L’An mille…/07

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 207-235).

CHAPITRE VII


LE MOIS D’AVRIL 1999


Ce qui s’était passé ?…

Lorsque Dominique Dorval était arrivé aux Gargantes, Hélène était si faible que tout espoir de la sauver semblait perdu.

Elle n’avait même pas ouvert les yeux quand il était entré dans la chambre où elle reposait, brisée comme après un martyre, transfigurée comme après la mort. Pendant des heures, il était demeuré à côté de son lit, sa main dans la sienne, et à midi, le docteur Bernard Olivier était venu, un vieux médecin de campagne qui n’avait sans doute jamais soigné que les paysans des environs, mais qui aimait son métier et qui savait beaucoup.

— Monsieur le Président, dit-il sur la terrasse où Dominique l’avait reconduit, j’ai tenté l’impossible et je ne dors guère depuis qu’elle est là. Elle échappe à mon peu de science et à ma longue pratique. Elle pourrait être guérie demain ou morte ce soir… J’ai même essayé d’une antique médication chinoise à laquelle je croyais… Appelez, si vous voulez, un de mes illustres confrères de Paris, mais je pense que ce n’est point la peine. Vous seul êtes capable d’accomplir le miracle. La blessure est guérie, aucun organe n’est atteint, je ne compte à présent que sur vous.

— Mais, dit Dominique, si ma présence avait un effet contraire à celui que vous en attendez… si… Le docteur Olivier l’interrompit : — C’est impossible ; elle est trop faible pour discuter ; elle pleurera peut-être, et les larmes emporteront tout, ou alors… Ecoutez-moi… à deux heures, je lui ferai une piqûre pour remonter le cœur et je vous laisserai avec elle. Je n’espère plus qu’en cela…

Le miracle s’était produit comme le prévoyait le vieux médecin, et le même soir, Hélène avait pu s’asseoir dans son lit et boire un demi-verre de champagne. Elle était sauvée !…

La matinée avait été secouée par le vent d’avril comme un drap mouillé sur une corde, mais l’après-midi apaisée était ensoleillée et sentait déjà le printemps. Le ciel déblayé était d’un bleu tout neuf sur l’incomparable panorama de vallons et de cimes qu’on voyait dans le cadre des deux fenêtres ; Paris était loin ; Dominique se croyait revenu aux jours de sa jeunesse et de son enfance dont il retrouvait, à chaque pas qu’il faisait, les souvenirs, mais au milieu de la deuxième nuit, il fut éveillé par un message du général Malglève.

La Chambre des députés était en feu, après une explosion qui avait à demi détruit l’édifice, et les comités révolutionnaires allaient donner le signal de l’attaque. Le général lui demandait de revenir immédiatement. Il avait couru chez les Duthiers-Boislin sachant que l’historien ne se couchait jamais avant deux ou trois heures du matin et il fut entendu que madame Duthiers-Boislin ne quitterait pas Hélène.

Au retour, il vit de la lumière à une fenêtre de la maison qu’habitait le docteur Bernard Olivier, une longue bâtisse sans étage, et la clarté de la lampe illuminait le jardin.

Il n’eut qu’à pousser la porte à clairevoie qu’on ne fermait jamais à clef et il suivit l’allée.

Le vieillard lisait assis à sa table encombrée de bouquins et de papiers.

— C’est moi, docteur, dit Dominique Dorval sur le seuil. J’ai vu votre lampe et je me suis permis de venir, comme un papillon nocturne.

— Monsieur le Président !… s’exclama le médecin qui s’était levé.

— Ne vous dérangez pas, je vous prie, continua le ministre, j’ai voulu vous serrer la main et vous remercier encore, car je dois repartir à l’instant. Puis-je m’absenter pendant quelques jours sans danger pour elle ?

— Diable ! fit M. Bernard Olivier, j’aurais préféré… Êtes-vous absolument obligé ?…

— Je devrais être en route… Vous l’apprendrez à la première heure ce matin et il est inutile que je fasse des cachotteries, le Palais-Bourbon est en flammes et je pense qu’il faut aviser immédiatement.


