.
Ma bouche à ton oreille et ma main dans la tienne…

» C’est bigrement mauvais !

  Partons ! Nous saluerons une dernière fois,
  Le village ignoré qui rêve entre les bois…

Il attira la jeune femme plus près de lui, comme s’il eût cherché l’inspiration — ou le souvenir — dans le parfum de ses cheveux et la tiédeur de sa nuque.

  — Nous y retrouverons l’auberge hospitalière,
  Le jardin, la tonnelle et ses arceaux tremblants
  Sous les folles amours de la vigne et du lierre…

» Je ne sais plus…

  Faisons ce rêve, à deux, d’un amour romantique :
On sent là tant d’anciens amours, d’anciens amants !…
Soyons « mil huit cent trente », et vivons des romans !

« Venez, Mirame !… C’est un péché que d’ânonner de mauvais vers devant un si beau paysage… Pourtant, ils avaient un autre son, ces vers, autrefois !

Il souriait nerveusement, avec une envie de pleurer.

— Venez, petite ! La vraie poésie du paysage, c’est vous, votre jeunesse, votre grâce et ce reflet du passé qui est sur vous.

Elle comprit peut-être, et, gentiment, elle embrassa M. Chalouette :

— Comme vous savez dire des choses !… Ça fait plaisir… Et puis, je vous assure, ils ne sont pas si mal que ça, vos vers, pas si mal !…

Sur la route de Vauboyen, il essaya de secouer la tristesse envahissante et d’amuser Mirame par des anecdotes. Il lui raconta que cette vallée avait abrité les amours de Victor Hugo et de Juliette Drouet.

— Il y a, dans les Rayons et les Ombres, un très beau poème qui s’appelle la Tristesse d’Olympio, et qui a été inspiré par cette vallée de la Bièvre.

Mirame n’avait point lu la Tristesse d’Olympio et elle ignorait Juliette Drouet. Naguère, l’école laïque avait proposé à son culte un Victor Hugo, poète et grand-père, modèle des vertus républicaines et des vertus familiales, personnage quasi mythique dont elle avait vu l’enterrement et l’apothéose, un jour de mai 1885… Elle était bien sûre qu’il n’avait pas eu de maîtresses et que « tout ça, c’était des racontars ».

— Mais pourquoi ?

— Pensez donc !… Victor Hugo !

C’était bon pour les poètes de la Plume, de faire la noce ! Cette histoire de maîtresse scandalisait Mirame, affreusement. Elle rappela le sujet de sa composition, au certificat d’études : « Dites ce que vous savez de Victor Hugo… » Eh bien ! s’il avait eu des maîtresses, on l’aurait su, et l’on n’aurait pas obligé les petits enfants des écoles à raconter sa vie.

— Vous blaguez !

Il se récria. Mais elle trouvait la plaisanterie médiocre, et elle pensa que M. Chalouette — poète aussi — était jaloux.

Il respecta ses illusions. Diverti par cet incident, il essaya d’être gai après avoir été presque tendre. Mais sa gaieté, à chaque minute, s’accrochait à des souvenirs, comme une gaze flottante à des ronciers, et il la sentait s’en aller par lambeaux le long de la route…

— Je vous préviens, dit-il comme ils approchaient de Jouy-en-Josas, c’est une auberge toute simple.

Elle répondit :

— Je sais… je sais…

Depuis un moment, elle semblait soucieuse.

— Vous êtes fatiguée ?

— Oh ! non…

Insensiblement, ils s’étaient séparés, lui, marchant au milieu du chemin, elle, contre la haie qui lui offrait des mûres noires. Parfois elle tirait un rameau, l’arrachait, d’un effort, en nommant la plante : chèvrefeuille, aubépine, églantier…

M. Chalouette l’écoutait parler ainsi pour elle-même.

« Elle est née à la campagne, pensait-il, elle connaît les fleurs par leurs noms jolis et vulgaires ».

Il demanda :

— Est-ce que vous voyez de la clématite ?

— Mais, fit-elle étonnée, vous ne savez donc pas que la clématite a passé fleur ?

— C’est vrai. J’aurais dû le savoir… La clématite a passé fleur…

Le crépuscule, tiède et gris, humide de la pluie prochaine, effaçait les nuances et les contours quand ils arrivèrent à Jouy.

Dès le premier coup d’œil, M. Chalouette reconnut l’auberge, près de la gare, l’auvent du toit, les fenêtres voilées de glycine, et les grands arbres obscurs.

Il reconnut l’hôtesse qui se précipita vers lui, — si vieille, si empâtée ! — Il reconnut une jeune fille, qui était une petite fille autrefois.

— Monsieur et madame dîneront-ils dans la salle ?

— Non, dehors.

— Tout de suite ?

— Tout de suite… Puis vous nous donnerez une chambre… celle-ci… la fenêtre du coin, qui a un si beau rideau de verdure.

— Monsieur connaît la maison !…

Il ne répondit pas. La cour était déserte, désert le jardin. Naguère deux couples dînaient là : — un jeune, gai, bruyant ; un autre, vieux ménage, effaré, silencieux… Qu’étaient-ils devenus, ces gens ?… Les amants ? Brouillés !… Les vieux ? Morts !… Et lui-même, André Chalouette ? Et Cléri ?…

« J’ai eu tort de venir ici… Je me croyais plus fort, plus détaché… Que vais-je faire de cette pauvre fille ?… Lui dire que je veux rentrer à Paris, que je fais contre bonne fortune mauvais cœur ?… Elle sera humiliée ; elle s’imaginera que je la méprise… Bah ! elle est jolie… Et je tâcherai de ne pas trop penser à l’autre.

Il oubliait qu’il était venu exprès pour y penser, à l’autre !…

Ils dînèrent. Le tronc d’un acacia traversait la table en bois mal équarri. Les branches incurvées, couvertes d’épaisse vigne vierge, formaient la tonnelle, qui était ronde, comme un nid renversé. La petite flamme d’une bougie éclairait la voûte verte. Des insectes éblouis voletaient, — et M. Chalouette revoyait la lanterne tricolore, pendue à ces mêmes branches, et le reflet bariolé sur le corsage de Cléri…

Quel triste diner !… Les trains passaient avec un sifflement lugubre, comme pour dire : « Allez-vous-en !… » M. Chalouette, les nerfs exacerbés, avait une sorte de peur physique de cette nuit qui venait.

Car ce n’était plus la nuit parisienne, si fiévreuse de vie et qui n’est jamais tout à fait muette, tout à fait noire. C’était la nuit profonde comme la mort, qui éteint les lueurs, les regards, les cerveaux, et couche des millions d’êtres, à la même heure, dans une attitude de vaincus.

Il la sentait venir, cette nuit ; il sentait le linceul des ténèbres sur ses épaules, et l’horreur de la solitude le rejeta vers la femme. Il l’aima d’être vivante, et proche, et docile à son baiser…

— Je vais voir s’il ne manque rien, là-haut, si ce n’est pas trop misérable… Et puis je viendrai vous chercher… Mirame !… voulez-vous ?

Elle fit un signe de tête, et demeura les coudes sur la table, le front dans les mains.

Une servante, portant la bougie, conduisit M. Chalouette à travers les escaliers et les couloirs.

— Voilà la chambre !

— Bien. Laissez-moi…

Elle posa le bougeoir sur la table à toilette et sortit.

Rien n’était changé… Le même papier jaunâtre à rosaces, couvrant les murs, la même carpette élimée sur le plancher, et le lit de noyer sans rideaux, et la fenêtre où le jour naissant se teinterait du vert des glycines. Mais le papier déchiré pendait, par endroits ; la carpette n’avait plus de couleur ; le lit branlait ; le plafond bas oppressait comme une menace ; les cloisons trop minces révélaient les secrets des voisins… Une chambre d’amour, cela !…

Pourtant Chalouette et Cléri avaient vu en beau toutes ces choses ; ils avaient poétisé cette misère et cette laideur ; ils en avaient tiré des éléments de joie. Leur jeune passion s’était accrue dans cette délicate épreuve d’une intimité inconfortable, et ils avaient tout sauvé par leur gaieté !

Pourquoi donc l’idée de cette intimité, avec Mirame, — un modèle ! — gênait-elle horriblement M. Chalouette ? La médiocrité du lieu lui faisait honte et le désir cédait au respect humain.

« Ah ! si je l’aimais, tout ça me serait bien égal ! Je ne verrais qu’elle, rien qu’elle ! »

Assis sur sa chaise de paille, il goûta longtemps sa tristesse. Il s’enivra de ce vin amer.

Des images surgirent…

Et l’obsession fut si impérieuse qu’il sentit le frisson sur sa peau, l’afflux du sang à son front, un choc au creux de la poitrine. Il balbutia :

— Cléri !… Cléri !… mon amour !

Il comprenait, en cet instant, combien il avait aimé cette femme, et qu’il l’avait aimée seule, et que dans son cœur, rempli par des affections sages et sûres, une place resterait vide à jamais.

Cléri ! Elle avait été le miracle de sa vie médiocre ! Elle l’avait tiré des banalités coutumières, haussé jusqu’aux mondes merveilleux de la poésie et de la passion. Elle lui avait donné l’émoi unique.

Elle l’avait aimé de tout son corps voluptueux, de tout son cœur tendre et dévoué, de tout son charmant esprit fantaisiste. Et lui, lâche et stupide, il l’avait laissée partir…

Comme elle sanglotait, la veille du départ !… Quelle prière muette dans ses yeux ! « Garde-moi, puisque tu m’aimes, puisque je t’aime !… » Mais il avait craint le scandale, la pauvreté à deux… Il avait dit : « Nous nous séparons seulement : nous ne nous quittons pas. »

Et sans rupture, sans adieu, il l’avait perdue… L’absence prolongée, les lettres plus rares, le silence, l’oubli… Et voilà qu’il avait trente ans, qu’il se résignait à devenir sérieux. Il acceptait un poste en province, et le gentil mariage préparé par la famille. Dix ans coulaient. Il lisait les livres des autres ; il péchait la truite dans la Vienne ; il blâmait les crimes passionnels ; il était heureux…

Et Cléri ?… Morte, peut-être… Ou bien consolée, heureuse avec un autre… Elle était de ces femmes qui sont des prédestinées de l’amour… Elle avait oublié le faible, l’indécis Chalouette…

Elle était jeune encore, et séduisante… Mais dans dix ans, dans vingt ans même, M. Chalouette la reverrait jeune toujours, — puisqu’elle était sa jeunesse.


Mirame n’avait pas bougé. Elle ne tourna pas la tête quand M. Chalouette s’assit près d’elle.

— Mirame, dit-il, écoutez…

Elle frémit de tous ses membres et pressa ses mains, plus strictement, sur son front. Il vit que ses doigts luisaient, humides.

— Vous pleurez ? Qu’avez-vous ?

Elle se taisait.

— Êtes-vous malade ?… Vous ai-je fait de la peine ?

