L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2/Chapitre 10

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 145-159).


CHAPITRE X


comment la destruction de la liberté politique et la séparation des classes ont causé presque toutes les maladies dont l’ancien régime est mort.


De toutes les maladies qui attaquaient la constitution de l’ancien régime et le condamnaient à périr, je viens de peindre la plus mortelle. Je veux revenir encore sur la source d’un mal si dangereux et si étrange, et montrer combien d’autres maux en sont sortis avec lui.

Si les Anglais, à partir du moyen-âge, avaient entièrement perdu comme nous la liberté politique et toutes les franchises locales qui ne peuvent exister longtemps sans elle, il est très-probable que les différentes classes dont leur aristocratie se compose se fussent mises chacune à part, ainsi que cela a eu lieu en France, et, plus ou moins, sur le reste du continent, et que toutes ensemble se fussent séparées du peuple. Mais la liberté les força de se tenir toujours à portée les unes des autres afin de pouvoir s’entendre au besoin.

Il est curieux de voir comment la noblesse anglaise, poussée par son ambition même, a su, quand cela lui paraissait nécessaire, se mêler familièrement à ses inférieurs et feindre de les considérer comme ses égaux. Arthur Young, que j’ai déjà cité, et dont le livre est un des ouvrages les plus instructifs qui existent sur l’ancienne France, raconte que, se trouvant un jour à la campagne chez le duc de Liancourt, il témoigna le désir d’interroger quelques-uns des plus habiles et des plus riches cultivateurs des environs. Le duc chargea son intendant de les lui amener. Sur quoi l’Anglais fait cette remarque : « Chez un seigneur anglais, on aurait fait venir trois ou quatre cultivateurs (farmers), qui auraient dîné avec la famille, et parmi les dames du premier rang. J’ai vu cela au moins cent fois dans nos îles. C’est une chose que l’on chercherait vainement en France depuis Calais jusqu’à Bayonne. »

Assurément, l’aristocratie d’Angleterre était de nature plus altière que celle de France, et moins disposée à se familiariser avec tout ce qui vivait au-dessous d’elle ; mais les nécessités de sa condition l’y réduisaient. Elle était prête à tout pour commander. On ne voit plus, depuis des siècles, chez les Anglais, d’autres inégalités d’impôts que celles qui furent successivement introduites en faveur des classes nécessiteuses. Considérez, je vous prie, où des principes politiques différents peuvent conduire des peuples si proches ! Au dix-huitième siècle, c’est le pauvre qui jouit, en Angleterre, du privilège d’impôt ; en France, c’est le riche. Là, l’aristocratie a pris pour elle les charges publiques les plus lourdes, afin qu’on lui permît de gouverner ; ici, elle a retenu jusqu’à la fin l’immunité d’impôt pour se consoler d’avoir perdu le gouvernement.

Au quatorzième siècle, la maxime : N’impose qui ne veut, paraît aussi solidement établie en France qu’en Angleterre même. On la rappelle souvent : y contrevenir semble toujours acte de tyrannie ; s’y conformer, rentrer dans le droit. À cette époque, on rencontre, ainsi que je l’ai dit, une foule d’analogies entre nos institutions politiques et celles des Anglais ; mais alors les destinées des deux peuples se séparent et vont toujours devenant plus dissemblables à mesure que le temps marche. Elles ressemblent à deux lignes qui, partant de points voisins, mais dans une inclinaison un peu différente, s’écartent ensuite indéfiniment à mesure qu’elles s’allongent.

J’ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des longs désordres qui avaient accompagné la captivité du roi Jean et la démence de Charles VI, permit aux rois d’établir un impôt général sans son concours, et où la noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers-état pourvu qu’on l’exceptât elle-même ; de ce jour-là fut semé le germe de presque tous les vices et de presque tous les abus qui ont travaillé l’ancien régime pendant le reste de sa vie et ont fini par causer violemment sa mort ; et j’admire la singulière sagacité de Comines quand il dit : « Charles VII, qui gagna ce point d’imposer la taille à son plaisir, sans le consentement des États, chargea fort son âme et celle de ses successeurs, et fit à son royaume une plaie qui longtemps saignera. »

Considérez comment la plaie s’est élargie, en effet, avec le cours des ans ; suivez pas à pas le fait dans ses conséquences.

