L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2/Chapitre 02

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 49-61).


CHAPITRE II


que la centralisation administrative est une institution de l’ancien régime, et non pas l’œuvre de la révolution et de l’empire, comme on le dit.


J’ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous avions des assemblées politiques en France, qui disait, en parlant de la centralisation administrative : « Cette belle conquête de la Révolution, que l’Europe nous envie. » Je veux bien que la centralisation soit une belle conquête, je consens à ce que l’Europe nous l’envie, mais je soutiens que ce n’est point une conquête de la Révolution. C’est, au contraire, un produit de l’ancien régime, et, j’ajouterai, la seule portion de la constitution politique de l’ancien régime qui ait survécu à la Révolution, parce que c’était la seule qui pût s’accommoder de l’état social nouveau que cette Révolution a créé. Le lecteur qui aura la patience de lire attentivement le présent chapitre trouvera peut-être que j’ai surabondamment prouvé ma thèse.

Je prie qu’on me permette d’abord de mettre à part ce qu’on appelait les pays d’état, c’est-à-dire les provinces qui s’administraient, ou plutôt avaient l’air de s’administrer encore en partie elles-mêmes.

Les pays d’état, placés aux extrémités du royaume, ne contenaient guère que le quart de la population totale de la France, et, parmi eux, il n’y en avait que deux où la liberté provinciale fût réellement vivante. Je reviendrai plus tard aux pays d’états, et je montrerai jusqu’à quel point le pouvoir central les avait assujettis eux-mêmes aux règles communes. [note] Voyez l’Appendice.

Je veux m’occuper principalement ici de ce qu’on nommait dans la langue administrative du temps les pays d’élection, quoiqu’il y eût là moins d’élections que nulle part ailleurs. Ceux-là enveloppaient Paris de toute part  ; ils se tenaient tous ensemble, et formaient le cœur et la meilleure partie du corps de la France.

Quand on jette un premier regard sur l’ancienne administration du royaume, tout y parait d’abord diversité de règles et d’autorité, enchevêtrement de pouvoirs. La France est couverte de corps administratifs ou de fonctionnaires isolés qui ne dépendent pas les uns des autres, et qui prennent part au gouvernement en vertu d’un droit qu’ils ont acheté et qu’on ne peut leur reprendre. Souvent leurs attributions sont si entremêlées et si contiguës qu’ils se pressent et s’entre-choquent dans le cercle des mêmes affaires.

Des cours de justice prennent part indirectement à la puissance législative ; elles ont le droit de faire des règlements administratifs qui obligent dans les limites de leur ressort. Quelquefois elles tiennent tête à l’administration proprement dite, blâment bruyamment ses mesures et décrètent ses agents. De simples juges font des ordonnances de police dans les villes et dans les bourgs de leur résidence.

Les villes ont des constitutions très-diverses. Leurs magistrats portent des noms différents, ou puisent leurs pouvoirs à différentes sources : ici un maire, là des consuls, ailleurs des syndics. Quelques-uns sont choisis par le roi, quelques autres par l’ancien seigneur ou le prince apanagiste ; il y en a qui sont élus pour un an par leurs citoyens, et d’autres qui ont acheté le droit de gouverner ceux-ci à perpétuité.

Ce sont là les débris des anciens pouvoirs ; mais il s’est établi peu à peu au milieu d’eux une chose comparativement nouvelle ou transformée, qui me reste à peindre.

Au centre du royaume et près du trône s’est formé un corps administratif d’une puissance singulière, et dans le sein duquel tous les pouvoirs se réunissent d’une façon nouvelle, le conseil du roi.

Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions sont de date récente. Il est tout à la fois : cour suprême de justice, car il a le droit de casser les arrêts de tous les tribunaux ordinaires ; tribunal supérieur administratif : c’est de lui que ressortissent en dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil du gouvernement, il possède en outre, sous le bon plaisir du roi, la puissance législative, discute et propose la plupart des lois, fixe et répartit les impôts. Comme conseil supérieur d’administration, c’est à lui d’établir les règles générales qui doivent diriger les agents du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n’a point de juridiction propre. C’est le roi qui seul décide, alors même que le conseil semble prononcer. Même en ayant l’air de rendre la justice, celui-ci n’est composé que de simples donneurs d’avis, ainsi que le dit le Parlement dans une de ses remontrances.