— Oh ! non, monsieur. Vous êtes si bon !

— Alors ?… Parlez, je vous en prie.

— C’est que… vous êtes si gentil, si gentil !… Je ne voudrais pas vous fâcher, vous offenser…

— Mais quoi ? qu’y-a-t-il ?

Elle répéta, désespérément :

— Vous serez fâché ! Vous serez fâché !…

— Mirame, c’est à présent que vous me faites du chagrin.

Tout bas, très vite, elle dit :

— Je n’aurais pas dû venir ici, voilà !…

— Comment ?

— Je n’aurais pas dû… Emmenez-moi ! Je veux bien aller avec vous, où vous voudrez… mais pas ici… pas ici !…

Il devina sa pensée :

— Mirame, vous étiez déjà venue dans cette auberge ?

— Oui… avec… avec Nanteuil !

— Nanteuil ?

— Mon premier amant… J’étais si heureuse, dans ce temps-là !

Ses larmes redoublèrent.

M. Chalouette sépara les mains crispées, découvrit le visage convulsé qui ne ressemblait plus à celui de l’autre.

— Vous l’aimiez bien ?

— Ah !

— Il vous a aimée ?

— Je ne sais pas.

— Vous l’aimez encore !

Elle cessa de pleurer. Une larme avait marqué sa joue d’une trace brillante. Elle essuyait ses cils, du bout de ses doigts.

— Je ne sais plus… Quand vous m’avez parlé de Bièvres, je ne savais pas que nous irions à Jouy. Quand nous sommes arrivés à Jouy, je n’ai osé rien dire… Mais d’être ici, dans cette auberge, ça m’étouffait.

— Calmez-vous, dit M. Chalouette.

Il éprouvait un malaise, une honte, à découvrir chez une fille du quartier latin, chez un modèle, ce scrupule délicat, cette pudeur devant le passé… Et le dilettantisme sentimental lui semblait bien misérable et bien grossier, auprès d’un sentiment simple.

Il est des pèlerinages qu’on fait à deux, — qu’on refait seul… Olympio eût-il ramené dans « l’heureuse vallée » une seconde Juliette ?

M. Chalouette reprit :

— Nous allons partir, et nous nous dirons adieu, à la gare, en amis… Et nous garderons un bon souvenir, l’un de l’autre, et de la soirée d’hier, et de cette journée, qui s’achève si mélancoliquement…

Elle l’observait à son tour, consolée et curieuse.

— Moi non plus, dit-il encore, je n’aurais pas dû venir ici !…

— Je comprends, murmura-t-elle.

La flamme de la bougie se coucha sous le vent. Quelques gouttes de pluie tombèrent. Mirame et M. Chalouette regardaient dans la nuit, sans parler…

Paris 1904.


ROBERT MARIE


À Caroline de Broutelles.

La blancheur, le froid léger qui annoncent l’aube, émeuvent le sommeil de l’adolescent…

Courbaturé par l’insomnie, l’angoisse, les larmes, Robert ne s’éveille pas tout à fait et tourne seulement la tête, fuyant le jour triste qui vient. Son bras replié protège ses yeux, froisse les boucles sombres et rebellées de ses tempes… Et, dans sa conscience engourdie, il y a un vague sentiment de choses insolites, pénibles, à demi oubliées depuis la veille… La face enfouie dans l’oreiller, il se rendort…

Six heures tintent à la cathédrale de Beaugency : la cloche d’un couvent répond ; puis, au rez-de-chaussée, le coucou de l’étude interrompt ses pulsations lentes et sonne, d’un timbre sourd et prolongé… Des pas trotte-menu descendent l’escalier… La servante, levée la première, va tirer les verrous de la porte, et ceux de la grille, au bout du jardin… maître Lebon — le tuteur de Robert — et madame Isabelle Lebon reposent encore.

Au bout de la chambre étroite, les rideaux de mousseline deviennent un rectangle pâlissant, et voici que les meubles surgissent des ténèbres… Robert ouvre les yeux, bat des cils, et regarde, effaré, cette chambre de son enfance, les roses vertes du mur, les panoplies de cannes à pêche et de filets à papillons, les deux portraits qui font deux taches indistinctes dans leurs cadres où luit un reflet… Ses vêtements de lycéen gisent, en désordre, sur une chaise… Il ne sait plus très bien pourquoi il est revenu chez son tuteur… Comme sa tête est lourde et brûlante !… Un tic tac — trop proche ! — retentit douloureusement dans son cerveau : il étend la main puis saisit sa montre, sur la table de nuit, et touche un panier demeuré là… Une dépêche !…

Robert tressaille, sous l’agression brutale du souvenir :

Pars immédiatement. Parrain mort. Madame Cheverny arrive demain.

LEBON.

Ces quelques mots frappent la mémoire de Robert, et mille pensées fulgurantes jaillissent.

Son visage, puéril dans le sommeil, semble virilisé tout à coup, par la volonté qui l’anime, — volonté qui ne connaît pas encore sa force et ses limites, mais qui s’est longuement, secrètement préparée pour toutes les résistances et tous les assauts. La ligne du nez charnu et sensuel, l’arc des sourcils proéminents, les coins de la bouche qu’embellirait le sourire, deviennent plus nets et plus durs. Et, sous le voile penché des cils, les yeux verdâtres s’assombrissent.

Robert Marie a dix-sept ans.

Les jeunes gens de son âge vivent dans le présent et regardent l’avenir. Robert a vécu tourné vers le passé, et cette attitude morale lui a fait une âme singulière, un peu déviée, non point sournoise, mais secrète.

Jusqu’à treize ans, il a été un petit garçon robuste et joyeux, chéri par son tuteur, — maître Lebon, — qu’il appelle tendrement « oncle Bon », — par madame Isabelle Lebon, — « tante Belle », — par monsieur et madame Cheverny, ses parrain et marraine, qui représentent ses parents morts…

À l’arrière-plan de sa mémoire persistent pourtant des images confuses, dans une pâleur de limbes… C’est une bastide blanche, parmi des arbres qui sentent fort et ne donnent presque pas d’ombre… une femme, — sa nourrice, — coiffée d’un foulard rouge… un puits sous un grand figuier, parmi les bourraches bleues…

Dans ce temps-là, — plus lointain que l’aube du monde, — il n’y avait point d’oncle Bon ni de tante Belle, mais les Cheverny existaient.

Robert les revoyait chez sa nourrice, assis dans la cuisine fraîche et, une autre fois, debout contre la barrière du jardin… Madame Cheverny pleurait… Sa voilette relevée barrait son front… Les figues mûres s’écrasaient dans l’herbe, autour d’elle…

Souvenirs épars, comme des gravures déchirées d’un livre…

Puis, sans aucune transition, c’était Beaugency, la maison notariale, la chambre à roses vertes… Et les années d’enfance se suivaient, toutes pareilles.

L’oncle Bon, la tante Belle, remplissaient l’univers, effaçaient ou reculaient les images de la vie antérieure. Pourtant, à longs intervalles, les Cheverny reparaissaient. Ils apportaient des jouets et des friandises et Robert les aimait bien, tant qu’ils étaient là, mais il les oubliait très vite. Au premier jour de l’an, madame Lebon lui dictait une lettre sentimentale, qu’il écrivait sans la comprendre, sur du papier à filet d’or, timbré d’une fleur ou d’une hirondelle.

Plus tard, les Cheverny réclamèrent des lettres plus fréquentes, et surtout plus simples… Ils disaient à Robert :

— Raconte-nous n’importe quoi, tout bonnement, comme si tu parlais…

Le gamin n’avait rien à leur dire. Son affection pour eux était forcément conventionnelle, et madame Cheverny s’en plaignait quelquefois, un peu jalouse des Lebon.

Un jour, elle était assise dans le salon du notaire, seule avec l’enfant, qu’elle tenait sur ses genoux. C’était en juin. Elle avait une robe de mousseline et un chapeau de paille rude où tremblaient de petits bouquets rouges et noirs, — grappes de groseilles et de cassis. — Ses cheveux châtains, qui avaient dû être blonds, naguère, frisaient et se doraient, quand elle tournait la tête et que le rayon vaporeux, glissant entre les volets mi-clos, l’effleurait.

Les iris larges de ses yeux, dans l’ombre, prenaient aussi une couleur d’or. Des bagues brillaient à ses doigts… Elle avait l’air d’une grande petite fille, et elle était pourtant quelque chose de lointain, de supérieur, de mystérieux, — une espèce de reine… L’enfant, qui l’avait vue tant de fois, découvrait en elle un charme que les autres dames et même la tante chérie ne possédaient point… un charme qu’on respirait sur elle, comme le parfum de sa robe, comme le parfum de sa peau… Et, parce qu’elle avait ce charme, que les hommes subissent et que pressentent même les tout petits garçons, Robert éprouva une émotion tendre, adorante, craintive.

— Pourquoi me fais-tu ces yeux-là ? dit-elle. Tu me trouves laide ?

— Oh ! non !…

— Jolie, alors ?

— La plus jolie…

— Plus jolie que tante Belle ?

Il rougit, n’osant déprécier la tante au profit de la marraine… Madame Cheverny devina le scrupule naïf de son cœur.

— Tante Belle est jolie aussi… autrement. Il faut l’aimer… Et il faut m’aimer aussi, si tu peux… Moi, je t’aime… Je te donnerai ma photographie, pour que tu n’oublies plus ma figure… Et tu la regarderas en pensant à moi… et à ta pauvre maman… Elle me ressemblait un peu… Et toi, mon trésor, tu ressembles…

— À qui, marraine ?

— À un petit garçon que j’ai perdu… C’est pour ça que… Oh ! non !… parlons d’autre chose. C’est trop triste, mon chéri… Ça me fait pleurer…

— Si tante Belle veut…, dit l’enfant, dont le visage brûlait de rougeur ardente.

— Quoi ?

— Je serai votre petit garçon, moitié à vous, moitié à tante Belle. J’irai un jour ici, et puis un jour chez vous…

— Plus tard… quand tu seras grand, répondit la marraine avec une voix toute changée, comme si elle allait pleurer…

… Dès ce jour, Robert fut conquis. Il avait senti la chaleur du sein de la femme, le prestige physique de l’être caressant, gracieux et doux… Tante Belle, qui avait cinquante ans, des robes noires, une figure de vieille demoiselle mariée trop tard, ne fut pas moins aimée qu’auparavant. Mais son amour était le pain quotidien et nécessaire… L’amour de la marraine, c’était un fruit parfumé…

Comme M. Cheverny, malgré sa bonté, restait plus loin du cœur de Robert ! L’enfant le trouvait vieux, parce qu’il avait quelques mèches grises sur les tempes, quelques fils argentés dans sa fine moustache militaire. Vraiment, on eût dit un officier en civil… Le notaire racontait que son ami Cheverny était un artiste, un architecte célèbre ; qu’il avait habité Rome dans sa jeunesse, et qu’il avait construit beaucoup de maisons, de gares, de casernes, de palais. Parce qu’il portait une rosette rouge à la boutonnière de son veston, Robert le croyait très puissant et riche…

Robert ne souffrait pas d’être orphelin. Il ne pensait jamais à son père et à sa mère.