Forbonnais dit avec raison, dans les savantes Recherches sur les finances de la France, que, dans le moyen-âge, les rois vivaient généralement des revenus de leurs domaines ; « et, comme les besoins extraordinaires, ajoute-t-il, étaient pourvus par des contributions extraordinaires, elles portaient également sur le clergé, la noblesse et le peuple. »

La plupart des impôts généraux votés par les trois ordres, durant le quatorzième siècle, ont, en effet, ce caractère. Presque toutes les taxes établies à cette époque sont indirectes, c’est-à-dire qu’elles sont acquittées par tous les consommateurs indistinctement. Parfois l’impôt est direct ; il porte alors, non sur la propriété, mais sur le revenu. Les nobles, les ecclésiastiques et les bourgeois sont tenus d’abandonner au roi, durant une année, le dixième, par exemple, de tous leurs revenus. Ce que je dis là des impôts votés par les États-généraux, doit s’entendre également de ceux qu’établissaient, à la même époque, les différents États provinciaux sur leurs territoires.

Il est vrai que, dès ce temps-là, l’impôt direct, connu sous le nom de taille, ne pesait jamais sur le gentilhomme. L’obligation du service militaire gratuit en dispensait celui-ci ; mais la taille, comme impôt général, était alors d’un usage restreint, plutôt applicable à la seigneurie qu’au royaume.

Quand le roi entreprit pour la première fois de lever des taxes de sa propre autorité, il comprit qu’il fallait d’abord en choisir une qui ne parût pas frapper directement sur les nobles ; car ceux-ci, qui formaient alors pour la royauté de classe rivale et dangereuse, n’eussent jamais souffert une nouveauté qui leur eût été si préjudiciable  ; il fit donc choix d’un impôt dont ils étaient exempts ; il prit la taille.

A toutes les inégalités particulières qui existaient déjà, s’en joignit ainsi une plus générale, qui aggrava et maintint toutes les autres. À partir de là, à mesure que les besoins du trésor public croissent avec les attributions du pouvoir central, la taille s’étend et se diversifie ; bientôt elle est décuplée, et toutes les nouvelles taxes deviennent des tailles. Chaque année l’inégalité d’impôt sépare donc les classes et isole les hommes plus profondément qu’ils n’avaient été isolés jusque-là. Du moment que l’impôt avait pour objet, non d’atteindre les plus capables de le payer, mais les plus incapables de s’en défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de l’épargner au riche et d’en charger le pauvre. On assure que Mazarin, manquant d’argent, imagina d’établir une taxe sur les principales maisons de Paris, mais qu’ayant rencontré dans les intéressés quelque résistance, il se borna à ajouter les cinq millions dont il avait besoin au brevet général de la taille. Il voulait imposer les citoyens les plus opulents ; il se trouva avoir imposé les plus misérables ; mais le trésor n’y perdit rien.

Le produit de taxes si mal réparties avait des limites, et les besoins des princes n’en avaient plus. Cependant ils ne voulaient ni convoquer les États pour en obtenir des subsides, ni provoquer la noblesse, en l’imposant, à réclamer la convocation de ces assemblées.

De là vint cette prodigieuse et malfaisante fécondité de l’esprit financier, qui caractérise si singulièrement l’administration des deniers publics durant les trois derniers siècles de la monarchie.

Il faut étudier dans ses détails l’histoire administrative et financière de l’ancien régime, pour comprendre à quelles pratiques violentes ou déshonnêtes le besoin d’argent peut réduire un gouvernement doux, mais sans publicité et sans contrôle, une fois que le temps a consacré son pouvoir et l’a délivré de la peur des révolutions, cette dernière sauvegarde des peuples.

On rencontre à chaque pas, dans ces annales, des biens royaux vendus, puis ressaisis comme invendables ; des contrats violés, des droits acquis méconnus, le créancier de l’État sacrifié à chaque crise, la foi publique sans cesse faussée.

