L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2/Chapitre 08

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 115-121).


CHAPITRE VIII


que la france était le pays où les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux.


Celui qui considère attentivement la France de l’ancien régime rencontre deux vues bien contraires.

Il semble que tous les hommes qui y vivent, particulièrement ceux qui y occupent les régions moyennes et hautes de la société, les seuls qui se fassent voir, soient tous exactement semblables les uns aux autres.

Cependant, au milieu de cette foule uniforme s’élèvent encore une multitude prodigieuse de petites barrières qui la divisent en un grand nombre de parties, et dans chacune de ces petites enceintes apparaît comme une société particulière qui ne s’occupe que de ses intérêts propres, sans prendre part à la vie de tous.

Je songe à cette division presque infinie, et je comprends que, nulle part les citoyens n’étant moins préparés à agir en commun et à se prêter un mutuel appui en temps de crise, une grande révolution a pu bouleverser de fond en comble une pareille société en un moment. J’imagine toutes ces petites barrières renversées par ce grand ébranlement lui-même ; j’aperçois aussitôt un corps glacial plus compact et plus homogène qu’aucun de ceux qu’on avait peut-être jamais vus dans le monde.

J’ai dit comment, dans presque tout le royaume, la vie particulière des provinces était depuis longtemps éteinte ; cela avait beaucoup contribué à rendre tous les Français fort semblables entre eux. À travers les diversités qui existent encore, l’unité de la nation est déjà transparente ; l’uniformité de la législation la découvre. À mesure qu’on descend le cours du dix-huitième siècle, on voit s’accroître le nombre des édits, déclarations du roi, arrêts du conseil, qui appliquent les mêmes règles, de la même manière, dans toutes les parties de l’empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les gouvernés, qui conçoivent l’idée d’une législation si générale et si uniforme, partout la même, la même pour tous ; cette idée se montre dans tous les projets de réforme qui se succèdent pendant trente ans avant que la Révolution n’éclate. Deux siècles auparavant, la matière de pareilles idées, si l’on peut parler ainsi, eût manqué.

Non-seulement les provinces se ressemblent de plus en plus, mais dans chaque province les hommes des différentes classes, du moins tous ceux qui sont placés en dehors du peuple, deviennent de plus en plus semblables, en dépit des particularités de la condition.

Il n’y a rien qui mette ceci plus en lumière que la lecture des cahiers présentés par les différents ordres en 1789. On voit que ceux qui les rédigent diffèrent profondément par les intérêts, mais que, dans tout le reste, ils se montrent pareils.

Si vous étudiez comment les choses se passaient aux premiers États-généraux, vous aurez un spectacle tout contraire : le bourgeois et le noble ont alors plus d’intérêts communs, plus d’affaires communes ; ils font voir bien moins d’animosité réciproque ; mais ils semblent encore appartenir à deux races distinctes.

Le temps, qui avait maintenu, et sous beaucoup de rapports aggravé les privilèges qui séparaient ces deux hommes, avait singulièrement travaillé à les rendre en tout le reste pareils.

Depuis plusieurs siècles, les nobles français n’avaient cessé de s’appauvrir. « Malgré ses privilèges, la noblesse se ruine et s’anéantit tous les jours, et le tiers-état s’empare des fortunes, » écrit tristement un gentilhomme en 1755. Les lois qui protégeaient la propriété des nobles étaient pourtant toujours les mêmes ; rien dans leur condition économique ne paraissait changé. Néanmoins ils s’appauvrissaient partout dans la proportion exacte où ils perdaient leur pouvoir.

On dirait que, dans les institutions humaines comme dans l’homme même, indépendamment des organes que l’on voit remplir les diverses fonctions de l’existence, se trouve une force centrale et invisible qui est le principe même de la vie. En vain les organes semblent agir auparavant, tout languit à la fois et meurt quand cette flamme vivifiante vient à s’éteindre. Les nobles français avaient encore les substitutions ; Burke remarque même que les substitutions étaient, de son temps, plus fréquentes et plus obligatoires en France qu’en Angleterre, le droit d’aînesse, les redevances foncières et perpétuelles, et tout ce qu’on nommait les droits utiles ; on les avait soustraits à l’obligation si onéreuse de faire la guerre à leurs dépens, et pourtant on leur avait conservé, en l’augmentant beaucoup, l’immunité d’impôt, c’est-à-dire qu’ils gardaient l’indemnité en perdant la charge. Ils jouissaient, en outre, de plusieurs autres avantages pécuniaires que leurs pères n’avaient jamais eus ; cependant ils s’appauvrissaient graduellement à mesure que l’usage et l’esprit du gouvernement leur manquaient. C’est même à cet appauvrissement graduel qu’il faut attribuer, en partie, cette grande division de la propriété foncière que nous avons remarquée précédemment. Le gentilhomme avait cédé morceau par morceau sa terre aux paysans, ne se réservant que les rentes seigneuriales, qui lui conservaient l’apparence plutôt que la réalité de son ancien état. Plusieurs provinces de France, comme celle du Limousin, dont parle Turgot, n’étaient remplies que par une petite noblesse pauvre, qui ne possédait presque plus de terres et ne vivait guère que de droits seigneuriaux et de rentes foncières.

