Aller au contenu

L’Amour qui saigne/L’Abandounado

La bibliothèque libre.
Henry Kistemaeckers (p. 163-175).


L’ABANDOUNADO





Écrevisses bordelaises ! proposa ensuite gravement le maître d’hôtel, qui griffonnait au crayon, sur une carte, le menu du souper.

— Tout ce qu’on voudra, mais pas d’écrevisses ! interrompit le poète Jean Domeyral avec une telle expression de dégoût que les autres se regardèrent, étonnés.

Et, jouant distraitement avec sa fourchette, Dodo — comme l’appelaient familièrement les drôlesses — reprit d’une voix lente :

— Non, quand même, pour me décider, cet estimable baron de Rothschild m’offrirait une demi-douzaine de millions ; quand même la comtesse Josiane, cette blonde entre les blondes, me laisserait une heure lui parler d’amour, je ne mangerais pas une écrevisse !

— Vieux type, va, fit Liline Ablette en appuyant sa jolie tête de bacchante sur l’épaule du poète.

Dodo la baisa sur les yeux, but à lampées gourmandes un verre de Château-Yquem et il continua, morose, comme s’il eût récité les phrases funèbres d’un testament :

— Mesdames et messieurs, c’est toute une élégie, et j’ai l’honneur de vous assurer qu’elle n’est pas gaie !

On éclata de rire, tant la chose paraissait invraisemblable.

Le poète haussa les épaules, et, les yeux perdus comme dans la contemplation de choses invisibles, il commença son histoire.

Cela datait de loin, du temps où il habitait encore la vieille maison familiale dans une rue calme de petite ville ; où il n’avait pas usé toutes ses forces à noircir du papier, à chercher sa provende amoureuse dans tous les râteliers. Il se rappelait le logis avec sa cuisine pleine de cuivres étincelants, le meuble empire du salon, le carrelage luisant des chambres, les immenses armoires de la lingerie d’où s’évaporaient des odeurs de lavande et de fraîche lessive, et le jardin régulièrement planté de buis taillés et de rosiers. Ah ! le bon temps de jeunesse trop vite rayé du calendrier !

Il y avait alors à Saint-Martejoux une pauvre petite gueuse qui courait nu-pieds les rues et vendait des écrevisses. On entendait tout le jour sa voix grêle criant de porte en porte sur un air monotone :

« Escrébissos ! Escrébissos ! Soun toutos en bio ! Soun toutos frescos ! »

Un matin d’octobre, on l’avait ramassée dans un terrain vague, où elle geignait parmi les hautes herbes, grelottante de rosée. Elle avait été abandonnée là par des rétameurs ambulants, des crève-la-faim qui traînaient leur guimbarde sur les grand’routes. Les gens s’accoutumèrent à l’appeler : l’Abandounado. Elle grandit au petit bonheur, mal nourrie, vêtue de loques, farouche aux uns et aux autres, même à ceux qui lui faisaient l’aumône. Elle était comme idiote, et jolie avec cela, jolie comme une fleur sauvage des bois. Et l’on eût dit, à voir ses prunelles vagues, sa face sereine, qu’elle rêvait toujours de mystérieuses choses.

La nuit, elle couchait dans une grange d’auberge, sur le foin. Et aux premières claironnées des coqs se répondant dans les basses-cours, avant que les étoiles fussent éteintes dans le ciel, elle se sauvait loin de la ville, vers la rivière qui coulait paresseusement dans l’ombre large des arbres. À demi-nue, l’échine courbée, attentive, elle longeait les berges, soulevant les pierres, emplissant son panier d’écrevisses.

Elle connaissait les bons endroits, les trous endormis sous les feuilles, les traînées de pierrailles sur lesquelles l’eau déchirée se lamente sourdement. Elle aimait cette fraîcheur qui l’engourdissait dans tous ses membres. Elle avait des coquetteries de femme en se mirant dans la nappe verte de la rivière comme en un miroir transparent. Elle s’arrêtait parfois pour écouter les trilles d’un merle et le frisselis vague qui bruissait dans les branches. Et, dans les chaudes matinées d’été, elle se couchait dans l’eau, elle y dormait les yeux ouverts, toute heureuse, bercée, languissante, comme une bête apaisée.