— Votre destin est de tout sauver, dit le médecin. Allez… Seulement, je voudrais que mademoiselle Hélène Danglars fût prévenue tout de suite et par vous, vous trouverez les mots qu’il faut dire… Elle ne doit pas vous chercher au réveil.

— J’y cours, répondit Dominique Dorval, qui lui tendit les deux mains ; merci.

Il regardait le vieil homme et l’humble et belle salle au plafond bas.

Des livres en désordre s’entassaient sur des rayons de bois blanc qui entouraient la pièce ; la cheminée, à la place où l’on met généralement une glace, offrait une grande photographie de l’Acropole d’Athènes ; contre un fauteuil était appuyé un violoncelle, et, à ce moment, les douze coups de minuit sonnèrent au clocher de l’antique église des Gargantes.

— Je reconnais la vieille musique de l’horloge, murmura Dominique Dorval. Elle n’a pas changé depuis mon enfance… Là-bas, l’heure doit avoir le son des tocsins… Si vous saviez comme je vous envie de demeurer là !…

Il s’arracha brusquement, sans un mot de plus, à cette paix et M. Bernard Olivier, qui voulait le reconduire, le vit disparaître dans la nuit du côté de sa maison.



Grâce au prodigieux appareil qu’avait envoyé le général Malglève, Dominique Dorval était à Paris avant le jour.

Tout paraissait mort. De puissants extincteurs avaient eu rapidement raison de l’incendie et le Palais-Bourbon ressemblait déjà à un monument calciné et écroulé depuis des siècles.

Le Président n’y attachait aucune importance. L’Hôtel de Ville et la Cour des Comptes avaient été brûlés pendant la Commune, en 1871, et cela ne signifiait rien. On rebâtit les maisons.

Ce qui le troublait plus que le romantisme théâtral de la violence, c’était le silence de la capitale.

Il aimait les bruits de la ville qui le rassuraient quand il les entendait. Chacun apportait sa strophe à l’hymne formidable. D’innombrables métiers bourdonnaient ; les voitures roulaient ; le cordonnier tapait sur l’escarpin du pianiste ; la servante maniait le hachoir dans sa cuisine ; le camelot criait sa marchandise, le pompier faisait hurler sa sirène ; l’ocarina du rempailleur de chaises grelottait comme une syrinx de faune ; les chansons dans les cours, les cris des vitriers dans les rues, tout se mêlait, se confondait, s’orchestrait, devenait une symphonie colossale, un alleluia magistral.

Il se disait souvent que Paris taciturne et muet serait effrayant, car il faut que les géants soient bons et qu’ils chantent.

Paris se taisait. Les boutiques avaient leurs rideaux de fer, mais il pensa que c’était à cause de l’heure matinale, et tout de suite il se fit conduire au ministère de la Guerre où le général Malglève, qui ne s’était pas couché, était déjà en conférence avec le Préfet de police.

On lui avait fait servir un léger repas, car il défaillait, et pendant trois heures ils étaient demeurés là, devant le bureau du général, comme des joueurs attablés pour une partie tragique.

Puis, le soir venu, Dominique Dorval avait pris une décision suprême, se souvenant de quelques mots prononcés par Hélène au moment de son départ. Pilotant lui-même la voiture d’un secrétaire, une petite automobile comme il y en avait des milliers et des milliers à Paris, il s’était rendu chez Jacques Santeuil. Marthe Humilian avait tenté de l’arrêter, affirmant que le vieil homme était malade et que le médecin avait interdit toute visite.

— Madame, avait-il répondu avec courtoisie et autorité, je vous prie de m’excuser ; les consignes ne sauraient me concerner… Je suis Dominique Dorval, et suivant la vieille femme qui allait, subjuguée, prévenir son ami, il était entré derrière elle dans la chambre où l’Agitateur reposait sur son lit étroit, en disant :

— Veuillez ne pas vous déranger et excusez-moi de forcer votre porte. Je dois vous voir. C’est Hélène qui me l’a dit… Laissez-moi parler…

Il lui avait tout conté, tout ce qui s’était passé avant et après le geste désespéré de la jeune fille, debout devant la couche du vieux réfractaire.

