L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2/Chapitre 01

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 33-47).


LIVRE II
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CHAPITRE PREMIER


pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple en france que partout ailleurs.


Une chose surprend au premier abord : la Révolution, dont l’objet propre était d’abolir partout le reste des institutions du moyen âge, n’a pas éclaté dans les contrées où ces institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur gêne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles les lui faisaient sentir le moins  ; de telle sorte que leur joug a paru le plus insupportable là où il était en réalité le moins lourd.

Dans presque aucune partie de l’Allemagne, à la fin du dix-huitième siècle, le servage n’était encore complètement aboli, et, dans la plupart, le peuple demeurait positivement attaché à la glèbe, comme au moyen âge. Presque tous les soldats qui composaient les armées de Frédéric II et de Marie-Thérèse ont été de véritables serfs.

Dans la plupart des États d’Allemagne, en 1788, le paysan ne peut quitter la seigneurie, et, s’il la quitte, on peut le poursuivre partout où il se trouve et l’y ramener de force. Il y est soumis à la justice dominicale, qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et sa paresse. Il ne peut ni s’élever dans sa position, ni changer de profession, ni se marier sans le bon plaisir du maître. Une grande partie de son temps doit être consacrée au service de celui-ci. Plusieurs années de sa jeunesse doivent s’écouler dans la domesticité du manoir. La corvée seigneuriale existe dans toute sa force et peut s’étendre, dans certains pays, jusqu’à trois jours par semaine. C’est le paysan qui rebâtit et entretient les bâtiments du seigneur, mène ses denrées au marché, le conduit lui-même, et est chargé de porter ses messages. Le serf peut cependant devenir propriétaire foncier, mais sa propriété reste toujours très-imparfaite. Il est obligé de cultiver son champ d’une certaine manière, sous l’œil du seigneur ; il ne peut ni l’aliéner ni l’hypothéquer à sa volonté. Dans certains cas, on le force d’en vendre les produits  ; dans d’autres on l’empêche de les vendre ; pour lui, la culture est toujours obligatoire. Sa succession même ne passe pas tout entière à ses enfants : une partie en est d’ordinaire retenue par la seigneurie.

Je ne recherche pas ces dispositions dans des lois surannées, je les rencontre jusque dans le code préparé par le grand Frédéric et promulgué par son successeur, au moment même où la Révolution française vient d’éclater.

Rien de semblable n’existait plus en France depuis longtemps : le paysan allait, venait, achetait, vendait, traitait, travaillait à sa guise. Les derniers vestiges du servage ne se faisaient plus voir que dans une ou deux provinces de l’Est, provinces conquises  ; partout ailleurs il avait entièrement disparu, et même son abolition remontait à une époque si éloignée, que la date en était oubliée. Des recherches savantes, faites de nos jours, ont prouvé que, dès le treizième siècle, on ne le rencontre plus en Normandie.

Mais il s’était fait dans la condition du peuple, en France, une bien autre révolution encore : le paysan n’avait pas seulement cessé d’être serf ; il était devenu propriétaire foncier. Ce fait est encore aujourd’hui si mal établi, et il a eu, comme on le verra, tant de conséquences, qu’on me permettra de m’arrêter un moment ici pour le considérer.

On a cru longtemps que la division de la propriété foncière datait de la Révolution et n’avait été produite que par elle ; le contraire est prouvé par toutes sortes de témoignages.

Vingt ans au moins avant cette révolution, on rencontre des sociétés d’agriculture qui déplorent déjà que le sol se morcelle outre mesure. « La division des héritages, dit Turgot vers le même temps, est telle que celui qui suffisait pour une seule famille se partage entre cinq ou six enfants. Ces enfants et leurs familles ne peuvent plus dès lors subsister uniquement de la terre. » Necker avait dit, quelques années plus tard, qu’il y avait en France une immensité de petites propriétés rurales.

Je trouve, dans un rapport secret fait à un intendant peu d’années avant la Révolution : « Les successions se subdivisent d’une manière égale et inquiétante, et, chacun voulant avoir de tout et partout, les pièces de terre se trouvent divisées à l’infini et se subdivisent sans cesse. » Ne croirait-on pas que ceci est écrit de nos jours ?

J’ai pris moi-même des peines infinies pour reconstruire en quelque sorte le cadastre de l’ancien régime, et j’y suis quelquefois parvenu. D’après la loi de 1790, qui a établi l’impôt foncier, chaque paroisse a dû dresser un état des propriétés alors existantes sur son territoire. Ces états ont disparu pour la plupart ; néanmoins je les ai retrouvés dans un certain nombre de villages, et, en les comparant avec les rôles de nos jours, j’ai vu que, dans ces villages-là, le nombre des propriétaires fonciers s’élevait à la moitié, souvent aux deux tiers du nombre actuel ; ce qui paraîtra bien remarquable si l’on pense que la population totale de la France s’est accrue de plus d’un quart depuis ce temps.