Cependant, vers la douzième année, sa curiosité s’éveilla. Il interrogea, tour à tour, les quatre personnes qui composaient sa famille artificielle, et toutes quatre lui répondirent à peu près dans les mêmes termes :

« Tes parents sont morts. Prie pour eux, ce qui est la meilleure façon de penser à eux, et suis leur volonté, en aimant ceux qui les remplacent auprès de toi. Quand tu seras majeur, l’oncle Bon t’expliquera ce qu’ils ont fait pour toi, et te remettra la petite fortune qu’ils t’ont laissée. Tu sauras toute leur histoire, qui est très triste… Mais ne t’en préoccupe pas maintenant. S’ils le savaient, dans l’autre monde, ils en auraient de la peine… »

« Ne t’en préoccupe pas ! » C’était si vite dit… Robert n’était pas d’un caractère à se résigner facilement. Il fit encore des tentatives infructueuses. Son tuteur le gronda. Madame Cheverny lui fit des reproches… Alors il feignit l’indifférence.

Mais, dès ce moment, sa vie intérieure fut changée.

Cet enfant qui paraissait docile avait une imagination effrénée, une énergie sourde, et la faculté, si rare à cet âge, du silence et du secret. Les mystères qu’on lui faisait de son origine l’étonnèrent d’abord, puis l’irritèrent comme une offense à son droit. Triste ou pas triste, l’histoire de son père et de sa mère lui appartenait, et les Lebon, et les Cheverny, en se taisant, lui volaient quelque chose. L’idée de la peine qu’éprouveraient ses parents « dans l’autre monde » ne l’arrêta pas une minute. Son éducation n’avait pas été assez religieuse pour qu’il prît cette idée au sérieux… Autant le menacer de Croquemitaine !…

Il commença d’écouter, d’observer, de comparer tels faits, telles réflexions auxquels son tuteur n’attachait pas d’importance. Et voici qu’une inquiétude l’effleura :

« Je ne suis donc pas comme les autres ?… »

« Les autres », c’étaient les orphelins qu’il rencontrait à l’école, ou chez les amis de madame Lebon. Ceux-là connaissaient l’histoire de leur père et de leur mère ; ils en conservaient des reliques ; ils priaient, le soir, devant des portraits… Tous avaient des tuteurs, mais ils avaient un débris de famille, — aïeule, tante, cousins, — des êtres de leur race et de leur nom…

Qu’étaient monsieur et madame Marie ?… Et la famille Marie était-elle détruite, ou dispersée ?… Pas même un pauvre arrière-cousin. Et l’oncle Bon n’était pas un oncle « pour de vrai »… Cela devait être rare d’être orphelin à ce point-là !

Pourquoi les Cheverny, les Lebon, n’avaient-ils gardé aucun bibelot, aucun portrait des défunts ?… Pourquoi n’en parlaient-ils jamais ? Seule, la marraine avait dit, une fois : « Ta mère me ressemblait… » Étaient-elles sœurs, ou parentes ?

Peut-être les vivants, qui aimaient Robert, étaient-ils jaloux des morts que Robert eût aimés ?… Ou bien ces morts étaient-ils de ceux qu’on rougit d’avouer pour siens, qu’on renie ?…

L’enfant orgueilleux se cabrait : « Non ! » Il ne pouvait être fils de voleurs ou de forçats… Il repoussait en tremblant le soupçon sacrilège, il demandait pardon aux morts inconnus…

Et peu à peu, à force d’y songer, le Père, la Mère, qui étaient des mots, hier, — pas même des noms, — devenaient des êtres ranimés et recréés par l’imagination de leur fils… Robert leur prêtait des visages, des vêtements, un son de voix, des affections même et des désirs… Ces spectres rôdaient autour de sa vie, et jalousement il les gardait pour lui tout seul… La nuit, il les appelait, et, qu’il jouât ou étudiât, il les sentait proches…

Il eut treize ans, quatorze ans. Il fut le gamin dégingandé, aux bras trop longs, aux gestes gauches, qui se passionne pour la bicyclette et le foot-ball, lit les journaux de sport, et rêve de posséder une automobile. L’effervescence physique apaisa l’inquiétude de l’esprit. Robert crût en force et en beauté, comme ces jeunes peupliers des rives de Loire qui ont leurs racines dans le sol fécond et leurs têtes dans la lumière.

Vers cette époque, il entra au lycée de Blois. Madame Lebon obtint du proviseur l’autorisation de le recevoir à Beaugency tous les dimanches. L’internat, ainsi mitigé, ne distendrait pas trop les liens de famille. Mais Robert ressentit un peu de chagrin et de rancune, parce que sa marraine négligea toujours de l’aller voir au lycée. Il l’aimait avec la même faveur inavouée, la même admiration câline ; elle était, à ses yeux, la plus jolie, la plus élégante, la plus délicate des femmes… Cependant le prestige de M. Cheverny augmentait. Robert touchait à l’âge où l’on rêve de conquérir le monde, et le savoir, la force, l’influence, les nobles vertus viriles qu’il attribuait à son parrain lui semblaient un très bel exemple… Madame Lebon, témoin de cet enthousiasme, ne le décourageait pas.

Aux secondes grandes vacances, Robert avait seize ans. L’été torride rendait les sports plus pénibles. Il prit le goût de la lecture, et dévora, en deux mois, toute la bibliothèque de son tuteur, Chateaubriand, Sand, Balzac, Musset, et quelques volumes dépareillés de Maupassant et de France.

Les livres enflammèrent son imagination, émurent sa sensibilité, et les notions déformées et incomplètes qu’il avait reçues, au hasard de conversations entre camarades, se précisèrent. Il apprit, ou devina, la plus haute poésie de l’amour et ses plus basses réalités. Ce fut un trouble profond, violent, et qui n’était pas toujours sans douceur… Mais ces lumières diverses et douteuses jetèrent un reflet sur la vie même. Robert comprit les histoires que racontent à demi-mot les grandes personnes, les scandales qui éclatent, de temps à autre, dans les petites villes bavardes et hypocrites. Il sut que la bonne des voisins était enceinte par le fait du « patron » sexagénaire, que la pharmacienne s’était fait avorter, que la femme du premier clerc avait suivi un amant…

Ces révélations ne salissaient pas l’idée romantique et naïve qu’il s’était composée de l’amour, — l’amour sublime et fatal, qui fait pleurer la Muse de Musset, qui joint les mains de madame de Mortsauf et du jeune Vandenesse… Mais Robert devinait que ni la pharmacienne, ni la servante, ni la femme du premier clerc n’avaient connu cet amour-là.

Et une crainte nouvelle pénétra l’âme ombrageuse de l’adolescent. Ses parents !… ses parents dont il ne devait pas parler !… Si les histoires qu’on lit dans les romans sont imaginées à plaisir, celles qu’on lit dans les journaux sont véritables… L’adultère, le viol, l’inceste, sont des crimes quotidiens et féconds !

L’obsession reparut, terrible… Robert lutta contre elle, près d’un an. Parfois, il faisait le sceptique et le bravache ; il se disait : « Après tout, je m’en fiche ! Je n’ai rien fait de mal, moi… » Puis, il se sentait cruellement solidaire de cet homme et de cette femme qui l’avaient créé, dont le sang brûlait ses veines, dont les passions fermentaient peut-être en son âme.

Puis, à mesure qu’il découvrait les traditions et les harmonies sociales, quelle sensation bizarre d’être seul, sans attaches dans le passé, à côté des groupes familiaux. Une vague malédiction pesait sur lui, comme sur le sauvage qui a perdu les ossements de ses ancêtres et ne peut plus les honorer…

Il songeait :

« Il n’y a pas de famille Marie… Robert Marie, ce n’est pas un vrai nom, c’est le nom que mes parrain et marraine m’ont fabriqué, en accolant leurs prénoms, quand ils déclarèrent ma naissance, parce que tout enfant nouveau-né doit avoir un état civil… Ce mystère-là, du moins, est facile à pénétrer… Je sais que des enfants trouvés, ou non reconnus, portent des noms plus bizarres, que la fantaisie d’un commissaire de police ou d’un employé de mairie leur impose… « Robert Marie », cela n’est point déplaisant : ce nom est le symbole de la parenté volontaire qu’acceptèrent les Cheverny en m’acceptant… Leur bonté, leur sollicitude ne sont pas allées jusqu’à l’adoption… Ils m’aimaient bien, à cause des… des autres… mes vrais parents, mais ils étaient jeunes ; ils avaient perdu un fils ; ils pouvaient en avoir un second… Ma chétive personne ne devait pas encombrer leur vie…

« Je suis donc un enfant illégitime, un bâtard. Ce n’est plus une honte, aujourd’hui… Les livres le disent… Chaque homme vaut par lui-même, et non par ses ancêtres… Je suis bâtard, soit, et m’en consolerais fort bien, puisque les secours et les affections ne m’ont pas manqué et qu’à tout prendre je n’ai pas été malheureux. Mes parents ont assuré mon éducation, et, même ils m’ont laissé une petite fortune… Mais pourquoi me cacherait-on la vérité, avec tant de soin, s’il n’y avait pas, dans toute cette aventure, quelque abominable complication, quelque histoire de viol… de crime ?… »

Et il pensait en frémissant à sa mère dont madame Cheverny avait dit un jour : « Elle me ressemblait un peu… »

« Et moi, se disait-il, est-ce que je lui ressemble ? Mes camarades prétendent que j’ai des yeux de femme… à cause des cils… Ces yeux bleu vert, ombragés, très féminins, ce sont peut-être les yeux de ma mère… »

Et il pensait encore :

« M’a-t-elle connu, m’a-t-elle aimé ?… Elle est morte tout de suite après ma naissance. Était-elle heureuse ou malheureuse, quand elle m’attendait ?… Malheureuse, sans doute… Oui, trompée, abandonnée… Il y a des femmes qui meurent de l’abandon… »

Une colère généreuse gonflait son cœur. Il invoquait la morte :

« Oh !… si c’était vrai !… Si c’était là le grand secret, la « triste histoire » qu’on me cache !… Il fallait vivre, malgré tout ! Je t’aurais chérie, moi, je t’aurais vengée ! Nous nous serions bien aimés tous deux, ma pauvre maman… »

Son imagination, lancée sur cette piste, ne s’arrêtait plus. Il voyait, il vivait mille drames… et il pleurait d’horreur et de pitié.

Un soir de septembre, il était avec son parrain et sa marraine, sur le pont de Beaugency. Tous trois revenaient d’une promenade, et les Cheverny allaient repartir.

L’eau d’argent sous le ciel d’argent reflétait les îles sablonneuses avec leurs peupliers blanchâtres et la ville aux toits étages que dominent le petit clocheton de la cathédrale et le carré massif de la tour romaine.

