L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 1/Chapitre 1

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 1-6).



L’ANCIEN RÉGIME
ET
LA RÉVOLUTION




LIVRE PREMIER
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CHAPITRE PREMIER


Jugements contradictoires qui sont portés sur la Révolution à sa naissance.


Il n’y a rien de plus propre à rappeler les philosophes et les hommes d’État à la modestie que l’histoire de notre Révolution ; car il n’y eut jamais d’événements plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés et moins prévus.

Le grand Frédéric lui-même, malgré son génie, ne la pressent pas. Il la touche sans la voir. Bien plus, il agit par avance suivant son esprit ; il est son précurseur et déjà, pour ainsi dire, son agent ; il ne la reconnaît point à son approche ; et quand elle se montre enfin, les traits nouveaux et extraordinaires qui vont caractériser sa physionomie parmi la foule innombrable des révolutions échappent d’abord aux regards.

Au dehors elle est l’objet de la curiosité universelle ; partout elle fait naître dans l’esprit des peuples une sorte de notion indistincte que des temps nouveaux se préparent, de vagues espérances de changements et de réformes ; mais personne ne soupçonne encore ce qu’elle doit être. Les princes et leurs ministres manquent même de ce pressentiment confus qui émeut le peuple à sa vue. Ils ne la considèrent d’abord que comme une de ces maladies périodiques auxquelles la constitution de tous les peuples est sujette, et qui n’ont d’autre effet que d’ouvrir de nouveaux champs à la politique de leurs voisins. Si par hasard ils disent la vérité sur elle, c’est à leur insu. Les principaux souverains de l’Allemagne, réunis à Pilnitz en 1791, proclament, il est vrai, que le péril qui menace la royauté en France est commun à tous les anciens pouvoirs de l’Europe, et que tous sont menacés avec elle ; mais, au fond, ils n’en croient rien. Les documents secrets du temps font connaître que ce n’étaient là à leurs yeux que d’habiles prétextes dont ils masquaient leurs desseins ou les coloraient aux yeux de la foule.

Quant à eux, ils savent bien que la révolution française est un accident local et passager dont il s’agit seulement de tirer parti. Dans cette pensée, ils conçoivent des desseins, font des préparatifs, contractent des alliances secrètes ; ils se disputent entre eux à la vue de cette proie prochaine, se divisent, se rapprochent ; il n’y a presque rien à quoi ils ne se préparent, sinon à ce qui va arriver.

Les Anglais, auxquels le souvenir de leur propre histoire et la longue pratique de la liberté politique donnent plus de lumière et d’expérience, aperçoivent bien comme à travers un voile épais l’image d’une grande révolution qui s’avance ; mais ils ne peuvent distinguer sa forme, et l’action qu’elle va exercer bientôt sur les destinées du monde et sur la leur propre leur est cachée. Arthur Young, qui parcourt la France au moment où la Révolution va éclater, et qui considère cette révolution comme imminente, en ignore si bien la portée qu’il se demande si le résultat n’en sera point d’accroître les privilèges. « Quant à la noblesse, dit-il, si cette révolution leur donnait encore plus de prépondérance, je pense qu’elle ferait plus de mal que de bien. » Burke, dont l’esprit fut illuminé par la haine que la Révolution dès sa naissance lui inspira, Burke lui-même reste quelques moments incertain à sa vue. Ce qu’il en augure d’abord, c’est que la France en sera énervée et comme anéantie. « Il est à croire, dit-il, que pour longtemps les facultés guerrières de la France sont éteintes ; il se pourrait même qu’elles le fussent pour toujours, et que les hommes de la génération qui va suivre puissent dire comme cet ancien : Gallos quoque in bellis floruisse audivimus : Nous avons entendu dire que les Gaulois eux-mêmes avaient jadis brillé par les armes. »

On ne juge pas mieux l’événement de près que de loin. En France, la veille du jour où la Révolution va éclater, on n’a encore aucune idée précise sur ce qu’elle va faire. Parmi la foule des cahiers, je n’en trouve que deux où se montre une certaine appréhension du peuple. Ce qu’on redoute, c’est la prépondérance que doit conserver le pouvoir royal, la cour, comme on l’appelle encore. La faiblesse et la courte durée des états généraux inquiètent. On a peur qu’on ne les violente. La noblesse est particulièrement travaillée de cette crainte. « Les troupes suisses, disent plusieurs de ces cahiers, prêteront le serment de ne jamais porter les armes contre les citoyens, même en cas d’émeute ou de révolte. » Que les états généraux soient libres, et tous les abus seront aisément détruits ; la réforme à faire est immense, mais elle est facile.