C’étaient ses seules joies, car chacun lui était dur et la rudoyait. Les chiens dans la ville aboyaient lorsqu’elle passait, criant ses écrevisses. Les enfants se jouaient d’elle et la tournaient en dérision. Et jamais elle ne sentait une caresse effleurer sa chair, elle n’entendait une parole amie la consoler. Elle était bien l’abandonnée sans famille, sans le sou, qu’on méprisait, qu’on chassait comme une lépreuse.

Or, un jour qu’elle criait son refrain accoutumé par les rues :

Escrébissos ! Escrébissos ! Soun toutos en bio ! Soun toutos frescos !

La petite vint à passer devant la cathédrale. Le portail, comme pour une fête virginale, était tendu de draperies blanches. Les orgues jouaient des psaumes douloureux. Et des commères plantées sur les marches jasaient entre elles. L’Abandounado s’approcha curieusement et elle écouta ce qu’on disait.

— Si ce n’est pas une pitié, s’exclamait l’une des femmes, de voir une belle fille de vingt ans mourir ainsi, une fille qui a du bien, qui allait se marier avec un notaire !

— Surtout, continua une autre en montrant la marchande d’écrevisses, quand on voit une errante, une rien-du-tout qui n’est bonne à rien et qui n’est jamais malade. Si celle-là mourait, personne au moins ne la regretterait…

L’enfant frissonna. Elle avait compris que les mauvaises parlaient d’elle. On ne voulait donc pas même la laisser vivre dans sa misère noire ? On souhaitait sa mort. Elle gênait le monde. Elle était de trop. Ses oreilles bourdonnaient. Elle sentait à son cœur comme la souffrance cruelle d’une plaie profonde, d’une blessure inguérissable. Et, dans son innocence, dans sa bêtise naïve, elle se demandait pour la première fois pourquoi tout le monde et même les chiens la détestaient, la tourmentaient ainsi sans trêve. Elle sanglotait dans ses mains. Elle courait. Il lui semblait qu’une foule la poursuivait, cherchait à l’assassiner pour la porter là-bas, à la cathédrale, dans le cercueil, à la place de la belle jeune fille de vingt ans, celle qui avait du bien et devait épouser un notaire. Elle courait, affolée, suivant instinctivement le chemin qui menait à la rivière.

Et quand elle revit devant elle la coulée calme que le soleil illuminait d’étincellements radieux, quand elle respira les humides senteurs qui montaient des herbes mouillées, quand elle entendit la voix douce, la voix claire de l’eau qui se mêlait aux chansons errantes des oiseaux, au frisselis vague des feuillages, la petite éprouva une délicieuse joie. Elle était consolée. Elle ne tremblait plus. Une protection mystérieuse la soutenait, la défendait. Et lassée, haletante, elle s’affala dans les verdures fleuries qui couvraient les berges. L’eau l’attirait. L’eau lui parlait.

Et l’Abandounado songeait avec une mélancolie amère qu’elle n’avait pas d’autre amie, qu’elle n’avait jamais connu d’autres caresses que les baisers frissonnants de l’eau, qu’elle n’avait jamais dormi mieux que sur les herbes épaisses qui tapissaient la rivière, qu’elle n’avait jamais entendu de paroles aussi douces que le murmure assoupi, éperdu, traînant sur les pierrailles.

Elle regardait les trous profonds où ondulaient comme des draps de soie verte. Elle n’avait plus aucune force. Elle voulait dormir, dormir longtemps, dormir toujours, n’entendre que la voix consolante de l’eau, ne plus voir ceux qui l’avaient chassée, qui l’avaient battue, qui avaient souhaité sa mort. Et, à la tombée des étoiles, l’enfant résignée, les bras croisés sur sa poitrine maigre, fermant les yeux, se laissa glisser toute droite dans un trou.

Un pêcheur retrouva le lendemain le cadavre de l’Abandounado. Il était couvert d’écrevisses, de superbes écrevisses, tellement grosses qu’on les envoya aussitôt au préfet pour un dîner officiel !

— Assez ! assez ! cria Liline Ablette.

— Est-ce que tu appartiens maintenant aux Pompes funèbres ? demanda Max Joris.

Mais Dodo alluma tranquillement une cigarette et répondit :

— Je vous avais prévenus, mes enfants, que l’histoire ne serait pas gaie !