« Dans cette généralité, dit un intendant, dès le commencement du siècle, le nombre des familles nobles s’élève encore à plusieurs milliers, mais il n’y en a pas quinze qui aient vingt mille livres de rente. » Je lis dans une sorte d’instruction qu’un autre intendant (celui de Franche-Comté) adresse à son successeur en 1750 : « La noblesse de ce pays est assez bonne, mais fort pauvre, et elle est autant fière qu’elle est pauvre. Elle est très-humiliée en proportion de ce qu’elle était autrefois. La politique n’est pas mauvaise, de l’entretenir dans cet état de pauvreté, pour la mettre dans la nécessité de servir et d’avoir besoin de nous. Elle forme, ajoute-t-il, une confrérie où l’on n’admet que les personnes qui peuvent faire preuve de quatre quartiers. Cette confrérie n’est point patentée, mais seulement tolérée, et elle ne s’assemble tous les ans qu’une fois, et en présence de l’intendant. Après avoir dîné et entendu la messe ensemble, ces nobles s’en retournent chacun chez eux, les uns sur leurs rossinantes, les autres à pied. Vous verrez le comique de cette assemblée. »

Cet appauvrissement graduel de la noblesse se voyait plus ou moins, non-seulement en France, mais dans toutes les parties du continent, où le système féodal achevait, comme en France, de disparaître, sans être remplacé par une nouvelle forme de l’aristocratie. Chez les peuples allemands qui bordent le Rhin, cette décadence était surtout visible et très-remarquée. Le contraire ne se rencontrait que chez les Anglais. Là, les anciennes familles nobles qui existaient encore avaient non-seulement conservé, mais fort accru leur fortune ; elles étaient restées les premières en richesse aussi bien qu’en pouvoir. Les familles nouvelles qui s’étaient élevées à côté d’elles n’avaient fait qu’imiter leur opulence sans la surpasser.

En France, les roturiers seuls semblaient hériter de tout le bien que la noblesse perdait ; on eût dit qu’ils ne s’accroissaient que de sa substance. Aucune loi cependant n’empêchait le bourgeois de se ruiner ni ne l’aidait à s’enrichir ; il s’enrichissait néanmoins sans cesse ; dans bien des cas, il était devenu aussi riche et quelquefois plus riche que le gentilhomme. Bien plus, sa richesse était souvent de la même espèce : quoiqu’il vécût d’ordinaire à la ville, il était souvent propriétaire aux champs ; quelquefois même il acquérait des seigneuries.

L’éducation et la manière de vivre avaient déjà mis entre ces deux hommes mille autres ressemblances. Le bourgeois avait autant de lumières que le noble, et ce qu’il faut bien remarquer, ses lumières avaient été puisées précisément au même foyer. Tous deux étaient éclairés par le même jour. Pour l’un comme pour l’autre, l’éducation avait été également théorique et littéraire. Paris, devenu de plus en plus le seul précepteur de la France, achevait de donner à tous les esprits une même forme et une allure commune.

À la fin du dix-huitième siècle, on pouvait encore apercevoir, sans doute, entre les manières de la noblesse et celles de la bourgeoisie, une différence ; car il n’y a rien qui s’égalise plus lentement que cette superficie de mœurs qu’on nomme les manières ; mais, au fond, tous les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient ; ils avaient les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par les droits.

Je doute que cela se vît alors au même degré nulle part ailleurs, pas même en Angleterre, où les différentes classes, quoique attachées solidement les unes aux autres par des intérêts communs, différaient encore souvent par l’esprit et les mœurs ; car la liberté politique qui possède cette admirable puissance, de créer entre tous les citoyens des rapports nécessaires et des liens mutuels de dépendance, ne les rend pas toujours pour cela pareils ; c’est le gouvernement d’un seul qui, à la longue, a toujours pour effet inévitable de rendre les hommes semblables entre eux et mutuellement indifférents à leur sort.