Ce fut rapide et, quand il eut fini, Jacques Santeuil lui désigna une chaise : — Asseyez-vous, monsieur Dorval… Je suis heureux, je ne me serais pas consolé de la mort de cette enfant… J’ai beaucoup aimé son père et je l’aime, elle, comme ma fille…

Il se souleva sur son oreiller et regarda le Président.

— Je comprends… murmura-t-il. Je comprends… Je ne vous ai vu qu’une seule fois, au Panthéon, il y a quatre ans… et d’assez loin… et… vous l’aimez ?…

— J’aime Hélène plus que moi-même ! répondit simplement Dominique.

— C’est exactement la réponse qu’elle me fit, à la place où vous êtes, quand elle vint pour la dernière fois…

Il ferma les yeux, puis, la voix durcie, sans que Dominique Dorval pût soupçonner d’où venait ce brusque changement :

— Je pense que vous n’êtes pas seulement venu ce soir afin de me donner de ses nouvelles ?

— Non, pas seulement pour cela, dit Dominique.

— Alors ?

— Alors ? J’avais à vous dire aussi que vous ne donnerez pas l’ordre que vous vous préparez à donner. J’ai voulu vous le dire par humanité, parce que vous allez faire simplement signe à la guerre !… Vous ne savez pas tout ce que je sais, hélas ! et je puis vous affirmer que ce sera épouvantable…

— Je ne ferai que le signe qui arrête tout, interrompit Jacques Santeuil. La civilisation telle qu’on l’a voulue, telle qu’elle est actuellement, obéit à des fils qu’on peut couper, à des rouages qu’il faut remonter chaque jour et que je puis arrêter à la minute même.

— Oui, répondit le Président, mais hier on a fait sauter le Palais-Bourbon.

Le vieillard leva sa main exsangue :

— C’est vrai, j’avais donné l’ordre… Ce n’est rien, cela, mais il y a tout de même un côté romantique et théâtral dans les Révolutions… Vous le savez mieux que moi… Ce n’est qu’un coup de poing sur la table…

Sur Le guéridon où il pouvait s’appuyer, Dominique Dorval prit, machinalement, un livre. Il regarda le titre : Trois mois au pouvoir, par M. de Lamartine, et il eut un léger sourire involontaire en le feuilletant.

— Cela ne vaut pas grand’chose, reprit Jacques Santeuil. Mais Lamartine est un si grand poète, un homme si bon et d’une telle allure…

Sa voix était telle qu’elle était lorsqu’il avait parlé d’Hélène.

— Oui, fit-il, un grand bonhomme, généreux, inspiré, toujours les yeux sur l’Étoile et pur. Il a fait, en son temps, ce qu’il était seul capable de faire ; mais aujourd’hui…

— Aujourd’hui, Jacques Santeuil, dit le Président, tout est pareil. Écoutez ceci qui est dans sa Lettre aux Dix Départements, où il se lave des accusations portées contre lui. On lui a reproché d’avoir eu des rapports avec Blanqui. Écoutez-le :

« C’est vrai. Ces rapports dont on a voulu me faire un crime sont un des titres dont je revendiquerais le plus haut à la justice des bons citoyens, pour les avoir aidés de tous mes efforts à traverser, sans catastrophes, ces jours les plus difficiles d’une révolution… J’aurais manqué à tous les devoirs que l’extrémité des circonstances m’imposait si j’avais négligé de voir, d’influencer loyalement par des entretiens politiques intimes, de m’efforcer de rallier à la République constitutionnelle, honnête, modérée, pratique, des hommes capables de la servir ou de la perdre… Blanqui lui-même vint se livrer un matin, avec abandon à moi, à l’heure où l’on prétendait qu’il conspirait ma mort… Blanqui m’intéressa plus qu’il ne m’effraya. On voyait en lui une des natures trop chargées de l’électricité du temps, qui ont besoin que les commotions les soulagent sans cesse. Il avait la maladie des révolutions. Il en convenait lui-même. Ses longues souffrances physiques et morales étaient empreintes sur sa physionomie, plus en amertumes qu’en colères. Il causait avec finesse. Son esprit avait de l’étendue. Il me parut un homme dépaysé dans le chaos, qui semblait chercher de la lumière, et une route à tâtons à travers le mouvement. Si je l’avais revu plus souvent, je n’aurais pas désespéré de lui pour les grandes utilités de la République. Je ne le vis qu’une fois… »

