L’An deux mille quatre cent quarante/Supplément

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AVIS DES ÉDITEURS


L’auteur ayant trouvé à propos de faire des changemens considérables dans le chapitre vingt-huitième à la page 207 & suivantes jusqu’à la fin de ce chapitre qui traite de la Bibliothèque du Roi, nous avons crû que le lecteur nous sauroit gré de lui remettre sous les yeux ce qui en a été supprimé, pour qu’il puisse aisément comparer l’un avec l’autre.




Je tombai sur un Voltaire. Ô ciel ! m’écriai-je, qu’il a perdu de son embonpoint ! Où sont ces vingt-six volumes in quarto, émanés de sa plume brillante, intarissable ? Si ce célèbre écrivain revenoit au monde, qu’il seroit étonné ! — Nous avons été obligés d’en brûler une bonne partie, me répondit-on. Vous savez que ce beau génie a payé un tribu un peu fort à la foiblesse humaine. Il précipitoit les idées & ne leur donnoit pas le tems de mûrir. Il préféroit tout ce qui avoit un caractere de hardiesse à la lente discussion de la vérité. Rarement aussi avoit-il de la profondeur. C’étoit une hirondelle rapide, qui frisoit avec grace et légéreté la surface d’un large fleuve, qui buvoit, qui humectoit en courant : il faisoit du génie avec de l’esprit. On ne peut lui refuser la premiere, la plus noble, la plus grande des vertus, l’amour de l’humanité. Il a coombattu avec chaleur pour les intérêts de l’homme. Il a détesté, il a flétri la persécution, les tyrans de toute espece. Il a mis sur la scene la morale raisonnée & touchante. Il a peint l’héroïsme sous ses véritables traits. Il a été enfin le plus grand poëte des François. Nous avons conservé son poëme, quoique le plan en soit mesquin ; mais le nom de Henri IV le rendra immortel. Nous sommes surtout idolâtres de ses belles tragédies, où règne un pinceau si facile, si varié, si vrai. Nous avons conservé tous les morceaux de prose où il n’est pas bouffon, dur ou mauvais plaisant[1]. Mais vous savez que vers les quinze dernieres années de sa vie, il ne lui restoit plus que quelques idées qu’il représentoit sous cent faces diverses. Il rabachoit perpétuellement la même chose. Il livroit le combat à des gens qu’il auroit dû mépriser en silence. Il a eu le malheur d’écrire des injures plates & grossieres contre J. J. Rousseau, & une fureur jalouse l’égaroit tellement alors qu’il écrivoit sans esprit. Nous avons été obligés de brûler ces misères, qui l’eurent infailliblement deshonoré dans la postérité la plus reculée. Jaloux de sa gloire plus qu’il ne le fut, pour conserver le grand homme nous avons détruit la moitié de lui-même.

Messieurs, je suis charmé, édifié, de trouver ici J. J. Rousseau tout entier. Quel livre que cet Émile ![2] Quelle ame sensible répandue dans ce beau roman de la nouvelle Héloïse ! Que d’idées fortes, étendues & politiques dans les lettres de la Montagne ! Quelle fierté, quelle vigueur dans ses autres productions ! Comme il pense, & comme il fait penser ! Tout me paroît digne d’être lu. — Nous en avons jugé ainsi, reprit le bibliothécaire. L’orgueil étoit bien petit & bien cruel dans votre siècle, ajouta-t-il : vous ne l’avez pas entendu, en vérité ; la frivolité de votre esprit ne s’est pas donné la peine de le suivre : il avoit quelque raison de vous dédaigner. Vos philosophes eux-mêmes ont été peuples… Mais je crois que nous sommes d’accord sur ce philosophe ; nous nous entendons, il est inutile d’en dire davantage.

En dérangeant les livres de la derniere armoire, je revus avec plaisir plusieurs ouvrages jadis chers à ma nation : l’Esprit des Loix, l’Histoire Naturelle, le livre de l’Esprit commenté en quelques endroits.[3] On n’avoit pas oublié l’Ami des hommes, le Bélisaire, les Œuvres de Linguet, ni les Discours éloquens de Thomas,[4] de St. Servan, de Dupaty, de Le Tourneur, & les entretiens de Phocion. Je reconnus les ouvrages nombreux & philosophiques que le siecle de Louis XV avoit produits[5]. On avoit refait l’Encyclopédie sur un plan plus heureux. Au lieu de ce misérable goût de réduire tout en dictionnaire, c’est-à-dire, de hacher la science par morceaux, on avoit présenté chaque art en entier. On embrassoit d’un coup d’œil leurs différentes parties : c’étoient des tableaux vastes et précis qui se succédoient avec ordre ; ils étoient liés entre eux par le fil d’une méthode intéressant & simple. Tout ce qu’on avoit écrit contre la religion chrétienne avoit été brûlé comme livres devenus absolument inutiles.

Je demandai les historiens, & le bibliothécaire me dit : ce sont en partie nos peintres qui se sont chargés de cet emploi. Les faits ont une certitude physique, qui est du ressort de leur pinceau. Qu’est-ce que l’histoire ? Ce n’est au fond que la science des faits. Les réflexions, les raisonnemens sont de l’historien & non de la chose même ; mais aussi les faits sont innombrables. Que de bruits populaires ! de fables surannées ! de détails sans fin ! Les affaires de chaque siecle sont les plus intéressantes de toutes pour les contemporains, & dans tous les siécles ce sont les seules qu’ils n’ont pu approfondir.