Des privilèges accordés à perpétuité sont perpétuellement repris. Si l’on pouvait compatir aux déplaisirs qu’une sotte vanité cause, on plaindrait le sort de ces malheureux anoblis auxquels, pendant tout le cours des dix-septième et dix-huitième siècles, on fait racheter de temps à autre ces vains honneurs ou ces injustes privilèges qu’ils ont déjà payés plusieurs fois. C’est ainsi que Louis XIV annula tous les titres de noblesse acquis depuis quatre-vingt-douze ans, titres dont la plupart avaient été donnés par lui-même ; on ne pouvait les conserver qu’en fournissant une nouvelle finance, tous ces titres ayant été obtenus par surprise, dit l’édit. Exemple que ne manque point d’imiter Louis XV, quatre-vingts ans plus tard.

On défend au milicien de se faire remplacer, de peur, est-il dit, de faire renchérir pour l’État le prix des recrues.

Des villes, des communautés, des hôpitaux sont contraints de manquer à leurs engagements, afin qu’ils soient en état de prêter au roi. On empêche des paroisses d’entreprendre des travaux utiles, de peur que, divisant ainsi leurs ressources, elles ne payent moins exactement la taille.

On raconte que M. Orry et M. de Trudaine, l’un contrôleur-général et l’autre directeur-général des ponts-et-chaussées, avaient conçu le projet de remplacer la corvée des chemins par une prestation en argent que devaient fournir les habitants de chaque canton pour la réparation de leurs routes. La raison qui fit renoncer ces habiles administrateurs à leur dessein est instructive : ils craignirent, est-il dit, que, les fonds étant ainsi faits, on ne pût empêcher le trésor public de les détourner pour les appliquer à son usage, de façon à ce que bientôt les contribuables eussent à supporter tout à la fois et l’imposition nouvelle et les corvées. Je ne crains pas de dire qu’il n’y a pas un particulier qui eût pu échapper aux arrêts de la justice, s’il avait conduit sa propre fortune comme le grand roi, dans toute sa gloire, menait la fortune publique.

Si vous rencontrez quelque ancien établissement du moyen-âge qui se soit maintenu en aggravant ses vices au rebours de l’esprit du temps, ou quelque nouveauté pernicieuse, creusez jusqu’à la racine du mal : vous y trouverez un expédient financier qui s’est tourné en institution. Pour payer des dettes d’un jour, vous verrez fonder de nouveaux pouvoirs qui vont durer des siècles.

Un impôt particulier, appelé le droit de franc fief, avait été établi à une époque très reculée sur les roturiers qui possédaient des biens nobles. Ce droit créait entre les terres la même division qui existait entre les hommes et accroissait sans cesse l’une par l’autre. Je ne sais si le droit de franc fief n’a pas plus servi que tout le reste à tenir séparé le roturier du gentilhomme, parce qu’il les empêchait de se confondre dans la chose qui assimile le plus vite et le mieux les hommes les uns aux autres, la propriété foncière. Un abîme était ainsi, de temps à autre, rouvert entre le propriétaire noble et le propriétaire roturier son voisin. Rien, au contraire, n’a plus hâté la cohésion de ces deux classes en Angleterre que l’abolition, dès le dix-septième siècle, de tous les signes qui y distinguaient le fief de la terre tenue en roture.

Au quatorzième siècle, le droit féodal de franc fief est léger et ne se prélève que de loin en loin  ; mais au dix-huitième, lorsque la féodalité est presque détruite, on l’exige à la rigueur tous les vingt ans, et il représente une année entière du revenu. Le fils le paye en succédant au père. « Ce droit, dit la Société d’Agriculture de Tours en 1761, nuit infiniment au progrès de l’art agricole. De toutes les impositions des sujets du roi, il n’en est point, sans contredit, dont la vexation soit aussi onéreuse dans les campagnes. » — « Cette finance, dit un autre contemporain, qu’on n’imposait d’abord qu’une fois dans la vie, est devenue successivement depuis un impôt très-cruel. » La noblesse elle-même aurait voulu qu’on l’abolît, car il empêchait les roturiers d’acheter ses terres ; mais les besoins du fisc demandaient qu’on le maintînt et qu’on l’accrût.

