L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2/Chapitre 06

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 91-105).


CHAPITRE VI


des mœurs administratives sous l’ancien régime.


On ne saurait lire la correspondance d’un intendant de l’ancien régime avec ses supérieurs et ses subordonnés sans admirer comment la similitude des institutions rendait les administrateurs de ce temps-là pareils aux nôtres. Ils semblent se donner la main à travers le gouffre de la Révolution qui les sépare. J’en dirai autant des administrés. Jamais la puissance de la législation sur l’esprit des hommes ne s’est mieux fait voir.

Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses propres yeux dans le détail de toutes les affaires et de régler lui-même tout à Paris. À mesure que le temps marche et que l’administration se perfectionne, cette passion augmente. Vers la fin du dix-huitième siècle, il ne s’établit pas un atelier de charité au fond d’une province éloignée sans que le contrôleur-général veuille surveiller lui-même la dépense, en rédiger le règlement et en fixer le lieu. Crée-t-on des maisons de mendicité : il faut lui apprendre le nom des mendiants qui s’y présentent, lui dire précisément quand ils sortent et quand ils entrent. Dès le milieu du siècle (1733), M. d’Argenson écrivait : « Les détails confiés aux ministres sont immenses. Rien ne se fait sans eux, rien que par eux, et si leurs connaissances ne sont pas aussi étendues que leurs pouvoirs, ils sont forcés de laisser tout faire à des commis qui deviennent les véritables maîtres. »

Un contrôleur-général ne demande pas seulement des rapports sur les affaires, mais de petits renseignements sur les personnes. L’intendant s’adresse à son tour à ses subdélégués, et ne manque guère de répéter mot pour mot ce que ceux-ci lui disent, absolument comme s’il le savait pertinemment par lui-même.

Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir, il a fallu inventer mille moyens de contrôle. La masse des écritures est déjà énorme, et les lenteurs de la procédure administrative si grandes, que je n’ai jamais remarqué qu’il s’écoulât moins d’un an avant qu’une paroisse pût obtenir l’autorisation de relever son clocher ou de réparer son presbytère ; le plus souvent deux ou trois années se passent avant que la demande soit accordée.

Le conseil lui-même remarque, dans un de ses arrêts (29 mars 1773), « que les formalités administratives entraînent des délais infinis dans les affaires et n’excitent que trop souvent les plaintes les plus justes ; formalités cependant toutes nécessaires », ajoute-t-il.

Je croyais que le goût de la statistique était particulier aux administrateurs de nos jours ; mais je me trompais. Vers la fin de l’ancien régime, on envoie souvent à l’intendant de petits tableaux tout imprimés qu’il n’a plus qu’à faire remplir par ses subdélégués et par les syndics des paroisses. Le contrôleur-général se fait faire des rapports sur la nature des terres, sur leur culture, l’espèce et la quantité des produits, le nombre des bestiaux, l’industrie et les mœurs des habitants. Les renseignements ainsi obtenus ne sont guère moins circonstanciés ni plus certains que ceux que fournissent en pareils cas de nos jours les sous-préfets et les maires. Le jugement que les subdélégués portent, à cette occasion, sur le caractère de leurs administrés, est en général peu favorable. Ils reviennent souvent sur cette opinion que « le paysan est naturellement paresseux, et ne travaillerait pas s’il n’y était obligé pour vivre. »

C’est là une doctrine économique qui paraît fort répandue chez ces administrateurs.

Il n’y a pas jusqu’à la langue administrative des deux époques qui ne se ressemble d’une manière frappante. Des deux parts, le style est également décoloré, coulant, vague et mou ; la physionomie particulière de chaque écrivain s’y efface et va se perdant dans une médiocrité commune. Qui lit un préfet lit un intendant.