On a écrit laborieusement des faits antiques, étrangers, tandis que l’on détournoit son attention des faits présens. L’esprit de conjecture brille aux dépens de l’exactitude. Les hommes ont si peu connu leur foiblesse, que plusieurs ont osé entreprendre des histoires universelles ; plus insensés que ces bons Indiens qui donnoient du moins quatre éléphans pour base au monde physique. Enfin l’histoire a été si défigurée, si hérissée de mensonges, de réflexions puériles, que le roman devant tout esprit sensé a paru trouver grace en comparaison de ces histoires, où, comme sur une mer sans rives, on naviguoit sans boussole[6]

Nous avons fait un rapide extrait, peignant les siécles à grands traits, & ne montrant que les personnages qui ont véritablement influé sur le destin des empires[7]. Nous avons omis ces règnes où l’on ne voit que des batailles & des exemples de fureur. Il a fallu les taire, & ne présenter que ce qui pouvoit faire l’honneur de l’homme. Il est peut-être dangereux de tenir registre de tous les excès où s’est porté le crime. Le nombre des coupables semble servir d’excuse ; & moins on voit d’attentats, moins on est tenté d’en commettre. Nous avons traité la nature humaine, comme ce fils respectueux qui craignit de faire rougir son pere, & qui couvrit d’un voile les désordres de l’ivresse.

Je m’approchain du bibliothécaire, & je lui demandai tout bas à l’oreille l’histoire du siécle de Louis XV pour servir de suivre au siécle de Louis XIV de Voltaire. Cette histoire avoit été composée dans le vingtieme siécle. Je n’en lus jamais de plus curieuse, de plus étonnante, de plus singuliere. L’historien, en faveur de la bizarrerie des circonstance, n’avoit sacrifié aucun détail. Ma curiosité, mon étonnement redoubloient à chaque page. J’appris à réformer plusieurs de mes idées, & je compris que le siécle où l’on vit est pour nous le siécle le plus reculé. Je ris, j’admirai beaucoup ; mais je pleurai pour le moins tout autant… Je n’en puis dire ici davantage : les événements actuels sont comme ces pâtés qui ne deviennent bons à manger que lorsqu’ils sont refroidis[8].



  1. Je chéris le peintre de la nature, qui laisse jouer son pinceau sur la toile, qui préfère une certaine liberté franche & hardie, à cette régularité qui me rappelle sans cesse l’art & son mensonge. Oh ! qu’il sera brillant l’écrivain livré tout entier à son génie, qui s’abandonne à des négligences volontaires, séme d’une main légére des traits heureux et mêlangés, daigne avoir des défauts, se plaît dans un certain désordre, & n’est jamais si intéressant que lorsqu’il se montre irrégulier. Voilà l’homme de goût par excellence ; il sait que l’ennuyeuse symétrie n’enchante que les sots, que toutes les imaginations vives aiment qu’on leur prête encore des ailes, que c’est à cette vivacité heureuse qui réveille l’ame, qu’on doit la foule des lecteurs ; que, comme le feu élémentaire, l’écrivain doit toujours être en action. Mais ce secret n’est que pour le petit nombre ; le plus grand travaille, sue, fait mille efforts, aspire à une perfection glaçante. Celui qui est né pour écrire, vif, étincelant, rapide, au dessus des régles, jette du même trait de plume & son idée & le plaisir dans l’ame du lecteur. Voilà Voltaire ; c’est un cerf qui parcourt le champ de la littérature ; & ses prétendus imitateurs, ses froids copistes, tels que La H** & autres auteurs congelés, sont des tortues rampantes.
  2. Que de platitudes imprimées contre cet immortel ouvrage ! Comment un homme ose-t-il écrire, lors même qu’il ne sait pas lire !
  3. L’araignée tire du poison, de la même rose d’où l’abeille extrait un miel doux ; ainsi un mchant trouve souvent de quoi nourrir sa perversité dans le même livre où un sage rencontre son plus grand contentement.
  4. Il n’y a plus de tribune aux harangues ; mais l’éloquence n’est point décédée : elle parle, elle tonne encore quelquefois ; & si elle ne peut rallumer en nous les sentimens vertueux, du moins elle nous confond & nous fait rougir.
  5. La philosophie qui s’occupe de la nature de l’homme, de la politique & des mœurs, s’empresse à répandre des lumieres utiles ; ses détracteurs sont des sots, ou de mauvais citoyens.
  6. En réfléchissant sur la nature de l’esprit humain, on peut reconnoitre l’impossibilité d’une histoire ancienne véritable. La moderne choque moins le vraisemblable ; mais du vraisemblable à la vérité il y a toujours presque aussi loin que de la vérité au mensonge. Aussi n’apprenons-nous rien dans les histoires modernes. Chaque historien accommode les faits à ses idées, à peu près comme un cuisinier apprête des viandes à sa maniere : il faut dîner au goût du marmiton ; il faut lire au gré de l’écrivain.
  7. Je ne sais pourquoi en écrivant l’histoire on dit le règne de Charles VI, de Louis XIII ? C’est une manière fautive de s’énoncer. Cela induit en erreur un lecteur qui n’est pas philosophe. Un monarque qui le plus souvent n’a point influé sur son siécle doit rentrer dans la classe des hommes obscurs, & l’on doit dire, par exemple, après la mort de Henri IV, nous allons peindre le siécle de Richelieu,, &c.
  8. Tout se fait à la longue. Les secrets qu’on croyoit exactement renfermés vont se rendre au public, comme les rivieres vont à la mer : nos neveux sauront tout.