On charge à tort le moyen-âge de tous les maux qu’ont pu produire les corporations industrielles. Tout annonce qu’à l’origine les maîtrises et les jurandes ne furent que des moyens de lier entre eux les membres d’une même profession, et d’établir au sein de chaque industrie un petit gouvernement libre, dont la mission était tout à la fois d’assister les ouvriers et de les contenir. Il ne paraît pas que saint Louis ait voulu davantage.

Ce ne fut qu’au commencement du seizième siècle, en pleine Renaissance, qu’on s’imagina, pour la première fois, de considérer le droit de travailler comme un privilège que le roi pouvait vendre. Alors seulement chaque corps d’état devint une petite aristocratie fermée, et l’on vit s’établir enfin ces monopoles si préjudiciables aux progrès des arts, et qui ont tant révolté nos pères. Depuis Henri III, qui généralisa le mal, s’il ne le fit pas naître, jusqu’à Louis XVI, qui l’extirpa, on peut dire que les abus du système des jurandes ne cessèrent jamais un moment de s’accroître et de s’étendre, dans le temps même où les progrès de la société les rendaient plus insupportables, et où la raison publique les signalait mieux. Chaque année de nouvelles professions cessèrent d’être libres ; chaque année les privilèges des anciennes furent accrus. Jamais le mal ne fut poussé plus loin que dans ce qu’on a coutume d’appeler les belles années du règne de Louis XIV, parce que jamais les besoins d’argent n’avaient été plus grands, ni la résolution de ne point s’adresser à la nation mieux arrêtée.

Letronne disait avec raison en 1775 : « L’État n’a établi les communautés industrielles que pour y trouver des ressources, tantôt par des brevets qu’il vend, tantôt par de nouveaux offices qu’il crée et que les communautés sont forcées de racheter. L’édit de 1673 vint tirer les dernières conséquences des principes de Henri III, en obligeant toutes les communautés à prendre des lettres de confirmation moyennant finance ; et l’on força tous les artisans qui n’étaient pas encore en communauté de s’y réunir. Cette misérable affaire produisit trois cent mille livres. »

Nous avons vu comment on bouleversa toute la constitution des villes, non par vue politique, mais dans l’espoir de procurer quelques ressources au trésor.

C’est à ce même besoin d’argent, joint à l’envie de n’en point demander aux États, que la vénalité des charges dut sa naissance, et devint peu à peu quelque chose de si étrange, qu’on n’avait jamais rien vu de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que l’esprit de fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers-état fut tenue pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l’acquisition des fonctions publiques, et l’on fit pénétrer jusqu’aux entrailles de la nation cette passion universelle des places, qui devint la source commune des révolutions et de la servitude.

À mesure que les embarras financiers s’accroissaient, on voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d’impôts ou des privilèges ; et, comme c’étaient les besoins du trésor, et non ceux de l’administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière à instituer un nombre presque incroyable de fonctions entièrement inutiles ou nuisibles. Dès 1664, lors de l’enquête faite par Colbert, il se trouva que le capital engagé dans cette misérable propriété s’élevait à près de cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit, dit-on, cent mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous d’autres noms. Pour un peu d’argent, on s’ôta le droit de diriger, de contrôler et de contraindre ses propres agents. Il se bâtit de cette manière peu à peu une machine administrative si vaste, si compliquée, si embarrassée et si improductive, qu’il fallut la laisser en quelque façon marcher à vide, et construire en dehors d’elle un instrument de gouvernement qui fût plus simple et mieux à la main, au moyen duquel on fit en réalité ce que tous ces fonctionnaires avaient l’air de faire.

On peut affirmer qu’aucune de ces institutions détestables n’aurait pu subsister vingt ans, s’il avait été permis de les discuter. Aucune ne se fût établie ou aggravée si on avait consulté les États, ou si on avait écouté leurs plaintes quand par hasard on les réunissait encore. Les rares États-généraux des derniers siècles ne cessèrent de réclamer contre elles. On voit à plusieurs reprises ces assemblées indiquer comme l’origine de tous les abus le pouvoir que s’est arrogé le roi de lever arbitrairement des taxes, ou, pour reproduire les expressions mêmes dont se servait la langue énergique du quinzième siècle, « le droit de s’enrichir de la substance du peuple sans le consentement et délibération des trois États. » Ils ne s’occupent pas seulement de leurs propres droits ; ils demandent avec force et souvent ils obtiennent qu’on respecte ceux des provinces et des villes. À chaque session nouvelle, il y a des voix qui s’élèvent dans leur sein contre l’inégalité des charges. Les États demandent à plusieurs reprises l’abandon du système des jurandes ; ils attaquent de siècle en siècle avec une vivacité croissante la vénalité des offices. « Qui vend office vend justice, ce qui est chose infâme, » disent-ils.