Déjà, comme de nos jours, l’amour du paysan pour la propriété foncière est extrême, et toutes les passions qui naissent chez lui de la possession du sol sont allumées.

« Les terres se vendent toujours au-delà de leur valeur, dit un excellent observateur contemporain ; ce qui tient à la passion qu’ont tous les habitants pour devenir propriétaires. Toutes les épargnes des basses classes, qui ailleurs sont placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont destinées en France à l’achat des terres. »

Parmi toutes les choses nouvelles qu’Arthur Young aperçoit chez nous, quand il nous visite pour la première fois, il n’y en a aucune qui le frappe davantage que la grande division du sol parmi les paysans ; il affirme que la moitié du sol de la France leur appartient en propre. « Je n’avais nulle idée, dit-il souvent, d’un pareil état de choses »  ; et, en effet, un pareil état de choses ne se trouvait alors nulle part ailleurs qu’en France ou dans son voisinage le plus proche.

En Angleterre il y avait eu des paysans propriétaires, mais on en rencontrait déjà beaucoup moins. En Allemagne on avait vu, de tout temps et partout, un certain nombre de paysans libres et qui possédaient en toute propriété des portions du sol. Les lois particulières et souvent bizarres qui régissaient la propriété du paysan se retrouvent dans les plus vieilles coutumes germaniques ; mais cette sorte de propriété a toujours été un fait exceptionnel, et le nombre de ces petits propriétaires fonciers fort petit.

Les contrées de l’Allemagne où, à la fin du dix-huitième siècle, le paysan était propriétaire et à peu près aussi libre qu’en France, sont situées, la plupart, le long du Rhin ; c’est aussi là que les passions révolutionnaires de la France se sont le plus tôt répandues et ont été toujours les plus vives. Les portions de l’Allemagne qui ont été, au contraire, le plus longtemps impénétrables à ces passions sont celles où rien de semblable ne se voyait encore. Remarque digne d’être faite.

C’est donc suivre une erreur commune que de croire que la division de la propriété foncière date en France de la Révolution ; le fait est bien plus vieux qu’elle. La Révolution a, il est vrai, vendu toutes les terres du clergé et une grande partie de celles des nobles ; mais, si l’on veut consulter les procès-verbaux mêmes de ces ventes, comme j’ai eu quelquefois la patience de le faire, on verra que la plupart de ces terres ont été achetées par des gens qui en possédaient déjà d’autres ; de sorte que, si la propriété a changé de mains, le nombre des propriétaires s’est bien moins accru qu’on ne l’imagine. Il y avait déjà en France une immensité de ceux-ci, suivant l’expression ambitieuse, mais juste, cette fois, de M. Necker.

L’effet de la Révolution n’a pas été de diviser le sol, mais de le libérer pour un moment. Tous ces petits propriétaires étaient, en effet, fort gênés dans l’exploitation de leurs terres, et supportaient beaucoup de servitudes dont il ne leur était pas permis de se délivrer.

Ces charges étaient pesantes sans doute ; mais ce qui les leur faisait paraître insupportables était précisément la circonstance qui aurait dû, ce semble, leur en alléger le poids : ces mêmes paysans avaient été soustraits, plus que nulle part ailleurs en Europe, au gouvernement de leurs seigneurs ; autre révolution non moins grande que celle qui les avait rendus propriétaires.

Quoique l’ancien régime soit encore bien près de nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se perdre dans la nuit des temps. La révolution radicale qui nous en sépare a produit l’effet des siècles : elle a obscurci tout ce qu’elle ne détruisait pas. Il y a donc peu de gens qui puissent répondre aujourd’hui exactement à cette simple question : Comment s’administraient les campagnes avant 1789 ? Et, en effet, on ne saurait le dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, non pas les livres, mais les archives administratives de ce temps-là.

J’ai souvent entendu dire : la noblesse, qui depuis longtemps avait cessé de prendre part au gouvernement de l’État, avait conservé jusqu’au bout l’administration des campagnes ; le seigneur en gouvernait les paysans. Ceci ressemble bien à une erreur.