L’automne était si précoce que des triangles d’oiseaux migrateurs filaient déjà vers le sud. Leurs cris, tombant de si haut, accroissaient la grise mélancolie du paysage et de l’heure. Madame Cheverny, appuyée au parapet, suivait le vol inégal des bergeronnettes qui nichent dans les roseaux et les saules, contre les arches du port. M. Cheverny s’était éloigné de quelques pas, avec Robert.

Et, brusquement, comme un soldat fonce sur l’ennemi, le jeune homme avait parlé :

— Mon parrain, je suis très malheureux. J’ai un poids sur le cœur, une idée fixe dans la cervelle. Je ne dors plus. Je ne pourrai plus travailler… Il faut que ce supplice prenne fin… car il dure depuis des années et des années… Oh ! j’ai bien caché mon angoisse, allez ! Personne n’a rien su… Mais je suis à bout…

— Que veux-tu dire ?

— Je veux… je veux savoir qui je suis, d’où je viens, et ce qu’étaient mes parents… Je le veux, vous entendez, et je suis capable de tout faire, pour le savoir… d’espionner… de fracturer un secrétaire… de rompre un cachet… de commettre une action déshonorante dont j’aurai honte, après, toute ma vie… J’en suis là…

Le beau visage de M. Cheverny s’était durci — de souffrance et de colère, sans doute :

— Tu es trop jeune…

— Je ne suis pas trop jeune. J’aurai dix-huit ans dans quelques jours. Regardez-moi donc… Vous ne sentez pas que j’ai une volonté d’homme ? Je peux tout entendre, allez… Quoi qu’ils aient fait, ça ne sera pas plus atroce que ce que j’ai imaginé parfois…

— Robert !…

— Et puis, quoi ?… Je n’ai pas envie de juger et de condamner mes parents… mais j’ai le droit de les connaître… Mon tuteur m’a dit qu’il ne devait pas parler… Alors, c’est à vous… vous qui les remplacez… vous qui m’aimez… Ah ! comme vous m’aimeriez mal, si vous refusiez encore !…

M. Cheverny, bouleversé, prit le bras de Robert :

— Tu as raison… Tu sauras… Mais pas ici… pas maintenant… Il faut ménager ta marraine… Je préfère te parler seul à seul…

— Où ?… quand ?

M. Cheverny réfléchissait. D’un geste coutumier, il roulait sa moustache entre ses doigts, et Robert voyait trembler sa main.

— Écoute, dit-il enfin, d’un ton résolu, je me rendrai libre pour les vacances de la Toussaint, et j’irai te chercher au lycée. Nous ferons ensemble un court voyage, et, tête à tête, tu verras comme il nous sera plus facile de nous comprendre… Nous avons… par la force des choses… vécu trop séparés, et, pour que je te fasse certaines… confidences… pour que je te donne certaines… explications… il faut que j’aie ta confiance entière, que je te sente cœur à cœur avec moi, mon petit Robert.

Le jeune homme eut un élan de reconnaissance.

— Oh ! parrain, n’en doutez pas !

— Tu me connais si peu !… dit tristement M. Cheverny…

— Vous êtes mon plus ancien souvenir, répliqua Robert doucement. Quand je me rappelle ma nourrice, la maison près de la forêt, je vous revois, vous et votre femme, et je comprends bien que vous avez veillé sur moi, de loin, avec une bonté sage, infatigable. J’aime tendrement mon oncle et ma tante, je les ai aimés plus que vous, et c’était tout naturel, autrefois, — mais qui me les a donnés, qui m’a donné à eux ?… Vous… Quel est le lien unique, entre les morts et moi ?… Vous… Et tout à l’heure, quand j’ai dû ouvrir mon cœur, crier mon angoisse et ma peine, vers qui suis-je allé ?… Vers vous… N’est-ce pas une preuve de confiance ?… J’aurais pu m’adresser à mon tuteur !… Et mon instinct, ma raison m’ont dit que vous seul étiez maître de me satisfaire, que le secret de mon passé et de mon avenir était entre vos mains…

Il parlait bas, sans gestes, très pâle, avec une véhémence persuasive.

— Marchons ! fit M. Cheverny. Ta marraine pourrait s’inquiéter.

— Vous êtes surpris ? dit Robert. Vous me trouviez distant, fermé… Je n’étais que très fier et très timide. Je souffrais en dedans…

— Hélas ! je l’ai senti, mon pauvre enfant… j’ai deviné ce reploiement de ton âme, et combien de fois j’aurais voulu t’interroger !… Mais nous étions si loin l’un de l’autre !… Mes visites étaient si rares !… Et je n’étais pas d’accord avec ta marraine sur l’opportunité d’une explication…

— Pourquoi ?… Elle m’aime…

— Eh oui !… elle t’aime… Et elle a peur de te troubler…

— C’est le doute qui trouble, parrain. Je crois que la vérité est toujours saine, pour une âme saine… J’étouffe dans l’équivoque où l’on m’a fait vivre… J’en ai horreur…

M. Cheverny soupira :

— Oui… tu as une âme saine… la vie ne t’a pas forcé aux compromissions… Et tu seras un juge sévère pour ceux qui craignirent la vérité… avec les désastres qui la suivent…

— Je vous répète que je ne jugerai pas mes parents, dit Robert.

Madame Cheverny se rapprochait. Tous deux la regardèrent venir, frêle et petite. Le vent froid qui souffle, dès le soleil couché, agitait son voile, son boa de fourrure fauve, sa jupe de drap. Elle avait peine à marcher.

Le ciel d’argent devenait un ciel d’étain, et le fleuve obscurci miroitait encore entre ses îles. La cité, la tour, les charmilles du Mail, formaient avec le coteau une seule masse grise, compacte, aux crénelures sombres sur l’horizon. Pas un feu aux fenêtres. Pas un bruit. En bas, sur la berge caillouteuse, un vieil homme, barbu comme le Temps, jetait du sable dans un crible, avec un geste de fossoyeur…

« Il y a cinq semaines !… gémit Robert en lui-même. Je me rappelle les moindres détails de cette scène, les moindres mots de mon parrain… Je le revois, un peu las tout à coup, et vieilli, la main posée sur mon épaule… Pourquoi me suis-je senti plus seul et plus triste après ?… Il me semblait que les choses avaient un air méchant… Ah ! mon Dieu ! ce retour au lycée, cette attente !… Quelles heures j’ai vécues là-bas ! Et maintenant, c’est fini : mon parrain est mort, sans m’avoir revu, sans m’avoir parlé… »

Un flot de larmes monte à ses yeux. Mais, malgré lui, l’inquiétude personnelle, l’égoïste regret dominent son deuil.

Il se demande :

« Comment saurai-je, maintenant ? »

Le secret de sa vie appartient à trois personnes : l’oncle Bon, la tante Belle et madame Cheverny. Les deux premières ont le devoir de se taire, mais l’autre a le devoir de parler. La veuve hérite des droits, des charges, des responsabilités qu’assumait le couple. Ne serait-elle pas obligée, en conscience, de payer une dette consentie par le mari mort ?… De même, elle doit accomplir la promesse qu’il a faite.

Mais Robert pressent qu’elle aura de la répugnance à dévoiler, devant lui, presque enfant la faute maternelle… Bien plus que M. Cheverny elle redoutait toute allusion, tout éclaircissement involontaire, et, si elle avait parlé, un jour, d’une ressemblance, ç’avait été par surprise, et, depuis, elle en avait du regret.

Elle allait venir, douloureuse et brisée, réclamant des consolations, de tendres paroles des larmes mêlées à ses larmes. Elle allait venir pour parler de lui, et de lui seul, pour mesurer, avec un plaisir amer, le vide qu’il laissait dans le cœur des autres… Ces fleurs funèbres des regrets qu’elle voulait cueillir autour d’elle, elle en ferait hommage au mort.

Elle se dirait :

« Comme on l’aimait !… Et moi, je l’aimais mille fois davantage…»

Alors, au moment même de la détente et du soulagement, quand, appuyée sur l’épaule de Robert, elle sentirait que l’enfant, devenu homme, l’entourait de tendresse protectrice, il profiterait de cette faiblesse pour imposer son angoisse, à lui, sa douleur, à lui, sa plainte et sa requête importune ?

Ne serait-ce pas bien cruel ? M. Cheverny eût redouté cette épreuve ; il l’eût blâmée… Sa femme était si nerveuse et si frêle ! Il l’aimait si passionnément ! Qu’elle eût mal, qu’elle pleurât, c’était, pour lui, le pire chagrin.

Il craignait le vent frais du soir pour sa gorge délicate, les cailloux des chemins pour ses jolis pieds, les menues contrariétés pour son caractère instable de femme, toujours indignée ou ravie, et qui passait du rire aux pleurs.

Elle aussi chérissait ce compagnon de son existence, ce grand ami, cet époux-amant. Jamais Robert ne les avait vus l’un sans l’autre. Dès que M. Cheverny s’écartait, sa femme le cherchait des yeux. Si elle parlait de lui, sa voix avait des nuances singulières, douces, et un peu hésitantes, qui révélaient l’émotion amoureuse, comme chez les récentes mariées.

Certes l’oncle Bon et tante Belle, les ménages bourgeois qu’ils recevaient, pratiquaient les vertus conjugales et domestiques. Ils s’aimaient bien… Mais Robert sentait que leur affection réciproque et fidèle n’était pas l’amour. Et lorsqu’il rêvait au mystérieux et magnifique amour qui élit un homme et une femme dans la foule humaine, et les attire invinciblement l’un vers l’autre, malgré tout, à travers tout, au-dessus du bien et du mal, Robert évoquait M. Cheverny et la femme toujours appuyée à son bras, toujours aimée, toujours amoureuse, et qu’il ne voyait pas vieillir.

Sept heures.

Robert se leva. L’eau glacée de la douche fouetta son sang et calma sa fièvre. À peine vêtu, il descendit, but un bol de lait et s’en alla au jardin.

Le matin, humide et bleu, naissait de la nuit pluvieuse. Entre la maison de brique à coins de pierre, à long toit d’ardoise, et la grille basse ornée de panonceaux, le jardin automnal disposait ses rectangles de fleurs pourpres. Au bout, c’étaient les charmilles roussies et trouées du Mail. Les allées, sablées en sable de Loire, étaient molles, imprégnées d’eau. L’odeur de la Toussaint montait des buis et des chrysanthèmes.

Entre les volets d’une fenêtre au premier étage, parut tout à coup la tête franche et fine, au crâne rose, aux blancs favoris, de M. Lebon.

— Robert !… Déjà levé !… Moi, je n’ai guère dormi, et tante Belle non plus… Veux-tu que nous sortions ensemble ?

— Oui, mon oncle.

Le notaire descendit.

— Voilà, fit-il, en boutonnant son pardessus, nous avons passé une triste soirée, mon pauvre enfant, et la journée qui commence nous réserve d’autres émotions… Alors, il faut marcher, respirer, calmer nos nerfs. Viens, mon petit !