Il lisait d’une voix admirable et quand il s’arrêta sur ce mot, il regarda Jacques Santeuil.

Les yeux fermés, la tête sur l’oreiller il ressemblait à Blanqui sur son lit de mort.

— J’ai compris, dit-il. J’aurais compris sans M. de Lamartine. Vous ne saviez pas, en venant ici, que vous trouveriez ce volume sur cette table, évidemment, mais cette lecture est de circonstance et cette page, vieille de cent cinquante ans, est d’une prodigieuse actualité… Comme le grand poète, vous avez voulu voir celui que ses fidèles appelaient le Vieux. J’ai comme lui, n’est-ce pas, une de ces natures trop chargées de l’électricité d’un temps et la maladie des Révolutions… mes longues souffrances physiques et morales sont empreintes sur ma physionomie plus en amertumes qu’en colères… Je cherche une route à tâtons à travers le mouvement… et vous pensez à moi pour servir une société que je suis capable de sauver ou de perdre…

Il reprenait les phrases de Lamartine qui s’appliquaient si exactement à lui, mais une quinte de toux le secoua, si forte que Marthe Humilian ouvrit la porte, un bol à la main, et ce fut le Dictateur lui-même qui, ayant aidé l’Agitateur à s’asseoir, lui tendit la tisane.

Lorsqu’il eut bu et qu’il fut un peu calmé, le vieillard eut un sourire navré :

— Excusez-moi, fit-il… Je vous remercie… Est-ce que M. de Lamartine a fait boire son infusion de tilleul au père Blanqui ?

— L’histoire ne le conte pas, répondit Dominique Dorval, mais je suis sûr qu’il l’eût fait volontiers. Vous avez dit tantôt qu’il avait une foi généreuse et un cœur pur.

Jacques Santeuil, sur l’oreiller que le Président du Conseil avait placé derrière son dos, demeura silencieux pendant un instant, puis :

— Dorval ? demanda-t-il, si je donne ce… ce signal comme vous dites, il y aura beaucoup de sang versé… Vous serez impitoyable ?… Mais malgré votre force et celle de Malglève, nous pouvons réussir, n’est-ce pas ?… Moi, je suis au bord de la tombe et je suis si las !…

— Ce sera épouvantable, murmura Dominique Dorval, et je suis aussi las que vous-même. Cette nuit, quand j’ai appris que je devais revenir à Paris, quitter le village où je suis né et où je laissais Hélène, je suis sorti, j’ai voulu avertir les amis auxquels je la confiais pendant mon absence, et je suis entré chez un vieux médecin de campagne dont la lampe illuminait doucement le jardin. Au milieu des livres qui tapissaient les murs de la salle, il lisait encore, et minuit a sonné à l’église, comme au quinzième siècle, et j’ai envié cet homme qui pouvait demeurer là, quand moi…

Il se tut, le visage douloureux.

— Hélène est sauvée, n’est-ce pas ? interrogea Santeuil.

— Je crois que j’ai fait le miracle, comme disait le vieux médecin dont je vous parlais.

— Et… que comptez-vous faire ?

— Dès que j’en aurai fini ici, repartir. Elle m’attend et je l’épouserai, dans la vieille mairie dont mon père, l’instituteur Philippe Dorval, fut pendant trente ans le secrétaire, dans l’antique église à moitié cachée par le lierre où j’ai été baptisé. Je vais tantôt lui téléphoner que je vous ai vu, et quoi qu’il advienne je n’oublierai pas cette soirée.