Seulement, vers la fin du siècle, quand le langage particulier de Diderot et de Rousseau a eu le temps de se répandre et de se délayer dans la langue vulgaire, la fausse sensibilité qui remplit les livres de ces écrivains gagne les administrateurs et pénètre même jusqu’aux gens de finance. Le style administratif, dont le tissu est ordinairement fort sec, devient alors parfois onctueux et presque tendre. Un subdélégué se plaint à l’intendant de Paris « qu’il éprouve souvent dans l’exercice de ses fonctions une douleur très-poignante à une âme sensible ».

Le gouvernement distribuait, comme de nos jours, aux paroisses certains secours de charité, à la condition que les habitants devaient faire de leur côté certaines offrandes. Quand la somme ainsi offerte par eux est suffisante, le contrôleur-général écrit en marge de l’état de répartition : Bon, témoigner satisfaction ; mais quand elle est considérable, il écrit : Bon, témoigner satisfaction et sensibilité.

Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, forment déjà une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil propre. C’est l’aristocratie de la société nouvelle qui est déjà formée et vivante ; elle attend seulement que la Révolution ait vidé sa place.

Ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre, quel qu’en soit l’objet, l’importune ; elle ne laisse subsister que celles qu’elle a composées arbitrairement et qu’elle préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu ; en un mot, elle n’entend point que les citoyens s’ingèrent d’une manière quelconque dans l’examen de leurs propres affaires ; elle préfère la stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux Français la douceur d’un peu de licence, pour les consoler de leur servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement toutes sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez volontiers qu’on attaque les principes fondamentaux sur lesquels reposait alors la société, et qu’on discute jusqu’à Dieu même, pourvu qu’on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne le regarde pas.

Quoique les journaux du dix-huitième siècle, ou, comme on disait dans ce temps-là, les gazettes, continssent plus de quatrains que de polémique, l’administration voit déjà d’un œil fort jaloux cette petite puissance. Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà fort âpre contre les journaux ; ne pouvant les supprimer absolument, elle entreprend de les tourner à son seul usage. Je trouve, à la date de 1761, une circulaire adressée à tous les intendants du royaume, où l’on annonce que le roi (c’était Louis XV) a décidé que désormais la Gazette de France serait composée sous les yeux mêmes du gouvernement : « Voulant Sa Majesté, dit la circulaire, rendre cette feuille intéressante et lui assurer la supériorité sur toutes les autres. En conséquence, ajoute le ministre, vous voudrez bien m’adresser un bulletin de tout ce qui se passe dans votre généralité de nature à intéresser la curiosité publique, particulièrement ce qui se rapporte à la physique, à l’histoire naturelle, faits singuliers et intéressants. » À la circulaire est joint un prospectus dans lequel on annonce que la nouvelle gazette, quoique paraissant plus souvent et contenant plus de matière que le journal qu’elle remplace, coûtera aux abonnés beaucoup moins.

Muni de ces documents, l’intendant écrit à ses subdélégués et les met à l’œuvre  ; mais ceux-ci commencent par répondre qu’ils ne savent rien. Survient une nouvelle lettre du ministre, qui se plaint amèrement de la stérilité de la province. « Sa Majesté m’ordonne de vous dire que son intention est que vous vous occupiez très-sérieusement de cette affaire et donniez les ordres les plus précis à vos agents. » Les subdélégués s’exécutent alors : l’un d’eux mande qu’un contrebandier en saunage (contrebande de sel) a été pendu et a montré un grand courage ; un autre, qu’une femme de son arrondissement est accouchée à la fois de trois filles ; un troisième, qu’il a éclaté un terrible orage, qui, il est vrai, n’a causé aucun mal. Il y en a un qui déclare que, malgré tous ses soins, il n’a rien découvert qui fût digne d’être signalé, mais qu’il s’abonne lui-même à une gazette si utile et va inviter tous les honnêtes gens à l’imiter. Tant d’efforts semblent cependant peu efficaces ; car une nouvelle lettre nous apprend « que le roi, qui a la bonté, dit le ministre, de descendre lui-même dans tout le détail des mesures relatives au perfectionnement de la gazette, et qui veut donner à ce journal la supériorité et la célébrité qu’il mérite, a témoigné beaucoup de mécontentement en voyant que ses vues étaient si mal remplies ».