Comme il ouvrait la grille, le facteur parut. M. Lebon prit le courrier, le regarda et le mit dans sa poche.

— Il n’y a rien pour moi ?… demanda Robert.

— Pour toi ?… Non… Tu attendais une lettre ?

— Pas précisément. Mais… ma marraine aurait pu m’écrire…

— Puisqu’elle vient !…

Robert hocha la tête.

— Tout de même…

— Quoi ?

— C’est singulier…

— Qu’est-ce qui est singulier ?

— Tout… On aurait pu m’aviser directement… Je serais allé à Paris, pour les obsèques… J’y serais allé avec vous… et même tout seul… Je ne suis pas un gosse.

M. Lebon ne répondit pas.

— Et puis… on aurait pu vous donner des détails sur cette mort si rapide… Vous ne savez rien, ou presque rien !… J’admets que ma pauvre marraine ait perdu la tête… mais n’avait-elle personne auprès d’elle ?… pas une parente ?… pas une amie ?…

— Ne t’excite pas ! dit le notaire d’un ton ferme et doux. L’attitude de madame Cheverny ne m’a point surpris ni blessé… Abstiens-toi de commentaires, et ne sois pas plus susceptible que moi. Ta marraine est très malheureuse. Au lieu de tant penser à toi, pense à elle.

Robert accepta le reproche et la leçon.

— Dites, oncle Bon, fit-il, après un silence, qu’est-ce qu’elle va devenir ?

— Madame Cheverny ?

— Oui… Je ne connais rien de ses affaires, de sa situation matérielle… Mon parrain était riche, je crois ?… Elle pourra vivre sans embarras d’argent ?…

— Oh ! ce n’est pas sa situation matérielle qui sera changée, répondit M. Lebon.

Ils marchaient côte à côte, sous les charmilles du Mail. Le soleil, doux et dédoré, filtra les déchirures des nuages, et toucha les rameaux crucifiés des tilleuls dans l’épaisseur des frondaisons. La lumière et l’ombre jouèrent sur les troncs rugueux, sur le sol verdi où persistaient des flaques brillantes.

Déserte à cette heure matinale, la noble avenue allongeait ses quatre murs de feuillage fauve dont la perspective se rétrécissait jusqu’à l’ogive azurée et vaporeuse qui était un lointain paysage de plaine, de fleuve et de ciel.

Il y avait, sur la droite, une échappée entre les maisons, puis le grand mur du cimetière de Beaugency. Robert apercevait le haut des chapelles, les croix de pierre, les fuseaux sombres des cyprès. Une vieille femme en deuil, serrée dans son châle, son crêpe fripé découvrant un visage de momie, tourna l’angle de la ruelle qui conduit à la grande porte. M. Lebon et Robert la saluèrent…

Le notaire expliqua :

— C’est la veuve Ricot, tu sais bien… Son mari est mort l’hiver dernier, et, depuis, chaque matin, après la messe, elle va faire le ménage de son mort, laver la tombe, soigner les fleurs, astiquer la grille… Ça la distrait… et ça la console…

— Je ne vois pas ma pauvre marraine se distrayant et se consolant ainsi !… Quand j’irai à Paris, je l’accompagnerai au cimetière… Mais, à propos, mon oncle, j’aurais voulu porter le deuil… Qu’en pensez-vous ?… Par égard pour madame Cheverny…

— Va ! la couleur des habits n’a pas d’importance, répondit M. Lebon. Madame Cheverny ne remarquera même pas ton costume…

— C’est que… cela m’attriste tant de paraître ce que je suis… un étranger !… Elle est en deuil, elle… ne serait-elle pas touchée de me voir en deuil, moi aussi ?…

— Madame Cheverny sera plus touchée par tes sentiments que par les marques extérieures du deuil… À ce propos, Robert, je te supplie de mesurer tes paroles, de ne faire aucune allusion à… aux autres chagrins qu’elle a eus… C’est un devoir de conscience…

— Je vous comprends.

Ils descendaient les rampes du Mail vers le fleuve, puis ils suivirent un chemin de halage qui doublait la berge. Le ciel s’éclairait au loin, sur l’immense Sologne plate, d’un vert vif et marécageux.

Robert songeait…

Maintenant, Robert est seul dans le salon. Il attend, la gorge serrée, les mains tremblantes, les jambes molles… Ses yeux ne quittent pas la pendule de marbre où un Socrate en bronze boit la ciguë. Un rayon frileux touche les franges des rideaux compliqués, les rosaces rougeâtres du tapis. Le jeune homme va de la fenêtre à la cheminée, de la cheminée au canapé de velours grenat. Il s’assied, se lève, marche, et, par moments, s’arrête, debout, le regard perdu, l’âme absente.

Madame Cheverny est arrivée.

Entre l’oncle Bon et la tante Belle qui ont voulu l’accueillir, seuls, à la gare, et la ramener, elle refait le chemin qu’elle faisait avec son mari naguère. Robert la voit, en esprit, telle qu’elle sera, tout à l’heure, dans le cadre de la porte ouverte : une ombre noire, rétrécie, rapetissée, disparue dans le grand châle et sous le grand voile des veuves… Elle approche… Dans cinq minutes, elle sera là… dans trois minutes… Oh !… la grille a grincé… Des pas dans le jardin… des voix…

C’est tante Belle qui entre d’abord :

— Venez, Marie… Il vous attend…

Elle, c’est elle !… si différente de l’image qu’il s’était faite !… Pas de châle, pas de crêpes noirs… La robe du dernier voyage, la toque de taffetas plissé… Mais elle relève sa longue voilette aux dessins brouillés, — et Robert voit le deuil sur son visage…

Elle est méconnaissable, vieillie de vingt ans, les joues cireuses tirées vers le menton, les yeux cernés de violet, deux rides verticales aux coins de la bouche. Elle ressemble à ces malades dont on dit : « Ils ont vu la mort de près… », qui restent figés de stupeur, comme en attente…

Elle s’est arrêtée, la bouche entr’ouverte, les mains tendues… Robert s’avance. Alors elle tombe sur sa poitrine, l’étreint farouchement, sans un mot, et il sent le frisson affreux de ce pauvre corps, la joue humide et fiévreuse contre sa joue.

Parler ?… Il ne peut pas… Pleurer… Il ne peut pas… Une plainte sourde monte, une espèce de râle, plus déchirant que les sanglots, et l’adolescent s’émeut de compassion, de respect, d’horreur sacrée… Il voit, face à face, la douleur des douleurs, celle qu’on ne décrit pas, celle qu’on n’imagine pas, celle qui dépasse toutes les consolations, celle qui crie, éternellement, à travers les temps, à travers le monde, par les millions de voix de l’humanité…

Et voici qu’à soutenir le corps épuisé de la veuve, à baiser sa joue moite et ses cheveux gris, Robert tressaille de tendresse désespérée… Sa marraine, sa bonne fée, son cher idéal enfantin, il la tient donc, toute à lui, et c’est elle qui a besoin de lui, c’est elle qui réclame de lui l’affection consolante et protectrice !… Les « autres » — s’il en est — ne lui suffisent donc pas, puisqu’elle est venue souffrir et pleurer loin d’eux ? On ne pleure bien qu’auprès des êtres qu’on aime… Cette douleur qu’elle apporte, qu’elle étale, sans retenue et sans honte, aucune joie ne serait plus précieuse à partager.

Tante Belle s’est retirée. La pendule bat, dans le silence. Robert entraîne madame Cheverny sur le canapé de velours grenat. Et pendant qu’elle pleure, doucement, il parle d’une voix qui tremble :

— Marraine ! marraine chérie !… pleurez !… pleurez !… Je souffre avec vous… Je l’aimais bien… Vous ne savez pas combien je l’aimais, et à lui non plus, je n’osais pas le dire… Quel affreux malheur pour nous, marraine !… Hier, quand j’ai appris… cette chose… d’abord, je suis resté stupide, assommé… Maintenant encore, je ne peux pas croire… Oh ! marraine, ne sentez-vous pas que je suis digne de vous comprendre, que mon cœur est tout près, tout près de votre cœur ?… J’ai tant de reconnaissance, d’affection pour vous !… Je voudrais vous rendre tout le bien que vous m’avez fait, être votre ami, votre grand fils… Oh ! ne sanglotez pas ainsi, ma pauvre marraine ! ça me déchire le cœur… je vous en supplie…

— Robert ! mon cher petit !…

— Dites… sa fin a été douce ?… Il n’a pas su qu’il mourait, n’est-ce pas ?… Il n’a rien dit ?… Vous étiez près de lui, seule ?

Elle cache sa figure entre ses mains.

— Tais-toi !… tu ne sais pas… Oh !… comment ne suis-je pas morte ?

— Pourquoi ne m’avez-vous pas averti, tout de suite ? Est-ce que je n’aurais pas dû vous aider, vous réconforter, dans ces horribles moments ?… Et puis… je l’aurais revu…

— Non.

— Pourquoi, marraine ?

— Non, tu ne l’aurais pas vu… Et moi… moi… je ne l’ai pas vu… moi !…

Elle pousse un cri où il y a plus que de la douleur, une rage haineuse, féroce, presque animale… Robert pense qu’on a dû l’éloigner du lit funèbre, pour ménager sa raison et ses forces, et il ne s’étonne plus qu’elle l’ait oublié, lui, et les Lebon.

Soudain, elle le regarde avec des yeux secs et brillants, des yeux avides dont il sent le regard, comme un contact matériel, sur son visage.

— C’est vrai, Robert, tu l’aimais ? Tu le regrettes ?… Ce n’est pas mon immense douleur qui t’attendrit ?… Tu ne l’oublieras pas ?… Je pourrai te parler de lui, toujours, toujours, sans que ça t’importune ?… Oh ! que tu le pleures, toi, que tu l’aies aimé, toi… toi, si jeune !… qui l’as si mal connu !… oh ! cela me console un peu, dans ma misère… Je n’aurais pas cru que ce fût possible !… Et pourtant, toi… toi… tu ne savais pas… tu n’avais que l’instinct du cœur… et les autres… là-bas… ils se consoleront vite…

— Les autres ?… Les gens de votre famille ?…

La veuve hausse les épaules… Une onde nerveuse passe sur son visage meurtri… Quel sentiment de rancune, de mépris, d’inimitié inavouable, se mêle, âcrement, à sa douleur ?… Le jeune homme n’ose l’interroger.

Comment, sans expérience, sans autorité, par le seul droit de la tendresse, toucher aux plaies de ce cœur féminin, de ce cœur mûr et meurtri ?… Il pressent un désastre intime que des circonstances ignorées, des influences étrangères, compliquent en l’aggravant — et la vie lui apparaît tout à coup si sombre et si dure à tous qu’il s’effraie… Sa jeune volonté fléchit… Tout est trop triste, trop laid, trop bête, trop injuste !… Le dégoût de vivre lui monte à l’âme.