Un appareil était sur la table de nuit et Jacques Santeuil le montra au Président.

Quelques minutes passèrent ; un timbre frémit ; Dominique Dorval tendit le récepteur au vieillard et il écouta, le cœur arrêté :

— Bonsoir, Hélène, c’est moi, Santeuil… Vous m’entendez ?… Oui… oui… je suis heureux… Cela va mieux… C’est une folie, ma petite fille, mais… peut-être deviez-vous la commettre… Soyez calme, mon enfant… Je l’ai vu… Oui, il est venu ce soir… il m’a tout dit… et demain matin vous aurez sans doute une surprise… Oui… non, je ne suis pas bon, je suis un pauvre homme bien las… Il faut dormir tranquille, Hélène. Vous téléphonerez demain… C’est cela… Je vous embrasse… Bonne nuit…

Il raccrocha le récepteur et il dit simplement à Dominique Dorval, debout près du lit :

— Elle va mieux ; elle vous attend, vous pouvez…

Il regarda son hôte.

— Vous pleurez ?… s’exclama-t-il… Vous ?… Allons !…

Et, lui tendant sa main de cire :

— Partez, Dorval, je lui ai dit que vous seriez demain matin aux Gargantes…

Il n’y avait pas eu autre chose.

En quittant Jacques Santeuil, il était allé droit au ministère de la Guerre où il avait été tout de suite introduit dans le cabinet du général Malglève qui n’avait jamais vu le Président, toujours maître de lui, dans cet état.

— Asseyez-vous, dit-il, cela ne va pas ?… Avez-vous quelque chose de nouveau ?… Vous paraissez ému… Si je ne vous connaissais pas, je croirais que vous venez de pleurer… Hélène ?…

— Hélène va mieux, mon ami, je l’ai appris tout à l’heure, il n’y a qu’un instant, dans la chambre où j’ai pleuré… Elle est sauvée et c’est elle qui nous sauve. Je sors de chez Jacques Santeuil. Excusez-moi d’avoir fait cette démarche sans vous en parler… J’y suis allé, il était couché, et j’ai pensé pendant quelques minutes que j’avais entrepris une chose qui n’était pas digne de nous, mais un miracle s’est produit… Vous allez m’aider à comprendre, je me souviens de tout avec une incroyable netteté, je vais tout vous conter… Je lui ai dit d’abord qu’il ne donnerait pas le signal que nous attendions, que nous étions prêts et que ce serait épouvantable ; puis, ayant vu un bouquin de Lamartine sur sa table, je l’ai feuilleté et j’ai lu un passage de la Lettre aux Dix Départements, la page où il est question de l’entrevue de Lamartine et de Blanqui et cette lecture qu’il écoutait les yeux fermés, dans cette pauvre chambre, était tragique… il ressemblait à l’Enfermé sur l’étroite couchette d’une cellule… Une quinte de toux l’a secoué ; je l’ai aidé à boire un peu de tisane… Il m’a parlé d’Hélène… m’a interrogé, et j’ai avoué que dès que j’en aurais fini avec la guerre qu’il allait déclarer, si j’étais encore vivant, je retournerais auprès d’elle et que je l’épouserais… Alors, il m’a prié de le mettre en communication téléphonique avec les Gargantes et il a téléphoné à Hélène. Je ne saisissais pas très bien. Je devinais qu’il était question de moi, d’une surprise qu’elle aurait demain à son réveil, et quand il a raccroché le récepteur, il m’a tendu la main en disant :

— Elle vous attend !…

C’est alors seulement que j’ai compris ce qu’il venait de décider, je n’ai pas été maître de mon émotion, et, même à présent, je ne m’explique pas…

— C’est simple, dit le général Malglève, cela a la brusque simplicité des miracles, et je trouve cela très clair.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Dominique Dorval.

Le général sonna.

Un officier d’ordonnance se présenta.