On voit que l’histoire est une galerie de tableaux où il y a peu d’originaux et beaucoup de copies.

Il faut, du reste, reconnaître qu’en France le gouvernement central n’imite jamais ces gouvernements du midi de l’Europe, qui semblent ne s’être emparés de tout que pour laisser tout stérile. Celui-ci montre souvent une grande intelligence de sa tâche et toujours une prodigieuse activité. Mais son activité est souvent improductive et même malfaisante, parce que, parfois, il veut faire ce qui est au-dessus de ses forces, ou fait ce que personne ne contrôle.

Il n’entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante ; mais il change sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien ne demeure un instant en repos dans la sphère qu’il habite. Les nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière, que les agents, à force d’être commandés, ont souvent peine à démêler comment il faut obéir. Des officiers municipaux se plaignent au contrôleur-général lui-même de la mobilité extrême de la législation secondaire. « La variation des seuls règlements de finance, disent-ils, est telle, qu’elle ne permet pas à un officier municipal, fût-il inamovible, de faire autre chose qu’étudier les nouveaux règlements, à mesure qu’ils paraissent, jusqu’au point d’être obligé de négliger ses propres affaires. »

Lors même que la loi n’était pas changée, la manière de l’appliquer variait tous les jours. Quand on n’a pas vu l’administration de l’ancien régime à l’œuvre, en lisant les documents secrets qu’elle a laissés, on ne saurait imaginer le mépris où finit par tomber la loi, dans l’esprit même de ceux qui l’appliquent, lorsqu’il n’y a plus ni assemblée politique, ni journaux, pour ralentir l’activité capricieuse et borner l’humeur arbitraire et changeante des ministres et de leurs bureaux.

On ne trouve guère d’arrêts du conseil qui ne rappellent des lois antérieures, souvent de date très-récente, qui ont été rendues, mais non exécutées. Il n’y a pas, en effet, d’édit, de déclaration du roi, de lettres patentes solennellement enregistrées qui ne souffrent mille tempéraments dans la pratique. On voit par les lettres des contrôleurs-généraux et des intendants que le gouvernement permet sans cesse de faire par exception autrement qu’il n’ordonne. Il brise rarement la loi, mais chaque jour il la fait plier doucement dans tous les sens, suivant les cas particuliers et pour la grande facilité des affaires.

L’intendant écrit au ministre à propos d’un droit d’octroi auquel un adjudicataire des travaux de l’État voulait se soustraire : « Il est certain qu’à prendre à la rigueur les édits et les arrêts que je viens de citer, il n’existe dans le royaume aucun exempt de ces droits ; mais ceux qui sont versés dans la connaissance des affaires savent qu’il en est de ces dispositions impérieuses comme des peines qu’elles prononcent, et que, quoiqu’on les trouve dans presque tous les édits, déclarations et arrêts portant établissement d’impôts, cela n’a jamais empêché les exceptions. »

L’ancien régime est là tout entier : une règle rigide, une pratique molle ; tel est son caractère.

Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là par le recueil de ses lois, tomberait dans les erreurs les plus ridicules. Je trouve, à la date de 1757, une déclaration du roi qui condamne à mort tous ceux qui composeront ou imprimeront des écrits contraires à la religion ou à l’ordre établi. Le libraire qui les vend, le marchand qui les colporte, doit subir la même peine. Serions-nous revenus au siècle de saint Dominique ? Non, c’est précisément le temps où régnait Voltaire.