Cependant la Révolution suit son cours : à mesure que l’on voit apparaître la tête du monstre, que sa physionomie singulière et terrible se découvre ; qu’après avoir détruit les institutions politiques elle abolit les institutions civiles, après les lois change les mœurs, les usages et jusqu’à la langue ; quand, après avoir ruiné la fabrique du gouvernement, elle remue les fondements de la société et semble enfin vouloir s’en prendre à Dieu lui-même ; lorsque bientôt cette même Révolution déborde au dehors, avec des procédés inconnus jusqu’à elle, une tactique nouvelle, des maximes meurtrières, des opinions armées, comme disait Pitt, une puissance inouïe qui abat les barrières des empires, brise les couronnes, foule les peuples, et, chose étrange ! les gagne en même temps à sa cause ; à mesure que toutes ces choses éclatent, le point de vue change. Ce qui avait d’abord semblé, aux princes de l’Europe et aux hommes d’État, un accident ordinaire de la vie des peuples, paraît un fait si nouveau, si contraire même à tout ce qui s’était passé auparavant dans le monde, et cependant si général, si monstrueux, si incompréhensible, qu’en l’apercevant l’esprit humain demeure comme éperdu. Les uns pensent que cette puissance inconnue, que rien ne semble ni nourrir ni abattre, qu’on ne saurait arrêter, et qui ne peut s’arrêter elle-même, va pousser les sociétés humaines jusqu’à leur dissolution complète et finale. Plusieurs la considèrent comme l’action visible du démon sur la terre. « La révolution française a un caractère satanique », dit M. de Maistre, dès 1797. D’autres, au contraire, découvrent en elle un dessein bienfaisant de Dieu, qui veut renouveler non-seulement la face de la France, mais celle du monde, et qui va créer en quelque sorte une humanité nouvelle. On retrouve, chez plusieurs des écrivains de ce temps-là, quelque chose de cette épouvante religieuse qu’éprouvait Salvien à la vue des barbares. Burke, reprenant sa pensée, s’écrie : « Privée de son ancien gouvernement, ou plutôt de tout gouvernement, il semblait que la France fût un objet d’insulte et de pitié, plutôt que de devoir être le fléau et la terreur du genre humain. Mais du tombeau de cette monarchie assassinée est sorti un être informe, immense, plus terrible qu’aucun de ceux qui ont accablé et subjugué l’imagination des hommes. Cet être hideux et étrange marche droit à son but, sans être effrayé du péril ou arrêté par les remords ; contempteur de toutes les maximes reçues et de tous les moyens ordinaires, il terrasse ceux qui ne peuvent même pas comprendre comment il existe. »

L’événement est-il en effet si extraordinaire qu’il a paru jadis aux contemporains ? aussi inouï, aussi profondément perturbateur et rénovateur qu’ils le supposaient ? Quel fut le véritable sens, quel a été le véritable caractère, quels sont les effets permanents de cette révolution étrange et terrible ? Qu’a-t-elle détruit précisément ? Qu’a-t-elle créé ?

Il semble que le moment de le rechercher et de le dire est venu, et que nous soyons placés aujourd’hui à ce point précis d’où l’on peut le mieux apercevoir et juger ce grand objet. Assez loin de la Révolution pour ne ressentir que faiblement les passions qui troublaient la vue de ceux qui l’ont faite, nous en sommes assez proches pour pouvoir entrer dans l’esprit qui l’a amenée et pour le comprendre. Bientôt on aura peine à le faire, car les grandes révolutions qui réussissent, faisant disparaître les causes qui les avaient produites, deviennent ainsi incompréhensibles par leurs succès mêmes.