Quand la vénalité des charges est établie, ils continuent à se plaindre de l’abus qu’on fait des offices. Ils s’élèvent contre tant de places inutiles et de privilèges dangereux, mais toujours en vain. Ces institutions étaient précisément établies contre eux ; elles naissaient du désir de ne point les assembler et du besoin de travestir, aux yeux des Français, l’impôt qu’on n’osait leur montrer sous ses traits véritables.

Et remarquez que les meilleurs rois ont recours à ces pratiques comme les pires. C’est Louis XII qui achève de fonder la vénalité des offices ; c’est Henri IV qui en vend l’hérédité : tant les vices du système sont plus forts que la vertu des hommes qui le pratiquent !

Ce même désir d’échapper à la tutelle des États fit confier aux Parlements la plupart de leurs attributions politiques, ce qui enchevêtra le pouvoir judiciaire dans le gouvernement d’une façon très-préjudiciable au bon ordre des affaires. Il fallait avoir l’air de fournir quelques garanties nouvelles à la place de celles qu’on enlevait ; car les Français, qui supportent assez patiemment le pouvoir absolu, tant qu’il n’est pas oppressif, n’en aiment jamais la vue, et il est toujours sage d’élever devant lui quelque apparence de barrières qui, sans pouvoir l’arrêter, le cachent du moins un peu.

Enfin ce fut ce désir d’empêcher que la nation, à laquelle on demandait son argent, ne redemandât sa liberté, qui fit veiller sans cesse à ce que les classes restassent à part les unes des autres, afin qu’elles ne pussent ni se rapprocher ni s’entendre dans une résistance commune, et que le gouvernement ne se trouvât jamais avoir affaire à la fois qu’à un très-petit nombre d’hommes séparés de tous les autres. Pendant tout le cours de cette longue histoire, où l’on voit successivement paraître tant de princes remarquables, plusieurs par l’esprit, quelques-uns par le génie, presque tous par le courage, on n’en rencontre pas un seul qui fasse effort pour rapprocher les classes et les unir autrement qu’en les soumettant toutes à une égale dépendance. Je me trompe : un seul l’a voulu et s’y est même appliqué de tout son cœur ; et celui-là, qui pourrait sonder les jugements de Dieu ! ce fut Louis XVI.

La division des classes fut le crime de l’ancienne royauté, et devint plus tard son excuse ; car, quand tous ceux qui composent la partie riche et éclairée de la nation ne peuvent plus s’entendre et s’entr’aider dans le gouvernement, l’administration du pays par lui-même est comme impossible, et il faut qu’un maître intervienne.

« La nation, dit Turgot avec tristesse dans un rapport secret au roi, est une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très-peu de liens, et où, par conséquent, personne n’est occupé que de son intérêt particulier. Nulle part il n’y a d’intérêt commun visible. Les villages, les villes, n’ont pas plus de rapports mutuels que les arrondissements auxquels ils sont attribués. Ils ne peuvent s’entendre entre eux pour mener des travaux publics qui leur sont nécessaires. Dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d’entreprises, Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d’autrui, quelquefois pour exercer les siens propres. »

Ce n’est pas une petite entreprise que de rapprocher des concitoyens qui ont ainsi vécu pendant des siècles en étrangers ou en ennemis, et de leur faire enseigner à conduire en commun leurs propres affaires. Il a été bien plus facile de les diviser qu’il ne l’est alors de les réunir. Nous en avons fourni au monde un mémorable exemple. Quand les différentes classes qui partageaient la société de l’ancienne France rentrèrent en contact, il y a soixante ans, après avoir été isolées si longtemps par tant de barrières, elles ne se touchèrent d’abord que par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent que pour s’entre-déchirer. Même de nos jours, leurs jalousies et leurs haines leur survivent.