On se plaint souvent de ce que les Français méprisent la loi ; hélas ! quand auraient-ils pu apprendre à la respecter ? On peut dire que, chez les hommes de l’ancien régime, la place que la notion de la loi doit occuper dans l’esprit humain était vacante. Chaque solliciteur demande qu’on sorte en sa faveur de la règle établie, avec autant d’insistance et d’autorité que s’il demandait qu’on y rentrât, et on ne la lui oppose jamais, en effet, que quand on a envie de l’éconduire. La soumission du peuple à l’autorité est encore complète, mais son obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté ; car, s’il lui arrive par hasard de s’émouvoir, la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu’à la violence, et presque toujours c’est aussi la violence et l’arbitraire, et non la loi, qui le répriment.

Le pouvoir central en France n’a pas encore acquis au dix-huitième siècle cette constitution saine et vigoureuse que nous lui avons vue depuis ; néanmoins, comme il est déjà parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires, et qu’entre lui et les particuliers il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide, il apparaît déjà de loin à chacun d’eux comme le seul ressort de la machine sociale, l’agent unique et nécessaire de la vie publique.

Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détracteurs eux-mêmes. Quand le long malaise qui précède la Révolution commence à se faire sentir, on voit éclore toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de société et de gouvernement. Les buts que se proposent ces réformateurs sont divers, mais leur moyen est toujours le même. Ils veulent emprunter la main du pouvoir central et l’employer à tout briser et à tout refaire suivant un nouveau plan qu’ils ont conçu eux-mêmes ; lui seul leur paraît en état d’accomplir une pareille tâche. La puissance de l’État doit être sans limite comme son droit, disent-ils ; il ne s’agit que de lui persuader d’en faire un usage convenable. Mirabeau le père, ce gentilhomme si entiché des droits de la noblesse, qu’il appelle crûment les intendants des intrus, et déclare que, si on abandonnait au gouvernement seul le choix des magistrats, les cours de justice ne seraient bientôt que des bandes de commissaires, Mirabeau lui-même n’a de confiance que dans l’action du pouvoir central pour réaliser ses chimères.

Ces idées ne restent point dans les livres ; elles descendent dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes et pénètrent de toutes parts, jusque dans la pratique journalière de la vie.

Personne n’imagine pouvoir mener à bien une affaire importante si l’État ne s’en mêle. Les agriculteurs eux-mêmes, gens d’ordinaire fort rebelles aux préceptes, sont portés à croire que, si l’agriculture ne se perfectionne pas, la faute en est principalement au gouvernement, qui ne leur donne ni assez d’avis, ni assez de secours. L’un d’eux écrit à un intendant, d’un ton irrité où l’on sent déjà la Révolution : « Pourquoi le gouvernement ne nomme-t-il pas des inspecteurs qui iraient une fois par an dans les provinces voir l’état des cultures, enseigneraient aux cultivateurs à les changer pour le mieux, leur diraient ce qu’il faut faire des bestiaux, la façon de les mettre à l’engrais, de les élever, de les vendre, et où il faut les mener au marché ? On devrait bien rétribuer ces inspecteurs. Le cultivateur qui donnerait des preuves de la meilleure culture recevrait des marques d’honneur. »

Des inspecteurs et des croix ! voilà un moyen dont un fermier du comté de Suffolk ne se serait jamais avisé !

Aux yeux du plus grand nombre, il n’y a déjà que le gouvernement qui puisse assurer l’ordre public : le peuple n’a peur que de la maréchaussée ; les propriétaires n’ont quelque confiance qu’en elle. Pour les uns et pour les autres, le cavalier de la maréchaussée n’est pas seulement le principal défenseur de l’ordre, c’est l’ordre lui-même. « Il n’est personne, dit l’assemblée provinciale de Guyenne, qui n’ait remarqué combien la vue d’un cavalier de la maréchaussée est propre à contenir les hommes les plus ennemis de toute subordination. » Aussi chacun veut-il en avoir à sa porte une escouade. Les archives d’une intendance sont remplies de demandes de cette nature ; personne ne semble soupçonner que sous le protecteur pourrait bien se cacher le maître.