Ce conseil n’est point composé de grands seigneurs, mais de personnages de médiocre ou de basse naissance, d’anciens intendants et autres gens consommés dans la pratique des affaires, tous révocables.

Il agit d’ordinaire discrètement et sans bruit, montrant toujours moins de prétentions que de pouvoir. Aussi n’a-t-il par lui-même aucun éclat ; ou plutôt il se perd dans la splendeur du trône dont il est proche, si puissant qu’il touche à tout, et en même temps si obscur que c’est à peine si l’histoire le remarque.

De même que toute l’administration du pays est dirigée par un corps unique, presque tout le maniement des affaires intérieures est confié aux soins d’un seul agent, le contrôleur-général.

Si vous ouvrez un almanach de l’ancien régime, vous y trouvez que chaque province avait son ministre particulier ; mais, quand on étudie l’administration dans les dossiers, on aperçoit bientôt que le ministre de la province n’a que quelques occasions peu importantes d’agir. Le train ordinaire des affaires est mené par le contrôleur-général ; celui-ci a attiré peu à peu à lui toutes les affaires qui donnent lieu à des questions d’argent, c’est-à-dire l’administration publique presque tout entière. On le voit agir successivement comme ministre des finances, ministre de l’intérieur, ministre des travaux publics, ministre du commerce.

De même que l’administration centrale n’a, à vrai dire, qu’un seul agent à Paris, elle n’a qu’un seul agent dans chaque province. On trouve encore, au dix-huitième siècle, de grands seigneurs qui portent le nom de gouverneurs de province. Ce sont les anciens représentants, souvent héréditaires, de la royauté féodale. On leur accorde encore des honneurs, mais ils n’ont plus aucun pouvoir. L’intendant possède toute la réalité du gouvernement.

Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n’exerce point ses pouvoirs par droit d’élection, de naissance ou d’office acheté ; il est choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du conseil d’État et toujours révocable. Séparé de ce corps, il le représente, et c’est pour cela que, dans la langue administrative du temps, on le nomme le commissaire départi. Dans ses mains sont accumulés presque tous les pouvoirs que le conseil lui-même possède ; il les exerce tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois administrateur et juge. L’intendant correspond avec tous les ministres ; il est l’agent unique, dans la province, de toutes les volontés du gouvernement.

Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque canton un fonctionnaire révocable à volonté, le subdélégué. L’intendant est d’ordinaire un nouvel anobli ; le subdélégué est toujours un roturier. Néanmoins il représente le gouvernement tout entier dans la petite circonscription qui lui est assignée, comme l’intendant dans la généralité entière. Il est soumis à l’intendant, comme celui-ci au ministre.

Le marquis d’Argenson raconte, dans ses Mémoires, qu’un jour Law lui dit : « Jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu quand j’étais contrôleur des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. »

Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclipsés par les restes de l’ancienne aristocratie féodale, et comme perdus au milieu de l’éclat qu’elle jetait encore ; c’est ce qui fait que, de leur temps même, on les voyait à peine, quoique leur main fût déjà partout. Dans la société, les nobles avaient sur eux l’avantage du rang, de la richesse et de la considération qui s’attache toujours aux choses anciennes. Dans le gouvernement, la noblesse entourait le prince et formait sa cour ; elle commandait les flottes, dirigeait les armées ; elle faisait, en un mot, ce qui frappe le plus les yeux des contemporains et arrête trop souvent les regards de la postérité. On eût insulté un grand seigneur en lui proposant de le nommer intendant ; le plus pauvre gentilhomme de race aurait le plus souvent dédaigné de l’être. Les intendants étaient à ses yeux les représentants d’un pouvoir intrus, des hommes nouveaux, préposés au gouvernement des bourgeois et des paysans, et, au demeurant, de fort petits compagnons. Ces hommes gouvernaient cependant la France, comme avait dit Law et comme nous allons le voir.

Commençons d’abord par le droit d’impôt, qui contient en quelque façon en lui tous les autres.

On sait qu’une partie des impôts était en ferme : pour ceux-là, c’était le conseil du roi qui traitait avec les compagnies financières, fixait les conditions du contrat et réglait le mode de la perception. Toutes les autres taxes, comme la taille, la capitation et les vingtièmes, étaient établies et levées directement par les agents de l’administration centrale ou sous leur contrôle tout-puissant.