— Robert, tu pleures ?… Je t’ai fait de la peine, mon petit, mon petit Robert ?… Oh ! mon Dieu !…

Madame Cheverny s’oublie elle-même, devant ces larmes. Elle devine le trouble de son filleul. Qu’a-t-il ?… Au nom du ciel, qu’il parle, mais qu’il ne pleure pas !…

— Dis, mon enfant, qu’as-tu ?… Je te supplie, à mon tour… vois… vois… je redeviens calme… je t’écoute… moi… ta marraine… Regarde-moi, mon cher enfant… Je veux, tu entends… je veux !…

Il cède… Son âme est trop pesante pour sa jeunesse, trop gonflée et chargée de secrets, d’angoisses, de soupçons. Il se laisse glisser sur le tapis, comme autrefois ; il met, comme autrefois, ses bras, son front sur les genoux de sa marraine. Et, comme autrefois, — quand elle était jeune et aimée, quand il était petit et confiant, — elle se penche, caressant la tête brune…


… Et quand il a tout dit, elle reste muette, figée, ne respirant plus. Sa main, sur la tempe de Robert, devient toute froide.

— Marraine… (Il se redresse à demi, enlaçant la taille de la femme, cherchant ses yeux), Marraine, je ne vous demande rien… mais… puisqu’il m’avait promis… vous accomplirez sa volonté… et moi, je vous aimerais mille fois davantage… Je sais que je ravive quelque grand chagrin… Vous fûtes mêlés à… cette histoire… ma mère… vous tenait de près… Oh ! je devine…

— Qu’est-ce que tu devines ?

Elle pâlit… Comment peut-elle pâlir encore ?… On dirait qu’elle n’a plus de sang.

— Je ne veux pas juger mes parents ! s’écrie Robert, je veux les connaître… Ah ! je n’ai pas peur de la vérité, marraine ! j’ai trop souffert du doute !… Allez, ne me ménagez pas !… Je suis calme. Je suis fort. Je suis prêt à tout… Je n’aurai pas une parole amère, contre eux, pas même une pensée… Non ! ne secouez pas la tête !… Ne cherchez pas des phrases prudentes !… Nous avons pleuré ensemble, marraine chérie : notre deuil nous a rapprochés… Et c’est un moment unique, où vous pouvez tout dire, où je peux tout écouter… Et tenez… je sais… oui… des choses… parce que j’ai réfléchi, tout seul… je sais… que mes parents…

— Tes parents ?…

Elle lui serre le poignet, à lui faire mal…

— Ils… ils n’étaient pas mariés… n’est-ce pas ?… Et alors… ma mère…

— Ta…

— On l’a abandonnée… quand j’ai dû naître… et elle en est morte… C’est cela !… c’est bien cela !… Pourquoi ?… comment ?… Les détails, les circonstances, le drame, je l’ignore… mais je sais que ma mère a été la victime…

Madame Cheverny proteste violemment.

— Non !

— Mais…

— Non !… ne dis pas ça !… ce n’est pas vrai !… Ton père…

Il s’est redressé sur un genou ; il regarde la veuve, comme elle le regardait tout à l’heure, jusqu’au fond des yeux, jusqu’à l’âme.

— Ton père…

Elle répète ce mot, comme pour elle-même, et elle en garde, sur sa bouche flétrie, une sorte de tendre douceur, presque un sourire… le sourire pâle et fugitif d’une femme qui va pleurer… Mais elle ne pleure pas…

Robert contemple sur cette bouche la forme évanouie du mot sacré… Il lui semble qu’il s’est enveloppé de voiles innombrables qui se défont et qui tombent, un à un… qui tombent…

— Ton père… il n’était pas libre… et elle non plus… c’est-à-dire… elle était veuve, mais elle avait deux enfants… et lui était marié. Sa femme vit encore. Deux familles… des devoirs contraires… Ah ! tu sauras, plus tard, quel bagne peut être le mariage !… On voudrait s’évader… on ne peut pas… les chaînes sont rivées… si lourdes !… Le divorce même ne les romprait pas… Alors on est faible… on accepte des compromis… C’est la faute, cela, vois-tu, la vraie faute !… Mais la faute n’est pas dans l’amour… Je ne peux pas… je devrais peut-être !… mais je ne peux pas te dire que la faute est dans l’amour… Quand une femme rencontre un homme tel que ton père, et qu’elle en est aimée, eh bien ! elle a beau raisonner, lutter, se rattacher à ses enfants, elle ne peut pas s’empêcher d’aimer… Et quand un fils naît, de cet amour, elle ne peut pas regretter sa naissance… Souffrir… soit !… elle accepte… C’est la rançon… Elle paie cet immense bonheur d’aimer, que le monde déteste, condamne, insulte… parce qu’il l’envie… Elle est torturée dans ses autres tendresses, torturée dans son enfant qu’elle cache, comme une honte… Ah ! quel martyre !… Vivre pendant des mois, avec mille angoisses, sans soins… sans confidents… loin de ce qu’on aime… sous les yeux hostiles d’une famille qu’on a dû épouser en épousant l’autre… le mari… sous les yeux inquiets des enfants qui, d’instinct, sont jaloux… Être veuve, pourtant ! libre devant la loi !… et demeurer prisonnière, parce que l’homme qu’on adore est prisonnier, parce qu’il ne peut pas se libérer !… Et puis… quand le temps est venu, s’en aller, sous des prétextes vagues, à la recherche d’un asile, compter les jours… et, toute déchirée encore, partir, en laissant un malheureux être qu’on adore et qu’on doit renier…

— C’était moi ! dit Robert, c’était moi ! Oh ! je n’aurais pas dû naître ! J’ai été cause de trop de mal et de douleur !…

— Non ! reprend madame Cheverny, ta mère t’aimait… Elle n’a jamais pleuré ta naissance. Elle n’a pleuré que ton absence et ce demi-abandon… Et pourtant, elle… et lui… ils te chérissaient, Robert… ils ont essayé d’arranger ta vie… pour que tu sois aimé… par d’autres… Et ce ne fut pas leur moindre supplice !… S’ils ont été coupables envers toi… tu peux leur pardonner, va ! ils ont souffert…

Elle eut un sanglot :

— Ne pas t’élever, ne pas te caresser, ne pas t’instruire, ne pas jouir de ta gentillesse, de ta gaieté, de ton affection !… Ne pas être aimé de toi !… ne pas t’entendre dire : « Père… mère… ». Être loin… penser : « Que fait-il ? comment va-t-il ?… » Et, ensemble, dans les heures courtes et disputées de la solitude à deux, verser des larmes inutiles et dire : « Il saura, plus tard… Il nous jugera… »

Robert cria :

— Non !… non !… puisqu’ils m’ont aimé, puisqu’ils ont été malheureux !… Je les plains ! je les aime…

— Et puis les années s’en vont… avec la jeunesse… L’amour demeure ; l’obstacle aussi demeure… Et l’enfant grandit, là-bas… loin… Il s’étonne… il interroge… Que lui dire ?… La mère, surtout, s’effraie… Elle a peur de n’avoir pas mérité assez la tendresse du pauvre petit… Elle se rejette vers le compagnon de sa vie secrète, son unique ami, son unique amour… Elle le dispute à la famille, aux besognes professionnelles, aux corvées mondaines ; elle se dispute elle-même au fils, à la fille, qui sont mariés, aux petits-enfants qui naissent… Sa tâche, auprès d’eux, est finie… Elle leur a fait assez de sacrifices, vraiment !… Et elle voit venir l’âge sans crainte, parce que la grande flamme qui a éclairé sa vie brûle encore, plus haute, plus pure. Elle rêve… elle ose rêver à des temps presque heureux, dans une liberté enfin conquise ; elle voit l’enfant de son amour, près d’elle, près du père, dans une maison qui est leur maison… Et, un jour…

Elle ne peut achever… Un spasme secoue sa poitrine…

— Mort !… Il est mort !… Je ne l’ai pas revu ! On l’a emporté sans que je l’aie revu !… Sa femme, ses filles m’ont volé son dernier regard, son dernier soupir… M’a-t-il appelée pour que je meure avec lui ?… A-t-il eu un mot pour toi, un éclair de souvenir ? Je ne sais rien ; je ne saurai rien, jamais : la maison m’est fermée, à présent… Les autres triomphent… Elles ont ses vêtements, ses meubles, ses papiers… mon portrait, le tien, qu’il gardait toujours sur son cœur… Elles ont pris la bague que je lui avais donnée… Elles ont coupé ses cheveux… Et moi, moi, qu’il aima plus qu’elles, moi, son amie, sa compagne de vingt ans, sa vraie femme, je ne sais même pas ce que la mort a fait de lui, et quel était son visage dans le cercueil… Tout m’est odieux maintenant, Paris, ma maison…, mes enfants mêmes qui ne l’aimaient pas, qui ne peuvent pas le regretter, qui se réjouissent de sa mort… Je me suis sauvée : je me suis traînée ici… Je ferai n’importe quoi ! il arrivera n’importe quoi ! mais je ne m’en irai plus… Je ne te quitterai plus, ô mon petit ! parce que, parce que…

Elle a jeté l’aveu, dans un demi-délire… Le son de sa voix l’éveille tout à coup… Mais Robert l’a saisie. Il la tient. Il la gardera. Elle est à lui. Elle est tout son héritage.

Il veut parler. Il sanglote :

— Maman…

Paris 1907.


LE FANTÔME

M. de Cormières déclara :

— J’ai vu, de mes yeux, un fantôme…

Au bord de l’eau, sous les lampes, après le dîner en plein air, on parlait de spiritisme et de médiumnité, de télépathie et de magie noire.

Les gens sérieux citaient les noms de Crookes, de Rochas et de Flammarion. Les gens spirituels blaguaient… Les uns disaient :

— C’est très simple…

Et ils expliquaient tout par le magnétisme, le truquage ou l’hallucination collective. Leurs hypothèses brillaient un instant, comme une allumette enflammée raye la paroi d’un abîme, et, quand ils se taisaient, le mystère demeurait tel qu’auparavant. Les autres recommençaient leurs pauvres plaisanteries… Et, seul, M. de Cormières n’avait rien dit encore, quand le silence imprévu se fit tout à coup, sans raison, ou par la raison d’un vague malaise qui montait et s’insinuait dans la pensée de ces fantoches, assez vains pour expliquer tout ou nier tout.

Alors, M. de Cormières parla. Et ce furent des rires :

— Un fantôme ?… Vraiment ?… Vous êtes sûr ?… Celui de la ville d’Alger, le bonhomme au diadème de cuivre qui avait un rideau pour suaire et pour colonne vertébrale un manche à balai ?… Vous l’avez vu, touché ?… Que disait-il ?… Avait-il un sexe, ce fantôme ?… Oui, le Succube… le Vampire femelle… L’a-t-on exorcisé ?…

M. de Cormières, renversé dans un fauteuil de jonc, faisait des gestes de négation et de mépris, qu’on devinait au point de feu mouvant de sa cigarette.