Ce qui frappe le plus les émigrés qui arrivent d’Angleterre, c’est l’absence de cette milice. Cela les remplit de surprise, et quelquefois de mépris pour les Anglais. L’un d’eux, homme de mérite, mais que son éducation n’avait pas préparé à ce qu’il allait voir, écrit : « Il est exactement vrai que tel Anglais se félicite d’avoir été volé, en se disant qu’au moins son pays n’a pas de maréchaussée. Tel qui est fâché de tout ce qui trouble la tranquillité, se console cependant de voir rentrer dans le sein de la société des séditieux, en pensant que le texte de la loi est plus fort que toutes les considérations. Ces idées fausses, ajoute-t-il, ne sont pas absolument dans toutes les têtes ; il y a des gens sages qui en ont de contraires, et c’est la sagesse qui doit prévaloir à la longue. »

Que ces bizarreries des Anglais pussent avoir quelques rapports avec leurs libertés, c’est ce qui ne lui tombe point dans l’esprit. Il aime mieux expliquer ce phénomène par des raisons plus scientifiques. « Dans un pays où l’humidité du climat et le défaut de ressort dans l’air qui circule, dit-il, impriment au tempérament une teinte sombre, le peuple est disposé à se livrer de préférence aux objets graves. Le peuple anglais est donc porté par sa nature à s’occuper de matières de gouvernement ; le peuple français en est éloigné. »

Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières. Aussi rencontre-t-on un nombre immense de requêtes qui, se fondant toujours sur l’intérêt public, n’ont trait néanmoins qu’à de petits intérêts privés. Les cartons qui les renferment sont peut-être les seuls endroits où toutes les classes qui composaient la société de l’ancien régime se trouvent mêlées. La lecture en est mélancolique : des paysans demandent qu’on les indemnise de la perte de leurs bestiaux ou de leur maison ; des propriétaires aisés, qu’on les aide à faire valoir plus avantageusement leurs terres ; des industriels sollicitent de l’intendant des privilèges qui les garantissent d’une concurrence incommode. Il est très-fréquent de voir des manufacturiers qui confient à l’intendant le mauvais état de leurs affaires, et le prient d’obtenir du contrôleur-général un secours ou un prêt. Un fonds était ouvert, à ce qu’il semble, pour cet objet.

Les gentilshommes eux-mêmes sont quelquefois de grands solliciteurs ; leur condition ne se reconnaît guère alors qu’en ce qu’ils mendient d’un ton fort haut. C’est l’impôt du vingtième qui, pour beaucoup d’entre eux, est le principal anneau de leur dépendance. Leur part dans cet impôt étant fixée chaque année par le conseil sur le rapport de l’intendant, c’est à celui-ci qu’ils s’adressent d’ordinaire pour obtenir des délais et des décharges. J’ai lu une foule de demandes de cette espèce que faisaient des nobles, presque tous titrés et souvent grands seigneurs : vu, disaient-ils, l’insuffisance de leurs revenus ou le mauvais état de leurs affaires. En général, les gentilshommes n’appelaient jamais l’intendant que Monsieur, mais j’ai remarqué que dans ces circonstances, ils l’appellent toujours Monseigneur, comme les bourgeois.

Parfois la misère et l’orgueil se mêlent dans ces placets d’une façon plaisante. L’un d’eux écrit à l’intendant : « Votre cœur sensible ne consentira jamais à ce qu’un père de mon état fût taxé à des vingtièmes stricts, comme le serait un père du commun. »

Dans les temps de disette, si fréquents au dix-huitième siècle, la population de chaque généralité se tourne tout entière vers l’intendant et semble n’attendre que de lui seul sa nourriture. Il est vrai que chacun s’en prend déjà au gouvernement de toutes ses misères. Les plus inévitables sont de son fait ; on lui reproche jusqu’à l’intempérie des saisons.

Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité merveilleuse la centralisation a été rétablie en France au commencement de ce siècle. Les hommes de 89 avaient renversé l’édifice ; mais ses fondements étaient restés dans l’âme même de ses destructeurs, et sur ces fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau et le bâtir plus solidement qu’il ne l’avait jamais été.