L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/12

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XII

Après toute cette analyse détaillée, nous avons pleinement le droit de prétendre que les idées que le comte Tolstoï nous présente sous le nom de vrai christianisme, n’ont rien de commun avec la doctrine réelle du Christ. Ériger la non-résistance au mal par la violence comme le principe principal et fondamental du christianisme, c’est tout d’abord se former une idée trop étroite de la doctrine de Jésus-Christ. C’est absolument comme quand un homme, empoisonné par la santonine, veut persuader à chacun que la nature entière n’offre que des teintes jaunes, ou quand un sujet affecté de daltonisme nous déclare que toutes les couleurs dites rouges, roses, carminées, pourpres, etc., doivent être éliminées, car ce ne sont pas des couleurs pures et caractéristiques. La force sublime de la religion chrétienne consiste justement dans son universalité, grâce à laquelle on ne peut même pas se représenter des conditions d’existence où la doctrine du Christ ne puisse être utile et consolante pour l’humanité. Elle nous enseigne à vivre pour l’idée, pour l’idéal, à rechercher le soutien et l’aide de l’Esprit, et par cela même elle nous apprend à vaincre nos désirs, nos souffrances et même nos plaisirs physiques ou charnels, et à ne souhaiter que les plaisirs, les désirs de l’Esprit.

« En vérité, en vérité je te le dis, si un homme ne naît pas de l’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne t’étonne point de ce que je t’ai dit : « Il faut que vous naissiez de nouveau. » (Saint Jean, iii, 5-7.)

La doctrine de Jésus-Christ nous enseigne que la vie physique avec tous ses plaisirs, sensations, douleurs et souffrances, avec tous ses désirs, besoins, mouvements, avec toutes ses évolutions et ses victoires, est en somme peu de chose en comparaison de la vie spirituelle, de la vie de l’âme… Et c’est ainsi qu’une femme, une mère, qui a perdu tout ce qu’elle aimait, qui a perdu par la mort tous ses enfants bien-aimés, ne peut pas être complètement vaincue par la douleur, par le désespoir, si elle observe la doctrine de Jésus-Christ : car la religion chrétienne lui dit que la mort n’est qu’une étape, un passage d’une forme de la vie à une autre ; elle lui prescrit de lutter contre son désespoir, car Dieu est bon et il fait tout pour le mieux ; elle lui prescrit de vivre pour l’idée, en aspirant toujours vers la perfection suprême : et la mère chrétienne qui a perdu toute sa joie, tout son bonheur terrestres, peut continuer à vivre et à faire son devoir dans la vie et envers son prochain ; — tandis qu’une mère païenne, dans des conditions pareilles, perdait à jamais toute raison de vivre et se changeait en pierre comme Niobé…

Même un malheureux esclave peut trouver quelque consolation et quelque tranquillité d’âme dans la doctrine du Christ.

« Tu es esclave, tu as perdu ta liberté, on te traite en bête, en chose ; c’est très pénible ; mais la vie physique, la vie de la chair, ce n’est pas tout. Tes pensées sont libres, indépendantes, ta volonté t’appartient et tu peux aspirer à la perfection, à l’idéal, tu peux lutter contre tes propres désirs égoïstes et tâcher de mériter la vie éternelle. »

En un mot, il n’existe pas de conditions si malheureuses dans la vie où la religion chrétienne ne puisse soutenir et consoler l’homme. Et même le criminel le plus grand peut encore trouver dans la doctrine du Christ quelque espoir et des motifs de s’amender, de se repentir, fût-ce tardivement. La différence de la vie physique et de la vie spirituelle, voilà le problème que pose et que résout le christianisme, lequel, pareil à la lumière du jour, pénètre partout et apporte même dans les plis les plus cachés de la vie son influence salutaire.

Et le comte Tolstoï prétend nous convaincre que le christianisme se réduit à la non-résistance au mal par la violence et à l’amour du prochain ! Et il prétend nous convaincre qu’en vrais chrétiens nous devons refuser de prendre part à la vie sociale ! Encore s’il était un homme borné, un homme comme ce pauvre paysan, incapable de rien concevoir dans la doctrine de Jésus-Christ, en dehors du sens littéral d’une parabole, et qui était par conséquent persuadé que les vrais chrétiens ne doivent ni labourer la terre ni l’ensemencer, et s’en rapporter au seul Père céleste pour les besoins de la nourriture et des vêtements ! Mais le comte Tolstoï, avec son esprit large et élevé, ne saurait se laisser subjuguer par une seule idée, par une seule parabole. Peut-être veut-il propager sa propre doctrine, fonder une nouvelle secte religieuse ?