Au dix-huitième siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient conduites par un certain nombre de fonctionnaires qui n’étaient plus les agents de la seigneurie et que le seigneur ne choisissait plus ; les uns étaient nommés par l’intendant de la province, les autres élus par les paysans eux-mêmes. C’était à ces autorités à répartir l’impôt, à réparer les églises, à bâtir les écoles, à rassembler et à présider l’assemblée de la paroisse. Elles veillaient sur le bien communal et en réglaient l’usage, intentaient et soutenaient au nom de la communauté les procès. Non seulement le seigneur ne dirigeait plus l’administration de toutes ces petites affaires locales, mais il ne la surveillait pas. Tous les fonctionnaires de la paroisse étaient sous le gouvernement ou sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le montrerons dans le chapitre suivant. Bien plus, on ne voit presque plus le seigneur agir comme le représentant du roi dans la paroisse, comme l’intermédiaire entre celui-ci et les habitants. Ce n’est plus lui qui est chargé d’y appliquer les lois générales de l’État, d’y assembler les milices, d’y lever les taxes, d’y publier les mandements du prince, d’en distribuer les secours. Tous ces devoirs et tous ces droits appartiennent à d’autres. Le seigneur n’est plus en réalité qu’un habitant que des immunités et des privilèges séparent et isolent de tous les autres  ; sa condition est différente, non son pouvoir. Le seigneur n’est qu’un premier habitant, ont soin de dire les intendants dans leurs lettres à leurs subdélégués.

Si vous sortez de la paroisse et que vous considériez le canton, vous reverrez le même spectacle. Nulle part les nobles n’administrent ensemble, non plus qu’individuellement ; cela était particulier à la France. Partout ailleurs le trait caractéristique de la vieille société féodale s’était en partie conservé : la possession de la terre et le gouvernement des habitants demeuraient encore mêlés.

L’Angleterre était administrée aussi bien que gouvernée par les principaux propriétaires du sol. Dans les portions mêmes de l’Allemagne où les princes étaient le mieux parvenus, comme en Prusse et en Autriche, à se soustraire à la tutelle des nobles dans les affaires générales de l’État, ils leur avaient en grande partie conservé l’administration des campagnes, et, s’ils étaient allés dans certains endroits jusqu’à contrôler le seigneur, nulle part ils n’avaient encore pris sa place.

À vrai dire, les nobles français ne touchaient plus depuis longtemps à l’administration publique que par un seul point, la justice. Les principaux d’entre eux avaient conservé le droit d’avoir des juges qui décidaient certains procès en leur nom, et faisaient encore de temps en temps des règlements de police dans les limites de la seigneurie ; mais le pouvoir royal avait graduellement écourté, limité, subordonné la justice seigneuriale, à ce point que les seigneurs qui l’exerçaient encore la considéraient moins comme un pouvoir que comme un revenu.

Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la noblesse. La partie politique avait disparu ; la portion pécuniaire seule était restée, et quelquefois s’était fort accrue.

Je ne veux parler en ce moment que de cette portion des privilèges utiles qui portait par excellence le nom de droits féodaux, parce que ce sont ceux-là particulièrement qui touchent le peuple.

Il est malaisé de dire aujourd’hui en quoi ces droits consistaient encore en 1789, car leur nombre avait été immense et leur diversité prodigieuse, et, parmi eux, plusieurs avaient déjà disparu ou s’étaient transformés ; de sorte que le sens des mots qui les désignaient, déjà confus pour les contemporains, est devenu pour nous fort obscur. Néanmoins, quand on consulte les livres des feudistes du dix-huitième siècle et qu’on recherche avec attention les usages locaux, on s’aperçoit que tous les droits encore existants peuvent se réduire à un petit nombre d’espèces principales ; tous les autres subsistent, il est vrai, mais ils ne sont plus que des individus isolés.

Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent presque partout à demi effacées. La plupart des droits de péage sur les chemins sont modérés ou détruits ; néanmoins, il n’y a que peu de provinces où l’on n’en rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs prélèvent des droits sur les foires et dans les marchés. On sait que, dans la France entière, ils jouissaient du droit exclusif de chasse. En général, ils possèdent seuls des colombiers et des pigeons ; presque partout ils obligent le paysan à faire moudre à leur moulin et vendanger à leur pressoir. Un droit universel et très onéreux est celui des lods et ventes ; c’est un impôt qu’on paye au seigneur toutes les fois qu’on vend ou qu’on achète des terres dans les limites de la seigneurie. Sur toute la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de rentes foncières et de redevances en argent ou en nature, qui sont dues au seigneur par le propriétaire, et dont celui-ci ne peut se racheter. À travers toutes ces diversités, un trait commun se présente : tous ces droits se rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits  ; tous atteignent celui qui le cultive.