— Non… non… C’est très sérieux… Vous avez tort de parler ainsi de ces choses, légèrement, imprudemment… Affirmer, nier, quel courage !… Je n’ose… je n’ose défier l’inconnu… Sait-on la puissance d’un mot, la répercussion d’une pensée ?… Tout n’est pas vain dans les formules et les gestes du prêtre, du sorcier, du magnétiseur. Il y a peut-être, entre le monde visible et le monde invisible, des correspondances, des espèces d’ondes radiantes, comme entre les deux postes du télégraphe sans fil… Mais ceci est une image, et non pas une explication… Dieu me garde d’expliquer… Je dirai seulement comme Hamlet : « Il y a plus de choses entre la terre et le ciel, Horatio, que n’en connaît votre philosophie. »

Les femmes s’écrièrent :

— Parlez !… Vite, parlez !…

Blanches, dans le crépuscule verdissant, leurs coudes écrasaient les roses pâlies de la nappe. Et toutes ensemble frissonnaient déjà, croyant sentir, entre leurs épaules remontées, sur leur dos gras et demi-nu, la froide main de la Peur voluptueuse.

Et M. de Cormières parla pour elles, pour elles seules. Car les femmes n’ont pas d’ironie devant le mystère. Elles sont crédules et respectueuses, parce qu’elles sont des êtres intuitifs, qui sentent au lieu de comprendre. Leurs sens, affinés peut-être par les misères physiologiques et les tares mêmes du sexe, perçoivent, comme les sens des bêtes, certains avertissements, certains contacts de l’Inconnu ; chacune détient en elle un peu de la puissance sibylline, et leurs corps, leurs âmes passives, sont des logis hantés où règnent des forces ennemies.

Des grenouilles coassaient au loin. L’odeur de la rivière affadissait la nuit trop douce, et la lune, tapie au ras des berges, entre les roseaux, était toute ronde et dorée comme un gros œil de rainette… Parfois, un long météore verdâtre filait au ciel, et tombait derrière l’horizon, en silence…

— J’avais un ami, dit M. de Cormières. Il se nommait Gérard Franckel… En prononçant son nom, je le revois : Un jeune homme blond, tout en nerfs, avec une jolie pâleur, une bouche fine et sérieuse, et des yeux qui n’avaient pas de nuance précise, qui paraissaient vides à force d’être clairs. Son âme était, comme ses yeux, transparente et sans fond, ne reflétant rien de la vie extérieure, ne révélant rien de la vie intérieure…

» Nous étions nés la même année, et dans la même région du Morvan. Mes parents habitaient la ville. Gérard et sa mère logeaient dans une vieille gentilhommière campagnarde, lézardée, moisie, pleine de chouettes et d’échos, compliquée de couloirs inutiles, d’escaliers qui ne menaient nulle part, de portes scellées dans le mur et qu’on n’avait pas ouvertes depuis quatre siècles. Il semblait qu’un seul coup de vent dût jeter bas cette bicoque. Elle durait pourtant, prise aux griffes velues d’un lierre noir, et portant de travers les deux chapeaux pointus de ses tourelles.

» Aux alentours, quelques prairies basses, une ferme et des forêts — des forêts compactes, bleuissantes, dont les remous nuancés couvraient les ondulations du sol, jusqu’à la plus haute vague montagneuse. Il y avait, dans ces forêts, une sorte de menhir, un rocher conique, debout sur sa pointe par miracle, masse énorme qui pouvait osciller un peu, sous un geste précis, et qu’on appelait la Pierre-qui-vire.

» Le nom du rocher était devenu, par extension, le nom du domaine et du petit castel de mon ami. Et c’était fort bien dit, car toutes les pierres viraient, dans cette triste bicoque.

» Ses classes terminées, fini le service militaire, Gérard ne quitta plus la maison. Il y mena la studieuse existence d’un moine bénédictin, et la rude existence d’un propriétaire campagnard, chassant, chevauchant, lisant beaucoup, ne fréquentant jamais personne et jouant du violon, le soir, pour se désennuyer. Il m’avoua, un jour, que les sciences occultes l’eussent attiré, s’il avait eu plus de loisirs, plus de fortune et plus de génie. Sur le moment, je ne pris point garde à cette confidence… Gérard était un original, misanthrope et sans doute égoïste ; mais ce n’était pas un exalté, encore moins un détraqué. La vie simple et réglée assurait en apparence le bon équilibre de son esprit et de ses nerfs. Il aimait la solitude, mais sa solitude était laborieuse. D’ailleurs, il n’était pas tout à fait seul. Sa mère, excellente et bornée, vieillissait près de lui, amusée de pratiques dévotes, entourée de chiens valétudinaires, de chats moribonds et de serviteurs cacochymes. Franckel la soignait sans fatigue et supportait sans dégoût la ménagerie vénérable et puante qui remplissait les corridors et le salon.

» Je quittai le pays ; je voyageai ; Franckel m’écrivit quelquefois ; puis ce fut le silence, l’oubli provisoire… Notre amitié d’enfance n’était pas morte ; mais, privée de cette nécessaire chaleur qu’est la présence réelle, elle s’était endormie, comme une marmotte, et elle hibernait…

» Je me rappelais pourtant, de loin en loin, la Pierre-qui-vire, le salon meublé d’acajou et tendu de soie verte à couronnes, les vieux chiens et les vieux chats sur le tapis, madame Franckel dans son fauteuil à têtes de sphinx, et mon ami Gérard, si blond, si pâle, si paisible, un livre à la main, un livre dans sa poche, un pupitre à musique près de lui. Un jour, ma tante Lepreux, d’Avallon, m’annonça le mariage de Gérard. Il épousait une jeune fille allemande, institutrice au château de Belleroche.

» Il l’avait connue, par hasard, comme elle herborisait dans les bois avec ses petits élèves. C’était une fille bien élevée, catholique pratiquante, et musicienne accomplie. Ma tante louait sa fraîcheur, ses yeux bleus, ses nattes cendrées, sa réserve craintive, son amour de la solitude et de la vie simple. Après les noces, le couple devait faire un voyage au pays de mademoiselle Hilda, et séjourner quelques semaines dans la Forêt-Noire. La mère Franckel ne serait pas un obstacle à ce beau projet, car elle s’était laissée mourir, l’hiver précédent, la pauvre bonne femme !

» J’écrivis à Gérard une lettre de félicitations ; il oublia de me répondre. Je pensai : « Il est heureux » et j’excusai sa négligence. Mais, dorénavant, par curiosité, je ne manquai plus de réclamer des nouvelles à ma tante d’Avallon. Je connus, par elle, fort peu de choses : le retour des mariés, leur volonté de solitude, puis, moins d’un an après le mariage, la mort de la jeune madame Franckel.

» J’écrivis à Gérard une lettre de condoléances qui resta, comme la première, sans réponse. Et le temps passa…

» Trois ans plus tard, j’étais secrétaire d’ambassade à Berne, et, regagnant mon poste, après un congé, la fantaisie me vint de flâner quelques jours dans la Forêt-Noire.

» C’était la transition de l’hiver au printemps, la saison bizarre, inégale, aux cent caprices quotidiens, l’enfantine saison qui commence dès le premier perce-neige de février et s’achève dès la première violette de mars. Les touristes n’offensaient pas encore le beau pays de neige éclatante et de sombres sapinières, où le peuple souterrain des gnomes garde le secret des sources et des trésors. C’était la vieille Allemagne légendaire, l’Allemagne des frères Grimm… Et je croyais y rencontrer, partout, le bûcheron présomptueux, le hardi petit tailleur, le juif crochu et barbu des contes…

» J’avais l’âme disposée à la rêverie, et tendre comme un Lied de Schumann, le soir où j’entrai dans cette petite ville délicieuse qu’on appelle Fribourg-en-Brisgau… Le soleil déclinant empourprait la cathédrale de grès rouge qui se dessinait, puissante et légère, sur le fond boisé du Schlossberg. Le ciel riait entre les rosaces ajourées de l’énorme flèche, et les toits verts des très anciennes maisons luisaient comme des joujoux en faïence. Des frises peintes — ornements et fleurs — décoraient les fenêtres, sous l’auvent de ces jolis toits, et ressemblaient à des bandes découpées dans une vieille toile de Perse.

» Flânant, songeant, j’errais par les rues proprettes où les « friseurs » alternent avec des confiseurs et des charcutiers. J’admirai la petite place du Tilleul, les fontaines charmantes, le Rathaus peint à fresques et orné de sirènes symboliques. Cependant l’éclat du ciel s’était assombri, et j’allais regagner mon hôtel, quand je passai, une seconde ou troisième fois, devant le porche de la cathédrale.

» Un autre voyageur s’était arrêté là. Il prenait congé du gros sacristain glabre qui lui avait fait visiter l’église, et je reconnus à son accent qu’il était Français. Lentement, il faisait le tour du porche, examinant les figures sculptées et les vierges sages et les vierges folles, l’Ève nue, les Vertus aux tempes larges, au sourire retroussé, dont les yeux expriment une malice équivoque ou une naïveté joyeuse. Parmi ces statuettes, sœurs des statues de Bâle ou de Strasbourg, le « Prince du monde » paraissait dans sa gloire, jeune, beau, voluptueux. Indifférent aux vipères secrètes qui lui rongeaient les reins sous son manteau, il offrait aux vierges tentées, à l’Ève séduite, la pomme de la science et de la volupté. Le voyageur français demeurait immobile devant cette image. Il se détourna, et mon nom : « Cormières ! » murmuré plutôt que prononcé, me fit tressaillir…

» Il me fallut quelques secondes pour reconnaître l’homme qui me pressait les mains et me parlait d’une voix brisée… Franckel ! C’était Franckel… Je le voyais mal, dans la pénombre, mais qu’il me parut changé, ravagé, vieilli par le deuil !…

» — Je ne suis pas surpris, me dit-il, comme je m’exclamais en bénissant le hasard. J’avais eu l’avertissement de ta présence… Oui… tout à l’heure… en regardant ces figures de pierre, je m’étais rappelé notre visite à Vézelay, et ton souvenir s’était imposé à moi avec une force extraordinaire… En me retournant, je t’ai vu…

» — C’est de la télépathie, dis-je en riant.

» Il répéta sans rire :

» — C’est de la télépathie.

» Enfin il s’excusa de son long silence.

» — J’ai été trop heureux d’abord… puis trop malheureux… Maintenant, je refais le voyage que je fis naguère avec Élisabeth… Il me semble que je poursuis sa chère ombre, dans ce pays qui fut le sien et que j’aimai.

» Il me parla d’Elle, sans déclamation, sans violence du geste et de la voix, avec une douleur sourde et contenue.