C’était le conseil qui fixait chaque année par une décision secrète, le montant de la taille et de ses nombreux accessoires, et aussi sa répartition entre les provinces. La taille avait ainsi grandi d’année en année, sans que personne en fût averti d’avance par aucun bruit.

Comme la taille était un vieil impôt, l’assiette et la levée en avaient été confiées jadis à des agents locaux, qui tous étaient plus ou moins indépendants du gouvernement, puisqu’ils exerçaient leurs pouvoirs par droit de naissance ou d’élection, ou en vertu de charges achetées. C’étaient le seigneur, le collecteur paroissial, les trésoriers de France, les élus. Ces autorités existaient encore au dix-huitième siècle ; mais les unes avaient cessé absolument de s’occuper de la taille, les autres ne le faisaient plus que d’une façon très-secondaire et entièrement subordonnée. Là même, la puissance entière était dans les mains de l’intendant et de ses agents  : lui seul, en réalité, répartissait la taille entre les paroisses, guidait et surveillait les collecteurs, accordait des sursis ou des décharges.

D’autres impôts, comme la capitation, étant de date récente, le gouvernement n’y était plus gêné par les débris des vieux pouvoirs  ; il y agissait seul, sans aucune intervention des gouvernés. Le contrôleur-général, l’intendant et le conseil fixaient le montant de chaque cote.

Passons de l’argent aux hommes.

On s’étonne quelquefois que les Français aient supporté si patiemment le joug de la conscription militaire à l’époque de la Révolution et depuis  ; mais il faut bien considérer qu’ils y étaient tous pliés depuis longtemps. La conscription avait été précédée par la milice, charge plus lourde, bien que les contingents demandés fussent moins grands. De temps à autre, on faisait tirer au sort la jeunesse des campagnes, et on prenait dans son sein un certain nombre de soldats dont on formait des régiments de milice où l’on servait pendant six ans.

Comme la milice était une institution comparativement moderne, aucun des anciens pouvoirs féodaux ne s’en occupait ; toute l’opération était confiée aux seuls agents du gouvernement central. Le conseil fixait le contingent général et la part de la province. L’intendant réglait le nombre d’hommes à lever dans chaque paroisse ; son subdélégué présidait au tirage, jugeait les cas d’exemption, désignait les miliciens qui pouvaient résider dans leurs foyers, ceux qui devaient partir, et livrait enfin ceux-ci à l’autorité militaire. Il n’y avait de recours qu’à l’intendant et au conseil.

On peut dire également qu’en dehors des pays d’état tous les travaux publics, même ceux qui avaient la destination la plus particulière, étaient décidés et conduits par les seuls agents du pouvoir central.

Il existait bien encore des autorités locales et indépendantes qui, comme le seigneur, les bureaux de finances, les grands voyers, pouvaient concourir à cette partie de l’administration publique. Presque partout ces vieux pouvoirs agissaient peu ou n’agissaient plus du tout : le plus léger examen des pièces administratives du temps nous le démontre. Toutes les grandes routes, et même les chemins qui conduisaient d’une ville à une autre, étaient ouverts et entretenus sur le produit des contributions générales. C’était le conseil qui arrêtait le plan et fixait l’adjudication. L’intendant dirigeait les travaux des ingénieurs, le subdélégué réunissait la corvée qui devait les exécuter. On n’abandonnait aux anciens pouvoirs locaux que le soin des chemins vicinaux, qui demeuraient dès lors impraticables.

Le grand agent du gouvernement central en matière de travaux publics était, comme de nos jours, le corps des ponts et chaussées. Ici tout se ressemble d’une manière singulière, malgré la différence des temps. L’administration des ponts et chaussées a un conseil et une école : des inspecteurs qui parcourent annuellement toute la France  ; des ingénieurs qui résident sur les lieux et sont chargés, sous les ordres de l’intendant, d’y diriger tous les travaux. Les institutions de l’ancien régime, qui, en bien plus grand nombre qu’on ne le suppose, ont été transportées dans la société nouvelle, ont perdu d’ordinaire dans le passage leurs noms, alors même qu’elles conservaient leurs formes ; mais celle-ci a gardé l’un et l’autre : fait rare.

