L’Amour qui saigne/L’auberge hantée

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Henry Kistemaeckers (p. 147-160).


L’AUBERGE HANTÉE


I



Elle se campait au bord de la grand’route blanche qui ondule comme un long voile de mariée, l’auberge de maître Martel-Boullidou. Rien qu’à voir son enseigne claire où flambait un soleil d’or — le beau soleil de Provence — et la treille qui verdissait, les murs et la porte d’où s’évaporaient des odeurs fortes de cuisine, on sentait ses jambes s’alourdir et la tentation vous prenait d’une halte arrosée de vin clairet.

Des mûriers aux larges feuilles luisantes que ne cueillaient jamais les doigts alertes des magnanarelles étendaient un tapis d’ombre devant la façade. Un jardin — l’éternel jardin des paysans — l’entourait de rosiers rouges, de pêchers grêles et de légumes séchant dans la terre craquelée. Et les immenses bois de pins dont l’on entendait le monotone murmure, pareil à des vagues lentes se brisant dans le sable ; les bois montant jusqu’aux cîmes brûlées de l’Esterel étendaient comme un rideau mystérieux sur l’horizon.

Maître Martel y emplissait chaque jour sa tirelire de bons écus sonnants, car de l’aube au crépuscule — souvent même dans la nuit, la procession n’en finissait pas de charretons lourds et bruyants, de mules embardées jusqu’aux oreilles, et de carrioles qui s’arrêtaient pour cinq minutes et demeuraient des heures. Et c’était un concert perpétuel de fouets claquant, de grelots tintant, de joyeux rires et de jurements tumultueux se répondant comme des appels de fifres.

L’auberge de maître Martel ressemblait au pont d’Avignon — le vieux pont de briques roses où jadis ne s’interrompait jamais le tapage endiablé des tambourinaires. Et de Draguignan à Fréjus, tous les rouliers, tous les ramasseurs de poussière, tous les robustes compères qui aiment au plein chaud à tremper leurs lèvres dans un verre de muscat et à jouer l’écot en une interminable partie de boules — connaissaient l’enseigne du Soleil d’or et l’héritière de l’hôtelier, la petite Reine, dont les vingt ans en fleur attiraient les calignaïres comme des phalènes vers la flamme tremblotante d’une chandelle.


II


La paroissienne était jolie à miracle. Hâlée comme un fruit mûr où le soleil a semé des taches blondes, fraîche et propre, parfumée de jeunesse avec une bouche qui souriait et semblait gourmande de tout ce qui est défendu. Ses yeux noirs luisaient comme ces étangs profonds qu’illuminent des lueurs furtives d’étoiles. Et les cheveux débordaient emmêlés ainsi que des écheveaux de soie, sous les larges ailes de son chapeau de paille. On eût dit qu’il bruissait sans trêve à ses oreilles un entraînant fredon de danse et que ses hanches robustes frissonnaient encore d’enlacements inoubliés, tant, lorsqu’elle marchait, elle avait un balancement rythmique et troublant. Dans la salle à demi obscure, où la lumière pénétrait piquetée d’innombrables mouches par la porte ouverte, elle rayonnait victorieusement et elle méritait bien son nom despotique de Reine. Elle le méritait, par son dédain triomphal, son indifférence naïve de gamine qui se raille des dévots qui plient leurs genoux devant elle, qui brament des tendresses vaines et tendent leurs mains jointes éperdûment. Reine promettait aux uns et aux autres avec son sourire heureux, mais autant en balayaient les coups de mistral et l’on eût cru que le cœur de la belle héritière avait été emporté — un soir — par delà les montagnes, dans la mer bleue, par l’impétueuse ventée qui tord les arbres et épouvante les oiseaux.


III


Parfois — durant l’été — quand, aux bourgs voisins, il y avait un « romérage » et que par la nuit d’étoiles, — la belle nuit chaude qu’embaumait l’âpre odeur des champs brûlés — les ménagères s’en revenaient ensemble menant la farandole tout le long du chemin, la bande joyeuse cognait à la porte de l’auberge. Et l’on dansait alors jusqu’à pointe d’aube — au milieu de la route, tandis que le joueur de tutu-panpan tambourinait à crever sa caisse. Les bouteilles de vin doux se vidaient. Reine — la jolie Reine — emplissait les verres et conduisait la danse. Et zou, il fallait voir comme elle se déhanchait, un peu grise, telle qu’une tourde qui aurait picoré dans les vignes mûres.

Les garçons en profitaient pour lui serrer la taille et lui conter leurs meilleures antiennes.

Et elle souriait, la moqueuse, croyant son bonnet bien épinglé sur ses cheveux noirs et son fichu d’indienne bien noué sur son corsage.

Elle respirait la fleur d’amour indolemment, en curieuse, sans cesser de sourire, sans se défendre contre l’émoi subtil qui l’engourdissait peu à peu.

Elle se croyait sûre de répondre non, de tourner sur ses talons si l’aventure devenait trop galante

Pauvre petite Reine !


IV


Maintenant, au bord de la grande route blanche, l’auberge de maître Martel-Boullidou dort abandonnée. Les volets sont clos. La treille barre la porte vermoulue. L’herbe et les ronces étouffent les rosiers flétris. On dirait que la mort a passé par là, qu’elle a verrouillé implacablement le logis hospitalier devant lequel les chevaux des charrettes s’arrêtaient d’eux-mêmes, se rappelant les râteliers pleins d’avoine et la litière épaisse où s’enfoncent les sabots. La tristesse des choses, la morne mélancolie dont parle le poète latin, enveloppe la vaste maison silencieuse.

Dans le pays, les commères racontent toute une histoire ténébreuse de revenants, de hantises diaboliques, d’un mauvais sort qui fut jeté on ne sait par quel jaloux à la belle héritière de maître Martel et qui la laissa toute dolente, toute malade — si malade que les vieux, désespérés, fermèrent leur auberge un matin et sont partis pour un autre pays. Et l’on parle souvent en s’apitoyant de la malheureuse ensorcelée qui repoussait tous les galants et se raillait de l’amour comme d’une bêtise coupable. Mais Cézaire Védrine, le tuilier de Cabasson qui sait lire et signer son nom et qui ne croit pas plus aux esprits qu’à la vertu des filles, me jurait hier qu’une nuit de farandole, Reine avait été regarder les étoiles dans les blés mûrs. De belles noces, pécaïre, sans la permission du bon Dieu, si belles, si brûlées de baisers tendres que la pauvre en avait rapporté le mal d’enfant. Et crucifié dans son orgueil, brisé de douleur comme si les quatre murs de l’auberge se fussent écroulés sur lui, maître Martel, pour sauver l’honneur de la famille et cacher la faute de son héritière, avait inventé ce conte de vieille femme. Puis, sans bonjour ni bonsoir, les Boullidoux s’étaient sauvés bien loin, n’importe où, acceptant d’être pauvres, abandonnant leur auberge, que personne n’osait plus acheter.

Que sont-ils devenus ? Reviendront-ils essuyer leur enseigne ternie et ouvrir leur porte lamentablement close ? Qu’importe, puisqu’à vingt lieues à la ronde on louange encore comme une sainte vierge, Reine, l’immaculée dont nul ne dénoua le fichu d’indienne !