Elle n’avait pas souffert. Elle était morte d’un subit arrêt du cœur, par un doux soir de lune et de brise. Assise au piano, elle jouait une sonate de Mozart, tandis que Franckel, à la fenêtre, respirait l’odeur de la fenaison récente… Sa jeune vie s’était éteinte dans la vibration d’un arpège mineur. Ses doigts de morte avaient tenu la dernière note, longtemps, trop longtemps… au delà de la mesure écrite… Puis, le silence éternel…

» — Pourtant, dit Franckel, j’ai pu lui survivre… Un espoir m’a soutenu… une quasi-certitude… Mais non !… tu rirais… tu me démontrerais, logiquement, scientifiquement, l’inanité de ma chimère… tu penserais : « Il est fou… »

» — Prends garde, dis-je, en montrant la statue peinte, au sourire insolent. Celui-là aussi était un grand savant… C’est lui qui t’offre le fruit mortel de la science et qui te dit tout bas : « Vous serez semblable à Dieu… » Ne trouble pas la paix des morts, Franckel, ne regarde pas au delà de la vie… Crains le vertige…

» — Je te remercie de ton sermon, répliqua-t-il d’un ton railleur… Tu me prends pour un bon petit provincial, bien dévot, dont le chagrin a un peu tourné la tête… Sache que j’ai causé avec Claymore, ce matin…

» — Le médecin écossais ? l’émule de Grookes ? Il est ici ?

» — Nous logeons dans le même hôtel. Je l’ai vu, j’ai vu son médium, mademoiselle Sylvia, qu’il emmène au Congrès des Spirites de Rome. Tu hoches la tête, tu ris ?… C’est facile… Mais si tu voyais, de tes yeux…

» — Quoi ?

» — Ces phénomènes que tu nies parce que tu ne peux les expliquer ?

» — Claymore accepterait-il la présence d’un témoin sceptique ?

» — Il l’acceptera. C’est un honnête homme, incapable de supercherie…

» — Oh !

» — Viens ! je veux que tu viennes…

» Il m’entraîna. Je le suivis, avec pitié, avec répugnance, avec une dévorante curiosité. La nuit froide couvrait la ville, et la lune rouge et fumeuse s’écornait aux pignons dentelés.

» Le docteur Claymore était descendu à l’hôtel ***.

» — Attendons-le dans la salle à manger, dit Franckel. Il n’y a personne, ce soir, et, moyennant finances, j’ai obtenu la promesse d’une solitude parfaite… Regarde… C’est un décor imprévu…

» Je clignais les yeux, ébloui par la lumière vive et les grâces du rococo après l’ombre et l’austérité gothique… La grande salle à boiseries blanches, à colonnettes, ornée de bois dorés, de perles et de rais de cœur, brillait sous les cent bougies d’un lustre de cristal à pendeloques. Entre les tables, de petits orangers ronds, dans des caisses, rappelaient le goût de Versailles. Un clavecin marqueté, dans un angle, montrait de délicates peintures…

« — Ce n’est pas un décor pour les revenants dis-je à Franckel… Quel fantôme se hasarderait parmi ces vestiges du siècle philosophe ?… Peut-être le don Juan d’Hoffmann… ou la belle Antonia, ou la poupée de Coppélius…

» — Hé ! monsieur, ne vous hâtez pas de rire ! fit une voix tranquille, tout près de moi. J’ai vu, hier soir, à cette place où vous êtes, la dauphine Marie-Antoinette, blonde et poudrée, et maigrelette dans sa robe à grand panier en drap d’argent. Je vous la ferai voir, cette nuit encore, si elle daigne venir… Elle était une petite fille de quatorze ans, déjà fiancée et mariée par procuration, quand elle s’arrêta une journée à Fribourg, sur le chemin de France… Cette salle lui plaît… à cause du joli souvenir puéril… Mais quoi, monsieur Franckel, vous êtes jaloux ?… Je n’appellerai pas la dauphine cette nuit, je vous assure… Et puis, il faut compter avec l’humeur de Sylvia…

» — Docteur, dit Gérard, je vous présente monsieur de Cormières, un ami d’enfance… Le docteur Claymore, qui veut bien être mon hôte… Et mademoiselle Sylvia ?

» — Elle repose. Elle a besoin de forces…

» Nous nous assîmes. Je me demandais ce que je faisais à cette table, entre ces deux hommes dont un, au moins, était fou… Le docteur Claymore était un homme mûr, roux et gris, aux yeux perçants, à la voix douce. Son léger accent n’était pas désagréable. Il n’avait point la mine d’un « fumiste » ou d’un toqué… Et cependant !…

» La présence du docteur avait ranimé Franckel. Malgré les yeux pâles trop brillants, et les rides précoces des tempes, et la cendre argentée des cheveux, je reconnaissais le jeune homme d’autrefois, le singulier châtelain de la Pierre-qui-vire.

» Tout en buvant ce vin sec et pailleté qu’on appelle Liebfraumilch, nous causions… Claymore répétait ces histoires de télépathie et de matérialisation que Crookes et Flammarion ont répandues et que nous avons écoutées tout à l’heure… Sa conviction réelle ou simulée gagnait Franckel, et moi-même, un peu troublé par le cadre, le vin du Rhin, les propos bizarres de ces deux hallucinés, je subissais une secrète contagion mentale…

» Les bougies des lustres avaient diminué de moitié, la table était desservie, et, sur l’ordre du docteur, les gens s’étaient retirés, quand une femme parut. C’était mademoiselle Sylvia, médium professionnel, et spécialement attachée au docteur Claymore. Elle n’était plus très jeune, mais jolie, avec de grands yeux d’esclave, un sourire fatigué et les plus belles mains du monde. Sa robe noire, souple, molle, traînait comme la sombre écume d’un fleuve plutonien. Elle portait un bouquet d’asphodèles à sa ceinture.

» Ce costume symbolique me déplut ; mais la voix de la femme, son regard, le charme triste émané d’elle, m’enivrèrent tout à coup plus que le vin.

» — Êtes-vous prête, Sylvia ? dit Claymore.

» — Oui… Je suis prête. J’ai dormi un peu… répondit-elle en passant ses belles mains sur son front.

» Et elle ajouta :

» — La nuit dernière, l’Esprit me brisait…

» Franckel, blême, balbutiant, essaya de l’interroger, mais le docteur lui imposa silence.

» Il nous avertit que l’état médiumnique est terrible, parfois mortel et toujours plein de mystérieux dangers ; que le médium prête ses forces et sa substance même à l’âme errante qui peut alors accomplir le phénomène de la matérialisation.

» — Sylvia est presque épuisée, conclut-il. Nous devons la ménager…

» Elle souriait, en l’écoutant, telle une victime volontaire…

» Franckel avait ouvert le clavecin. Ses doigts effleuraient les touches jaunies. Un frisson de musique passa sur mes nerfs tendus, les fit crier comme des cordes de violon. Et le docteur, debout sur une table, éteignit l’une après l’autre toutes les bougies des lustres…

» Franckel était revenu s’asseoir près de moi.

» La salle était presque sombre. Par les stores mal clos, un faible rayon de lune glissait, touchait le clavecin, et traçait sur le parquet une route de vaporeuse lumière. L’atmosphère de ce lieu devenait plus lourde, presque orageuse, chargée de fluides inconnus, et, la sensation du surnaturel s’emparant peu à peu de ma conscience, de ma volonté, dominait tous les rappels de la raison, et me donnait cette horripilation physique que les enfants nerveux ressentent dans les ténèbres. J’avais envie de crier, de me lever, de fuir… Je me taisais, je ne bougeais pas…

» Au milieu de la salle, à dix pas de nous, mademoiselle Sylvia était assise. Sa robe se confondait avec la nuit. Nous la distinguions seulement à sa pâleur et à la pâleur des asphodèles et, presque sans la voir, nous la sentions secouée d’un tremblement imperceptible qui augmentait, qui s’exaspérait jusqu’au grelottement. Claymore adjurait l’Esprit de se manifester.

» — Ô ma sœur, disait-il, ô ma sœur affranchie du poids matériel, revêts pour un instant ta forme terrestre. Évoquée par la foi, appelée par l’amour, viens, Élisabeth, vers celui qui t’aime…

» Un souffle froid, léger, qui n’était pas le vent du dehors, qui n’était pas le filet d’air glissant aux joints des portes, un souffle indéfinissable fit dresser nos cheveux… Le médium fut saisi d’une espèce de convulsion, et Gérard Franckel gémit :

» — Oh !… le clavecin !… la sonate de Mozart !…

» — Elle vient ! dit Claymore en étendant la main vers le médium qui ne bougea plus, comme frappé de catalepsie.

» Je raconte sincèrement ce que j’ai vu… ou cru voir… Dans le reflet sidéral, une blancheur longue, molle, diluée se précisait en forme de femme…

» Cela ne dura qu’un instant… J’avais reculé, mais Franckel s’élança :

» — Élisabeth ! Tu m’appelles !… Donne ta main… Je te suis…

» Il étendit les bras, heurta le clavecin, et le bruit de sa chute me réveilla… Je repris conscience… La musique avait cessé ; l’ombre amoureuse de la morte s’était fondue dans le rayon… Je courus aux bougies que j’allumai…

» Claymore quitta le médium évanoui pour m’aider à relever Franckel… Celui-ci ne respirait plus. Je heurtai aux portes, réclamant des secours. Le maître de l’hôtel, les domestiques arrivèrent, portant du vinaigre, des sels… Tout fut inutile, Franckel était mort, les yeux ouverts, gardant une expression d’extase et de surhumaine félicité.

» — Il n’avait pas le cœur solide, dit Claymore… Il est mort, comme son Élisabeth… Le plaignez-vous ?

» Je convins que Franckel n’était plus à plaindre… Il était mort de joie, ce qui est une façon exquise et rare de mourir. Néanmoins cette aventure causa de sérieux ennuis au médecin écossais et à moi-même…

» Voilà l’histoire, dit Cormières… Elle est authentique, sinon vraisemblable…

— Et vous n’êtes pas devenu spirite, après cela ? demanda la plus jeune des femmes en robe blanche, la plus crédule, la plus contente, celle qui avait le mieux joui d’avoir peur…

— Non, madame… J’étais trop surexcité par la conversation, le cadre poétique de la scène, le Liebfraumilch, et la beauté de mademoiselle Sylvia, pour attacher une importance réelle au témoignage de mes sens. Claymore était un grand magnétiseur ; il a pu nous suggérer d’entendre la sonate et de voir l’ombre d’Élisabeth Franckel… Mais, cela, c’est encore une hypothèse… Je raconte ; je n’explique pas : je ne veux rien prouver…

Un silence suivit. Les grenouilles coassaient au loin. La lune, plus haute, faisait une grimace ironique. L’eau sournoise clapotait…

— Votre absurde roman m’a porté sur les nerfs, Cormières ! dit la maîtresse du logis en se drapant dans une écharpe floconneuse… Je rêverai de fantômes, cette nuit… Parlons d’autre chose, messieurs…

Et ils parlèrent d’autre chose.

Paris, 1907.
FIN

TABLE


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