— Veuillez, lui dit-il, transmettre les ordres pour ce soir : les veilleurs seuls demeureront alertés… Les escadrilles sont consignées, mais les hommes peuvent se coucher… Cette mesure s’applique également aux autres unités qui avaient reçu l’ordre… Je vous remercie…

L’officier salua et, comme il venait de sortir, le préfet de police se fit annoncer.

— Que se passe-t-il ? fit-il en entrant… J’en suis effaré… Santeuil a brusquement décidé qu’il ne parlerait pas demain à Vincennes et que le rassemblement qu’il avait ordonné n’aurait pas lieu !…

— Aubert, dit Dominique Dorval qui s’était ressaisi, on a trouvé le cadavre d’un homme qu’on n’a pu identifier, sous des décombres calcinés, près de la Chambre ?

— Oui, Monsieur le Président.

— Il s’agit d’un acte individuel, et il convient de clore l’instruction.

— Mais, Monsieur le Président, j’ai appris que l’ordre…

Le ministre le regarda :

— Aubert, tout cela n’a pas plus d’importance que l’incendie de la Cour des Comptes, sous la Commune. Croyez-moi. Ne nous en occupons plus.

Le préfet sourit. Il venait de comprendre.

— Je repars, cette nuit, ajouta Dominique Dorval, et le général n’y voit aucun inconvénient. Cela doit vous rassurer, n’est-ce pas ?

— Complètement, Monsieur le Président, dit le préfet qui s’inclina et prit congé.

Lorsqu’ils furent seuls, Dominique Dorval s’approcha du général Malglève.

— Santeuil n’a rien demandé en échange, dit-il, mais je crois que nous pourrions, dès ce soir, décider ceci que nous rendrions tout de suite public : « Je vais prendre quelques semaines de repos dans mon village natal ; le citoyen Claude Ferrés serait chargé du ministère du Travail, et il est question de mon mariage avec la fille de Pierre Danglars. » Claude Ferrés acceptera, il ne pense qu’à cela et ce n’est pas l’Agitateur qui l’en empêchera aujourd’hui. Je vais l’appeler à la Présidence. Je vous préviendrai dès que ce sera réglé. Qu’en dites-vous ?

— Je préfère cela à tout ce que j’allais être obligé de faire, murmura le vieux vainqueur, parce que… parce que… je n’étais pas sûr cette fois de réussir.



Le lendemain, à l’aube, l’avion de Dominique Dorval approchait des Gargantes.

Hélène s’était levée avant le jour, et, dans un fauteuil, près de la portefenêtre qui donnait sur la terrasse, elle attendait.

La Guiraude, qui resemblait de plus en plus à une Piéta du quinzième siècle, s’activait, inquiète, autour d’elle.

— Mais vous allez m’étouffer sous vos couvertures, Guiraude ! protestait Hélène.

— J’ai peur que mademoiselle prenne froid, disait la vieille servante.

Elle alla chercher un paquet qu’elle lui mit aux pieds, malgré elle, quelque chose qui était enveloppé dans un morceau de laine blanche.

Hélène souriait :

— C’est une brique chaude, mademoiselle. et cela vaut mieux que toutes les chaufferettes électriques.

Brusquement, une bulle sonore sembla crever au loin, en plein ciel, et Hélène rejeta tous les châles et la peau d’ours blanc que la Guiraude entassait sur elle.

— C’est lui ! cria-t-elle… J’ai entendu son avion… écoutez !

La bonne femme tendit le cou et avoua qu’elle était un peu dure d’oreilles.

Le bourdonnement se rapprochait. On eût dit qu’il emplissait tout l’azur lavé par les averses d’avril, le ciel du matin où le soleil pointait déjà, et dans les premiers rayons. Hélène vit étinceler la carlingue d’orichalque, une matière prodigieuse à laquelle on avait donné le nom de l’antique métal fabuleux !



Le vent du soir qui descendait à présent avec rapidité fit murmurer plus fort l’olivier contre lequel s’appuyait Dominique.

Il frissonna et jetant sur ses épaules la cape en drap fauve d’Hélène, il se dirigea du côté de la maison.