On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient des mêmes avantages ; car l’Église, qui avait une autre origine, une autre destination et une autre nature que la féodalité, avait fini néanmoins par se mêler intimement à elle, et, bien qu’elle ne se fût jamais complètement incorporée à cette substance étrangère, elle y avait si profondément pénétré qu’elle y demeurait comme incrustée.

Des évêques, des chanoines, des abbés possédaient donc des fiefs ou des censives en vertu de leurs fonctions ecclésiastiques. Le couvent avait, d’ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France où il y en eût encore  ; il employait la corvée, levait des droits sur les foires et marchés, avait son four, son moulin, son pressoir, son taureau banal. Le clergé jouissait de plus, en France, comme dans tout le monde chrétien, du droit de dîme.

Mais ce qui m’importe ici, c’est de remarquer que, dans toute l’Europe alors, les mêmes droits féodaux, précisément les mêmes, se retrouvaient, et que, dans la plupart des contrées du continent, ils étaient bien plus lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale. En France, elle était rare et douce ; en Allemagne, elle était encore universelle et dure.

Bien plus, plusieurs des droits d’origine féodale qui ont le plus révolté nos pères, qu’ils considéraient non-seulement comme contraires à la justice, mais à la civilisation : la dîme, les rentes foncières inaliénables, les redevances perpétuelles, les lods et ventes, ce qu’ils appelaient, dans la langue un peu emphatique du dix-huitième siècle, la servitude de la terre, toutes ces choses se retrouvaient alors, en partie, chez les Anglais ; plusieurs s’y voient encore aujourd’hui même. Elles n’empêchent pas l’agriculture anglaise d’être la plus perfectionnée et la plus riche du monde, et le peuple anglais s’aperçoit à peine de leur existence.

Pourquoi donc les mêmes droits féodaux ont-ils excité dans le cœur du peuple en France une haine si forte, qu’elle survit à son objet même et semble ainsi inextinguible ? La cause de ce phénomène est, d’une part, que le paysan français était devenu propriétaire foncier, et, de l’autre, qu’il avait entièrement échappé au gouvernement de son seigneur. Il y a bien d’autres causes encore, sans doute, mais je pense que celles-ci sont les principales.

Si le paysan n’avait pas possédé le sol, il eût été comme insensible à plusieurs des charges que le système féodal faisait peser sur la propriété foncière. Qu’importe la dîme à celui qui n’est que fermier ? Il la prélève sur le produit du fermage. Qu’importe la rente foncière à celui qui n’est pas propriétaire du fonds ? Qu’importent mêmes les gênes de l’exploitation à celui qui exploite pour un autre ?

D’un autre côté, si le paysan français avait encore été administré par son seigneur, les droits féodaux lui eussent paru bien moins insupportables, parce qu’il n’y aurait vu qu’une conséquence naturelle de la constitution du pays.

Quand la noblesse possède non seulement des privilèges, mais des pouvoirs, quand elle gouverne et administre, ses droits particuliers peuvent être tout à la fois plus grands et moins aperçus. Dans les temps féodaux, on considérait la noblesse à peu près du même œil dont on considère aujourd’hui le gouvernement : on supportait les charges qu’elle imposait en vue des garanties qu’elle donnait. Les nobles avaient des privilèges gênants, ils possédaient des droits onéreux ; mais ils assuraient l’ordre public, distribuaient la justice, faisaient exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires communes. À mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids de ses privilèges parait plus lourd, et leur existence même finit par ne plus se comprendre.

Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du dix-huitième siècle, ou plutôt celui que vous connaissez, car c’est toujours le même ; sa condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents que j’ai cités l’ont dépeint, si passionnément épris de la terre qu’il consacre à l’acheter toutes ses épargnes et l’achète à tout prix. Pour l’acquérir, il lui faut d’abord payer un droit, non au gouvernement, mais à d’autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui à l’administration des affaires publiques, presque aussi impuissants que lui. Il la possède enfin ; il y enterre son cœur avec son grain. Ce petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit d’orgueil et d’indépendance. Surviennent pourtant les mêmes voisins qui l’arrachent à son champ et l’obligent à venir travailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier : les mêmes l’en empêchent ; les mêmes l’attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées ; et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu’après l’avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C’est à leur faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrachetables.

Quoi qu’il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses produits ; et, quand il a fini avec ceux-ci, d’autres, vêtus de noir, se présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d’envie qui se sont amassés dans son cœur.

La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d’être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c’est avec vérité qu’on peut dire qu’en détruisant une partie des institutions du moyen âge, on avait rendu cent fois plus odieux ce qu’on en laissait.