L’Anaphylaxie/Chapitre IV

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Félix Alcan (p. 27-34).

IV

DURÉE DE L’ANAPHYLAXIE.

La durée de l’anaphylaxie est considérable. On peut dire qu’on n’en connaît pas encore la limite.

Déjà, en 1903, j’avais indiqué qu’au bout d’un an elle pouvait encore être constatée. Depuis lors, on a pu prouver qu’elle était plus prolongée encore.

C’est surtout Rosenau et Anderson qui ont mis en lumière ce fait important. Ils ont vu un cobaye garder sa sensibilité à l’injection seconde 1 096 jours, c’est-à-dire un peu plus de trois ans, et ils ajoutent : We believe that sensitive guinea pigs retain their susceptibility during their entire life. Currie a indiqué un cas, chez l’homme, où, 1 817 jours après l’injection première, il y eut des effets anaphylactiques manifestes lors de l’injection seconde (cité par Doerr).

Non seulement l’état d’anaphylaxie persiste longtemps, mais il semble bien ne pas décroître, au moins après l’injection de certains antigènes. Là encore, il est des différences considérables suivant l’antigène injecté.

Avec la mytilo-congestine, vers le 40e jour ou le 50e jour, l’état anaphylactique a disparu complètement ; mais ce n’est peut-être qu’une apparence, car les phénomènes sont complexes. En même temps que l’anaphylaxie, l’immunité s’établit, laquelle, sans doute, masque quelques-uns des symptômes de l’anaphylaxie (peut-être par le fait d’une antitoxine neutralisant immédiatement par une réaction chimique simple les effets de la toxine).

En effet, avec d’autres poisons, l’anaphylaxie ne s’éteint pas aussi vite. Au 100e jour après l’injection première, Rosenau et Anderson n’ont pas trouvé d’affaiblissement appréciable. Avec l’actino-congestine j’ai vu au 135e jour (exp. sur le chien Porphyre. Trav. du lab., VI, 1909, 449) une des anaphylaxies les plus fortes que j’aie pu observer, puisque l’animal est mort en 15 minutes après injection du dixième de la dose mortelle. Avec la crépitine, les symptômes ont été au 92e jour parmi les plus intenses. Il semble même (sur les chiens) que, lorsque la date de l’injection première est très lointaine, les accidents sont plus graves qu’au 50e jour. Peut-être ont-ils une forme un peu différente, avec des convulsions cloniques et toniques et une mort rapide (Exp. inédites).

Pendant l’intervalle de temps qui sépare la première injection de la seconde, peut-on dire que l’animal est revenu à son état normal, au statu quo ante ?

Chez les lapins et les cobayes, après injection de sérum, vers le 10e ou 15e jour, l’appétit est revenu, et les animaux reviennent à leur poids initial, et arrivent même à le dépasser.

Mais le sérum de cheval n’est toxique qu’à très forte dose ; on peut presque dire même qu’il n’est pas toxique (Arthus a pu injecter 50 centimètres cubes de sérum de cheval à des lapins sans provoquer d’accident), de sorte qu’il n’est pas surprenant de voir les animaux se remettre très vite à la suite de cette injection sérique. Il en est autrement des lapins, chiens, cobayes, à qui on fait des injections d’une toxine anaphylactisante très offensive. Cette toxine a quelquefois des effets très prolongés ; par exemple la crépitine, toxalbumine végétale extraite du Hura crepitans, altère si profondément la nutrition qu’au bout de 3 mois l’animal s’en ressent encore. Aussi, en général, les chiens, sur qui j’opérais, n’avaient-ils pas complètement repris leur poids antérieur. On ne pouvait cependant pas les distinguer des chiens normaux, tellement ils étaient gais, vifs, et de bonne santé apparente[1]. De fait, il y a quelque chose de modifié qu’on peut facilement apprécier ; il y a toujours une certaine leucocytose. Même au bout de 6 mois, les chiens empoisonnés avec la crépitine ont 18 000 leucocytes par millimètre cube, au lieu de 10 000, chiffre normal.

La persistance de l’état anaphylactique pendant un temps très long constitue un des phénomènes les plus singuliers de la biologie ; et c’est assurément un des facteurs essentiels de la différenciation individuelle. Le fait d’avoir été intoxiqué antérieurement par une substance quelconque, même si l’intoxication a été légère, même si les effets en ont absolument disparu en apparence, met l’organisme d’un individu dans un état spécial qui le différencie profondément de tous les autres individus de son espèce. On savait cela pour l’immunité, puisqu’un individu immunisé n’est plus le même qu’un individu non immunisé. Et voici qu’une différenciation nouvelle apparaît : un individu anaphylactisé n’est plus le même qu’un individu non anaphylactisé.

Même les ingestions alimentaires (pénétration de certains albuminoïdes), même les infections microbiennes (production de toxines dans le sang et les tissus) développent l’anaphylaxie (et l’immunité).

Par conséquent, de par ses ingestions alimentaires, de par les multiples infections microbiennes, minuscules, qui l’ont atteint, et qui ont le plus souvent passé inaperçues, chaque individu va être différent, et profondément différent, de l’individu voisin, prophylactisé ou anaphylactisé à des degrés divers contre telle ou telle substance. Il sera lui-même, et non pas autre. Il aura son idiosyncrasie, ou, pour parler mieux, son individualité humorale, qui va le différencier aussi bien que son individualité psychologique. Les souvenirs antérieurs, si variables chez les divers individus, font que l’intelligence de chaque individu est individuelle, personnelle. De même les souvenirs humoraux, si l’on peut se servir de cette expression, créent chez chaque individu une personnalité humorale, tout aussi caractérisée que sa personnalité intellectuelle.


  1. M. Villaret et Faure Beaulieu ont recherché, dans mon laboratoire, s’il n’y aurait pas, après intoxication première par les toxines anaphylactisantes, quelque caractéristique morphologique dans les centres nerveux ou dans les glandes lymphatiques. Les résultats ont été négatifs.