L’An deux mille quatre cent quarante/24

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CHAPITRE XXIV.

Le Prince Aubergiste.


Vous voulez dîner, me dit mon guide, car la promenade vous a ouvert l’appétit ? Eh bien ! Entrons dans cette auberge… Je reculai trois pas. Vous n’y pensez pas, lui dis-je, voilà une porte cochere, des armes, des écussons. C’est un prince qui demeure ici. — Eh, vraiment oui ! C’est un bon prince, car il a toujours chez lui trois tables ouvertes ; l’une pour lui & sa famille, l’autre pour les étrangers, & la troisième pour les nécessiteux. — Y a t-il beaucoup de tables pareilles dans la ville ? — Chez tous les princes. — Mais il doit s’y trouver bien des parasites fainéans ? — Point du tout : car dès que quelqu’un s’en fait une habitude & qu’il n’est pas étranger, alors on le remarque, & les censeurs de la ville en sondant ses dispositions lui assignent un emploi ; mais s’il ne paroît propre qu’à manger, on le bannit de la cité, comme dans la république des abeilles on chasse de la ruche toutes celles qui ne savent que dévorer la part commune. — Vous avez donc des censeurs ? — Oui, ou plutôt ils méritent un autre nom : ce sont des admonesteurs qui portent partout le flambeau de la raison, & qui guérissent les esprits indociles ou mutinés, en employant tour-à-tour l’éloquence du cœur, la douceur & l’adresse.

Ces tables sont instituées pour les vieillards, les convalescens, les femmes enceintes, les orphelins, les étrangers. On s’y assied sans honte & sans scrupule. Ils y trouvent une nourriture saine, légère, abondante. Ce prince qui respecte l’humanité, n’étale point un luxe aussi révoltant que fastueux ; il ne fait point travailler trois cents hommes pour donner à dîner à douze personnes ; il ne fait point de sa table une décoration d’opéra ; il ne se fait pas gloire de ce qui est une véritable honte, d’une profusion outrée, insensée[1] : quand il dîne, il songe qu’il n’a qu’un estomac, & que ce seroit en faire un dieu que de lui présenter, comme aux idôles de l’antiquité, cent sortes de mets dont il ne sauroit goûter.

Tout en conversant nous traversâmes deux cours, & nous entrâmes dans une salle extrêmement profonde : c’étoit celle des étrangers. Une seule table déja servie en plusieurs endroits en occupoit toute la longueur. On honora mon grand âge d’un fauteuil : on nous servit un potage succulent, des légumes, un peu de gibier & des fruits, le tout simplement accommodé[2].

Voilà qui est admirable, m’écriai-je : oh que c’est faire un bel emploi de ses richesses que de nourrir ceux qui ont faim. Je trouve cette façon de penser bien plus noble & bien plus digne de leur rang… Tout se passa avec beaucoup d’ordre ; une conversation décente & animée prêtoit de nouveaux agrémens à cette table publique. Le prince parut, donnant ses ordres de côté & d’autre d’une manière noble & affable. Il vint à moi en souriant ; il me demanda des nouvelles de mon siécle ; il exigea que je fusse sincère. Ah ! lui dis-je, vos premiers ancêtres n’étoient pas si généreux que vous ! ils passoient leurs jours à la chasse[3] & à table. S’ils tuoient des lièvres, c’étoit par oisiveté, & non pour les faire manger à ceux qui en avoient été mangés. Ils n’élevèrent jamais leur ame vers quelqu’objet grand & utile. Ils ont dépensé des millions pour des chiens, des valets, des chevaux & des flatteurs : enfin ils ont fait le métier de courtisans ; ils ont abandonné la cause de la patrie.

Chacun levoit les mains au ciel d’étonnement ; on avoit toutes les peines du monde à ajouter foi à mes paroles. L’histoire, me disoit-on, ne nous avoit pas dit tout cela ; au contraire. — Ah ! répondis-je, les historiens ont été plus coupables que les princes.



  1. En voyant l’estampe de Gargantua, dont la bouche, large comme celle d’un four, engloutit en un seul repas douze cent livres de pain, vingt bœufs, cent moutons, six cent poulets, quinze cent lièvres, deux mille cailles, douze muids de vin, six mille pêches, &c, &c, &c. quel homme ne dit pas : cette grande bouche est celle d’un roi.
  2. J’ai vu un roi entrant chez un prince traverser une grande cour toute remplie de malheureux, qui crioient d’une voix languissante : donnez-nous du pain ! & après avoir traversé cette cour sans leur répondre, le roi & le prince se sont assis à la table d’un festin qui coûtoit près d’un million.
  3. La chasse doit être regardée comme un divertissement ignoble & bas. On ne doit tuer les animaux que par nécessité, & de tous les emplois c’est assurément le plus triste. Je relis toujours avec un nouveau degré d’attention ce que Montaigne, Rousseau & autres philosophes ont écrit contre la chasse. J’aime ces bons Indiens qui respectent jusqu’au sang des animaux. Le naturel des hommes se peint dans le genre des plaisirs qu’ils choisissent. Et quel plaisir affreux, de faire tomber du haut des airs une perdrix ensanglantée, de massacrer des liévres sous ses pieds, de suivre vingt chiens qui hurlent, de voir déchirer un pauvre animal ! il est foible, il est innocent, il est la timidité même ; libre habitant des forêts, il succombe sous les morsures cruelles de les ennemis ; l’homme survient & lui perce le cœur d’un dard ; le barbare sourit en voyant ses belles côtes rouges de sang, & les larmes inutiles qui ruissellent dans ses yeux. Un tel passe-tems prend sa source dans une ame naturellement dure, & le caractère des chasseurs n’est autre chose qu’une indifférence prête à se changer en cruauté.