Mais alors pourquoi parle-t-il toujours du vrai christianisme, pourquoi tâche-t-il de répandre ses idées sous le couvert de la doctrine du Christ ? Et cependant, même dans sa manière de propager ses idées et de recruter des disciples, le comte Tolstoï emploie un système diamétralement opposé à celui du Christ : car Jésus, en enseignant ses disciples, leur disait toujours qu’ils devaient se préparer à la souffrance, aux persécutions et peut-être même à la mort « pour la cause de son nom », tandis que le comte Tolstoï, au contraire, nous dit de ne rien craindre, car on ne nous fera rien. Voici ses propres paroles :

« Ainsi, au milieu de millions d’hommes qui ont prêté serment (en Russie), vivent quelques hommes qui ne l’ont pas fait. Et si on leur demande :

— Comment donc, vous n’avez pas prêté serment ?

— Non, nous n’avons pas prêté serment.

— Et rien ne vous est arrivé ?

— Rien. »

« Tous les sujets sont obligés de payer l’impôt et tous le paient ; mais un homme à Karkov, un autre à Tver, un troisième à Samara, refusent tous pour le même motif. L’un dit qu’il ne paiera que lorsqu’on lui aura dit à quoi est destiné l’argent qu’on lui demande. Si c’est pour de bonnes actions, il donnera de lui-même et plus qu’on ne lui demande. Si c’est pour de mauvaises actions, il ne donnera rien volontairement ; car, selon la loi du Christ qu’il professe, il ne peut pas concourir à faire le mal…

— Alors, tu n’as pas payé l’impôt ?

— Non.

— Et rien ne t’est arrivé ?

— Rien. »

Ces dialogues sont caractéristiques au plus haut degré, car chacun comprend qu’ils ne peuvent avoir d’autre but que de tranquilliser les hommes simples qui voudraient bien se refuser à payer les impôts, à prêter serment, et à accomplir le service obligatoire dans l’armée, mais qui n’osent pas, par crainte du châtiment. Ces hommes simples croient fermement à ce qui est imprimé, et surtout dans un livre où il n’est question que de Jésus-Christ et de la vraie religion chrétienne. Mais vous, monsieur le comte, est-ce que vous ne craignez pas le châtiment de Dieu ? Car vous savez très bien que le refus de payer les impôts, de prêter le serment politique et d’accomplir le service militaire obligatoire, ne peut pas demeurer impuni dans un État bien réglé. Alors pourquoi dissimulez-vous ? Vous savez très bien que si on a laissé sans châtiment deux ou trois personnes qui se refusaient à payer les impôts, à prêter le serment politique, etc., c’est qu’on les a considérées assurément comme des malades atteints d’une idée fixe, d’une monomanie, et alors on ne saurait les citer en exemples. Oh ! monsieur le comte, pensez seulement que les simples peuvent se fier à vos paroles ; et comme il est toujours plus ou moins pénible de payer les impôts et d’accomplir le service militaire, comme les hommes en général croient volontiers à ce qui leur est agréable ou utile, il peut très bien arriver qu’ils se déclarent de vrais chrétiens, comme Tolstoï, et qu’ils opposent un refus ; et on les châtiera, et il y aura des familles malheureuses, des familles ruinées, tandis que la vôtre continuera à jouir de tout le confort, de tous les agréments que procure la richesse. Ces dialogues, cités plus haut, ne produiront aucune impression sur des gens intelligents, ayant reçu une certaine instruction ; mais sur les simples gens du peuple ils peuvent exercer une influence néfaste. Quel est donc votre but, alors ? Jésus-Christ, que vous rappelez si souvent dans votre livre, n’a-t-il pas dit :

« Mais si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât au cou une meule et qu’on le jetât au fond de la mer. » (Saint Mathieu, xviii, 6.)

Vous voulez sciemment ignorer ces paroles du Christ, car certainement elles s’accordent mal avec la théorie de la non-résistance au mal par la violence que vous essayez d’ériger en principe fondamental de la vie ; mais nous, en tout cas, nous devons nous rappeler que Jésus-Christ disait :

« Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous sous des peaux de brebis, mais qui, au dedans, sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits ; cueille-t-on des raisins sur des épines ou des figues sur des chardons ? Ainsi tout arbre qui est bon porte de bons fruits ; mais un mauvais arbre porte de mauvais fruits. » (Saint Mathieu, vii, 15-17.)

« Car de faux Christs et de faux prophètes s’élèveront et feront de grands signes et prodiges pour séduire les élus mêmes, s’il était possible. » (Saint Marc, xiii, 22.)