Le gouvernement central se chargeait seul, à l’aide de ses agents, de maintenir l’ordre public dans les provinces. La maréchaussée était répandue sur toute la surface du royaume en petites brigades, et placée partout sous la direction des intendants. C’est à l’aide de ces soldats, et au besoin de l’armée, que l’intendant parait à tous les dangers imprévus, arrêtait les vagabonds, réprimait la mendicité et étouffait les émeutes que le prix des grains faisait naître sans cesse. Jamais il n’arrivait, comme autrefois, que les gouvernés fussent appelés à aider le gouvernement dans cette partie de sa tâche, excepté dans les villes, où il existait d’ordinaire une garde urbaine dont l’intendant choisissait les soldats et nommait les officiers.

Les corps de justice avaient conservé le droit de faire des règlements de police et en usaient souvent  ; mais ces règlements n’étaient applicables que sur une partie du territoire, et, le plus souvent, dans un seul lieu. Le conseil pouvait toujours les casser, et il les cassait sans cesse, quand il s’agissait des juridictions inférieures. De son côté, il faisait tous les jours des règlements généraux, applicables également à tout le royaume, soit sur des matières différentes de celles que les tribunaux avaient réglementées, soit sur les mêmes matières qu’ils réglaient autrement. Le nombre de ces règlements, ou, comme on disait alors, de ces arrêts du conseil, est immense, et il s’accroît sans cesse à mesure qu’on s’approche de la Révolution. Il n’y a presque aucune partie de l’économie sociale ou de l’organisation politique qui n’ait été remaniée par des arrêts du conseil pendant les quarante ans qui la précèdent.

Dans l’ancienne société féodale, si le seigneur possédait de grands droits, il avait aussi de grandes charges. C’était à lui à secourir les indigents dans l’intérieur de ses domaines. Nous trouvons une dernière trace de cette vieille législation de l’Europe dans le code prussien de 1795, où il est dit : « Le seigneur doit veiller à ce que les paysans pauvres reçoivent l’éducation. Il doit, autant que possible, procurer des moyens de vivre à ceux de ses vassaux qui n’ont point de terre. Si quelques-uns d’entre eux tombent dans l’indigence, il est obligé de venir à leur secours. »

Aucune loi semblable n’existait plus en France depuis longtemps. Comme on avait ôté au seigneur ses anciens pouvoirs, il s’était soustrait à ses anciennes obligations. Aucune autorité locale, aucun conseil, aucune association provinciale ou paroissiale n’avait pris sa place. Nul n’était plus obligé par la loi à s’occuper des pauvres des campagnes ; le gouvernement central avait entrepris hardiment de pourvoir seul à leurs besoins.

Tous les ans, le conseil assignait à chaque province, sur le produit général des taxes, certains fonds que l’intendant distribuait en secours dans les paroisses. C’était à lui que devait s’adresser le cultivateur nécessiteux. Dans les temps de disette, c’était l’intendant qui faisait distribuer au peuple du blé ou du riz. Le conseil rendait annuellement des arrêts qui ordonnaient d’établir, dans certains lieux qu’il avait soin d’indiquer lui-même, des ateliers de charité où les paysans les plus pauvres pouvaient travailler moyennant un léger salaire. On doit croire aisément qu’une charité faite de si loin était souvent aveugle ou capricieuse, et toujours très-insuffisante.

Le gouvernement central ne se bornait pas à venir au secours des paysans dans leurs misères  ; il prétendait leur enseigner l’art de s’enrichir, les y aider et les y forcer au besoin. Dans ce but, il faisait distribuer de temps en temps par ses intendants et ses subdélégués, de petits écrits sur l’art agricole, fondait des sociétés d’agriculture, promettait des primes, entretenait à grands frais des pépinières dont il distribuait les produits. Il semble qu’il eût été plus efficace d’alléger le poids et de diminuer l’inégalité des charges qui opprimaient alors l’agriculture  ; mais c’est ce dont on ne voit pas qu’il se soit avisé jamais.

Quelquefois le conseil entendait obliger les particuliers à prospérer, quoi qu’ils en eussent. Les arrêts qui contraignent les artisans à se servir de certaines méthodes et à fabriquer de certains produits sont innombrables ; et, comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller l’application de toutes ces règles, il existait des inspecteurs-généraux de l’industrie qui parcouraient les provinces pour y tenir la main.

Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines cultures dans des terres que ce conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne d’arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol, tant le gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à celui de tuteur.